APDH c. Côte d'Ivoire (fond)
Actions pour la protection des droits de l'homme
d'Ivoire (fond) (2016) 1 RICA 697 (2016) 1 RJCA 697
c. Côte Actions pour la protection des droits de l'homme (APDH) c. République de Côte d'Ivoire
Arrêt du 18 novembre 2016. Fait en anglais et en français, le texte français faisant foi.
Juges AK, NIYUNGEKO, , OUGUERGOUZ, RAMADHANI, TAMBALA, THOMPSON, GUISSÉ, BEN ACHOUR, BOSSA et MwATUSSE
N'a pas siégé conformément à l’article 22 : ORÉ
L'affaire portait sur la loi régissant la composition, l’organisation et le fonctionnement de la Commission électorale ivoirienne. La Cour a estimé que la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance et le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie étaient des instruments des droits de l'homme au sens de l’article 3 du Protocole. Sur le fond, la Cour a estimé que ces instruments ne prescrivaient aucune caractéristique précise que doit revêtir un organe électoral indépendant et impartial. Un organe électoral serait toutefois considéré comme indépendant s’il « jouit d’une autonomie administrative et financière ; et offre des garanties suffisantes d'indépendance et d’'impartialité de ses membres ». En l'espèce, le déséquilibre de représentation en faveur de la coalition au pouvoir constituait une violation de l'obligation qui incombe à l'Etat défendeur de créer un organe de gestion des élections indépendant et impartial.
Compétence (instruments relatifs aux droits de l'homme, 49, 57, Charte africaine de la démocratie et Protocole de la CEDEAO sur la démocratie, 63-65)
Recevabilité (épuisement des voies de recours internes ; disponibilité, efficacité, suffisance, 93 ; compétence administrative, 96 à 98 ; validité constitutionnelle décidée par le Conseil constitutionnel, 101 ; prévisibilité des recours internes, 103)
Participation à la direction des affaires publiques (indépendance et impartialite d’un organe électoral, 116-118 ; composition équilibrée de l'organe électoral, 125-133, 150)
Protection égale de la loi (candidats à des fondements politiques,
151) Opinion individuelle : OUGUERGOUZ | Les parties
1. La requérante « Actions pour la Protection des Droits de l'Homme, (ci-après « APDH ») », se présente comme une organisation non- gouvernementale de droit ivoirien créée en mars 2003, dans le but d'assurer la promotion, la protection et la défense des droits de l'Homme. Elle déclare également être dotée du Statut d'Observateur auprès de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « la Commission »).
2. L'État défendeur, la République de Côte d'Ivoire, est devenue partie à la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples (ci- après « la Charte des droits de l'homme ») le 31 mars 1992, au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'Homme portant création d’une Cour africaine des droits de l'Homme et des peuples (ci-après « le Protocole
») le 25 janvier 2004 (date de son entrée en vigueur). L'État défendeur a déposé, le 23 juillet 2013, la déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cour pour connaître des requêtes émanant des individus et des organisations non- gouvernementales.
Il. Objet de la requête
3. La requérante a saisi la Cour aux fins de constater que la loi No 2014-335 portant modification de la loi No 2001-634 du 9 octobre 2001 portant composition, organisation, attributions et fonctionnement de la Commission Électorale Indépendante (CEI) n'est pas conforme aux instruments internationaux des droits de l'Homme ratifiés par l'État défendeur, plus particulièrement la Charte africaine sur la démocratie, des élections et de la gouvernance (ci-après « la Charte africaine sur la démocratie ») et le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, additionnel au Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits (ci-après « le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie ») et, en conséquence, condamner cet État à l’amender au regard de ses engagements internationaux.
A Contexte et faits de l’affaire
4. Cette affaire a pour origine l'adoption du 28 mai 2014, par l’Assemblée Nationale de l’État de Côte d'Ivoire, de la loi n° 2014-335 relative à la Commission électorale indépendante de l’État de Côte d'Ivoire.
5. Il y a lieu de signaler que l'organe électoral ivoirien a été créé par l’Ordonnance N° 2000-551 du 9 août 2000. Avant cette date, les élections étaient organisées et gérées par l'Etat à travers le Ministère de l'intérieur. Cette ordonnance a, par la suite, connu plusieurs modifications.
6. Comme l'indique l’article 17 de cette Ordonnance, la Commission Nationale Electorale (CNE) était une structure transitoire chargée d'organiser les élections présidentielles, législatives et municipales de 2000. Son mandat devait prendre fin au plus tard quinze (15) jours après la proclamation des résultats des élections municipales.
7. Après ces élections, et dans le cadre de la mise en place des institutions prévues par la Constitution du 1er août 2000, le Parlement adopta, le 9 octobre 2001, la loi No 2001-634 créant la Commission électorale indépendante (CE).
8. La tentative de coup d’État militaire du 19 septembre 2002, muée après son échec en une rébellion militaro-politique, n'a pas permis de voir la nouvelle CEI à l’œuvre.
9. Dans les négociations politiques! qui ont suivi et qui visaient au règlement de cette crise, le Parlement adopta, le 14 décembre 2004, la loi N° 2004642 modifiant la loi n° 2001-634 du 9 octobre 2001, ci- dessus mentionnée.
10. Cette CEI était composée, en plus des représentants des partis politiques, de ceux des mouvements armés formant la rébellion.
11. Nonobstant l'avènement de cette loi, c'est seulement après la conclusion de l'Accord de Pretoria® et la signature des Décisions
présidentielles No 2005-06/PR du 15 juillet 2005 et 2005-11/PR du 29 août 2005 qu'il a été possible de mettre en place, la Commission centrale de la CEI dans sa configuration actuelle.
12. Cette CEI était également temporaire car l'article 53 de la Décision présidentielle N° 2005-06, ci-dessus mentionnée, prévoyait que le mandat des membres de cette CEI devait prendre fin à l'issue des élections générales de 2010.
13.C'est donc en application de cette disposition que le Gouvernement a adopté et fait voter, par l'Assemblée nationale, le 28 mai 2014, soit un peu plus d’une année avant les élections générales de 2015, la loi N° 2014335 ci-dessus mentionnée, attaquée par la requérante dans la présente affaire.
14. Deux jours après l'adoption de cette loi par l'Assemblée nationale, Monsieur Z Z..., agissant pour le compte d’un collectif de 29 parlementaires de l'Assemblée nationale, a, le 30 mai 2014, saisi le Conseil constitutionnel de Côte d'Ivoire aux fins de constater l'inconstitutionnalité de quatre dispositions de cette loi (les articles 5, 15, 16 et 17). Selon lui, ces dispositions violent le droit à l'égalité devant la loi consacrée par la Constitution ivoirienne en son article 2 qui prévoit que « tous les êtres humains naissent libres et égaux devant la loi » et 33 alinéa 1er qui énonce que « le suffrage est universel, libre, égal et secret ».
15. M. Z Z.. alléguait que la présence, au sein de la Commission centrale de la CEl, d'un représentant personnel du Président de la République ainsi qu'un représentant personnel du Président de l'Assemblée Nationale constitue une atteinte au principe d'égalité entre les candidats dans la mesure où, d'après lui, le premier
1 Ces négociations qui ont abouti aux Accords dits de Linas-Marcoussis, ou Be Ab, se sont tenues du 15 au 26 janvier 2003 en France à Linas-Marcoussis et visaient à mettre un terme à la guerre civile qui sévissait depuis 2002.
2 L'Accord fut signé le 6 avril 2005.
700 RECUEIL DE TURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1
peut être candidat à sa propre succession et le deuxième remplit également les conditions d'éligibilité déterminées par la loi électorale. 16. Il soutenait, en outre, que la représentation, au sein de la CEI, du Ministre chargé de l'Administration du territoire, du Ministre chargé de l'Économie et des Finances, du Conseil supérieur de la Magistrature, du Préfet de région, du Préfet de Département et du Sous-Préfet, est superfétatoire dans la mesure où la loi régissant la CEI, en son article 37, prévoit que celle-ci (la CEl) bénéficie de l'assistance du Gouvernement en ce qui concerne le personnel administratif, financier et technique dont l'appui est nécessaire au bon fonctionnement de ses services ; que cette représentation est non seulement inutile mais également injuste dans la mesure où elle crée, en faveur du Président de la République, un traitement inégalitaire du fait de sa surreprésentation au sein de la CEI.
17. Il demandait en conséquence au Conseil constitutionnel de déclarer les dispositions ci-dessus mentionnées de la loi contestée non conformes à la Constitution.
18.Dans sa Décision rendue le 16 juin 2014, le Conseil constitutionnel a rejeté la demande de M. Z Z… en affirmant que les dispositions attaquées étaient conformes à la Constitution. La loi fut alors promulguée le 18 juin 2014.
19. C'est dans ce contexte que l'APDH a, le 12 juillet 2014, saisi la Cour de la présente affaire.
B. …Violations alléguées
20. La requérante allègue la violation par l'État défendeur de son engagement de créer un organe électoral indépendant et impartial ainsi que son engagement de protéger le droit à l'égalité devant la loi et à la protection égale par la loi, prévus notamment par les articles 3 et 13(1) et (2) de la Charte des droits de l'homme, les articles 10(3) et 17(1) de la Charte africaine sur la démocratie, l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie, l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et l’article 26 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques (ci-après « le Pacte »).
IN. Procédure devant la Cour
21. La requête a été reçue par le Greffe de la Cour le 12 juillet 2014.
22. Le 26 septembre 2014, le Greffe a notifié l'État défendeur du dépôt d’une requête à son encontre et l'a invité à soumettre son Mémoire en réponse dans un délai de 60 jours suivant réception de la notification, en application de l’article 37 du Règlement.
23. Le 7 octobre 2014, le Greffe a transmis une copie de la requête aux autres entités mentionnées à l'article 35 du Règlement.
24. Le 9 janvier 2015, le Greffe a écrit à l'État défendeur pour attirer son attention sur l'expiration du délai de 60 jours à lui accordé pour déposer son Mémoire en réponse à la requête.
25. Le 15 avril 2015, la requérante a déposé des conclusions additionnelles à sa requête initiale. Le 8 mai 2015, elle a demandé à la Cour de rendre un arrêt par défaut, l’État défendeur n'ayant, jusque- là, pas déposé son Mémoire en réponse à la requête.
26. Au cours de sa 37ème session ordinaire tenue du 18 mai au 5 juin 2015, la Cour a reçu le Mémoire de l'État défendeur et a, dans l'intérêt de la justice, décidé de l'accepter bien que déposé hors délai.
