384 RECUEIL DE
3 RJ CA 384 JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
c. Rwanda (compétence et recevabilité) (2019) Requête 006/2017, Af An c. République du Rwanda
Arrêt du 4 juillet 2019. Fait en arabe, anglais et français, le texte français
faisant foi.
uges A, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE, CHIZUMILA,
BENSAOULA, TCHIKAYA, ANUKAM et ABOUD
S'est récusée en application de l'article 22 : MUKAMULISA
Le requérant a allégué la violation de son droit de propriété par l'État
défendeur. L'Etat défendeur a notifié à la Cour le retrait de la déclaration
qu'il avait faite aux termes de l’article 34(6) du P rotocole etindiqué qu'il ne
participerait pas à la procédure devant la Cour. La Cour a estimé qu'elle
était compétente puisque la requête avait été introduite antérieurement
à la date d’effet du retrait de l’Etat défendeur. Toutefois, la Cour a rejeté
la requête pour non-épuisement de recours internes.
Procédure (jugement par défaut, 17)
Compétence (compétence personnelle, 23)
Recevabilité (épuisement des recours internes, 35, 36)
Opinion individuelle : BENSAOULA
Procédure (jugement par défaut, 5, 14)
Les parties
Le requérant, Af An, ressortissant de la République du Rwanda (ci-après désignée « l’État défendeur ») résidant à Kigali, se plaint d’avoir été victime de violations en rapport avec l'exercice de son activité de transport urbain.
L'État défendeur est devenu partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 25 mai 2004. Il a également déposé, le 11 janvier 2013, la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales. Cependant, le 29 février 2016, l'État défendeur a porté à la connaissance de la Commission de l'Union africaine sa décision de retirer ladite déclaration. Le 3 mars 2016, l'Union africaine en a informé la Cour. Le 3 juin 2016, la Cour a rendu une ordonnance, indiquant que le retrait de la déclaration Il
A.
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prendra effet le 1er mars 2017!
Objet de la requête
Faits de la cause
Le requérant allègue qu'avant 2013, il travaillait dans le secteur du transport urbain de personnes et que, le 18 juin 2013, il a saisi l'autorité de contrôle des services au Rwanda d'une demande de licence de transport. Cette demande a été rejetée au motif que la licence sollicitée est délivrée aux entreprises et non aux particuliers
Le requérant affirme également avoir contacté l'agence de transport Ah, qui lui a préparé un dossier de demande de licence portant le logo et le numéro de téléphone de l'agence ainsi que le numéro de téléphone de l'autorité de contrôle, afin que les passagers puissent les contacter en cas de problème
Le requérant affirme que la licence a été refusée au motif que l'agence Ah n’est pas propriétaire du bus et que la location n'est pas autorisée. Pour cette raison, il a, en partenariat avec d'autres personnes, créé la société Aa Aq As
Le 16 novembre 2013 l'autorité de contrôle des véhicules lui a infligé une contravention pour avoir affiché un numéro de téléphone erroné sur la vitre arrière du véhicule. La carte jaune (carte temporaire délivrée à tout acquéreur d'un nouveau véhicule) a été retenue sous réserve du paiement d’une amende et de la rectification du numéro de téléphone. Le requérant fait valoir que les documents ne lui ont pas été restitués, même après le règlement de l'amende, la correction du numéro de téléphone et le remplacement du logo de Ah par celui de sa nouvelle société, à savoir Aa Aq As
Le requérant affirme que tout véhicule dépourvu de carte jaune ou du récépissé de la contravention attestant de la rétention de la carte jaune ne peut être mis en circulation. Le requérant a donc cessé l'exploitation de son bus en attendant une solution à son problème. Le 28 février 2014, son véhicule a été confisqué pour avoir été garé près du passage du convoi du Président de la République. L’Autorité de contrôle des véhicules a ordonné la résiliation de son adhésion à Aa Aq As, l'empêchant
c. Requête République No. 003/2014. du Rwanda, Ordonnance sur le retrait du par 03 lE État uin 2016, défendeur Ingabire de la Victoire déclaration Umuhoza faite en vertu de l'article 34(6) du Protocole.
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ainsi de continuer d'exercer l'activité de transporteur.
B. Violations alléguées
8. Le requérant affirme que l’État défendeur a :
« i. Violé son droità la propriété prévu aux articles 17(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) et 14 de la Charte ;
ii. Omis de se prévaloir des recours internes requis en vertu de l'article 2(3)(c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP).»
