Ac c.
Ac c. Tanzanie Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 617 617
(fond et réparations) (2019) 3 RICA Requête 013/2015, Ah Av Ac c. République-Unie de Tanzanie
Arrêt du 28 novembre 2019. Fait en anglais en français, le texte anglais faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSÉ, BEN ACHOUR, MATUSSE, CHIZUMILA, et BENSAOULA
Le requérant a été reconnu coupable et condamné pour son entrée et sa présence illégales sur le territoire tanzanien alors qu’il avait affirmé être tanzanien de naissance et qu’il résidait en Tanzanie depuis sa naissance. La Cour a décidé que le requérant a fait la preuve prima facie de sa nationalité tanzanienne et qu’il incombait à l'Etat défendeur de prouver le contraire. La mère du requérant a témoigné devant la Cour et produit une copie certifiée conforme d’un certificat de naissance. La Cour a estimé que le droit du requérant à la nationalité et son droit de ne pas être arbitrairement détenu avaient été violés. Elle a accordé au requérant des dommages-intérêts pour préjudice moral à titre de réparation. La Cour a en outre ordonné que le requérant soit immédiatement remise en liberté puisqu’il avait été maintenu en détention pendant plus de six ans après que sa peine eut été purgée. La Cour a également accordé des dommages-intérêts pour préjudice moral à sa mère qui a été considérée comme une victime indirecte.
Compétence (forme et contenu de la requête, 29 ; examen des procédures pertinentes, 32)
Recevabilité (forme et contenu de la requête, 48, 49 ; épuisement de recours internes, 61, 62 ; introduction dans un délai raisonnable, 69)
Interprétation (Déclaration universelle faisant partie du droit international coutumier, 85)
Dignité (nationalité, 87)
Nationalité (refus arbitraire, 88, 97, 103)
Preuve (charge de la preuve, 91-93 ; témoin, 99)
Liberté et sécurité de la personne (arrestation et détention arbitraires, 110, 111)
Mouvement (arrestation et détention arbitraires, 127)
Réparations (dommages-intérêts pour préjudice matériel, 144 ; dommages-intérêts pour préjudice moral subi par le requérant, 148, 149 ; dommages-intérêts pour préjudice moral subi par la mère du requérant, 157, 158 ; remise en liberté, 163, 164)
Opinion dissidente : BENSAOULA (conjointement avec NIYUNGEKO)
Recevabilité (soumission dans un délai raisonnable, 7) 618
Il RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Les parties
M. Ah Av Ac Aci-après dénommé « le requérant »), a été condamné à deux (2) ans de prison pour entrée et « séjour illégal » en Tanzanie dans l'affaire pénale No. 35/2010 devant la Cour du Juge résident de Kagera à Bd. Le requérant qui affirme être de nationalité tanzanienne est emprisonné depuis le 10 janvier 2010.
La République-Unie de Tanzanie (ci-après désignée « l’État défendeur »), est devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des Peuples (ci-après désignée « la Charte »), le 21 octobre 1986 et au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désigné «le Protocole »), le 10 février 2006. L'État défendeur a également déposé, le 29 mars 2010, la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il a accepté la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales dotées du statut d’observateur auprès de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après, « la Commission »).
Objet de la requête
La requête est relative à la détention du requérant, fondée sur le fait qu’il n’est pas en possession des documents nécessaires pour séjourner légalement dans l’État défendeur. Le requérant allègue que l’État défendeur a violé ses droits à la nationalité, à la liberté et à la libre circulation.
Faits de la cause
Il ressort de la requête que le requérant a été arrêté le 8 janvier 2010 par les services de l'Immigration tanzanienne. Par la suite, il a été poursuivi et condamné en première instance, le 17 janvier 2011, au paiement d’une amende quatre-vingt mille (80 000) shillings tanzaniens ou à défaut, à deux (2) ans de prison ferme et dix (10) coups de fouet par le magistrat résident de Ck, pour entrée illégale et séjour irrégulier sur le territoire de l’État défendeur.
Par la suite, il a interjeté appel de la condamnation devant la Haute cour de Bd (ci-après désignée « la Haute cour »), qui a, le 6 juin 2011, confirmé la condamnation et la peine privative de liberté parce que le requérant n'avait pas payé l'amende de Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 617 619
quatre-vingt mille (80 000) shillings tanzaniens et annulé la peine de châtiment corporel. La Cour l’a condamné également à six (6) mois de prison pour outrage à magistrat et ordonné son expulsion du territoire de l’État défendeur dès la fin de sa peine de prison. 6. Le requérant a alors formé un recours devant la Cour d'appel et celle-ci a confirmé la condamnation à deux (2) ans de prison, le 4 juin 2012, a annulé la peine de six (6) mois de prison pour outrage à magistrat, ainsi que l’ordre d’expulsion qui, de l’avis de ladite juridiction, relève de la compétence du Ministre de l'Intérieur. Par la suite, le 4 décembre 2012, le Ministre de l'Intérieur a émis des ordres d'expulsion et de détention.
7. Le requérant affirme qu’il est citoyen tanzanien de naissance, de père et de mère, qui sont également de nationalité tanzanienne et qu’il a toujours vécu en Tanzanie depuis sa naissance.
8. L'État défendeur conteste cette version et affirme détenir la preuve que le requérant n’a jamais été citoyen tanzanien et qu’il possède la nationalité de deux autres pays, à savoir l’Afrique du Sud et le Royaume Uni.