27. Le 2 juin 2015, le Mémoire de l'État défendeur a été communiqué à la requérante qui, courriel du 8 juin 2015, a informé le Greffe qu’elle ne souhaitait par pas soumettre de Réplique à la Réponse de l’État défendeur. Elle a demandé à la Cour de bien vouloir rendre sa décision sur la base de la requête initiale ainsi que des arguments additionnels et annexes déposés le 15 avril 2015.
28. Lors de sa 38ème session ordinaire tenue du 31 août au 18 septembre 2015, la Cour a décidé, en application de l'article 45(2) du Règlement“ et du paragraphe 45 des instructions de procédure de la Cour,* de solliciter l'avis de la Commission de l'Union africaine et de l'Institut africain de droit international, sur la question de savoir si la Charte africaine sur la démocratie est un instrument relatif aux droits de l'homme au sens de l'article 3 du Protocole.
29. Les deux institutions ont successivement communiqué leur avis le 29 octobre 2015 et le 7 janvier 2016.
30. Le 8 janvier 2016, le Greffe a notifié les parties de la clôture de la procédure écrite et de la date de tenue d'une audience publique.
31. Le 8 février 2016, l'État défendeur a déposé tardivement des observations supplémentaires dans lesquelles il a soulevé des exceptions d'irrecevabilité de la requête. Après délibération, la Cour a toujours dans l'intérêt de la justice, décidé d'accepter ces observations,
32. Le 15 février 2016, le Greffe a communiqué ces observations à la requérante et l'a invitée à soumettre ses observations.
33. Le 18 mai 2016, le Greffe a obtenu, auprès de la Commission, la confirmation que l'ONG APDH jouit effectivement du Statut d'Observateur, conformément à l'article 5(3) du Protocole.
34. Le 3 mars 2016, la Cour a tenu une audience publique au cours de laquelle les Juges ont entendu les plaidoiries orales des parties :
Pour la requérante
1) M. Ab C.…, Président de la Commission juridique de APDH.
Pour l’État défendeur :
1) M. De F..., Conseiller à la Présidence de la République chargé de la justice ;
2) M. Gh1..., Conseiller à la Présidence de la République chargé des
droits de l'homme et de l’action humanitaire ;
3 La Cour peut demander à toute personne ou institution de son choix de recueillir des informations, exprimer un avis ou lui faire un rapport sur un point déterminé.
4 La Cour peut, de sa propre initiative, inviter un individu ou une organisation à intervenir en qualité d'amicus curiae dans le cadre d'une affaire pendante devant elle.
3) M. Jk L..., Magistrat, Directeur de la Protection des droits de l'homme et des libertés publiques au ministère des Droits de l'homme et des Libertés publiques.
35. Durant la même audience, les Juges ont posé des questions auxquelles les Parties ont répondu.
IV. Les conclusions des parties
36. Dans la procédure écrite, les demandes suivantes ont été formulées par les parties :
37. Dans sa requête, APDH demande à la Cour de constater que la loi No 2014-335, ci-dessus mentionnée, n'est pas conforme à la Charte africaine sur la démocratie et condamner, en conséquence, l'État de Côte d'Ivoire à la réviser au regard de ses engagements internationaux.
38. Dans ses conclusions additionnelles, elle prie la Cour de :
i. Dire et juger que sa requête est bien fondée ;
ii. Dire et juger que la loi ivoirienne N° 2014-335 du 5 juin 2014 (sic) relative à la Commission électorale indépendante, notamment en ses articles 5, 15, 16 et 17 nouveaux viole le droit à l'égalité de tous devant la loi ainsi que le droit à avoir un organe électoral national indépendant et impartial chargé de la gestion des élections, prévus par les articles 10(3) et 17(1) de la Charte africaine sur la démocratie
ii. Condamner, en conséquence, l'État de Côte d'Ivoire à conformer son propre organe électoral aux dispositions de ladite Charte.
B. L’État défendeur,
39.Dans sa Réponse, l'État défendeur demande à la Cour de constater que la requête n'est pas fondée et d'ordonner, en conséquence, à la requérante de la retirer.
40. Dans ses conclusions additionnelles, l’État défendeur prie la Cour de déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et si la Cour déclarait la requête recevable, constater que cette dernière n'est pas fondée en droit et la rejeter par voie de conséquence.
41. Au cours de l'audience publique, les parties ont confirmé leurs conclusions.
V. Compétence de la Cour
42. Aux termes de l'article 39(1) du Règlement, la Cour doit procéder à un examen de sa compétence. La Cour s'assurera à cet égard qu'elle a compétence pour connaître de la requête successivement au plan personnel, matériel, temporel et territorial.
A. … Sur le plan personnel
43. Le Protocole prévoit que l'État contre lequel une action est introduite doit non seulement être partie au Protocole, mais également, s'agissant de requêtes émanant d'individus ou d'organisations non- gouvernementales, avoir fait et déposé la déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cour pour examiner de telles requêtes, conformément à l'article 34(6) du Protocole lu conjointement avec l'article 5(3).
44. Dans la présente affaire, la Cour a noté que l'État défendeur est devenu partie au Protocole le 25 janvier 2004 et qu'il a déposé la déclaration prévue par l'article 34(6) du Protocole, le 23 juillet 2013. La Cour a donc compétence pour examiner la présente affaire dans le chef de l’État défendeur.
45. En ce qui concerne la requérante, la Cour note que la requête a été déposée au nom d'une organisation non-gouvernementale ivoirienne, APDH, dotée du Statut d'Observateur auprès de la Commission.
46. || ressort de ce qui précède que la compétence personnelle de la Cour est établie, tant dans le chef de l'Etat défendeur que dans celui de la requérante.
B. Sur le plan matériel
47. L'article 3(1) du Protocole dispose que « la Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés ».
48. La Cour a déjà noté que l'Etat défendeur est partie à la Charte des droits de l'homme et au Protocole. Elle note également que l'État défendeur est devenu partie au Pacte le 26 mars 1992, au Protocole de la CEDEAO sur la démocratie, le 31 juillet 2013, et à la Charte africaine sur la démocratie, le 28 novembre 2013.
49.La Cour doit cependant s'assurer également que ces deux derniers instruments, à savoir la Charte africaine sur la démocratie et le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie sont des instruments des droits de l'homme au sens de l'article 3 du Protocole.
50. La Cour rappelle qu'elle a sollicité l'avis de la Commission de l'Union africaine et de l’Institut africain de Droit International sur cette question.
51. De l'avis de la Commission de l'Union africaine, il ressort que la Charte africaine sur la démocratie a pour objectifs, notamment comme il est stipulé à l'article 2(1), de « promouvoir l'adhésion de chaque Etat partie aux valeurs et principes universels de la démocratie et le respect des droits de l’homme » ; que par l’article 3(1) de la même Charte, les Etats s'engagent à mettre en œuvre la Charte conformément aux principes de « respect des droits de l'homme et des principes démocratiques », qu'à l'article 4 de la Charte des droits de l'homme, les Etats parties prennent l'engagement de promouvoir la démocratie, le principe de l'État de droit et les droits de l'homme et reconnaissent que la participation populaire par le biais du suffrage universel est un droit inaliénable des peuples ; qu’en outre, à l'article 6, les Etats parties s'engagent à s'assurer que les citoyens jouissent effectivement des libertés et droits fondamentaux de l'homme en prenant en compte leur universalité, leur interdépendance et leur indivisibilité.
52. La Commission de l'Union africaine conclut qu’au vu de ce qui précède et d'autres dispositions, la Charte africaine sur la démocratie peut être décrite comme un « instrument pertinent relatif aux droits de l'homme » que la Cour a compétence pour interpréter et faire appliquer.
53. Pour sa part, l'Institut africain de droit international fait observer que le lien entre la démocratie et les droits de l'homme est établi par plusieurs instruments internationaux des droits de l'homme, notamment la Déclaration universelle des droits de l'homme, en son article 21(3), qui est ainsi libellé :
« La volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote ». 54. L'institut soutient, en outre, que la Charte africaine sur la démocratie est un instrument des droits de l'homme dans la mesure où elle confère des droits et des libertés aux individus. Selon l’Institut, cette Charte explique, interprète et donne force exécutoire aux droits et libertés contenus dans la Charte des droits de l'homme, l’Acte constitutif de l'Union africaine, la Déclaration et le Plan d'action de Grand Bay (1999), la Déclaration sur les principes régissant les élections démocratiques en Afrique* et la Déclaration de Kigali de 2003. Il affirme que cette Charte fait, en outre, partie de l'architecture continentale des droits de l'homme et est intégrée dans nombre de décisions de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples. Selon lui, ces instruments juridiques ne doivent pas être lus séparément, mais conjointement.
55. Il conclut de ce qui précède qu'un État qui ne respecte pas ses obligations découlant de l'article 17 de la Charte africaine sur la démocratie est en violation de plusieurs droits de l'homme dont le droit individuel de participer librement aux affaires publiques de son pays et le droit collectif à l'auto-détermination.
56. La Cour prend note des observations de la Commission de l’Union africaine et de l'Institut Africain de Droit International.
57. Pour déterminer si une Convention est un instrument des droits de l'homme, la Cour considère qu'il y a lieu de se rapporter principalement à l'objet de ladite Convention. Un tel objet est décliné soit par une énonciation expresse de droits subjectifs au profit des individus ou groupes d'individus, soit par la prescription à l'égard des États d'obligations impliquant la jouissance conséquente des mêmes droits.
5 AHD/Decl.9XXXVIII, 2002.
58. En ce qui concerne l'énonciation expresse des droits subjectifs, elle est illustrée par des dispositions qui confèrent directement les droits concernés.
59. L'article 13(1) et (2) de la Charte des droits de l'homme dispose que :
«1. Tous les citoyens ont le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis, ce, conformément aux règles édictées par la loi.
2. Tous les citoyens ont également le droit d'accéder aux fonctions publiques de leurs pays ».
60. S'agissant de la prescription d'obligations à l'égard des Etats, la Charte des droits de l'homme stipule, en son article 26 que « Les États parties à la présente Charte ont le devoir de garantir l'indépendance des Tribunaux et de permettre l'établissement et le perfectionnement d'institutions nationales appropriées chargées de la promotion et de la protection des droits et libertés garantis par la présente Charte ».
61. La Cour note, en outre, que lorsqu'un État devient partie à un traité relatif aux droits de l'homme, le droit international l’oblige à prendre des mesures positives pour assurer la mise en œuvre de ces droits.
