504 RECUEIL DE JURISPRUDENCE
Al c. Tanzanie (fond et DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
réparations) (2019) 3 RJ CA 504 Requête 018/2015, Ax Ba Al c. République-Unie de
Tanzanie
Arrêt du 26 septembre 2019. Fait en anglais et en français, le texte
anglais faisant foi.
Juges oré, kioko, ben achour, matusse, mengue, mukamulisa,
chizumila, bensaoula, tchikaya ET anukam
S'est récusée en application de l’article 22 : aboud
Le requérant a été reconnu coupable de viol sur mineur et condamné à
la réclusion à perpétuité. Il a allégué n'avoir pas eu accès aux procès-
verbaux du procès pour préparer son pourvoi en appel. Sa condamnation
a été annulée 15 ans et neuf mois plus tard, après qu'il eut introduit sa
requête devant la Cour. La Cour a estimé que l'Etat défendeur avait violé
le droit du requérant à un rocès équitable et le droit à la liberté. Elle a
réservé son arrêt sur les réparations.
Recevabilité (examen des conditions de recevabilité en l'absence de
contestation, 24)
Procès équitable (appel, 45 ; procès dans un délai raisonnable, 53, 54)
Liberté et sécurité de la personne (garanties procédurales contre la
détention arbitraire, 65)
Réparations (dommages-intérêts pour préjudice moral, 73, 74)
Les parties
M. Ax Ba Al Aci-après dénommé « le requérant ») est ressortissant de la République-Unie de Tanzanie. Dans l'affaire pénale No. 1142 de 1999 devant le Tribunal de district de Moshi, Il a été condamné le 16 mai 2000, à la réclusion à perpétuité pour crime de viol sur mineure âgée de sept (7) ans. Il était âgé de 15 ans au moment de sa condamnation.
L'État défendeur est la République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommé « l'État défendeur »), devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Le 29 mars 2010, il a déposé la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il a accepté la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant de particuliers et d'organisations non gouvernementales (ONG).
Il
A.
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Objet de la requête
Faits de la cause
Le requérant a été reconnu coupable et condamné le 16 mai 2000 par le Tribunal de district de Moshi (Tanzanie) à la réclusion à perpétuité pour crime de viol commis sur une mineure âgée de sept (7) ans. Le 19 mai 2000, il a déposé un avis d'appel devant la Haute cour de Tanzanie à Moshi, contestant la déclaration de culpabilité et la peine prononcée.
Le requérant soutient également que depuis le dépôt de cet avis, il n’a pas reçu les copies des comptes rendus d'audience et du jugement qui lui auraient permis d'interjeter appel devantla Haute cour. || affirme en outre qu’il a écrit à plusieurs reprises au greffier du Tribunal du district de Moshi, lui demandant de lui fournir ces documents, en vain.
Le requérant soutient par ailleurs qu'il a déposé devant la Haute cour de Tanzanie un recours en inconstitutionnalité pour faire valoir ses droits constitutionnels garantis à l’article 13(6)(a) de la Constitution de la Tanzanie, mais que la procédure s'est heurtée à des difficultés. || ressort du dossier que le requérant n’a pas indiqué la date de dépôt dudit recours devant la Haute cour.
Le requérant fait valoir qu'il a introduit la présente requête devant la Cour de céans le 1er septembre 2015, et que ce n'est qu'en février 2016 après le dépôt de la présente requête, que l'État défendeur lui a fourni les copies certifiées conformes des comptes rendus d'audience et du jugement rendu dans l'affaire pénale No. 1142 de 1999 devant le Tribunal de district de Moshi.
Le 9 février 2016, la Haute cour siégeant à Moshi a, de sa propre initiative, par appel pénal No. 74 de 2015, appelé le dossier du requérant. Par la suite, le 15 février 2016, elle a ordonné la tenue d'une audience de l'appel et ordonné que le compte rendu de l'appel soit signifié au requérant. Le requérant allègue qu'il a été libéré après avoir purgé quinze (15) ans et neuf (9) mois de prison. Selon l'État défendeur, le 22 février 2016, l'appel a été examiné en présence du requérant et l'accusation ne s'y est pas opposée. La Haute cour a ensuite accueilli l'appel, annulé la déclaration de culpabilité et la peine et, mettant en doute les preuves invoquées par le Tribunal de district de Moshi, il a ordonné la libération du requérant. Celui-ci affirme qu’il a été libéré en mai 2016, après avoir purgé quinze (15) ans et neuf (9) mois de sa peine.