C. Résumé de la procédure devant la Cour
9. La requête a été reçue au greffe de la Cour le 24 février 2017 et le greffe l’a signifiée le 31 mars 2017 à l’État défendeur, l’invitant à soumettre la liste de ses représentants dans les trente (30) jours et à déposer sa réponse à la requête dans les soixante (60) jours suivant réception de la notification, conformément aux articles 35(2)(a) et (4)(a) du Règlement intérieur de la Cour.
10. Le 9 mai 2017, le greffe a reçu une lettre de l’État défendeur lui rappelant le retrait de sa déclaration faite aux termes de l’article 34(6) du Protocole et l'informant qu'il ne participerait à aucune procédure devant la Cour. Il a demandé par conséquent à la Cour de s'abstenir de lui transmettre toute information relative aux affaires concernant le Rwanda.
11. Le 22 juin 2017, la Cour a répondu à la lettre de l'État défendeur susmentionnée, précisant « qu'en tant qu'institution judiciaire et
intérieur, la Cour esttenue de communiquer toutes les pièces de procédure aux parties concernées ». En conséquence, toutes les pièces de procédure des affaires concernant le Rwanda dont la Cour est saisie doivent être signifiées à l’État défendeur y compris les arrêts clôturant ces affaires ».
12. Le 30 juin 2017, la requête a été transmise aux États parties au Protocole et au Conseil exécutif de l'Union africaine, par l'intermédiaire de la Présidente de la Commission de l’Union africaine, conformément à l'article 35(3) du Règlement.
13. Le 25 juillet 2017, la Cour a accordé une première prorogation de quarante-cinq (45) jours du délai accordé à l’État défendeur pour déposer sa réponse. Le 23 octobre 2017, la Cour a accordé une deuxième prorogation de quarante-cinq (45) jours, indiquant qu’elle rendra un arrêt par défaut à l'expiration de ce délai si la An c. Rwanda (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 384 387
réponse n'était pas déposée.
14. Enapplication de l’article 63 du Règlement, la Cour, à sa quarante- neuvième session ordinaire tenue du 16 avril au 11 mai 2018, a décidé de se prononcer sur le fond et les réparations dans un même arrêt. À cet effet, le 12 juillet 2018, le requérant a été invité à déposer ses observations sur les réparations dans un délai de trente (30) jours, mais il n'a pas réagi.
15. Le 12 octobre 2018, le greffe a porté à l'attention de l’État défendeur qu'au cours de sa 50ème session ordinaire, la Cour a décidé de lui accorder un dernier délai supplémentaire de 45 jours et que, passé ce délai, elle statuerait sur la requête par défaut conformément à l'article 55 du Règlement et ce, dans l'intérêt de la justice. La notification a été envoyée par courrier et l’État défendeur l'a reçue le 16 octobre 2018.
16. Bien qu'ayant reçu toutes ces notifications; l'État défendeur n’a répondu à aucune d'entre elles.
17. Parconséquent, dans l'intérêt de la justice, la Cour rend le présent arrêt par défaut, conformément à l’article 55 du Règlement?
18. Le 28 février 2019, la procédure écrite a été close et les parties en ont été dûment notifiées.
IN. Mesures demandées par les parties
19. Le requérantdemande à à la Cour de rendre les mesures suivantes : i. Ordonner à l'État défendeur de lui payer des dommages et intérêts pour préjudices subis ;
ï. Ordonner à l'État défendeur de lui restituer son véhicule ou de le dédommager en lui remettant un véhicule similaire ;
ii. Dire que le Rwanda a violé des instruments juridiques pertinents des droits de l’homme qu’il a ratifiés.