62. L'article 1er de la Charte des droits de l'homme dispose que : « Les États membres de l'organisation de l'Unité africaine, parties à la présente Charte reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte et s'engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les appliquer ».
63. La Cour observe donc que l'obligation des États parties à la Charte africaine sur la démocratie et au Protocole de la CEDEAO sur la démocratie de créer des organes électoraux nationaux indépendants et impartiaux vise la mise en œuvre des droits ci- dessus mentionnés, prévus par l'article 13 de la Charte des droits de l'homme, à savoir le droit, pour chaque citoyen, de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis, conformément aux règles édictées dans la loi.
64. La Cour européenne des droits de l'homme est également parvenue à une conclusion similaire lorsqu'elle a été amenée à statuer, pour la première fois, sur des griefs relatifs à la violation de l’article 3 du Protocole N° 1 à la Convention européenne des droits de l'homme relatif au droit à des élections libres.©
6 L'article 3 du Protocole No. 1 à la Convention européenne des droits de l'homme est libellé comme suit : « Les Hautes Parties contractantes s'engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».
La Cour européenne a indiqué que cet article paraît à première vue différent des autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles garantissant des droits. Elle a, néanmoins, établi que cet article garantit des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (Affaire Mathieu- Mohin et Au c. Belgique, arrêt du 2 mars 1987, série A no 113, pp. 22-23, $ 46-51).
65. De ce qui précède, la Cour conclut que la Charte africaine sur la démocratie et le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie sont des instruments relatifs aux droits de l'homme, au sens de l’article 3 du Protocole, et qu'elle a, en conséquence, compétence pour les interpréter et les faire appliquer.
C. Sur le plan temporel
66. La Cour considère que dans la présente affaire, les dates pertinentes sont celles de l'entrée en vigueur à l'égard de l'État défendeur des instruments internationaux ci-dessus mentionnés ratifiés par cet Etat ainsi que celle du dépôt de la déclaration prévue par l’article 34(6) du Protocole autorisant les individus et les organisations non-gouvernementales à saisir directement la Cour. Les faits à l'origine des violations alléguées ayant eu lieu postérieurement aux dates ci- dessus indiquées (supra, paragraphes 44 et 48), la Cour conclut qu'elle a compétence, sur le plan temporel, pour connaître de cette affaire.
D. Sur le plan territorial
67. La Cour observe que les faits à l'origine des violations alléguées se sont produits sur le territoire de l'État défendeur. Elle en conclut qu'elle a compétence, sur le plan territorial, de connaître de la présente affaire.
68. Il résulte ainsi de l'ensemble des considérations qui précédent que la Cour est compétente pour connaître de la présente affaire.
VI. Recevabilité de la requête
69. Selon l’article 39 précité du Règlement, « [a Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et de l'article 40 du présent Règlement ».
70. Aux termes de l’article 6.2 du Protocole, « [Ia Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l'article 56 de la Charte ».
71. L'article 40 du Règlement qui reprend en substance le contenu de l’article 56 de la Charte, dispose comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l'article 6.2 du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat ;
2. Être compatible avec l'Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte ; 3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Étre introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Bk As, soit de l’Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine ».
72. Alors que certaines de ces conditions ne sont pas en discussion entre les Parties, l'État défendeur a soulevé des exceptions en rapport avec le langage utilisé dans la requête et l'épuisement des voies de recours internes.
A. Les conditions de recevabilité qui ne sont pas en discussion entre les parties
73. Les conditions relatives à l'identité de la requérante, à la compatibilité de la requête avec l'Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte, à la nature des preuves, au délai de saisine de la Cour et au principe selon lequel la requête ne doit pas concerner des cas qui ont déjà été réglés (points 1, 2, 4, 6 et 7 de l'article 40 du Règlement et 56 de la Charte) ne sont pas en discussion entre les parties.
74. La Cour observe également que rien dans le dossier qui lui a été soumis par les parties ne suggère que l’une ou l'autre de ces conditions ne serait pas remplie en l'espèce.
75. La Cour considère, en conséquence, que ces conditions sont remplies dans la présente affaire.
B. Les conditions de recevabilité qui sont en discussion entre les Parties
i. L’exception d’irrecevabilité tirée du langage utilisé
par la requérante
76. Dans ses observations additionnelles, l’État défendeur soutient que les écritures de la requérante contiennent des expressions insultantes à son égard ainsi qu'à l'égard de ses institutions.
77. \l fait valoir que le fait pour la requérante de dire que « le juge constitutionnel s'est refusé curieusement à censurer cette loi » porte atteinte à la crédibilité de cette institution ; qu'en indiquant que « le Président du Conseil constitutionnel a présenté plus tard sa démission
» sans expliquer pourquoi, la requérante semble insinuer que cette démission a été orchestrée par les institutions de l'État, notamment, le Président de la République par lequel il est nommé.
78. L'État défendeur soutient également que le fait de remettre en cause la constitution même de la Commission électorale signifie en d'autres termes que l'élection organisée par cette Commission n'est pas une élection valable et qu'en conséquence, le Président élu n'est pas digne de représenter son pays.
79. L'État défendeur conclut que ce langage est insultant à son égard et porte atteinte à la dignité et à l'honorabilité du Président de la République.
80. La requérante nie les allégations de l'État défendeur et soutient que le langage employé n’est pas insultant. Elle soutient qu’elle dit la vérité et que ces informations ont, par ailleurs, été diffusées par les media ; qu'il ne fait que présenter les faits tels qu’ils se sont passés.
81. À cet égard, la Commission a indiqué que :
« … Pour savoir si une certaine remarque est désobligeante ou insultante…la Commission doit s'assurer que ladite remarque ou lesdits termes sont utilisés de manière à corrompre l'esprit du public ou de toute personne raisonnable pour calomnier et saper la confiance du public. ». 7 82. Dans la présente affaire, la Cour observe que l'État défendeur ne montre pas en quoi les expressions ci-dessus utilisées par la requérante présentent un caractère outrageant ou insultant.
83. La Cour considère, au surplus, que la requérante ne fait que présenter les actes posés par les autorités ivoiriennes et qu'aucune des expressions employées n’est insultante à l'égard de ces dernières.
84. Elle rejette, en conséquence, l'exception d'irrecevabilité de la requête pour ce motif.
ii L’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement
des voies de recours internes
85. Dans ses observations complémentaires au Mémoire en réponse, l’État défendeur soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes avant de saisir la Cour. Il fait valoir que la requérante pouvait saisir le Conseil constitutionnel d’une requête en inconstitutionnalité de la loi attaquée ; que ce recours constitue, en Côte d'Ivoire, un véritable recours juridictionnel au sens où la Commission entend cette notion ; qu’une fois que ce recours est jugé fondé, il emporte annulation de la loi adoptée.
86. L'Etat défendeur soutient, en outre, que le droit administratif ivoirien permet d'engager la responsabilité de l'État en raison de son activité législative ; que cette procédure peut déterminer l'État soit à abroger une loi incriminée, soit l'amender.
87. L'État défendeur souligne enfin qu'il incombe à la requérante de prouver l'épuisement de ces voies de recours internes sous peine d'irrecevabilité de sa requête ; que c'est, par ailleurs, la position de la Commission dans les communications 127/94 et 198/97, S. D c. Gambie et SOS Esclaves c. Mauritanie.
88. Il conclut en demandant à la Cour de constater que la requérante n’a pas épuisé les recours ci-dessus mentionnés et, en conséquence, déclarer sa requête irrecevable
89. En ce qui concerne le recours en inconstitutionnalité de la loi contestée, la requérante soutient que selon l'article 77 alinéa 2 de la Constitution ivoirienne, les associations de défense des droits de l'homme ne peuvent déférer devant le Conseil Constitutionnel que des
7 Commission africaine des droits de l'Homme et des Peuples : Bn Ad for Ao At X Aq Bh A Bn c. Zimbabwe, communication no 284/2003, 3 avril 2009, par 88 (version française).
lois relatives aux libertés publiques, que la loi contestée étant une loi d'organisation d'une Autorité administrative indépendante, aucun recours n’est ouvert aux organisations non gouvernementales et aux individus en vue de solliciter le retrait ou la révision d’une telle loi.
90. Dans ses observations additionnelles, la requérante fait, en outre, valoir que selon l'article 77 de la Constitution ivoirienne, la saisine du Conseil constitutionnel ne doit être faite qu'avant promulgation des lois ; que même si elle était autorisée à saisir le Conseil constitutionnel, il aurait fallu qu'elle soit informée de l'adoption de cette loi par l'Assemblée Nationale.
91. Elle souligne qu'en Côte d'Ivoire, le seul moyen par lequel l'existence d’une loi est portée à la connaissance des citoyens est la publication de cette loi dans le Journal Officiel après sa promulgation ; que dans ces conditions, les associations de défense des droits de l'homme sont dans l'impossibilité de saisir le Conseil constitutionnel avant la promulgation des lois comme l'exige la Constitution.
92. La requérante n'a pas fait de commentaires sur la compétence des juridictions administratives mentionnées par l’État défendeur.
93. Comme cela ressort de la jurisprudence de la Cour ainsi que celle de la Commission, dans l'application de la règle de l'épuisement des voies de recours internes, les trois critères suivants doivent être pris en compte, à savoir la disponibilité, l'efficacité et le caractère satisfaisant de ces recours.
94. Dans l'affaire Z et autres c. Al Bd, par
exemple, la Cour a indiqué que « l'efficacité d'un recours est sa capacité à remédier à la situation dont se plaint celui ou celle qui
95.Dans le même sens, la Cour interaméricaine des droits de l'Homme a indiqué que :
« Les recours internes adéquats sont ceux qui sont à même de réparer la violation d’un droit reconnu par la loi. Dans chaque pays, il existe un certain nombre de recours mais ceux-ci ne sont pas tous applicables à toutes les situations. Si un recours n’est pas adéquat dans une affaire donnée, il est évident qu'il ne doit pas être épuisé ». -
96.En ce qui concerne le recours devant les juridictions administratives mentionnées par l'État défendeur, l'article 5, alinéa 2 de la loi ivoirienne No 94-440 sur la Cour Suprême dispose que la Chambre administrative (connait en premier et dernier ressort des recours en annulation pour excès de pouvoir contre les décisions émanant des autorités administratives).