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B. Violations alléguées
8. Le requérantallègue ce qui suit :
Que l'État défendeur a violé son droit à ce que sa cause soit entendue, en particulier son droit d'interjeter appel, prévu à l’article 7(1)(a) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et qu'il n'a pas pu jouir de son droit à un procès équitable dans les meilleurs délais :
«i. En ce qui concerne l'avis d'appel introduit trois jours après le jugement, en vue d'obtenirles copies des comptes rendus d'audience et du jugement, pour lui permettre d'interjeter appel, aucune suite n’a été donnée à sa démarche ;
ii. Il s'agit d’une manœuvre délibérée destinée à le décourager, à l’empêcher de préparer une défense efficace et à le priver de son droit à la liberté et à un procès équitable ;
iii. Le droit du requérant d’être jugé dans un délai raisonnable lui a été dénié ;
iv. Les efforts du requérant pour obtenir réparation auprès des juridictions locales de l'État défendeur se sont heurtés à des procédures complexes et à des détails techniques futiles .
v. Que l'État défendeur a violé son droit à l'égalité devant la loi, prévu à l’article 13(6)(a) de la Constitution de la République-Unie de Tanzanie de 1977. »
IN. Résumé de la procédure devant la Cour
9. La requête a été déposée au greffe le 1er septembre 2015 et notifiée à l’État défendeur le 28 septembre 2015 et transmise, par l'intermédiaire de la Présidente de la Commission de l'Union africaine, à toutes les entités et organes prévus dans le Règlement.
10. Les parties ont déposé leurs conclusions sur le fond dans les délais prescrits par la Cour et, le 20 avril 2018, elles ont été notifiées de la clôture des plaidoiries écrites. Le 2 octobre 2018, les débats ont été rouverts pour permettre aux parties de déposer leurs conclusions sur les réparations, en application de la décision prise par la Cour à sa quarante-neuvième session (du 16 avril au 11 mai 2018) de se prononcer sur le fond de l'affaire et sur les demandes de réparations dans un même arrêt.
11. Le 4 juin 2019, le conseil du requérant a informé la Cour qu'il ne parvenait pas à entrer en contact avec le requérant et sa famille et il a demandé une prorogation de délai pour pouvoir localiser le requérant. Par la suite, le 12 juin 2019, la Cour a accordé au requérant une prorogation de délai de quarante-cinq (45) jours Al c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 504 507
pour déposer ses conclusions sur les réparations.
12. Le 15 juillet 2019, le conseil du requérant a informé la Cour qu'il n'avaittoujours pas pu entrer en contactavec le requérant, celui-ci et sa famille ayant déménagé de Moshi, et qu'il était donc dans l'impossibilité de déposer les conclusions sur les réparations. Le conseil a donc demandé à la Cour de prendre une décision sur la voie à suivre.
13. Le 1er août 2019, les parties ont été informées de la clôture de la procédure écrite.
IV. Mesures demandées par les parties
14, Le requérant demande à la Cour de rendre les mesures
« a. Dire que l'État défendeur a violé l'article 7(1)(a) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ;
b. Ordonner des mesures de réparation et de compensation ;
c. Ordonner toute autre mesure que la Cour estime appropriée et équitable ».
15. Pour sa part, l’État défendeur demande les mesures suivantes à la Cour :
« 1.Ordonner que la requête soit radiée du rôle, du fait qu’elle est devenue sans objet ;
2. Dire que l’État défendeur a agi de bonne foi ;
3. Ne pas ordonner de réparation dans la mesure où les actes posés par l’État défendeur constituent une réparation suffisante
4. Rendre toute ordonnance qu'elle estime juste et appropriée ».
Compétence
16. En vertu de l’article 3 de son Protocole, la Cour a compétence « pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte ». En application de l’article 39(1) de son Règlement, « la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête telle que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l'article 40 du présent Règlement ».