B. Violations alléguées
9. Le requérant allègue que « son arrestation et sa détention sont illégales et en violation de la Constitution tanzanienne, de l’article 59(1) du Protocole [additionnel] 1 à la Convention de Genève et des articles 1 à 4 de la Convention de Genève de 1949 ».
10. Il allègue en outre la violation des articles 1 et 12(1) et (2) de la Charte et de son droit à la nationalité.
11. La Cour a été saisie de la requête le 2 juin 2015. Le Greffe l’a notifiée à l’État défendeur le 15 septembre 2015, l’invitant à faire connaître sa réponse dans un délai de soixante (60) jours. Le même jour, la requête a été communiquée au Conseil exécutif de l’Union africaine et, par l'intermédiaire de la Présidente de la Commission de l’Union africaine, aux États parties au Protocole, conformément à l’article 35(3) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »).
12. La Cour relève que la requête initiale a été introduite le 2 juin 2015 par Mme Be Ac, la grand-mère du requérant, au nom de son petit-fils. Toutefois, toutes les communications ultérieures reçues par la Cour émanaient du conseil du requérant et du requérant lui-même. Pour cette raison, et dans le but d'éviter la confusion, la Cour de céans a rendu une ordonnance le 17 620 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
janvier 2018, visant à modifier le titre de la requête et éviter ainsi une confusion des noms. La nouvelle requête est donc devenue requête No. 013/2015 Ah Av Ac c. République- Unie de Tanzanie, au lieu de requête No. 013/2015 - Be Av Ac représentant Ah Av Ac c. République-Unie de Tanzanie.
13. Les parties ont déposé leurs conclusions dans les délais impartis et celles-ci ont été communiquées. Les 19 et 20 mars 2018, la Cour a tenu une audience publique à laquelle les Parties étaient représentées.
14. En application de la décision rendue par la Cour à sa quarante- neuvième (49ème) session ordinaire, qui s'est tenue du 16 avril au 11 mai 2018 et dans laquelle elle avait décidé de statuer en même temps au fond et sur les réparations, les parties ont été invitées à déposer leurs conclusions sur les réparations. Le requérant a déposé ses observations sur les réparations, le 1er août 2018 et copie a été communiquée à l’État défendeur le 6 août 2018. Celui-ci n’a pas fait connaître sa réponse.
15. Conformément à la décision rendue à sa cinquante-et-unième (51ème) session ordinaire tenue en Tunisie du 12 novembre au 7 décembre 2018, la Cour a décidé de proposer aux parties d'engager une procédure de règlement à l'amiable, prévue à l’article 57 du Règlement.
16. Les parties ont accepté l'initiative de la Cour en faveur d’un règlement à l’amiable. Le requérant a soumis ses questions à examiner en vue d’un règlement à l’amiable et celles-ci ont été dûment transmises à l’État défendeur pour qu’il fasse connaitre ses observations.
17. Toutefois, malgré les multiples rappels, l’État défendeur n’a pas répondu aux questions formulées par le requérant en vue d’un règlement à l'amiable. La Cour a donc décidé de poursuivre l'examen de la requête sur le fond.
18. Au cours de la cinquante-quatrième (54ème) session ordinaire de la Cour tenue à Arusha du 2 au 27 septembre 2019, la Cour avait décidé d’effectuer une visite au requérant à la prison de Bd et à la plantation de café qui appartiendrait à sa famille, pour obtenir plus d'informations sur des questions essentielles.
19. Le 1er octobre 2019, le greffe a envoyé une lettre, dans ce sens, aux parties pour leur proposer de prendre part à la visite sur les lieux en leur impartissant un délai de sept (7) jours pour répondre. Le 7 octobre 2019, l’Avocat du requérant a répondu et exprimé sa disponibilité à participer à des dates fixées par la Cour. L'État Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 617 621
défendeur n’a pas répondu à cette proposition.
20. L'État défendeur n'ayant pas répondu, la Cour a annulé la visite envisagée et a plutôt envoyé aux parties, le 17 octobre 2019, une liste de questions dont les réponses étaient attendues dans un délai de dix (10) jours pour faciliter le travail de la Cour. Les deux parties n’ont pas soumis leurs réponses aux questions posées par la Cour.
21. Le 8 novembre 2019, la Cour a informé les parties de la clôture de la procédure et leur a indiqué qu’elle rendrait un arrêt sur la base des documents à sa disposition.
IV. Mesures demandées par les parties
22. Le requérant demande à la Cour de rendre les mesures suivantes : «i. Dire qu’il est citoyen de l’État défendeur ;
ï. Constater que pour avoir maintenu le requérant en détention en violation des droits garantis par la Constitution, l’État défendeur a agi en violation de l’article 12(1) et (2) de la Charte ;
ii. Ordonner à l’État défendeur de libérer le requérant, son maintien en détention étant contraire à la loi ».
23. Pour sa part, l’État défendeur demande à la Cour de dire ce qui suit :
«i. Que M. Ah Av Ac est également connu sous le nom de Av Ah Ac, Ah Av Bh, Av Ah Bh et également sous le nom de Ah Av Cj ;
ii. Que M. Ac n’est pas citoyen tanzanien ;
ii. Que M. Ac a deux nationalités celle de l'Afrique du Sud et celle du Royaume-Uni et d’Irlande du Nord ;
iv. Que le Ministère public a prouvé sa thèse contre M. Ac au- delà de tout doute raisonnable dans l'affaire pénale No. 35 de 2010 ; v. Que la déclaration de culpabilité et la peine prononcée dans l'affaire pénale No. 35 de 2010 étaient conformes à la loi ;
vi. Que toutes les procédures relatives aux poursuites engagées dans les affaires pénales No. 35 de 2010, dans les appels en matière pénale No. 9 de 2011 et No. 179 de 2011 ont été menées conformément à la loi ;
vii. Que le mandat de détention délivré contre M. Ac est conforme à la loi ;
viii. Que la mesure de reconduite à la frontière prise contre M. Ac est conforme à la loi ;
ix. Que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé le droit de M. Ac à la liberté ;
x. Que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé le droit de M. Ac à ce que sa cause soit entendue ;
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xi. Que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé le droit de M. Ac à la défense ;
xii. Que la requête est rejetée ».