8 Affaire R. C. M c. Tanzania (requête no 009-001/2011), arrêt du 14 juin 2013, paragraphe 82.1 ; Affaire L. /. K c. Al Bd (requête No 004/2013), arrêt du 5 décembre 2014, paragraphe 92. Voir aussi, Communications no 147/95 et 149/96, Sir D. J c. Gambia, paragraphe 32
9 Requête No 013/2011), arrêt du 28 Mars 2014, paragraphe 68
10 Affaire AG c. Honduras, Arrêt du 29 juillet 1998 (Série C), no 4, paragraphe 64.
97. || ressort de cette disposition que ces juridictions administratives n'ont pas compétence pour connaître des recours en inconstitutionnalité des lois,
98. La Cour conclut, en conséquence, que ce recours n’est pas adéquat et que, pour cette raison, la requérante n’était pas tenue de
99. S'agissant du recours en inconstitutionnalité de la loi contestée, la Cour observe que l'article 77 de la Constitution ivoirienne dispose que
« Les lois peuvent, avant leur promulgation, être déférées au Conseil Constitutionnel par le Président de l'Assemblée Nationale ou par un dixième au moins des députés ou par les groupes parlementaires.
Les associations de défense des droits de l'Homme légalement constituées peuvent également déférer au Conseil Constitutionnel les lois relatives aux libertés publiques. ».
100. La Cour observe que la loi contestée n'est pas une loi relative aux libertés publiques et que, pour cette raison, la requérante ne pouvait pas la déférer au Conseil constitutionnel pour un contrôle de sa conformité à la Constitution.
101. La Cour note par ailleurs, que le Conseil Constitutionnel de l'État de Côte d'Ivoire s'est déjà prononcé sur la constitutionnalité de la loi contestée dans sa Décision relative à la requête introduite par Monsieur Z AI. qui agissait pour le compte d’un groupe de 29 parlementaires de l'Assemblée nationale (supra, paragraphe 18). Le Conseil constitutionnel a affirmé que les dispositions attaquées étaient conformes à la Constitution.
102. Dans ces circonstances, il est clair que la requérante dans la présente affaire ne pouvait rien attendre du Conseil constitutionnel, s'agissant de sa demande en annulation de la loi contestée.
103. Dans ses arrêts antérieurs relatifs aux affaires du R. C. M... et L. 1. K.., la Cour a indiqué qu'« il n'était pas nécessaire de recourir au même processus judiciaire dès lors que le résultat était connu d'avance ». !
104. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu'il n'était pas nécessaire que la requérante exerce les voies de recours mentionnés par l'État défendeur (supra, paragraphes 85 et 86).
105. La Cour déclare, en conséquence, la requête recevable.
106. S'étant déclarée compétente pour connaître de cette affaire et ayant conclu à la recevabilité de celle-ci, la Cour va maintenant examiner le fond de l'affaire.
VII. Fond de l’affaire
107. La requérante allègue le non-respect, par l'État défendeur, de son engagement de créer un organe électoral indépendant et impartial ainsi
11 R. C. M (Exceptions préliminaires d'irrecevabilité), arrêt du 14 juin 2013, paragraphe 82.3 et L. |. K. (requête no 004/2013), arrêt du 05 décembre 2014, paragraphe 112.
que son engagement de protéger le droit à l'égalité devant la loi et à la protection égale par la loi, prévus notamment par les articles 3 et 13(1) et (2) de la Charte des droits de l'homme, les articles 10(3) et 17(1) de la Charte africaine sur la démocratie, l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie, l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et l'article 26 du Pacte.
A. L'allégation selon laquelle l’État défendeur a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial
108. La requérante fait valoir que le droit qu'ont les citoyens d'avoir des organes électoraux nationaux indépendants et impartiaux résulte de l'engagement qu'ont pris ces Etats à travers l'article 17 de la Charte africaine sur la démocratie et l'article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie ; que la mise en œuvre de cet engagement se traduit par l'obligation qui résulte également de ces dispositions ; que les Etats parties, y compris la Côte d'Ivoire, ont l'obligation de créer et renforcer des organes électoraux indépendants et impartiaux.
109. Elle affirme que la majorité des membres qui composent cet organe représentent des personnalités, groupements ou partis politiques, que ceux-ci ayant des intérêts particuliers à protéger, leurs représentants ne peuvent prétendre être indépendants ou impartiaux ; qu'un mandataire n'est guère indépendant du mandant duquel il reçoit les instructions nécessaires à l'accomplissement de son mandat ; que cette absence d'indépendance affecte tous les membres de la CEI, représentants de personnalités ou partis politiques.
110. La requérante souligne qu'en choisissant le mode de représentation des personnalités et partis politiques pour la composition de son organe électoral, l'Etat défendeur a violé son engagement de créer un organe indépendant et impartial en charge de la gestion des élections.
111. L'État défendeur réfute cette allégation. Il soutient que la composition de l'organe électoral ivoirien intègre toutes les parties intéressées par la bonne tenue, la transparence et la crédibilité des joutes électorales, que la configuration actuelle de la CEI a été obtenue de façon consensuelle et que cette pratique correspond, par ailleurs, à la lettre et à l'esprit du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie, spécialement son article 3.
112. En ce qui concerne la représentation, au sein de la CEI, des personnalités et partis politiques, l'Etat défendeur soutient que cette représentation, au sens de l'article 5 de la loi contestée, n'est pas un mandat liant les membres de la CEI à ces derniers ; que ces membres ne sont soumis à aucune hiérarchie administrative et ne reçoivent aucune instruction du Gouvernement ; que c'est d'ailleurs pour cette raison que la loi litigieuse qualifie cet organe d’ « Autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière ».
113. L'État défendeur fait, en outre, valoir que la désignation des membres du Bureau de la Commission centrale de la CEI par voie électorale prouve à suffisance l'indépendance et l'impartialité de cet organe.
114. L'article 17(1) de la Charte africaine sur la démocratie sur lequel se fonde la requérante dispose que :
« Les Etats parties réaffirment leur engagement à tenir régulièrement des élections transparentes, libres et justes conformément à la déclaration de l’Union sur les principes régissant les élections démocratiques en Afrique. À ces fins, tout État partie doit créer et renforcer les organes électoraux nationaux indépendants et impartiaux, chargés de la gestion des élections ».
115. L'article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie, également mentionné par la requérante, dispose que :
« Les organes chargés des élections doivent être indépendants et/ou neutres et avoir la confiance des acteurs et protagonistes de la vie politique. En cas de nécessité, une concertation nationale appropriée doit déterminer la nature et la forme desdits Organes ».
116. || ressort des dispositions ci-dessus qu'aucune ne donne une indication précise sur les caractéristiques d’un organe électoral
« indépendant » et « impartial ».
117. Selon le Dictionnaire de Droit International Public, l’« indépendance » est le fait pour une personne ou une entité de ne dépendre d'aucune autre autorité que la sienne propre ou, à tout le moins, de ne pas dépendre de l'État sur le territoire duquel elles exercent leurs fonctions. L'impartialité est, quant à elle, l'absence de parti pris, de préjugé et de conflit d'intérêt. *?
118. La Cour considère qu’un organe électoral est indépendant quand il jouit d'une autonomie administrative et financière et qu'il offre des garanties suffisantes quant à l'indépendance et l'impartialité de ses membres.
119. Telle est également la position de l'Institut International pour la Démocratie et l'Assistance Electorale (Ar B), qui est une institution internationale fiable et spécialisée en matière électorale. **
120. Etant donné que les allégations de la requérante portent sur la composition de l'organe électoral ivoirien, la Cour déterminera l'indépendance et l'impartialiié de cet organe par rapport à sa structure, telle qu’elle est prévue par la loi contestée.
121.En ce qui concerne l'indépendance institutionnelle de cet organe, l'article 1(2) de la loi contestée dispose que : « … La CEI est une Autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière ».
122. Il ressort de cette disposition que le cadre juridique régissant l'organe électoral ivoirien laisse supposer que ce dernier jouit d’une indépendance institutionnelle.
12 Dictionnaire de Droit International Public, sous la direction de Br AN,
Bruylant, Bruxelles, 2001, pages 570 et 562.
13 Concevoir la gestion électorale : le manuel d'IDEA international, 2010, page 7.
123.La Cour observe, néanmoins, que l'indépendance institutionnelle, à elle seule, ne suffit pas pour garantir la tenue d'élections transparentes, libres et justes prônées par la Charte africaine sur la démocratie et le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie. L'organe électoral mis en place doit, en outre, être composé selon la loi de façon à garantir son indépendance et son impartialité et à être perçu comme tel.
124. La Cour observe que la majorité des membres qui composent l'organe électoral ivoirien sont désignés par des personnalités et partis politiques participants aux élections.
125. La Cour considère que pour qu’un tel organe puisse rassurer le et public sur sa capacité à organiser des élections transparentes, libres justes, sa composition doit être équilibrée.
126. La question est donc ici de savoir si la composition de l'organe électoral ivoirien est équilibrée.
127. L'article 5 de la loi contestée dispose comme suit :
« La Commission Électorale Indépendante comporte une Commission centrale et des Commissions locales, à l'échelon régional, départemental, communal et sous-préfectoral.
Les membres de la Commission centrale sont :
i. 1 (un) représentant du Président de la République ;
ii. 1 (un) représentant du Président de l'Assemblée Nationale ;
ii. 1 (un) représentant du Ministre chargé de l'Administration du Territoire ;
iv. 1 (un) représentant du Ministre chargé de l'Économie et des Finances
v. 1 magistrat désigné par le Conseil Supérieur de la Magistrature ;
vi. 4 (quatre) représentants de la société civile, dont deux issus des confessions religieuses, un issu des Organisations Non Gouvernementales non confessionnelles et un avocat désigné par le Barreau ;
vii. 4 (quatre) représentants du parti ou groupement politique au pouvoir ; 4 (quatre) représentants des partis ou groupements politiques de
128. Il ressort de cette disposition que le parti et le groupement politique au pouvoir et les partis et les groupements politiques de l'opposition sont chacun représentés par quatre (4) membres.
129. La Cour observe néanmoins que le pouvoir en place est, en plus, représenté par quatre (4) autres membres, à savoir un représentant du Président de la République, un représentant du Président de l'Assemblée Nationale, un représentant du Ministre chargé de l'Administration du Territoire et un représentant du Ministre chargé de l'Économie et des Finances.
130. Le pouvoir est donc représenté par huit (8) membres contre quatre (4) pour l'opposition.
131. La Cour note, en outre, que la loi contestée prévoit, en son article 36, que les délibérations de la Commission centrale de la CEI sont prises à la majorité simple des membres présents.