17. La Cour relève que sa compétence n'est pas contestée par les parties.
18. En ce qui concerne sa compétence matérielle, la Cour fait observer que le requérant a demandé des mesures sur la base des allégations de violation de droits inscrits aux articles 7(1)(a) 508 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
de la Charte et 13(6)(a) de la Constitution de l'État défendeur.
19. La Cour en conclut qu'elle a la compétence matérielle pour examiner la présente requête.
20. S'agissant des autres aspects de sa compétence, la Cour conclut ce qui suit :
i. Elle a la compétence personnelle à l'égard des parties, étant donné que l’État défendeur a déposé, le 29 mars 2010, la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle elle permet au requérant de la saisir directement de la présente requête en vertu de l’article 5(3) du Protocole ;
ii. Elle a la compétence temporelle, dans la mesure où les violations alléguées ont un caractère continu et qu'elles se sont produites après la ratification du Protocole par l'État défendeur.
ii. Elle a la compétence territoriale, dans la mesure où les faits de la cause se sont produits sur le territoire d'un État partie au Protocole, en l'occurrence l'État défendeur.
21. Au regard de ce qui précède, la Cour se déclare compétente pour examiner la présente Requête.
22. Enapplication de l'article 39(1) du Règlement, « La Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête, telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».
23. L'article 40 du Règlement, qui reprend en substance l'article 56 de la Charte, définit les conditions de recevabilité des requêtes comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l'article 56 de la Charte auxquelles renvoie l'article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat ;
2. Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
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7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l'Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine ».
24, La Cour relève que l'État défendeur ne conteste pas la recevabilité de la requête. Toutefois, en application des dispositions de l’article 39(1) de son Règlement, elle procède à l'examen des conditions de recevabilité telles que prévues à l’article 40 dudit Règlement, qui reprend les dispositions de l'article 56 de la Charte.
25. La Cour fait également observer qu'il ressort du dossier que les conditions de recevabilité énoncées aux articles 40(1), (2), (3), (4) et 7 du Règlement sont remplies.
26. La Cour fait encore observer que l'exigence de l'épuisement des recours internes prévue à l’article 56(5) de la Charte, telle que reprise à l'article 40(5) du Règlement, doit être également remplie préalablement au dépôt d'une requête devant elle. Cependant, exception peut être faite de cette condition dès lors que les recours internes ne sont pas disponibles, sont inefficaces, insuffisants ou si les procédures devant les juridictions nationales se prolongent de façon anormale. En outre, les recours à épuiser doivent être des recours judiciaires ordinaires.‘
27. La Cour relève en outre qu'en l'espèce, le requérant a tenté d'exercer les recours disponibles en déposant un avis d'appel le 19 mai 2000 dans l'affaire pénale No. 1142 de 1999. Par la suite, il a demandé que lui soient remises des copies des comptes rendus d'audience et du jugement concernant l'affaire, ce qui lui aurait permis d'interjeter appel devant la Haute cour. Le requérant soutient également qu’il a déployé des efforts considérables et écrit à de nombreuses reprises au greffier du Tribunal du district de Moshi en vue d'obtenir des copies certifiées des comptes rendus d'audience et du jugement, mais que ses lettres sont restées sans suite.
28. Alors qu'il avait déposé un avis d'appel indiquant son intention d'intégrer appel, le requérant n'a pu exercer ce recours faute d'obtenir des copies certifiées des comptes rendus d'audience et du jugement. Pour cette raison, même si les recours étaient disponibles en théorie, le requéranta été empêché de les exercer. 29. À cetégard, la Courtientà rappeler sa jurisprudence selon laquelle, pour que les recours soient considérés comme étant disponibles,
Requête No. 003/2015. Arrêt du 28 septembre 2017 (fond), Bd Ab Aa 032/2015. et Arrêt un autre du 21 c. République-Unie mars 2018 (fond), de Ar Ak, As B c. République- 56 ; Requête Unie No. de Tanzanie, para 45.