V. Compétence
24. La Cour observe que l’article 3 du Protocole dispose comme suit : « 1.La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les Etats concernés.
2. En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide ».
25. La Cour relève, en outre, qu'aux termes de l’article 39(1) du Règlement :
« La Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence ».
26. Sur la base des dispositions susmentionnées la Cour doit, dans toute requête, préalablement procéder à une évaluation de sa compétence et statuer sur les exceptions éventuelles à sa compétence.
A. Exception d’incompétence matérielle
27. L'exception d’incompétence matérielle soulevée par l’État défendeur porte sur deux aspects essentiels, à savoir la forme et le contenu de la requête et le pouvoir de la Cour de statuer sur les questions de preuve qui ont été tranchées par les juridictions.
i. Exception relative à la forme et au contenu de la requête
28. L'État défendeur fait valoir que la Cour n’est pas compétente pour examiner la présente requête, au motif que le document qui a été initialement soumis par le requérant n’est pas une requête au sens du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples.
29. La Cour estime que la question de la forme de la lettre et de son contenu relève plutôt de la recevabilité de la requête et cette exception sera donc examinée dans la partie concernant la recevabilité.
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Exception relative au pouvoir de la Cour d’apprécier les questions de preuve
30. Pour l’État défendeur, la requête vise à étendre la compétence de la Cour de céans au-delà du mandat prévu à l’article 3 du Protocole et à l’article 26 de son Règlement et lui faire assumer la compétence dévolue à une juridiction suprême d’appel. En effet, selon l’État défendeur, il est demandé à la Cour de statuer sur des questions de preuve déjà tranchées par la Cour d’appel, qui est la plus haute juridiction du pays. L'État défendeur soutient donc que la Cour africaine n’a pas compétence pour se prononcer sur des questions de preuve déjà traitées au plus haut niveau de son système judiciaire.
31. Pour sa part, le requérant affirme que la Cour de céans est compétente, dans la mesure où, conformément à son Règlement, elle est dotée du pouvoir d'évaluer les éléments de preuve versés au dossier en rapport avec le statut du requérant et sa citoyenneté.
32. La Cour rappelle, conformément à sa jurisprudence constante,‘ qu’elle n’est pas une instance d'appel des décisions rendues par les juridictions nationales. Toutefois, comme le relève sa jurisprudence, cela ne l'empêche pas d'examiner si la procédure devant les tribunaux nationaux était conforme aux normes internationales énoncées dans la Charte ou dans d’autres instruments relatifs aux droits de l'homme applicables, auxquels
33. Enl’espèce, la Cour relève que les griefs soulevés par le requérant devant la Cour de céans portent sur la question de savoir si les
Voir Requête No. 001/2015. Arrêt du 7 décembre 2018 (fond et réparations), Bs Ae c. République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommé « Bs Ae c. Tanzanie (fond et réparations) (2018), 2 RICA 493), para 33. Voir aussi By Ag c. République-Unie de Tanzanie (fond), (2015) 1 RICA 482, paras 60-65 ; et Requête No.No. 006/2015. Arrêt du 23 mars 2018 (fond), Cv Au et Bt Cv c. République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommé « Cv Au et Bt Cv c. Tanzanie (Fond) »(2018) 2 RICA 297, para 35.
Voir Bs Ae c. Tanzanie (fond et réparations), para 33. Voir aussi la Requête No. 024/2015. Arrêt du 7 décembre 2018 (fond), Az Bn Az et autres c. République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommée « Az Bn Az et autres c. Tanzanie (fond) »), para 29 ; By Ag c. Tanzanie (fond), para 130 ; Requête No. 007/2013. Arrêt du 3 juin 2016 (fond), Bj Ax 624 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
procédures internes étaient conformes aux normes internationales relatives au droit à un procès équitable et garanties par la Charte et d’autres instruments internationaux ratifiés par l’État défendeur. Ces questions, conformément à l’article 3 du Protocole, relèvent de la compétence de la Cour de céans, indépendamment du fait qu’elles portent sur l'appréciation des preuves par les juridictions nationales.
34. La Cour rejette, en conséquence, l’exception soulevée par l’État défendeur selon laquelle elle agit, en l'espèce, en tant que juridiction suprême d'appel et elle conclut qu’elle a la compétence matérielle en l'espèce.
Sur les autres aspects de la compétence
35. La Cour fait observer que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’est pas contestée par l’État défendeur. En outre, rien dans le dossier n’indique qu'elle n’est pas compétente en l'espèce. La Cour conclut qu’elle a :
i. La compétence personnelle, étant donné que l’État défendeur est partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) dudit Protocole, permettant aux particuliers de la saisir directement, conformément à l’article 5(3) du Protocole ;
ii. La compétence temporelle, dans la mesure où les violations alléguées se sont produites après la ratification du Protocole portant création de la Cour mais avant que l’État défendeur ne dépose la Déclaration requise à l’article 34(6) ;
iii. La compétence territoriale, étant donné que les faits de la cause se sont produits sur le territoire de l’État défendeur.
36. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour examiner l'affaire.
VI. Recevabilité
37. En vertu de l’article 6(2) du Protocole, « la Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».
38. Aux termes de l’article 39 de son Règlement, « la Cour procède à un examen préliminaire (.…) des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte
c. République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommé « Bj Ax c. Tanzanie (fond) »), para 26 et Ba Bq As c. Malawi (recevabilité), para 14.
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et de l’article 40 du présent Règlement ».
39. L'article 40 du Règlement, qui reprend en substance l’article 56 de la Charte, énonce les conditions de recevabilité des requêtes comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie à l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes, s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout instrument juridique de l’Union africaine ».
A. Conditions de recevabilité en discussion entre les parties
40. L'État défendeur a soulevé deux exceptions d’irrecevabilité de la requête relatives au non épuisement des recours internes et au délai de saisine de la Cour. Comme indiqué au paragraphe 27 ci-dessus, la Cour entend examiner également l’exception relative à la forme et au contenu de la requête.
Exception relative à la forme et au contenu de la requête
41. Selon l’État défendeur, la requête est, en réalité, une lettre adressée à la Cour de céans par Be Av Ac, demandant des directives sur la voie à suivre pour faire valoir ses griefs.
42. Toujours selon l’État défendeur, la présente requête n’est pas valablement déposée devant la Cour, dans la mesure où « elle 626 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
n’est pas conforme à l’article 34(1) et (4) du Règlement » Il ajoute que la requête ne contient ni un résumé des faits de l'affaire, ni les éléments de preuve que l’auteur a l’intention de produire. Elle ne précise pas non plus la violation alléguée, la preuve de l'épuisement des recours internes ou si ceux-ci se sont prolongés d’une façon anormale. En outre, la requête ne mentionne tout simplement pas les mesures ou les injonctions demandées parce qu’il ne s’agit pas d’une requête en tant que telle.
43. L'État défendeur soutient, en conséquence, que la compétence de la Cour africaine ne peut pas être invoquée par lettre demandant la procédure à suivre, en particulier, dans la mesure où cette lettre ne contient aucun engagement de poursuivre l'affaire devant la Cour de céans. Il fait valoir que la requête doit, donc, être déclarée incomplète et rejetée en conséquence.
44. Le requérant réfute en particulier l’affirmation selon laquelle sa grand-mère a écrit à la Cour une simple lettre qui n’est pas une requête à proprement parler. I! soutient plutôt que les griefs soulevés dans la lettre ont la force d’une requête, du fait qu’elle contient toutes les informations nécessaires.
45. Toujours selon le requérant, il n'existe pas de détails techniques régissant la manière de saisir la Cour de céans. || ajoute que toute forme de saisine reste valable, l'essentiel étant de porter à la connaissance de la Cour les faits et les arguments qui sous- tendent la requête.
46. La Cour fait observer qu’en ce qui concerne la forme et les modalités pour la saisir, elle s’est toujours montrée flexible. C’est ainsi, par exemple, que dans l'affaire Cr Al Cr c. République-Unie de Tanzanie,“ la Cour a décidé de recevoir une requête rédigée comme un simple courriel et transmise comme tel. La Cour tient toujours compte des conditions particulières de
3 La référence à l’article 33 par l'État défendeur est erronée ; l'article applicable devrait être l’article 34 du Règlement intérieur, qui prévoit la forme et le contenu
4 Requête No. 012/2015, Arrêt du 22 mars 2018 (fond) Cr Al Cr c. République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommé « Cr Al Cr c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RICA 257, para 52.
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chaque requérant et des circonstances du dépôt de la requête.
47. La Cour relève également que les articles 34 et 40(1) de son Règlement énoncent des exigences supplémentaires concernant la forme et le contenu des requêtes. Ainsi, l’article 34 prescrit notamment que toute requête doit contenir le résumé des faits de l'affaire et les éléments de preuve que l’auteur a l'intention de produire ; que la requête doit fournir des informations précises sur la ou les parties demanderesse(s) ainsi que sur celle(s) contre laquelle ou lesquelles la requête est dirigée et indiquer la violation alléguée, la preuve de l'épuisement des recours internes ou de leur prolongation anormale, ainsi que les mesures attendues ou les injonctions sollicitées. Elle doit être signée par le ou les requérants et leur(s) représentant(s). L'article 40(1) précise, en outre, que la requête doit indiquer l’identité de son auteur.
48. En l’espèce, la Cour relève que la requête contient l'identité de son auteur, que les faits sont bien indiqués et que les questions soulevées sont assez précises. En outre, la requête était signée et dans sa réponse, le requérant a clairement indiqué les droits dont la violation est alléguée. |! a également fait valoir qu’il avait épuisé tous les recours internes et joint les copies des jugements rendus par les juridictions internes.
49. La Cour estime, en conséquence, que la présente requête répond aux exigences essentielles de forme et qu’elle fournit suffisamment de détails pour que l’État défendeur puisse comprendre la substance des griefs du requérant et que la Cour soit en mesure d'examiner l'affaire.
50. La Cour rejette donc l’exception de l’État défendeur relative à la forme et au contenu de la requête.
Exception relative au non épuisement des recours internes
51. L'État défendeur soutient que, compte tenu du fait que des voies de droit permettant de régler les griefs soulevés dans la requête existent mais que le requérant ne les a pas exploitées, la condition de recevabilité relative à l'épuisement des recours internes prévue à l’article 40(5) n’a pas été remplie.