132. Le déséquilibre dans la composition de l'organe électoral ivoirien a également été constaté par la Mission d'observation électorale de l’Union africaine (MOEUA) qui, dans son rapport du 27 octobre 2015, relève ce qui suit :
« Au regard de sa composition, la MOEUA a pu relever un déséquilibre en termes de représentation numérique de la coalition au pouvoir et des partis politiques. La MOEUA a noté que l'autorité électorale ne fait pas l’objet d’un consensus au sein de la classe politique, quoique, la CEl actuelle soit le fruit des négociations entre le parti au pouvoir et les partis d'opposition, et en dépit de sa forte composante politique. Au regard de ses échanges avec les acteurs sociopolitiques, la Mission a nettement perçu la méfiance d'une frange de l'opposition et de la société civile quant à l’impartialité de l'organe en charge des élections (...) ».
133. Il ressort de ce qui précède que l'organe électoral ivoirien ne présente pas les garanties d'indépendance et d'impartialité requises et qu'il ne peut donc pas être perçu comme tel.
134. Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l'homme a indiqué, parlant de l'indépendance et de l’impartialité des tribunaux, que « pour maintenir la confiance dans l'indépendance et l'impartialité d’un tribunal, les apparences peuvent revêtir de l'importance ». * *
135.La Cour conclut, en conséquence, qu'en adoptant la loi contestée, l'État défendeur a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial, prévu par l’article 17 de la Charte africaine sur la démocratie et l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie.
136. La Cour conclut également que, par voie de conséquence, la violation de l’article 17 de la Charte africaine sur la démocratie affecte le droit, pour chaque citoyen ivoirien, de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays, garanti par l’article 13 de la Charte des droits de l'homme.
B. L'allégation selon laquelle l’État défendeur a violé son obligation de protéger le droit à l’égalité devant la loi et à la protection égale par la loi
137.La requérante soutient que la loi contestée accorde des avantages à certains candidats au détriment d'autres ; que le Président de la République est, par exemple, surreprésenté au sein de la CEI alors que les candidats indépendants et ceux de l'opposition n'y sont pas représentés, que la preuve en est que sur les 17 membres qui composent la Commission centrale de l'organe électoral ivoirien, 13 représentent, à travers diverses entités, le Président de la République, soit comme représentants des partis politiques, soit comme représentants de personnalités politiques (Président de la République, Président de l'Assemblée Nationale, différents Ministres), soit comme représentants d'institutions contrôlées par lui (Conseil Supérieur de la Magistrature)
14 Affaire Bt c. Royaume-Uni (requête no 22107/93), arrêt du 25 février 1995,
paragraphe 76.
138. Elle fait également valoir que ces membres peuvent, pendant les élections, faire incliner la balance en faveur du Président de la République, candidat à sa propre succession, ou des candidats partisans au détriment des candidats indépendants et ceux de
139. La requérante conclut qu'en adoptant la loi contestée, l'État défendeur a violé son engagement de protéger le droit à l'égalité devant la loi ainsi que le droit à la protection égale par la loi, consacrés par plusieurs instruments internationaux des droits de l'homme auxquels il est partie, notamment, la Charte des droits de l'homme (article 3), la Charte africaine sur la démocratie (article 10(3), le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie (article 3), la Déclaration universelle des droits de l'Homme (article 1er) et le Pacte (article 26).
140. L'État défendeur réfute cette allégation. Il indique qu'il est difficile de comprendre la revendication de la requérante visant la représentation de candidats dits indépendants car, selon lui, cette revendication remet en cause la forte présence des membres désignés par les partis ou les autorités politiques
141. Il affirme, en outre, qu'aucune disposition de la loi attaquée ne prive les citoyens ivoiriens remplissant les conditions requises du droit de participer à la vie publique de leur pays.
142. La Cour confirme que l'égalité et la non-discrimination sont des principes fondamentaux du droit international des droits de l'homme et que toute personne, sans distinction aucune, peut se prévaloir de tous les droits.
143. L'article 10(3) de la Charte africaine sur la démocratie sur lequel se fonde particulièrement la requérante dispose que : « Les Etats parties protègent le droit à l'égalité devant la loi et à la protection égale par la loi comme condition préalable fondamentale pour une société juste et démocratique ».
144. L'article 3 de la Charte des droits de l'homme, également mentionné par la requérante, dispose que : « 1. Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi. 2. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi ».
145. L'article 26 du Pacte, est beaucoup plus détaillé. Il dispose que :
« Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ».
146. Le principe de l'égalité dans la loi suppose que la loi protège tout le monde sans discrimination. "
15 Dictionnaire des droits de l'homme, sous la direction de Bi Bl, Bq Bf, JeanPierre Maguenaud, Bu Ac et Bg Av, Presses Universitaires de France, 2008, page 284.
147. S'agissant de la discrimination, elle est définie comme une différenciation des personnes ou des situations, sur la base d’un ou plusieurs critère(s) non légitime(s).
148. Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l'Homme a indiqué, dans l'affaire Aw et Bj c. Turquie, que :
« En matière de systèmes électoraux, la tâche de la Cour consiste à rechercher, d’une part, si les règles régissant les élections législatives ont pour effet d'interdire à certaines personnes ou à certains groupes de prendre part à la vie politique du pays et, d'autre part, si les disparités nées d’un système électoral donné peuvent être qualifiées d’arbitraires ou d'abusives ou si un système tend à favoriser un parti politique ou un candidat en leur offrant un avantage électoral au détriment d’un autre ».
149. La Cour a déjà conclu que la composition de l'organe électoral ivoirien est déséquilibrée en faveur du pouvoir et que ce déséquilibre affecte l'indépendance et l'impartialité de cet organe.
150. Il est donc clair que dans le cas où le Président de la République ou un autre candidat appartenant à sa famille politique se porterait candidat à une élection quelconque, soit présidentielle ou législative, la loi contestée le mettrait dans une situation plus avantageuse par rapport aux autres candidats.
151. La Cour considère donc qu'en ne plaçant pas tous les candidats potentiels sur un même pied d'égalité, la loi contestée viole le droit à une égale protection de la loi, consacré par les différents instruments internationaux des droits de l'Homme ci-dessus mentionnés ratifiés par l'Etat défendeur, particulièrement l'article 10(3) de la Charte africaine sur la démocratie et l'article 3(2) de la Charte des droits de
VIII. Frais de procédure
152. La Cour note que les parties n’ont pas fait d'observations sur les frais de procédure. Chaque Partie supportera donc ses frais, conformément à l’article 30 du Règlement intérieur de la Cour.
153. Par ces motifs,
LA COUR,
À l’unanimité :
1, _ Déclare qu’elle a compétence pour connaître de la présente
affaire ;
2) Rejette l'exception d'irrecevabilité de la requête tirée de la
nature du langage utilisé par la requérante ;
3) Rejette l'exception d'irrecevabilité de la requête tirée du non-
épuisement des voies de recours internes ;
4) Déclare la requête recevable ;
16 Dictionnaire de Droit International Public, sous la direction de Br AN,
Bruylant, Bruxelles, 2001, page 344.
17 Requête no 10226/03, arrêt du 8 juillet 2008, para 21.
À la majorité de neuf (9) voix pour et une voix contre, le juge El Ae Ah étant dissident :
5) Dit que l'État défendeur a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial, prévu par l'article 17 de la Charte africaine sur la démocratie et l'article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et qu'il a également, par voie de conséquence, violé son obligation de protéger le droit des citoyens de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, garanti par l'article 13(1) et (2) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ;
6) Dit que l'État défendeur a violé son obligation de protéger le droit à une égale protection de la loi, garanti par l'article 10(3) de la Charte africaine sur la démocratie, l'article 3(2) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et l'article 26 du Pacte International relatif aux Droits civils et Politiques ;
7) Ordonne à l'État défendeur de modifier la loi n° 2014-335 du 18 juin 2014 relative à la Commission Electorale Indépendante pour la rendre conforme aux instruments ci-dessus mentionnés auxquels il est parti ;
8) Ordonne à l'État défendeur de lui soumettre un rapport sur l'exécution de la présente décision dans un délai raisonnable, qui dans tous les cas, ne doit pas excéder une année, à partir de la date du prononcé du présent arrêt ;
À l’unanimité
9) Dit que chaque partie devra supporter ses frais de procédure.
Opinion individuelle : OUGUERGOUZ
1. Je souscris aux conclusions de la Cour quant à sa compétence pour connaître de la requête et quant à la recevabilité de cette requête. Quant au fond de l'affaire, je considère comme insuffisante la motivation de l'arrêt relativement à l'absence d'indépendance et d'impartialité de la Commission électorale indépendante ; j'ai également quelques réserves quant aux conséquences juridiques que la Cour tire de cette absence d'impartialité et d'indépendance (principe Ne eat judex ultra petita partium).
2. Avant d'exprimer ma position sur ces deux derniers points, je souhaiterais indiquer que dans l'examen de sa compétence matérielle, à savoir de la question de savoir si les instruments juridiques dont la violation est alléguée, sont ou non des « Instruments pertinents relatifs aux droits de l'homme », la Cour aurait pu étoffer son raisonnement en soulignant le lien dialectique existant entre la démocratie et le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ! et en se référant,
1 Sur cette question, voir par exemple la Déclaration universelle sur la démocratie, adoptée par le Conseil interparlementaire le 16 septembre 1997 lors de sa 161ème session tenue au Caire. Son paragraphe 6 dispose que « La démocratie et les droits par exemple, aux observations substantielles présentées par l’Institut africain de droit international et, dans une moindre mesure, par la Commission de l’Union africaine. ”? A la demande de la Cour, ces deux institutions ont en effet déposé des observations sur la question de
savoir « si la Charte africaine sur la démocratie est un instrument relatif aux droits de l'homme au sens de l’article 3 du Protocole » (paragraphes 28 et 29 de l'arrêt). La Cour s’est toutefois contenter de reproduire certaines de leurs observations (paragraphes 51-55) et
« prendre note » (paragraphe 56), sans en tenir compte dans son raisonnement (paragraphes 57-65).