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il ne suffit pas qu’ils existent dans le système judiciaire national, mais qu'ils puissent également être exercés sans entrave par les individus.” En l'espèce, la Cour relève que les recours internes, bien que disponibles, n'ont pu être exercés par le requérant, l'État défendeur ne lui ayant pas fourni les documents nécessaires. La Cour considère dès lors que la condition de recevabilité est
30. L'article 56(6) de la Charte, tel qu'il est repris à l'article 40(6) du Règlement, requiert que les requêtes soient soumises à la Cour dans un délai raisonnable après l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine. La Cour note que le requérant n'ayant pas pu exercer ces recours, la question du caractère raisonnable du délai est sans objet.
31. À la lumière de ce qui précède, la Cour constate que la requête remplit toutes les conditions de recevabilité définies aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement et la déclare recevable en conséquence.
VII. Fond
32. Le requérant allègue la violation de son droit d’interjeter appel, de son droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable et de son droit à la liberté, tels qu'ils sont garantis respectivement aux articles 7(1)(a) et (d) et 6 de la Charte.
33. La Cour relève que la présente requête soulève trois questions, à savoir s’il y a eu violation des droits suivants :
i. Le droit d’interjeter appel ;
ii. Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable ;
ii. Le droit à la liberté.
A. Violation alléguée du droit d’interjeter appel
34. Le requérant soutient que l'État défendeur a violé son droit d'interjeter appel, droit inscrit à l'article 7(1)(a) de la Charte, pour l'avoir empêché d'interjeter appel du jugement du Tribunal de district de Moshi dans l'affaire pénale No. 1142 de 1999, par
2 Requête No. 013/2011. Arrêt du 28 mars 2014 (fond), Ayants droit de feus Ay Am et autres c. Ap Ao, para 68 ; Requête No. 001/2014, Arrêt du 18 novembre 2018 (fond), Action pour la protection des droits de l'homme (APDH) c. République de Côte d'Ivoire, paras 94 à 106.
3 Requête No. 006/2016, Arrêt du 7 décembre 2018 (fond), Aq Bf Bh c. République-Unie de Tanzanie, para 49.
Al c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 504 511
lequel le Tribunal l'avait reconnu coupable de viol et condamné à la réclusion à perpétuité.
35. Le requérant affirme également que son droit à un procès équitable dans un délai raisonnable a été violé, du fait qu'il n'a jamais reçu les copies certifiées des comptes rendus d'audience et du jugement, alors qu'il avait déposé son avis d'appel trois (3) jours seulement après le jugement du Tribunal de district. Il souligne également qu'il a tenté d'obtenir ces documents par lettres successives adressées au Greffier du Tribunal de district de Moshi, sans succès. Il ajoute qu'il est resté en prison pendant quinze (15) ans et neuf (9) mois dans l'attente des documents nécessaires pour interjeter appel.
36. Le requérant allègue également qu'il a été empêché de saisir la Haute cour de Tanzanie siégeant à Moshi comme l'autorisent les articles 4 et 5 de la loi tanzanienne sur les droits fondamentaux et les devoirs et de faire valoir ses droits constitutionnels inscrits à l’article 13(6)(a) de la Constitution tanzanienne.
37. L'État défendeur soutient que le 9 février 2016, la Haute cour de Moshi a, de sa propre initiative, appelé le dossier de l'appel pénal No. 74 de 2015 et l'appel du requérant a été réinscrit au rôle. Le 15 février 2016, la Haute cour a ordonné que l'appel soit entendu et que le compte rendu d'audience lui soit notifié.
38. L'État défendeur soutient en outre que le 22 février 2016, le recours du requérant en appel a été entendu en sa présence et que le Ministère public ne s'y est pas opposé. La Haute cour a alors fait droit à l'appel, annulé la déclaration de culpabilité et la peine prononcée, et ordonné la remise en liberté du requérant, au motif que l'État défendeur n'avait pas soutenu ni la déclaration de culpabilité ni la peine prononcée et qu'il existait des doutes sur les preuves qui avaient fondé la décision du Tribunal de district. 39. L'État défendeur ajoute que l'affaire a été tranchée définitivement par la Haute cour de Tanzanie en ce qu’elle a entendu l'appel, annulé la déclaration de culpabilité et la peine prononcée, et ordonné la remise en liberté du requérant ; et que le Ministère public avait décidé de ne pas faire appel de la décision de la Haute cour. L'État défendeur a voulu ainsi démontrer sa bonne foi 512 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
et offrir une réparation suffisante au requérant.