52. Selon l’État défendeur, le requérant n’a pas fourni d'explication sur le non-épuisement des recours internes pour des raisons indépendantes de sa volonté ou si ces recours internes étaient simplement inefficaces, insuffisants ou inaccessibles.
53. L'État défendeur affiime encore qu'entre 2013 et 2014, le requérant avait déposé devant la Haute cour de Bd trois requêtes en matière pénale pour obtenir une ordonnance en 628 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
habeas corpus contre le Ministre de l'Intérieur pour contester sa détention. I! avait également déposé une requête similaire devant la Haute cour de Dar es-Salaam. Deux des trois premières requêtes ont été rejetées, le 30 avril 2015. La troisième requête a été rejetée par la Haute cour de Bd, au motif que la détention du requérant était conforme à la loi, du fait qu’il était en attente d'expulsion. Le requérant a, lui-même, retiré la requête qu’il avait déposée devant la Haute cour de Dar es-Salaam, arguant du fait que la même requête était déjà déposée devant la Haute cour de Bd. Pour l’État défendeur, le requérant aurait pu introduire un recours devant la Cour d'appel lorsque la dernière requête a été rejetée, mais il ne l’a pas fait.
54. Toujours selon l’État défendeur, si le requérant se sentait lésé par l'ordonnance de détention, il était et reste en droit d'introduire un recours en révision pour faire annuler l'ordonnance pour vice de procédure, en invoquant la loi portant réforme judiciaire, qui prévoit des recours pour les personnes qui se sentent lésées par les décisions administratives des organes ou des autorités qui relèvent de l’État.
55. Pour sa part, le requérant réfute cette allégation et affirme qu’il avait consenti des efforts considérables pour épuiser tous les recours disponibles. À cet égard, il se réfère à l’affaire Sir Cc Af c. Gambie, dans laquelle la Commission africaine avait estimé que tous les recours internes à épuiser devaient être disponibles, efficaces, adéquats et suffisants.
56. Le requérant fait encore valoir qu’il est établi en droit international des droits de l'homme, qu’un recours interne est considéré comme disponible s’il peut être exercé sans obstacle ; qu’il est efficace s’il offre des perspectives de réussite et suffisant s’il est capable de remédier aux griefs soulevés. Il affirme aussi « qu'aucun appel n’a jamais prospéré en faveur du requérant en République-Unie de Tanzanie ».
57. Le requérant soutient en conséquence que les recours internes n'étaient pas disponibles dans l’État défendeur et qu’ils étaient inefficaces et inadéquats. Sur cette base, il soutient qu’il n'avait plus d'autre choix que de saisir la Cour de céans de la Requête Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 629
et lui demande donc de déclarer celle-ci recevable.
58. La Cour fait observer que la condition de l'épuisement des recours internes doit être remplie avant qu’une requête soit déposée devant elle. Toutefois, comme la Cour l’a indiqué dans l'affaire Br Cl At et autres, les recours qui doivent être épuisés au sens de l’article 56(5) de la Charte sont uniquement ceux prévus par la loi et qui sont également pertinents dans le cas du requérant.® Selon cette interprétation, il n’est pas nécessaire d’épuiser tous les recours existants. De plus, les recours qui doivent être épuisés doivent être des recours judiciaires
59. En l'espèce, la Cour relève également que le requérant a été arrêté le 8 janvier 2010 et poursuivi sous deux chefs d'accusation que sont l’entrée illégale et le séjour irrégulier en Tanzanie. Le 17 janvier 2011, il a été déclaré coupable par le Tribunal de première instance de Bd AAb Bk Ci) sous les deux chefs d'accusation et condamné à une amende de quatre-vingt mille (80.000) shillings tanzaniens ou à défaut, à deux (2) ans d'emprisonnement. Le Tribunal de première instance de Kagera à Bd a également prononcé une peine de dix (10) coups de fouet.
60. Dans un arrêt rendu le 6 juin 2011, la Haute cour de Bd a confirmé la condamnation du requérant à deux (2) ans de prison tout en annulant la peine de châtiment corporel. La Cour a également ordonné son expulsion du territoire de l’État défendeur. Non satisfait de l’arrêt de la Haute cour, le requérant a interjeté appel devant la Cour d’appel de Tanzanie, qui a confirmé la condamnation le 4 juin 2012. La Cour d'appel a cependant estimé qu’elle n’était pas l'organe approprié pour prononcer une mesure
Br Cl At et autres c. République-Unie de Tanzanie (fond), paras 88 et 89; Ah Co et autres c. Ai Bz (fond), para 68.
By Ag c. Tanzanie, para 64. Requête No. 003/2015, arrêt du 28 septembre 2017 (fond) Bp Bv Bm et un autre c. République-Unie de Tanzanie, para 56, Cv Au c. Tanzanie, para 52, Requête No. 032/2015, Arrêt du 21 630 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
d'expulsion, celle-ci étant du ressort du Ministre de l’intérieur.
61. La Cour relève l’argument de l’État défendeur selon lequel le requérant n’a pas épuisé tous les recours disponibles, car il aurait dû former un recours en révision devant la Cour d'appel en vue de l'annulation de l’ordonnance de mise en détention. La Cour fait observer, à cet égard, que la procédure interne relative à la résidence et à l'expulsion du requérant ainsi que celle relative à sa détention sont tellement imbriquées qu’elles ne peuvent être dissociées, en ce qui concerne l'épuisement des recours internes. La raison en est que la détention était l'exécution d’une ordonnance rendue à la suite d’une procédure judiciaire relative à la résidence et à l'expulsion du requérant. Les droits en cause font donc partie d’un ensemble de droits et de garanties dont les tribunaux nationaux étaient nécessairement conscients.