20. Le requérant n'a pas déposé de demande détaillée sur les réparations.
21. L'État défendeur ayant refusé de participer à la procédure, il n'a formulé aucune demande.
IV. Compétence
22. En vertu de l’article 3(1) du Protocole, « [IJa Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application
2 Requête No. 003/2014. Arrêt du 07 décembre 2018 (réparations) Ad Ab Ap c. République du Rwanda, paras 14, 15 et 1 388 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés. » Par ailleurs, l'article 39(1) du Règlement prévoit que « [IJa Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence … »
23. Après avoir procédé à l'examen préliminaire de sa compétence, et étant donné que rien dans le dossier n'indique qu'elle n'est pas compétente, la Cour conclut qu’en l'espèce, elle a :
i. Compétence personnelle étant donné que l'État défendeur est partie au Protocole et a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) dudit Protocole, ce qui a permis au requérant de saisir la Cour au sens de l’article 5(3) du Protocole. Par ailleurs, la requête a été déposée dans le délai d’un (01) an fixé par la Cour pour la prise d’effet du retrait de la déclaration de l’État défendeur ;
ii. Compétence matérielle, le requérant alléguant la violation des articles 1 et 14 de la Charte, de l'article 2(3)(c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), de l’article 6(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et de l'article 17(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH). Tous ces instruments ont été ratifiés par l’État défendeur ; en outre, la Cour est investie du pouvoir de les interpréter et de les appliquer en vertu de l’article 3 du Protocole ;
ii. Compétence temporelle, les violations alléguées étant de nature continue ;
iv. Compétence territoriale car les faits de la cause se sont produits sur le territoire d’un État partie au Protocole, à savoir l'État défendeur. 24. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu'elle a compétence pour connaître de l'espèce.
V. Recevabilité
25. Aux termes de l'article 6(2) du Protocole, « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l'article 56 de la Charte ».
26. Conformément à l’article 39(1) de son Règlement intérieur, «la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et 40 du présent Règlement ».
27. L'article 40 du Règlement, qui reprend en substance l'article 56 de la Charte, est libellé comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l'article 56 de la Charte auxquelles renvoie l'article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l'identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l'Union africaine et la An c. Rwanda (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 384 389
Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes, s'ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l'Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine ».
28. La Cour note que les conditions de recevabilité énoncées à l'article 40 du Règlement ne sont pas en discussion entre les parties, l’État défendeur n'ayant pas participé à la procédure. Toutefois, en application de l'article 39(1) de son Règlement, la Cour procède à l'examen des conditions de recevabilité de la requête.
29. Il ressort clairement du dossier que l'identité du requérant est connue, de même que sa nationalité. La requête n’est pas incompatible avec l'Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte. Elle n'est pas rédigée dans un langage outrageant ou insultant, et ne se fonde pas exclusivement sur des informations diffusées par les moyens de communication de masse.
30. En ce qui concerne l'épuisement des recours internes, le requérant affirme avoir saisi les hautes autorités politiques et administratives du pays, notamment la Police, le Parquet, le Ministère en charge des transports, le Ministère de la sécurité intérieure, le Ministère de la ] ustice, le Parlement, le Sénat, le Président de la République, la Commission nationale des droits de l’homme et la Société civile pour trouver une solution à son problème, mais ses démarches ont été vaines.
31. Le requérant soutient en outre que « saisir les juridictions n'a pas été envisagé du fait qu'un dossier dans lequel la garde présidentielle serait impliquée n'a aucune chance d'aboutir au niveau des juridictions. En outre, la requête aujourd'hui serait irrecevable en raison des délais prévus par les dispositions de l’article 339 de la loi No. 18/2004 du 20 juin 2006 portant Code de procédure civile, commerciale, sociale et administrative ».
32. Comme elle l’a déjà affirmé, la Cour estime que « [les recours internes qui doivent être épuisés par les requérants sont des 390 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
recours judiciaires ordinaires »,* sauf s'il est manifeste que ces recours ne sont pas disponibles, efficaces et suffisants ou si les procédures y relatives se prolongent de façon anormale. Il s'ensuit que les recours non judiciaires exercés par le requérant en l'espèce n'ont aucune pertinence en ce qui concerne l'épuisement des recours internes.
33. Dans la présente affaire, le requérant a clairement reconnu qu’il n'avait pas exercé les recours internes, alléguant que :
ii Ces recours n'auraient pu prospérer parce qu'un élément de la garde présidentielle était impliqué ;
ii. Le délai pour saisir les juridictions nationales était expiré lorsque les démarches devant les autorités administratives et politiques ont pris fin.
34. En ce qui concerne la première allégation, la Cour estime que le requérant allègue que la procédure devant les juridictions de l'État défendeur ne pouvait prospérer, sans pour autant apporter le moindre élément de preuve pour étayer son allégation. La Cour rejette donc l’allégation du requérant.