40. L'État défendeur nie avoir empêché le requérant d'introduire un recours en inconstitutionnalité et il le met au défi d'apporter des preuves irréfutables à l'appui de cette allégation non étayée, qui doit être rejetée car dénuée de tout fondement.
41. L'État défendeur n'a fait aucune observation en réponse à l’assertion du requérant selon laquelle il a passé plus de quinze (15) ans en détention avant que son appel ne soit entendu, alors qu'il avait déposé son avis d'appel trois (3) jours après sa déclaration de culpabilité.
42. L'article 7(1)(a) et (d) de la Charte est libellé comme suit :
« 1, Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
a. Le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ».
43. S'agissant du droit d’interjeter appel, la Cour rappelle que ce droit requiert que les justiciables aient la possibilité de saisir les juridictions compétentes et de faire appel des décisions ou d'actes qui portent atteinte à leurs droits. Cela exige donc que les États mettent en place des mécanismes appropriés en vue de tels recours et prennent les mesures nécessaires pour faciliter l'exercice de ce droit par les justiciables, notamment en leur fournissant, dans un délai raisonnable, les copies des jugements ou des décisions dont ils souhaitent faire appel.*
44. La Cour relève qu'un État, comme l'Etat défendeur, qui s’est doté de juridictions de cette nature, a l'obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d'elles des garanties fondamentales offertes par ces juridictions. Il doit assurer aux requérants un droit effectif d’accès aux tribunaux pour vérifier le bien-fondé de toute accusation, notamment en matière pénale.”
45. La Cour conclut en conséquence que l’État défendeur a violé le droit du requérant d'interjeter appel, droit inscrit à l’article (7)(1)
4 Arrêt Bd Aa c. Tanzanie, paras 117 et 118.
5 CEDH, Be c. Belgique, 17 janvier 1970, para 25, série A No. 11; et CEDH, Bi c. France, No. 71658/10, para 30, 9 janvier 2014.
Al c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 504 513
(a) de la Charte.
Violation alléguée du droit d’être jugé dans un délai raisonnable
46. Le requérant affirme que son droit d’être jugé dans un délai raisonnable lui a été dénié. Il réitère l'argument selon lequel le refus par l'État défendeur, de lui fournir les copies des comptes rendus d'audience et du jugement l'a empêché d'interjeter appel. Il ajoute, sans fournir de preuve, que ses autres tentatives en vue d'obtenir justice devant les juridictions internes se sont heurtées à différents obstacles.
47. L'État défendeur soutient, pour sa part, que les violations alléguées par le requérant sont devenues sans objet et qu'il avait agi de bonne foi pour avoir remis le requérant en liberté et annulé sa déclaration de culpabilité et sa peine.
48. La Cour rappelle que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable constitue l’un des principes cardinaux du droit à un procès équitable et que prolonger indûment l'affaire au niveau de la procédure en appel est contraire à la lettre et à l'esprit de l'article 7(1)(d) de la Charte.° Dans l’Affaire Aj Ad Ag & 9 autres c. République-Unie de Tanzanie, la Cour s'est prononcée comme suit :
« [Lj'effet dissuasif du droit pénal ne peut être efficace que si la société peut voir que les auteurs des crimes sont jugés et, s'ils sont déclarés coupables, qu'ils seront ensuite condamnés dans un délai raisonnable, tandis que les suspects innocents ont indéniablement un très grand intérêt à ce que leur innocence soit rapidement reconnue ».”
49. La Cour tient à souligner que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable concerne toutes les étapes du procès, en première
Requête No. 005/2013, Arrêt du 20 novembre 2015 (fond), Ac Bb c. République-Unie de Tanzanie (2015) 1 RJ CA 502, para 103.
Requête No. 006/2013. Arrêt du 18 mars 2016, Aj Ad Ag & 9 autres c. République-Unie de Tanzanie (2016) 1 RJ CA 549, para 127. Voir aussi, Arrêt Bd Aa c. République-Unie de Tanzanie (2017) 2 RJ CA 93-94, paras 118 à 121.