3. Je souhaiterais également faire observer que l'exception d'irrecevabilité quant au non-épuisement des voies de recours internes par la requérante a été déposée très tardivement par l'État défendeur. Cette exception a en effet été soulevée dans les Observations complémentaires déposées par l'Etat défendeur le 8 février 2016 (voir
paragraphe 31 de l'arrêt), * en réponse au Mémoire additionnel, en date du 4 novembre 2015, déposé par la requérante le 5 novembre 2015 ; aux termes de l'article 52(2) du Règlement, cette exception aurait toutefois dû être soulevée « au plus tard avant l'expiration du délai fixé par la Cour pour le dépôt du premier mémoire à présenter par la partie qui entend soulever lesdites exceptions », c'est-à-dire au plus tard dans le courant du mois de décembre 2014 (voir paragraphe 22 de l'arrêt). Or ce premier mémoire à présenter par l'Etat défendeur, c'est-à-dire son Mémoire en réponse, qui n'a été déposé que le 19 mai 2015 (sans qu'aucune demande d'extension de délai n’ait été faite), ne contenait aucune exception préliminaire ; bien que ce mémoire ait été déposé tardivement, la Cour a décidé d'en accepter le dépôt « dans l'intérêt de
énoncés dans les instruments internationaux visés dans le préambule (notamment la Déclaration universelle des droits de l'homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques) sont consubstantiels » ; son paragraphe 12 précise pour sa part ce qui suit : « L'élément clé de l'exercice de la démocratie est la tenue à intervalles périodiques d'élections libres et régulières permettant l'expression de la volonté populaire. Ces élections doivent se tenir, sur la base du suffrage universel, égal et secret, de telle sorte que tous les électeurs puissent choisir leurs représentants dans des conditions d'égalité, d'ouverture et de transparence qui stimulent la concurrence politique. C'est pourquoi les droits civils et politiques sont essentiels, et plus particulièrement, le droit de voter et d’être élu, le droit à la liberté d'expression et de réunion, l'accès à l'information, et le droit de constituer des partis politiques et de mener des activités politiques », texte in Union Interparlementaire, La démocratie : Principes et réalisations, Genève, 1998, pp. Ill- VIII. Voir également l’article 7 de la Charte démocratique interaméricaine, adoptée par l'Assemblée générale de l'Organisation des Etats Américains le 11 septembre 2011 : « La démocratie est indispensable à l'exercice effectif des libertés fondamentales et aux droits de la personne, de par leur nature universelle, indivisible et interdépendante, qui sont consacrés dans les constitutions respectives des États et dans les instruments interaméricains et internationaux traitant des droits de la personne ».
2 Le mémoire de l'Institut africain de droit international consiste en 25 pages ; le mémoire du Conseiller juridique de la Commission de l'Union africaine consiste pour sa part en 3 pages.
3 L'Etat défendeur avait été invité à déposer cette pièce de procédure avant 1er janvier 2016 ; le 8 février 2016, il a en fait déposé deux documents, en date des 3 et
5 février 2016, et tous deux intitulés « Avis du Gouvernement sur le Mémoire additionnel déposé par l'APDH devant la Cour africaine » ; c’est dans le document daté du 5 février 2016 qu'il a soulevé l'exception d'irrecevabilité de la requête relative au non-épuisement des voies de recours internes.
la justice » (voir paragraphes 24, 25 et 26 de l'arrêt). L'exception d'irrecevabilité quant au non-épuisement des voies de recours internes, contenue dans les Observations complémentaires susmentionnées, a par conséquent été soulevée en dehors du délai prescrit par l'article 52(2) du Règlement, et même postérieurement à la clôture de la procédure écrite ; la Cour a également décidé d'accepter son dépôt et ce, toujours « dans l'intérêt de la justice » (voir paragraphe 31 de l'arrêt).
4. La Cour aurait à mon sens dû expliciter l’« intérêt de la justice » qu'elle met en l'espèce en avant, d'autant plus que l'exception préliminaire en question a été soulevée postérieurement à la clôture de la procédure écrite le 8 janvier 2016 (voir paragraphe 30) et
requérante ue la s'est formellement opposée à ce dépôt. Une bonne
administration de la justice commande en effet que les délais prescrits par la Cour soient scrupuleusement respectés par les parties, spécialement lorsqu'ils concernent un aspect procédural aussi Important que la compétence de la Cour ou la recevabilité d’une requête. Cela ne signifie pas que la Cour ne puisse pas faire preuve de souplesse dans certaines circonstances ; elle se doit toutefois de veiller à la bonne gestion des dossiers et de garder le contrôle de la procédure. En l'espèce, la Cour aurait pu indiquer que l'épuisement des voies de recours internes est une condition cardinale de recevabilité d'une requête et qu'il lui appartenait en conséquence de l'examiner, même en l'absence de toute exception soulevée en la matière par l'État défendeur (voir à cet égard l'article 39 du Règlement de la Cour) ;* de par son caractère fondamental, cette condition de recevabilité pourrait en effet s'apparenter à une condition d'ordre public.
5. J'en arrive maintenant aux deux questions essentielles qui m'ont amené à écrire la présente opinion individuelle.
1. L'absence d'indépendance et d’impartialité de la Commission électorale indépendante
6. L'article 17(1) de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, dont la violation est alléguée, dispose que : « tout État partie doit créer et renforcer les organes électoraux nationaux indépendants et impartiaux, chargés de la gestion des élections ». Cet instrument ne contenant pas de définition des notions d'« indépendance » et d’ « impartialité », c'est à la Cour qu'il appartenait de définir ces dernières et d'identifier les critères lui permettant d'apprécier l'existence de ces deux exigences. 7.La Cour a donc commencé par citer la définition donnée de ces deux notions par la doctrine, à savoir :
« Selon le Dictionnaire de Droit International Public, l’« indépendance » est le fait pour une personne ou une entité de ne dépendre d'aucune autre
4 Voir son Document de plaidoirie en date du 3 mars 2016, pp. 6-7 et le Procès- Verbal de l'audience publique du jeudi 3 mars 2016, pp. 5-6 (Plaidoirie de Mr. Bb Bp).
5 Le paragraphe 1 de cet article prévoit que «la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête [...] ».
autorité que la sienne propre ou, à tout le moins, de ne pas dépendre de l'État sur le territoire duquel elles exercent leurs fonctions. L'impartialité est, quant à elle, l'absence de parti pris, de préjugé et de conflit d'intérêt » 8 (paragraphe 117 de l'arrêt).
8. Au paragraphe suivant, la Cour a toutefois donné une définition purement formaliste et tautologique de l'indépendance. Selon la Cour, en effet :
« Un organe électoral est indépendant quand il jouit d’une autonomie administrative et financière et qu’il offre des garanties suffisantes quant à l'indépendance et l'impartialité de ses membres » (paragraphe 118).
9. Après s'être référée à l'article 1(2) de la loi contestée par la requérante, qui prévoit que «la CEl est une autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière » (paragraphe 121), la Cour en conclut que « le cadre juridique régissant l'organe électoral ivoirien laisse supposer que ce dernier jouit d'une indépendance institutionnelle » (paragraphe 122).
10. La Cour n’indique toutefois pas quel est le contenu de cette
« indépendance institutionnelle » de la Commission et en quoi celle-ci diffère de l'« indépendance » au sens propre du terme, c'est-à-dire définie comme l'absence de dépendance de la Commission « d'aucune autre autorité que la sienne propre ». La Cour se contente de faire observer que cette « indépendance institutionnelle, à elle seule, ne suffit pas pour garantir la tenue d'élections transparentes, libres et justes prônées par la Charte africaine sur la démocratie et le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance » et que
« l'organe électoral mis en place doit, en outre, être composé selon la loi de façon à garantir son indépendance et son impartialité et à être perçu comme tel » (paragraphe 123).
11. Au terme d’un bref examen de la composition de la Commission électorale, (paragraphes 124-132), la Cour arrive à la conclusion que « l'organe électoral ivoirien ne présente pas les garanties d'indépendance et d'impartialité requises et qu'il ne peut donc pas être perçu comme tel ».
12. Je considère que le traitement fait par la Cour de cette question de l'indépendance et de l'impartialité est insuffisant et qu'il aurait gagné en clarté si il avait été conduit de manière plus systématique. J'estime en particulier qu'il était nécessaire d'établir une distinction claire entre l'indépendance de la Commission électorale et son impartialité. J'estime également qu'il n'était pas possible de conclure à l'« indépendance institutionnelle » de la Commission électorale sur la seule base de la qualification qui en est donnée par l'article 1(2) de la loi contestée, et ce, en dehors de tout examen de la composition de cette commission ; seul un tel examen pouvait permettre à la Cour
6 Le Dictionnaire de droit international public définit plus précisément l'impartialité comme suit : « Absence de parti pris, de préjugé et de conflit d'intérêt chez un juge, un arbitre, un expert ou une personne en position analogue par rapport aux parties se présentant devant lui ou par rapport à la question qu'il doit trancher », Br AN (Dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant/AUF, Bruxelles, 2001, p. 562.
d'apprécier l'indépendance institutionnelle de cette Commission et, partant, son impartialité.
12. En l'espèce, il appartenait à la Cour de distinguer clairement entre l'indépendance de la Commission et son impartialité. La requérante, elle-même, avait pris soin d'opérer une telle distinction dans ses écritures et ses plaidoiries. Tant dans sa requête additionnelle du 14 avril 20157 et son Mémoire additionnel du 4 novembre 2015,° que dans son Document de plaidoirie orale du 3 mars 2016,° elle consacre en effet deux sections distinctes au manque d'indépendance et d'impartialité de la Commission électorale indépendante. La requérante a notamment souligné de la manière qui suit le lien étroit qui existe entre les deux notions : « celui qui dépend de quelqu'un ne peut être que partial à son profit dans l'exercice des fonctions, au titre desquelles, il est mandaté par ce dernier ». 1°
14. Il existe, il est vrai, une relation dialectique entre l'impartialité d’une personne quelle qu'elle soit, et son indépendance. Comme il a été à juste titre relevé, l'impartialité d’une personne est en effet « fonction de son indépendance, c'est-à-dire de l'absence de restriction, d'influence, de pression, d'incitation ou d'ingérence directes ou indirectes susceptibles d'être exercées sur [cette personne], par n'importe qui et
pour n'importe quelle raison ».* L'impartialité de la Commission électorale aurait ainsi pu se mesurer à l'aune de son indépendance.
15. Bien qu'étroitement liées, les notions d'indépendance et d'impartialité doivent toutefois être distinguées l'une de l'autre (voir par exemple la distinction opérée au paragraphe 117 de l'arrêt).
16. En fonction de sa composition, un organe quel qu'il soit (judiciaire, arbitral ou électoral) peut être à la fois indépendant et impartial, tout comme il peut être indépendant mais partial. Ainsi, par exemple, le Protocole portant création de la présente Cour prévoit un certain objet nombre d'incompatibilités, absolues * ? et relatives, * * ayant pour
d'assurer à la fois l'indépendance et l'impartialité des membres de la Cour. Un juge doit absolument être indépendant, c'est-à-dire « ne dépendre d'aucune autre autorité que la sienne propre », c'est la raison
7 Voir pp. 10-12
8 Voir pp. 8-10.
9 Document de plaidoirie orale, pp. 21-22
10 Requête additionnelle, p. 11
11 Dictionnaire de droit international public, op. cit, p. 562
12 Ces incompatibilités sont absolues quand elles s'appliquent à tous les membres de la Cour ; elles visent généralement à assurer l'indépendance du juge
13 Ces incompatibilités sont relatives quand elles s'appliquent individuellement à un membre de la Cour et à propos d'une affaire spécifique ; elles visent plutôt à assurer l'impartialité d’un juge dans une affaire particulière et à le rendre inapte à siéger dans cette affaire.