62. La Cour fait aussi observer que la Cour d’appel, qui est la plus haute juridiction du pays, avait indiqué dans son arrêt du 4 juin 2012, que les juridictions ordinaires n'étaient pas compétentes pour les questions concernant l’expulsion. Il serait donc inutile de demander au requérant de faire appel de l’ordonnance de mise en détention signée par le Ministre en vue de l'expulsion du requérant.
63. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les recours internes ont été épuisés et en conséquence, l’exception de l’État défendeur est rejetée.
ii. Exception relative au fait que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable
64. L'État défendeur soutient que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable, en violation de l’article 40(6) du Règlement et fait valoir que le requérant n’a saisi la Cour de céans que trois (3) ans après l’arrêt de la Cour d'appel dans l'appel pénal No. 179/2011.
65. Selon l’État défendeur, même si la Charte et le Règlement ne précisent pas ce qui est considéré comme un délai raisonnable, la jurisprudence internationale en matière de droits de l'homme a interprété le « délai raisonnable » comme étant de six (6) mois à compter de la date de la décision finale contestée. C’est également la position adoptée par la Commission dans l'affaire Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 631
Aw Ar c. Zimbabwe.”
66. Pour sa part, le requérant plaide que le délai raisonnable doit être évalué en fonction des circonstances de chaque cas. Il plaide qu’en l'espèce il est toujours incarcéré à la prison centrale de Bd et que les circonstances de l'affaire Michael! Majuru c. Zimbabwe invoquée par l'État défendeur sont différentes de la présente affaire.
67. Toujours selon le requérant, la Charte ne contient aucune définition exacte de ce qui est considéré comme délai raisonnable et en l'absence d’une telle précision, la Commission et la Cour africaine ont, toutes deux, fait preuve de flexibilité, en traitant chaque affaire en fonction de son contexte, des arguments avancés, des circonstances particulières et de la notion de délai raisonnable. C’est sur cette base que le requérant demande à la Cour de s'inspirer de ces observations et de conclure que la présente requête a été déposée dans un délai raisonnable.
68. Dans ses arrêts antérieurs, la Cour a établi que le caractère raisonnable du délai de sa saisine dépend des circonstances propres à chaque affaire et que ce délai doit donc être déterminé au cas par cas.“
69. En l’espèce, la Cour relève que la Cour d’appel qui est la plus haute juridiction du pays a rendu son arrêt le 4 juin 2012 et que le requérant a saisi la Cour de céans, le 2 juin 2015. Entre la date de l'arrêt de la Cour d'appel et la date de la saisine de la Cour de céans, il s'est écoulé un délai de deux (2) ans, huit (8) mois et 2vingt-huit (28) jours. La Cour relève cependant qu’entre 2013 et 2015, le requérant a introduit quatre (4) recours en habeas corpus devant la Haute cour de Bd et devant celle de Dar es-Salaam, pour contester la légalité de sa détention. La Cour est donc d’avis que le requérant ne saurait être pénalisé pour avoir tenté d'exercer ces recours. Compte tenu de tous ces éléments,
Communication 308/2005, Aw Ar c. Zimbabwe.
Arrêt By Ag c. Tanzanie, para 73 ; Bj Ax c. Tanzanie, para 91, Requête No. 011/2015, Arrêt du 28 septembre 2017 (fond), Bl Ca c. République-Unie de Tanzanie, para 52 ; Requête No. 13/2011, Arrêt du 28 juin 2013 (décision préliminaire) Ah Co et autres c. Ai Bz, para 121.
632 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
la Cour considère que le délai de deux (2) ans, huit (8) mois et vingt-huit (28) jours, dans lequel la requête a été déposée après épuisement des recours internes a été justifié et est raisonnable, au regard de l’article 40(6) du Règlement.
70. La Cour rejette, en conséquence, l'exception d'’irrecevabilité soulevée par l’État défendeur, selon laquelle la présente requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable.
B. Conditions de recevabilité non-contestées par les parties
71. La Cour constate que la conformité avec les alinéas 1, 2, 3,4 et 7 de l’article 40 du Règlement n’est pas contestée et que rien dans le dossier n'indique que les exigences dudit article n’ont pas été respectées.
72. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les conditions de recevabilité ont été remplies et que la présente requête est recevable.
VII. Fond
73. La Cour relève que la présente requête soulève deux questions principales à savoir celle de savoir si le droit du requérant à la nationalité tanzanienne a été violé et ensuite, si son arrestation et sa détention sont conformes à la Charte.
i. Violation alléguée du droit du requérant à la nationalité tanzanienne
74. Le requérant soutient que selon la loi tanzanienne de 1995 régissant la nationalité, une personne peut acquérir la nationalité tanzanienne, soit par naissance, soit par naturalisation. Est citoyen tanzanien de naissance toute personne qui est née sur le continent ou à Ak avant la création de l’Union (section 4) ; toute personne qui est née en République-Unie de Tanzanie le jour de l’Union ou après (section 5).
75. Le requérant affirme qu’il est citoyen tanzanien de naissance et il précise qu’il est en possession d’un acte de naissance tanzanien valable, attestant qu’il est né en Tanzanie en 1968.