514 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
instance et en appel.
50. Pour déterminer le caractère raisonnable du délai dans lequel un procès doit être mené jusqu'au bout, la Cour suit la même approche que celle adoptée par la Cour interaméricaine et par la Cour européenne des droits de l'homme.® Selon cette approche, trois éléments doiventêtre pris en compte pour évaluerle caractère raisonnable du temps consacré aux procédures judiciaires. Ces éléments sont : (a) la complexité de l'affaire; (b) les activités de procédure menées par la partie intéressée et (c) le comportement des autorités judiciaires.’
51. En l'espèce, la Cour relève que compte tenu du fait qu'il s’agit d’une affaire peu complexe, le délai de plus de quinze (15) ans 15 ans avant que l'appel du requérant ne soit entendu constitue un retard excessif et inexplicable. L'avis d'appel du requérant a été déposé trois (3) jours après le jugement du Tribunal de district et tout au long de sa détention, il n'a cessé de demander des copies du jugement et des comptes rendus d'audience, qui devaient lui permettre d'introduire un recours. La Cour relève également que pendant plus de quinze (15) ans, le requérant n'a pas été en mesure d'exercer son droit d'interjeter appel, l'État défendeur ne lui ayant pas fourni les documents nécessaires pour ce faire.
52. La Cour note également que la Haute cour a décidé, en février 2016, de sa propre initiative, d'inscrire l'appel au rôle et de l'entendre. C’est ainsi que la Haute cour a annulé la déclaration de culpabilité et la peine prononcée et ordonné la remise en liberté du requérant.
53. La Cour conclut que dès lors que l’État défendeur n’a pas fourni au requérant des copies certifiées conformes des comptes rendus d'audience et du jugement dans un délai raisonnable, le requérant a été privé de la possibilité d'exercer son droit d'interjeter appel, avec pour conséquence la violation de son droit d’être jugé dans un délai raisonnable.
54. La Cour dit en conséquence que l’État défendeur a violé le droit du requérant d'être jugé dans un délai raisonnable, droit inscrit à l’article 7(1)(d) de la Charte.
8 CEDH, Requête No. 17140/05, Arrêt du 24 avril 2008 : Af et autres c. Luxembourg, para 48 et CEDH Requête No. 21444/11, Arrêt du 5 novembre 2015 Henrioud c. France, para 58.
9 Arrêt Ac Bb c. République-Unie de Tanzanie, para 104.
Al c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 504 515
C. Violation alléguée du droit à la liberté
55. Le requérant soutient que l'État défendeur a violé son droit à la liberté, du fait qu'il a été dans l'impossibilité de faire appel de sa déclaration de culpabilité et de la peine prononcée, n'ayant pas reçu les documents qui devaient lui permettre d'interjeter appel, ce qui a eu pour conséquence son maintien en détention, de manière arbitraire.
56. Le requérant affirme qu’après avoir déposé la présente requête devant la Cour de céans, après quinze (15) ans 15 ans et neuf (9) mois passés en prison, il a été remis en liberté en mai 2016, sur ordonnance de la Haute cour de Tanzanie siégeant à Aw suite à l'annulation la déclaration de sa culpabilité et de la peine prononcée le 22 février 2016.
57. Pour sa part, l’État défendeur fait valoir que l'affaire a été réglée par la Haute cour de Tanzanie, qui a annulé la déclaration de culpabilité ainsi que la peine prononcée et ordonné la remise en liberté du requérant. L'État défendeur soutient en outre qu'il a choisi de ne pas faire appel de la remise en liberté du requérant et qu’étant satisfait de la décision, celui-ci n’a pas poursuivi l’affaire. L'État défendeur affirme qu’il a agi de bonne foi et que le dossier est clôturé.
58. L'article 6 de la Charte est libellé comme suit :
« Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement déterminées par la loi ; en particulier nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement ».