14 Voir les articles 16, 17, 18 et 22 du Protocole et les articles 4, 5 et 8 du Règlement de la Cour. Des dispositions similaires sont contenues dans les instruments constitutifs d'autres organes judiciaires internationaux tels que la Convention européenne des droits de l'homme (articles 21 et 23(4)), le Statut de la Cour interaméricaine des droits de l'homme (articles 11, 18, 19, 20 et 21) ou le Statut de la Cour internationale de Justice (articles 16, 17 et 24).
pour laquelle l'article 5 du Règlement lui interdit d'exercer des fonctions incompatibles avec cette indépendance, comme par exemple « des fonctions politiques, diplomatiques, administratives ou de conseiller juridique d'un Gouvernement au niveau national ». L'indépendance des membres de la Cour est toutefois une condition nécessaire mais non suffisante. Tout juge doit également être impartial, c'est-à-dire ne pas avoir de « parti pris, de préjugé ou de conflit d'intérêts » ; c'est la raison pour laquelle, l'article 8(4) du Règlement lui interdit de sièger dans des affaires où il pourrait exister un conflit d'intérêts d'ordre personnel, matériel ou autre.
1. Concernant l'indépendance d’un organe en général, la Cour européenne des droits de l'homme a, dès 1984, synthétisé sa jurisprudence en la matière, comme suit : « Pour déterminer si un organe peut passer pour indépendant — notamment à l'égard de l'exécutif et des parties — la Cour a eu égard au mode de désignation et à la durée du mandat des membres, à l'existence de garanties contre des pressions extérieures et au point de savoir s'il y a ou non
18. Dans son arrêt du 25 février 1997 rendu dans l'affaire Bt c. Royaume-Uni, la Cour européenne a rappelé ces critères dans son évaluation de l'indépendance d'un organe judiciaire ; à cette occasion, elle a clairement distingué cette dernière notion de celle
« La Cour rappelle que, pour établir si un tribunal peut passer pour < indépendant >, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l'existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d'indépendance. Quant à la condition d’« impartialité >, elle revêt deux aspects. Il faut d’abord que le tribunal ne manifeste subjectivement aucun parti pris ni préjugé personnel. Ensuite, le tribunal doit être objectivement impartial, c'est-à- dire offri des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime ». 17
19. Dans le domaine judiciaire, la distinction entre les deux notions d'indépendance et d'impartialité a encore été soulignée par les Principes de Bengalore sur la déontologie judiciaire (2002) ; dans le domaine quasi-judiciaire, la même distinction a été opérée par les Principes directeurs relatifs à l'indépendance et à l'impartialité des membres des organes créés en vertu d'instruments relatifs aux droits
15 Aucun membre de la Cour ne peut par exemple participer à l'examen d'une affaire « s’il a un intérêt personnel dans cette affaire », du fait notamment d'un lien conjugal ou parental avec l’une de parties, ou « s'il a exprimé en public, par le truchement des médias, par écrit, par des actions publiques ou par tout autre moyen, des opinions qui sont objectivement de nature à nuire à son impartialité ».
16 Affaire Campbell et Bs c. Royaume Uni, requête No. 7819/77 ; 7878/77, arrêt du 28 juin 1984, paragraphe 48.
17 Affaire Bt c. Royaume-Uni, requête No. 22107/93, arrêt du 25 février 1997, paragraphe 73.
18 Projet de Bangalore 2001 sur un code de déontologie judiciaire, adopté par le Groupe judiciaire sur le renforcement de l'intégrité de la justice et révisé lors de la table ronde des premiers présidents organisée au Palais de la Paix à La Haye les 25 et 26 novembre 2002.
de l'homme (2012). !° Dans le domaine arbitral, la distinction entre
indépendance et impartialité a également été opérée et explicitée d'une manière similaire à celle de la Cour européenne.”
20. Outre la distinction claire opérée entre les conditions d'indépendance et d'impartialité, la pratique judiciaire et arbitrale susmentionnée a posé des standards précis pour l'évaluation de l'existence de ces conditions. Aucun des instruments juridiques invoqués en l'espèce par la requérante n’offrant de définition ou de critères d'évaluation de l'indépendance et de l'impartialité d'une commission électorale indépendante, la Cour aurait pu utilement appliquer mutatis mutandis ces standards aux fins d'apprécier l'indépendance et l'impartialité de la Commission électorale ivoirienne.
21. Les standards posés par la Cour européenne dans son arrêt susmentionné relatif à l'affaire Bt c. Royaume-Uni (voir supra, paragraphe 18) suggèrent que l'indépendance d'un organe s'apprécie de manière purement objective, sur la base des liens existant entre ses membres et des entités extérieures, alors que l'impartialité revêt à la
fois un aspect subjectif et un aspect objectif ; ? la Cour européenne avait déjà, dès 1982, développé des critères précis d'appréciation de l'impartialité d’un tribunal.
22. En l'espèce, l'examen de la Cour pouvait se limiter à celui de l'indépendance de la Commission électorale ; il s'agissait là d'un test purement objectif et relativement facile à effectuer puisqu'il consistait à examiner la composition de cet organe. Elle aurait pu ensuite, si nécessaire, examiner la question de l'impartialité de cette commission
19 Ces Principes directeurs ont été adoptés en 2012 par les présidents des organes conventionnels des Bk As, qui en ont recommandé l'adoption par les différents organes conventionnels, notamment en les incorporant dans leurs règles de procédure.
20 Ainsi, selon un Tribunal arbitral : « Les concepts d'indépendance et d'impartialité, bien que liés, sont souvent considérés comme distincts, quand bien même la nature précise de la distinction n'est pas toujours facile à saisir. Généralement, l'indépendance est liée à l'absence de relations avec une partie qui pourrait influencer la décision d’un arbitre. L'impartialité, pour sa part, concerne l'absence de parti pris ou de prédisposition envers l'une des parties » (texte original en anglais), Suez, Ag Aj de Aguas de Aa AH, and Am Ax AH v. The Az Bc, AMY Case No. ARB/03/19) and Suez, Ag Aj de Aguas de Aa AH, and InterAguas Servicios Integrales del Agua S.A. v. The Az Bc AMY Case No. ARB/03/17), and AWG Ap Ai v. The Az Bc AMAJ), Decision on a Second Proposal for the Disqualification of a Member of the Arbitral Tribunal, 12 May 2008, paragraphe 28.
21 «([...] pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant », il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l'existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s'l y a ou non apparence d'indépendance », requête 22107/93, paragraphe 73 de l'arrêt.
22 « Quant à la condition d'« impartialité », elle revêt deux aspects. Il faut d'abord que le tribunal ne manifeste subjectivement aucun parti pris ni préjugé personnel. Ensuite, le tribunal doit être objectivement impartial, c'est- à-dire offrir des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime », id.
23 Voir par exemple, Affaire Bm c. Belgique, requête No. 8692/79, arrêt du 1er octobre 1982, paragraphe 30, et Affaire Ba C An, requête No. 10486/83, arrêt du 24 mai 1989, paragraphes 46-48.
en utilisant par exemple les standards développés par son homologue européenne.
2. Vue la composition de la Commission électorale indépendante, la Cour ne pouvait que conclure à l'absence d'indépendance de celle-ci et c'est cette conclusion qui lui aurait permis d'établir qu’elle ne présente pas les apparences d'un organe impartial. Ce lien entre l'absence d'indépendance de la Commission électorale et son manque d'impartialité avait d’ailleurs été souligné de la manière qui suit par la requérante : « En qualité de mandataires du Président de la République, ou de membres de son gouvernement ou des Institutions dont ses partisans contrôlent la haute direction, les 13 membres de la Commission centrale ne peuvent être pris pour impartiaux, de quelle que manière que ce soit ».2*
24.La question de l'indépendance et de l'impartialité de la Commission électorale indépendante revêtant une importance centrale dans l'affaire examinée par la Cour, elle méritait à mon sens d'être examinée de manière plus méthodique et approfondie.
I. La Cour a statué au-delà des conclusions de la requérante
25. Il me paraît important de faire observer que la requérante a conclu à la seule violation du droit à « l'égalité devant la loi » et des articles 10(3) et 17(1) de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Contrairement à ce qui est indiqué dans l'arrêt, la requérante n'a jamais conclu à la violation de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance ou du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; la requérante n’a pas non plus conclu à la violation du droit « à l'égale protection de la loi ».
26. Aux paragraphes 20 et 107 de l'arrêt, il est toutefois indiqué, au titre des « violations alléguées », que
« La requérante allègue la violation par l'État défendeur de son engagement de créer un organe électoral indépendant et impartial ainsi que son engagement de protéger le droit à l'égalité devant la loi et à la protection égale par la loi, prévus notamment par les articles 3 et 13(1) et (2) de la Charte des droits de l'homme, les articles 10(3) et 17(1) de la Charte africaine sur la démocratie, l'article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et l’article 26 du Pacte International
24 Requête additionnelle, p. 12
25 A cet égard, une approche comparative aurait pu s'avérer utile, voir par exemple, Les Commissions électorales en Afrique de l'Ouest — Analyse comparée, Ouvrage édité par Friedrich-Ebert-Stiftung (Bureau régional d'Abuja) avec l'Unité d'assistance électorale de la CEDEAO, février 2011 ; de manière à assurer l'autonomie d’une commission électorale, cette étude suggère notamment de s'assurer que « Les intérêts des membres de la Commission n'entrent pas en conflit avec celui de l'organisation d'élections de qualité. Ceci peut être le cas, par exemple, lorsque les représentants des candidats (partis ou individus) ont voix prépondérantes dans les prises de décision de la Commission », p. 102.
relatif aux droits civils et politiques (ci-après « le Pacte ») » (c’est moi qui souligne).
27. Or, c'est sur la base de l'ensemble des allégations contenues dans ce paragraphe que la Cour a statué ; j'estime en conséquence qu'elle statué au-delà des conclusions de la requérante.