35. S'agissant de la deuxième allégation, la Cour fait observer que le requérant n'a pas introduit son recours devant les juridictions nationales car, comme il l’affirme lui-même, il tentait d’obtenir un règlement du différend auprès des instances administratives et politiques. Cependant, rien n'empêchait le requérant d'exercer simultanément les recours non judiciaires et judiciaires. Il aurait donc dû exercer les recours requis pour épuiser les voies de recours internes.
36. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le requérant n'a pas épuisé les recours internes disponibles dans l'État défendeur et qu'aucun des motifs avancés pour le justifier ne fait partie des exceptions prévues à l'article 40(5) du Règlement.
VI. Frais de procédure
37. La Cour note que l'article 30 de son Règlement intérieur dispose qu’« [à] moins que la Cour n'en décide autrement, chaque partie
3 Requête No. 007/2013. Arrêt du 03 juin 2016, Ai Ae c. République Unie 20 novembre de Tanzanie, 2015, para Alex 64 Ao ; voir également République ; Requête Unie de No. Tanzanie, 005/2013. Arrêt du et Requête No. 006/2013. Arrêt du 10 c. mars 2016, Ak Ac Am para et 9 autres 64 ; c. Tanzanie, para 95.
4 Requête No. 004/2013. Arrêt du 5 décembre 2014 (fond), Al Aj Ag c. Burkina et compétence), Faso, para Peter 77 ; Chachà voir également c. République Requête Unie No. de 003/2012. Tanzanie, Arrêt para (recevabilité 40.
5 Alex Ao c. Tanzanie, op. cit, para 140.
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supporte ses frais de procédure».
38. Compte tenu des circonstances de l'espèce, la Cour décide que chaque partie supportera ses frais de procédure.
VII. Dispositif
39. Par ces motifs, la Cour :
À l'unanimité :
|. Déclare qu'elle est compétente ;
ii. Dit que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées ;
ii. Déclare la requête irrecevable ;
iv. Dit que chaque partie supportera ses frais de procédure.
Opinion individuelle : BENSAOULA
1. ] e partage l'opinion de la majorité des juges quantà la compétence de la Cour et l'irrecevabilité de la requête.
2. En revanche je pense que la manière dont la Cour a traité « le défaut » va à l'encontre :
* des dispositions de l’article 55 du Règlement intérieur.
* de l’article 28 paragraphe 6 du Protocole.
* de sa jurisprudence et du droit comparé.
3. En effet, l’article 55 du Règlement dispose dans son paragraphe 1 que : « Lorsqu'une partie ne se présente pas ou s'abstient de faire valoir ses moyens, la Cour peut, à la demande de l’autre partie, rendre un arrêt par défaut après s'être assurée que la partie défaillante a dument reçu notification de la requête et communication des autres pièces de la procédure ».
Il est clair qu'aux termes de ce paragraphe 1 de l'article 55 que la décision de rendre un arrêt par défaut doit répondre à certains critères :
* l'absence de l'une des parties ou
« l'abstention à faire valoir les moyens,
* la demande de l'autre partie,
« la notification à la partie défaillante de la requête,
* la communication des autres pièces de procédure.
4. L'élément essentiel dans ce paragraphe est que le défaut doit 392 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
être prononcé « à la demande de l’autre partie ». Se prononcer sur la question du défaut est certes une question de forme et non de simple procédure et nécessite une discussion approfondie sur les éléments d'appréciation, y compris le fondement légal. Or, il ne ressort ni du dossier ni des demandes du requérant qu'il a sollicité la cour de rendre un arrêt par défaut une part.
5. La Cour a non seulement inséré sa décision de rendre l'arrêt par défaut dans le chapitre procédure devant la Cour mais en plus elle n'a donné aucune assise légale a à cette décision de rendue sans la demande de l'autre partie. Elle s’est contentée de déclarer dans son paragraphe 15 iii portant sur le résumé de la procédure devant la Cour que « le 12 octobre 2018 le greffe a porté à l'attention de l'état défendeur qu’au cours de sa 50ème session ordinaire, la Cour a décidé de lui accorder un dernier délai supplémentaire de 45 jours et que passe ce délai elle statuerait sur la requête par défaut conformément à l'article 55 du règlement et ce dans l'intérêt de la justice … ». Elle a conclu ainsi dans son paragraphe 17 « par conséquent, dans l'intérêt de la justice, la Cour rend le présent arrêt par défaut, conformément à l'article 55 du règlement ».