76. Toujours selon le requérant, il n’a jamais renoncé à sa nationalité et il n’en a pas été privé par les autorités tanzaniennes, conformément aux paragraphes 13(1) et 14 de la loi de 2012 sur Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 633
la nationalité tanzanienne (chap. 357).
77. Le requérant affirme encore qu’il est né à Bi Ao, dans le district de Muleba, en République-Unie de Tanzanie et que ses deux parents sont tanzaniens. Il ajoute qu’en sa qualité de citoyen, il avait engagé le processus d’obtention d’un passeport. En attendant que ledit passeport soit disponible, les autorités compétentes de l’État défendeur lui ont délivré un document de voyage temporaire qu'il affirme avoir toujours en sa possession. Il ajoute qu’en tant que citoyen, il a droit à un passeport tanzanien, conformément à la loi.
78. Le requérant affirme également que selon l’article 3(1) de la loi tanzanienne sur la nationalité° les personnes nées sur le territoire tanzanien après la date de l’Union, de parents tanzaniens sont des tanzaniens de naissance. Le requérant soutient qu’il est en possession d’un acte de naissance qui prouve qu’il est né en République-Unie de Tanzanie en 1968, donc après la formation de l’Union, ce qui fait de lui un tanzanien de naissance. Il soutient n’avoir jamais obtenu la nationalité d’un autre pays, ce qui l’aurait amené à perdre sa nationalité tanzanienne, sachant que la Tanzanie ne reconnaît pas la double nationalité.
79. Pour sa part, l’État défendeur soutient que le requérant n’est pas citoyen tanzanien. Il se fonde sur le fait que, lors du procès du requérant dans l'affaire pénale No. 35 de 2010, le Ministère public a présenté des copies certifiées conformes de passeports au nom du requérant émis par le Royaume-Uni et par la République d'Afrique du Sud. Le passeport du Royaume-Uni portait clairement le nom de Ah Av Cj, indiquant qu’il était citoyen britannique, né à …, en Afrique du Sud, le 25 septembre 1968. Une copie de son passeport sud-africain, délivré par le Ministère de l’intérieur de l'Afrique du Sud atteste que le requérant avait la nationalité sud-africaine et que son lieu de naissance était Johannesburg.
80. L'État défendeur soutient également que des copies de ces documents avaient été présentées par le requérant lors d’une demande de permis de résidence tanzanien, ce qui soulève la question de savoir pourquoi un Tanzanien aurait besoin d’un
Article 3(1) de la loi tanzanienne sur la nationalité « Un citoyen de naissance est toute personne qui est citoyenne de la République-Unie de Tanzanie dans les conditions suivantes : en vertu de l’article 4 qui dispose que les personnes nées en Tanzanie continentale ou à Ak sont tanzaniens. Ces personnes doivent être nées avant le jour de l’Union en vertu de l’article 5. Toute personne née en République-Unie de Tanzanie le jour de l'Union ou après cette date, en vertu de sa naissance à Ak et de l’article 4(2) ». [Traduction] 634 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
permis de résidence pour résider dans son propre pays.
81. L'État défendeur affirme encore que le requérant n’a pas prouvé le critère initial permettant d’établir sa nationalité tanzanienne ou la citoyenneté tanzanienne de naissance car les copies de passeport présentées comme preuve durant la procédure interne prouvent clairement la nationalité et le lieu de naissance du requérant comme étant l’Afrique du Sud.
82. Toujours selon l’État défendeur, le requérant n’a pas pu apporter la preuve de sa nationalité tanzanienne. Au lieu de fournir une preuve sans équivoque de sa nationalité tanzanienne, le requérant a fourni des informations incohérentes et contradictoires sur sa naissance et sa nationalité. À plusieurs occasions, durant les procédures au niveau national, il n’a pas pu présenter de copies certifiées conformes ou l'original de son passeport tanzanien, qu’il affirme détenir, mais a plutôt fourni la copie d’un document de voyage temporaire d’urgence.
83. Enfin, l’État défendeur souligne que, s'agissant des questions de nationalité, la loi tanzanienne n'autorise pas la double nationalité et, que dès lors qu’une personne détentrice de la double nationalité atteint l’âge de dix-huit (18) ans, elle doit choisir soit de garder sa nationalité tanzanienne, soit d’y renoncer pour en garder une autre. Cela signifie qu’indépendamment de l'affirmation du requérant selon laquelle il à la nationalité tanzanienne, le simple fait d’être détenteur de passeports d’autres pays prouvant qu'il est citoyen de ces pays alors qu’il a dépassé l’âge de dix-huit (18) ans, réduit à néant toute prétention à la nationalité tanzanienne.
84. La Cour fait observer que ni la Charte ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne contiennent de dispositions expresses portant sur le droit à la nationalité. Toutefois, même si la Charte ne contient pas une telle disposition, elle dispose, en son article 5 que « Tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique (…) ».
85. Par ailleurs, la Cour fait observer que la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH), reconnue comme faisant partie du droit international coutumier, prévoit, en son article 15, que « 1. Toute personne a droit à une nationalité (...) » et que « 2. Nul Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 617 635
ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité (…) »."° La Cour rappelle que comme elle l’a réaffirmé dans l'affaire Cr Al Cr c. République-Unie de Tanzanie, le droit à la nationalité prévu par la DUDH peut s'appliquer comme norme contraignante dans la mesure où l'instrument a acquis le statut de norme du droit international coutumier.” Dans le même arrêt, la Cour a fait observer qu’alors que la privation de la nationalité doit se faire de manière à éviter l’apatridie, le droit international reconnaît que « (...) l’octroi de la nationalité relève de la souveraineté des États et, par conséquent, chaque État détermine les conditions d'attribution de la nationalité »."?