28. Tant dans ses écritures que dans ses plaidoiries, la requérante a en effet conclu à la violation d'un seul de ces instruments juridiques, à savoir la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Dans sa requête initiale, datée du 9 juillet 2014, la
requérante allègue la violation de la seule Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance ; “ elle conclut de la même manière dans sa requête additionnelle, en date du 14 avril 2015,77 dans son Mémoire additionnel, en date du 4 novembre 2015,
et à l'audience publique du jeudi 3 mars 2016. Le contenu des paragraphes 37 et 38°! de l'arrêt est par conséquent plus fidèle à la réalité (voir dans une moindre mesure le paragraphe 3).
29.11 est vrai que la requérante mentionne la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dans les motifs de son Mémoire additionne. La requérante ne fait toutefois qu’indiquer que ces trois instruments garantissent également le « droit à l'égalité de tous devant la loi », sans
26 Voir PP: 2, 3, 5 et 6 ; voir également la lettre du 7 juillet 2014, sous couvert de laquelle la requérante a adressé sa requête.
27 Voir pp. 1, 8, 12, 13, 14 et 15.
28 « Dire et juger que la loi [contestée] viole : 1) le droit à l'égalité de tous devant la loi, droit notamment prévu par l’article 10.3 de la Charte africaine de la Démocratie, des Elections et de la Gouvernance. 2) le droit à avoir des organes électoraux nationaux indépendants et impartiaux chargés des élections, droit notamment prévu par l'article 17 alinéa 1 de la Charte africaine de la Démocratie, des Elections et de la Gouvernance », p. 11.
29 « Monsieur le Président, au terme de tout ce que nous avons exposé, de tous les documents que nous avons versés dans le dossier de la Cour, l'APDH sollicite, très respectueusement, que sa requête soit déclarée recevable et que, en conséquence, il soit constaté que la loi ivoirienne relative à la Commission Électorale Indépendante viole les droits de l'homme dans les chapitres … [sic] dans l'article 17 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, et que, en conséquence, condamner l'État de Côte d'Ivoire à conformer son organe électoral aux dispositions de ladite Charte, afin que la Côte d'Ivoire s'inscrive véritablement dans le cadre démocratique que trace l'Union Africaine et les institutions qui l'accompagnent », Plaidoirie de Mr. Bb Bp, Procès-Verbal de l'audience publique du jeudi 3 mars 2016, pp. 1 et 12 ; voir également le Document de plaidoirie en date du 3 mars 2016, p. 23.
30 « Dans sa requête, l'APDH demande à la Cour de constater que la loi N° 2014-335, ci-dessus mentionnée, n'est pas conforme à la Charte africaine sur la démocratie et condamner, en conséquence, l'État de Côte d'Ivoire à la réviser au regard de ses engagements internationaux ».
31 « Dans ses conclusions additionnelles, elle prie la Cour de [...] Dire et juger que la loi ivoirienne N° 2014-335 du 5 juin 2014 (sic) relative à la Commission électorale indépendante, notamment en ses articles 5, 15,16 et 17 nouveaux viole le droit à l'égalité de tous devant la loi ainsi que le droit à avoir un organe électoral national indépendant et impartial chargé de la gestion des élections, prévus par les articles 10(3) et 17(1) de la Charte africaine sur la démocratie ».
32 Mémoire additionnel, pp. 2, 3 et 4.
invoquer expressément leur violation ; en tout état de cause, elle ne fait aucune mention de ces trois instruments relativement à la question principale en discussion, à savoir celle de l'indépendance et de l'impartialité de la Commission électorale indépendante. Il en va de
même dans ses plaidoiries.
30. En disant, aux points 5 et 6 du dispositif de l'arrêt, que «l'Etat défendeur a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial, prévu par l'article 17 de la Charte africaine sur la démocratie et l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance et qu'il a également, par voie de conséquence, violé le droit des citoyens de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, garanti par l'article 13(1) et (2) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples » et que « l'État défendeur a violé son obligation de protéger le droit à une égale protection de la loi, garanti par l'article 10(3) de la Charte africaine sur la démocratie, l’article 3(2) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et l’article 26 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques », la Cour a, selon moi, statué au- delà des demandes de la requérante, c'est-à-dire ultra petita.
31. La Cour n'a en effet pas respecté le principe Ne eat judex ultra petita partium qui signifie que le juge ne doit pas « allouer au demandeur plus que ne comporte la demande ou statuer sur des
objets non compris dans les conclusions respectives des parties ».“ Les
conclusions consistent dans l’« énoncé précis et direct de l'objet de la demande qu'une parte à une instance devant une juridiction internationale invite cette juridiction à dire et juger »°5 et « sont essentielles pour déterminer ce sur quoi l'organe juridictionnel doit statuer ». Par voie de conséquence, les parties à une instance se doivent « de respecter la distinction entre conclusions et « motifs », l’organe juridictionnel ne devant se prononcer formellement que sur les premières ». °7
32. La Cour internationale de Justice a par exemple considéré qu'elle « a le devoir de répondre aux demandes des parties telles qu'elles s'expriment dans leurs conclusions finales, mais aussi celui de
33 Voir Document de plaidoirie en date du 3 mars 2016, pp. 16-17 ; à l'audience, la requérante a, dans son raisonnement, cependant indiqué que « les violations relevées dans cette loi, portent sur des droits tels que le droit à l'égalité de tous devant la loi, le droit d'avoir des organes électoraux indépendants et impartiaux chargés de la gestion des élections, le droit de participer aux affaires publiques, le droit à l’auto-détermination, lesquels sont garantis tant par la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance » ainsi que par le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Procès-Verbal de l'audience publique du jeudi 3 mars 2016, p. 4.
34 « Locution latine signifiant « au delà de ce qui a été demandé ». La locution est habituellement utilisée dans le sens que le juge ne doit pas statuer « ultra petita », c'est-à-dire allouer au demandeur plus que ne comporte la demande ou statuer sur des objets non compris dans les conclusions respectives des parties », Dictionnaire de droit international public, op. cit., p. 1112.
35 Dictionnaire de droit international public, op. cit., p. 225.
s'abstenir de statuer sur des points non compris dans lesdites demandes ainsi exprimées ».‘ Elle a également indiqué qu'elle ne saurait statuer au-delà d’une demande formulée par une partie. ®
33. En l'espèce, la Cour ne pouvait statuer sur la violation du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en l'absence de conclusions de la requérante relativement à la violation de ces trois instruments.
34. En tout état de cause, la décision de la Cour concernant la violation par l'Etat défendeur du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques n'était pas nécessaire. La Cour ayant en effet considéré que la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance est « un instrument juridique pertinent relatif aux droits de l'homme », elle pouvait interpréter et appliquer ce seul instrument ; ayant conclu à sa violation, une telle conclusion était suffisante pour répondre à la demande de la requérante.
35. L'exigence selon laquelle une juridiction ne doit pas outrepasser sa compétence, en ne statuant pas ultra petita, doit s'imposer de manière tout aussi impérieuse dans le domaine des droits de l'homme que dans celui du contentieux strictement interétatique. Il s'agit-là à mon sens d'une exigence d'ordre public et de sécurité juridique qui doit prévaloir sur toute autre considération. Toute exception à ce principe de procédure fondamental de l’uitra petita risque en effet de saper le principe de l'égalité des parties, les exigences d'une bonne administration de la justice et, partant, la confiance placée par les parties dans l'institution judiciaire.
36. Dans un procès devant une cour des droits de l'homme, le juge peut bien évidemment faire preuve d’une certaine souplesse à l'égard d'un requérant lorsque celui-ci est un individu ou une organisation non- gouvernementale. Le juge pourra par exemple « ajuster » ou « interpréter » la demande d'un requérant lorsqu'il s'agit d'identifier un droit prétendument violé. C'est d'ailleurs ce que la Cour a fait dans la présente espèce en concluant à la violation par l'Etat défendeur du droit
« à une égale protection de la loi » (paragraphes 146-151 de l'arrêt et
38 Demande d'interprétation de l'arrêt du 20 novembre 1950 en l'affaire du droit d'asile (Colombie c. Pérou), Arrêt du 27 novembre 1950, C.1.J. Recueil 1950, p. 402 ; voir également l'avis consultatif relatif à la Demande de réformation du jugement No. 158 du Tribunal Administratif des Bk As, C.1.J. Recueil 1973, pp. 207-208 (paragraphe 87). Pour une évocation plus récente du principe par la Cour de La Haye, voir son arrêt concernant l'affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (EI Salvador/Honduras ; Ay (intervenant), C.1.J. Recueil 1992, p. 437 (paragraphe 126).
39 « La Cour ayant constaté, dans la requête ainsi que dans la réponse donnée par un conseil le 8 juillet 1969, que le Gouvernement belge ne fondait pas sa demande sur une atteinte aux droits propres des actionnaires, elle ne saurait aller au-delà de la demande telle qu'elle a été formulée par le Gouvernement belge et n'examinera pas la question plus avant », Barcelona Traction Light and Bo Ak, Ai AMAf c. Belgique), C.1.J. Recueil 1970, p. 37 (paragraphe 49).
point 6 du dispositif), alors que la requérante alléguait la seule violation du droit « à l'égalité devant la loi » (voir son Mémoire additionnel, en date du 4 novembre 2015” et ses plaidoiries du jeudi 3 mars 2016).
37.1l existe en effet une différence de nature entre les deux droits ; c'est la raison pour laquelle ces deux droits sont consacrés de manière distincte par la Charte africaine‘ ? ou le Pacte international relatif aux
droits civils et politiques“* par exemple. Dans la présente espèce, ce n’est pas le droit à l'égalité de tous devant la loi ou à l'égale application de la loi qui étaient en cause, mais bien le droit de tous à une égale protection de la loi. !| appartenait donc à la Cour de distinguer rigoureusement entre les deux droits et d'indiquer, par exemple, que des considérations liées à une bonne administration de la justice lui commandaient d'interpréter la demande de la requérante de manière à lui donner un sens ; ce faisant, la Cour aurait dissipé l'apparence d'avoir également statué ultra petita relativement à cette deuxième demande de la requérante.
40 Mémoire additionnel, pp. 1-7 et 11 (voir supra, note infraginale 28).
41 Plaidoirie de Mr. Bb Bp, Procès-Verbal de l'audience publique du jeudi 3 mars 2016, pp. 4, 11 et 12 ; voir également le Document de plaidoirie en date du 3 mars 2016, pp. 15-17 et 23.
42 Article 3 : « 1. Toutes les personnes bénéficient d'une totale égalité devant la loi. 2. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi ».
43 Article 26 : « Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi [...] ».