6. La Cour n'a donné aucune référence aux fondements de « cet intérêt de la justice ». Elle n'a pas, non plus, souligné en quoi rendre un arrêt par défaut était fondamental d'autant plus que ces arrêts ne sontpas susceptibles d'opposition ni d'appel, ni expliqué comment une telle décision pouvait faire référence à l'article 55 du règlement qui ne vise pas de pouvoir discrétionnaire.
7. Plus encore la référence à l'arrêt Ingabiré n’est nullement un fondement à cette décision du car dans cet arrêt à aucun moment dans le corps de l'arrêt ni dans son dispositif il a été question d'un arrêt de défaut, aucune partie ne l'ayant demandé. Paragraphe 17 visé par cette référence est libellé en ces termes « par conséquent, dans l'intérêt de la justice, la Cour examine la présente demande en réparation en l'absence de la réponse de l'Etat défendeur ».
8. Rendre un arrêt en l'absence du défendeur n’est en aucun cas la définition juridique du défaut qui répond, aux termes de l’article 55 sus cité, à des conditions qui doivent être obligatoirement contrôlées par la Cour.
9. Il est clair et, tel que mentionné plus haut, que l'arrêt par défaut doit répondre à certaines conditions. La Cour est dans l'obligation d'asseoir toute décision qu'elle rend, à plus forte raisons quand c'està l'encontre de dispositions claires d'un article du règlement. Qu'en statuant de la sorte la Cour a enfreint les dispositions de l'article 28 paragraphe 6 du Protocole qui lui fait obligation de An c. Rwanda (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 384 393
motiver ses arrêts.
10. En droit comparé, une jurisprudence abondante soutient ce raisonnement tel l'arrêt du 30 novembre 1987 : H c. Belgique où la Cour européenne des droits de l'homme a reconnu pour la première fois le droit à la motivation des décisions juridictionnelles en ces termes : « cette imprécision même (imprécision de la notion légale de « circonstances exceptionnelles ») appelait une motivation adéquate des deux décisions litigieuses sur le point considéré. Or, elles se sont bornés à constater l'absence de pareilles circonstances sans expliquer en quoi celles qu’invoquait l'intéressé ne possédaient pas un caractère exceptionnel » (para 53) et dans l'arrêt du 16 décembre 1992 : Ar c. Grèce, la Cour a estimé que « l'obligation de motivation constitue une garantie minimale qui se limite à l'exigence d'une clarté suffisante des motifs sur lesquels les juges fondent leurs décisions ».
11. Il est incontestable donc que prendre la décision de rendre un arrêt par défaut nécessite une motivation claire et ne peut en aucun cas se suffire d’une ligne dans le chapitre procédure devant la Cour en faisant fi des conditions exigées par l’article 55 citées plus haut.
12. Ilestclair qu'au sens de l'article sus visé, le défautne faitnullement parti de la procédure et qu'il reste une question de forme à laquelle la Cour doit répondre par rapport à sa compétence, la recevabilité etle fondement des prétentions du requérant.
13. De mon point de vue, même si la Cour opte pour user de son pouvoir discrétionnaire en statuant d'office et en rendant un arrêt par défaut, elle ne peut le faire en considérant ce point de droitcomme un élément de la procédure. Elle ne peut se contenter d'asseoir sa décision sur l'intérêt de la justice sans préciser et expliquer en quoi rendre un arrêt par défaut est dans l'intérêt de la justice.
14. En droit comparé nombreuses sont les juridictions des droits de l'homme qui traitent la décision de défaut comme une décision de forme qui vient bien après la compétence et la recevabilité. Dans son arrêt No. ECW/CC]/| UGG/03/16 rendu le 16 février 2016, la Cour de justice de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) a dans son chapitre III relatif aux motifs de la décision, traité les questions de compétence et de recevabilité avant d'aborder la question du défaut contre la République de Guinée, État défendeur, dans cette affaire. Ce n'est qu’apres cela, que la Cour a abordé le fond, à savoir, les de violations des droits de l'homme alléguées. Dans son dispositif elle déclare « la Cour statuant publiquement, par défaut 394 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
à l'encontre de la République de Guinée, en matière de violations des droits de l'homme, en premier et dernier ressort ».
En conclusion s'agissant de la question spécifique du défaut La Cour a rendu un arrêt dénué de fondement juridique et contraire aux dispositions des articles sus cités d'autant plus que cette disposition relative au défaut n'apparait, pas non plus, dans son dispositif