59. La Cour rappelle que « pour déterminer si une privation de liberté particulière est arbitraire ou non, la jurisprudence internationale en matière de droits de l'homme s'appuie sur trois critères que sont la légalité de la privation, l'existence de motifs clairs 516 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
et raisonnables et la disponibilité de garanties procédurales contre l'arbitraire. Ces conditions sont cumulatives et le non- respect d’une seule d’entre elles rend arbitraire toute privation de
60. En l'espèce, la Cour relève que l'État défendeur n'a pas pris les mesures nécessaires pour que le requérant dispose des documents et des copies certifiées conformes des comptes rendus d'audience et du jugement, ce qui lui aurait permis d'interjeter appel de sa déclaration de culpabilité.
61. Dans la jurisprudence comparée, notamment celle de la Cour européenne, la réclusion à perpétuité est considérée comme étant incompatible avec l'esprit de la Convention européenne des droits de l'homme.” La Cour est d'avis qu’un État est libre de choisir sa forme de système de justice pénale, y compris le réexamen des peines et les conditions de libération, à condition que le système adopté ne soit pas contraire à la Charte. En l'espèce, l'État défendeur disposait donc d'une marge d'appréciation pour déterminer la durée appropriée de la peine d'emprisonnement.
62. La Cour fait également observer que le requérant aurait pu être remis en liberté plus tôt par la Haute cour si son appel avait pu être examiné dans les délais, compte tenu, en particulier, du fait que lorsque l'appel a finalement été entendu, la déclaration de culpabilité a été annulée, au motif que les éléments de preuve invoqués par le Tribunal de district étaient viciés. II ressort en effet du dossier que les documents requis ne lui ont été fournis que quinze (15) ans après qu'il eut déposé l'avis indiquant son intention d'interjeter appel de sa condamnation.
63. La Cour relève toutefois que l'État défendeur ne s'est pas opposé à l'appel devant la Haute cour lorsque, le 22 février 2016 celle-ci a annulé la déclaration de culpabilité et la peine prononcée et ordonné la libération du requérant. La Cour constate par ailleurs que le requérant n'a pas fourni d'éléments à l'appui de sa demande en réparation.
64. || est toutefois de jurisprudence établie que les « mesures de relaxe ou d'abrogation des lois n’entament en rien les violations perpétrées, ni n'absolvent les gouvernements de leur responsabilité desdites violations»."? Il en résulte que le seul fait
10 Bd Aa c. Tanzanie (fond) para 131.
11 CEDH, Arrêt, affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC] No. 66069/09, 130/10 et 3896/10. Arrêt du 9/7/2013. Affaire kalkaris c. chypre [GC]. No. 21906/04. Arrêt du 12/2/2008 [GC].
12 Cour interaméricaine des droits de l'homme (CEDH), Arrêt du 2/07/2004 (exceptions préliminaires, fond, réparations et dépens), affaire C c.
Al c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 504 517
d’avoir par la suite annulé la peine et la culpabilité du requérant, comme d'avoir permis sa remise en liberté après quinze (15) ans 15 ans et neuf (9) mois de détention, n’efface pas l’imputation à l'État défenseur du préjudice lié au défaut de garanties procédurales, le requérant n'ayant jamais pu défendre sa cause en appel. ;
65. La Cour conclut en conséquence que l'Etat défendeur a violé le droit du requérant à la liberté, droit garanti à l’article 6 de la Charte, pour n'avoir pas mis à sa disposition les garanties procédurales qui auraient permis d'éviter une longue détention arbitraire.
66. Dans ses conclusions sur le fond, le requérant demande à la Cour d’ordonner des mesures de réparation etune juste compensation. 67. Pour sa part, l'État défendeur demande à la Cour de dire qu'il a agi de bonne foi en ordonnant la remise en liberté du requérant et de ne pas ordonner de mesures de réparation, l'acte de remise en liberté étant en lui-même une réparation suffisante.
68. L'article 27(1) du Protocole dispose que « [Iorsqu'elle estime qu'il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l'octroi d'une réparation ».
69. À cet égard, l’article 63 du Règlement dispose que « [la] Cour statue sur la demande de réparation introduite en vertu de l'article 34(5) du présent Règlement dans l'arrêt par lequel elle constate une violation d'un droit de l'homme et des peuples, ou, si les circonstances l'exigent, dans un arrêt séparé ». ;
70. La Cour rappelle sa position sur la responsabilité de l'État dans l'affaire At Az Bc Bg c. République-Unie de Tanzanie, selon laquelle « toute violation d’une obligation internationale ayant causé un préjudice doit faire l'objet d'une
Costa Rica.
518 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
réparation adéquate »."
71. S'agissant de la demande du requérant concernant d'autres formes de réparation, la Cour relève que même si le requérant a demandé des mesures de réparation dans ses conclusions sur le fond, aucune des parties n'a formulé d'observations détaillées à ce sujet.
72. La Cour estime cependant que même si le requérant n'a pas présenté de conclusions détaillées sur les réparations, la gravité des violations constatées lui donne droit à réparation pour préjudice qu'il a subi.
73. La Cour rappelle qu'il existe une présomption de préjudice moral envers un plaignant lorsqu'il est établi que ses droits ont été violés, sans qu'il soit nécessaire de démontrer un lien entre la violation et le préjudice.“ La Cour rappelle en outre que dans l'évaluation des montants à allouer pour préjudice moral, les tribunaux doivent faire preuve d'équité et traiter chaque affaire au cas par cas. Pour ordonner une indemnisation dans de tels cas, la Cour attribue généralement une somme forfaitaire aux victimes.!* 74. La Cour relève qu'il ressort du dossier qu'au moment de sa condamnation, le requérant était un adolescent de 15 ans. La Cour estime que compte tenu de l’incarcération arbitraire du requérant pendant près de seize 16 ans, la majeure partie de sa jeunesse est déjà perdue et il n'a pas non plus pu jouir des autres droits inscrits dans la Charte, notamment le droit à l'éducation, le droit à la famille, le droit au travail, le droit au respect de la vie privée et le droit de participer librement à la vie publique de son pays. En outre, le requéranta subi un préjudice moral résultant de sa condamnation, de la peine prononcée et de son incarcération, notamment des traumatismes émotionnels et psychologiques.
75. En l'espèce, en application des dispositions de l'article 63 ci-dessus, la Cour décide qu'elle rendra un arrêtsurles réparations à un stade ultérieur de la procédure.
13 Requête No. 011/2011. Arrêt sur les réparations, 13 juin 2014, At Az Bc Bg c. République-Unie de Tanzanie 1 RJ CA (2014) 82, para 27.
14 Requête No. 013/2011. Arrêt du 5 juin 2015 (réparations), Ayants-droit de feus Ay Am et autres c. Ap Ao (2015) 1 RJ CA 333, para 61 ; Requête No. 003/2014, Arrêt du 7 décembre 2018 (réparations), Av Ai An c. Au (2018) 2 RICA 212 & 217-218 ; paras 20-22, 59 ; Requête 007/2019, Arrêt du 4 juillet 2019 (réparations), Ah Ae c. Tanzanie (2019) 2 RJ CA 634, para 43.
15 Ae c. Tanzanie (réparations) para 44.
Al c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 504 519
IX. Sur les frais de procédure
76. L'article 30 du Règlement dispose : « À moins que la Cour n'en dispose autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure
77. La Cour relève qu'aucune des parties n'a déposé d'observation sur les frais de procédure.
78. En l'espèce, la Cour décide qu'elle statuera sur les frais de procédure à un stade ultérieur de la procédure.
X. Dispositif
La Cour,
À l'unanimité :
Sur la compétence
Sur la recevabilité
i. Déclare la requête recevable.
Sur le fond
ii. Dit que l'État défendeur a violé le droit du requérant d'interjeter appel et d'être jugé dans un délai raisonnable, droit inscrit à l’article 7(1)(a)(d) de la Charte, en ce qui concerne le fait que le requérant n'a pas reçu les copies des comptes rendus d'audience et du jugement relatifs à l'affaire pénale No. 1142 de 1999 devant le Tribunal de district de Moshi ;
iv. Dit que l'État défendeur a violé le droit du requérant à la liberté, droit inscrit à l'article 6 de la Charte, pour n'avoir pas rendu disponibles les garanties procédurales destinées à prévenir la prolongation de la détention du requérant.
Sur les réparations
v. Dit, qu’elle statuera sur les demandes de réparation à un stade ultérieur.
Sur les frais de procédure
vi. Réserve sa décision sur les frais de procédure.