86. La Cour relève, en outre, que la disposition de la DUDH relative à la nationalité est précisée dans plusieurs instruments internationaux universels ou africains ultérieurs. Parmi ces instruments figurent les Conventions des Nations Unies de 1954 relative au statut des apatrides et celle de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, qui font obligation aux États de décider de l'octroi de la nationalité en tenant toujours compte de la nécessité impérieuse d'éviter l’apatridie.‘* Sous les auspices de l’Union africaine, la Charte africaine des droits et du bien-être de l'enfant prévoit de façon expresse en son article 6(3) que « [t]out enfant a le droit d'acquérir une nationalité »."“
87. La Cour estime que le droit à la nationalité constitue un élément fondamental de la dignité de la personne humaine. La protection de cette dignité est reconnue comme principe essentiel en droit international. En effet, outre le fait que ce principe est consacré dans des instruments fondamentaux comme la Charte, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la DUDH, le respect de la dignité humaine est inscrit dans toutes les Constitutions des États modernes.'° La protection de la dignité
10 Voir affaire du personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à An AB c. Iran) [1980] CIJ page 3, Collection 1980. Voir également la question du Sud-ouest africain (Bx c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud) (exceptions préliminaires) (opinion dissidente du juge Bustamente), CIJ, Collection 1962 page 319, Section 9(f) de la Constitution de la République-Unie de Tanzanie, 1977.
11 Cr Al Cr c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RICA 257, para 76.
12 Ibid, para 77-78.
13 Voir Convention relative au statut des apatrides (1954) et Convention des Nations unies sur la réduction des cas d’apatridie (1961).
14 Entrée en vigueur le 29 novembre 1999. Ratifié par la République-Unie de Tanzanie le 16 mars 2003.
15 Voir, par exemple, l’article 12(2) de la Constitution de la République-Unie de Tanzanie (1977), l’article 28 de la Constitution du Ay (2010), l’article 24 de la 636 RECUEIL … DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
humaine est donc considérée comme un droit fondamental de 88. La Cour fait encore observer que la privation arbitraire du droit à la nationalité est incompatible avec le droit à la dignité humaine. C’est au nom de cette dignité que les instruments internationaux réaffirment que « tout individu a droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique »'° et que le droit international exige des États qu’ils prennent toutes les mesures nécessaires pour éviter des situations d’apatridie.'
89. La Cour considère que l'expression « personnalité juridique » inscrit à l’article 5 de la Charte comprend le droit à la nationalité. Cette interprétation est réaffirmée par la Commission, dans l'affaire Open Cd Justice Aq c. Côte d'Ivoire, dans laquelle la Commission, fondant sa décision sur l’article 5 de la Charte a conclu ce qui suit : «Le droit spécifique protégé à l’article 5 de la Charte est (.…) le répondant d’une obligation incombant à tout État partie à la Charte de reconnaître à un individu, personne humaine, la capacité de jouir de droits et d’exercer des obligations la nationalité est une composante intrinsèque de ce droit puisqu'elle en est la manifestation juridique et sociopolitique tout comme le sont, par exemple, les statuts de réfugié ou de résident accordés par un État à un individu aux fins de la jouissance de droits et de l’exercice d’obligations ».‘°
90. Enl’espèce, la Cour relève que les parties sont en désaccord sur la question de savoir si le requérant est Tanzanien de naissance. Celui-ci maintient qu’il est de nationalité tanzanienne, ce que conteste l’État défendeur. Dans ces conditions, il est important de déterminer à qui incombe la charge de la preuve.
91. Dans sa jurisprudence sur la charge de la preuve, la Cour a adopté le principe général actori incumbit probatio selon lequel, il revient à la personne qui formule une allégation d'en rapporter la preuve. Ce principe a été appliqué dans l'affaire Bp Bv Bm c. République-Unie de Tanzanie dans laquelle la Cour a conclu que « C’est une règle fondamentale de droit que toute
Constitution de la République fédérale démocratique d’Bx (1994), l’article 10 de la Constitution de la République d'Afrique du Sud (1996).
16 Voir l’article 5 de la Charte et l’article 6 de la DUDH.
17 Convention de 1961 sur la réduction des cas d'apatridie.
18 Communication 318/06, Open Cd Justice Aq c. République de Côte d'Ivoire, paras 95 — 97.
Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 637
personne qui allègue un fait doit en apporter la preuve ».‘°
92. En conséquence, la charge de la preuve incombe à la partie qui … allègue et ne peut être renversée sur la partie adverse que lorsque la première en est dispensée. Ainsi, la Cour estime que le principe n’est pas figé et peut faire l’objet d'exception en particulier, dans les cas où la partie qui allègue n’est pas à mesure d’accéder ou de produire les éléments de preuve requis ou lorsque la preuve est manifestement sous la garde de la partie adverse ou encore lorsque celle-ci a les moyens et les prérogatives d’assumer la charge de la preuve ou de réfuter les arguments de la partie qui allègue. Dans ces circonstances, il peut être demandé à l’État défendeur de réfuter une allégation prima facie.
93. En effet, la Cour a reconnu des exceptions à la règle en concluant par exemple, dans l'affaire susmentionnée Bp Bv Bm c. Tanzanie : « En matière de droits de l’homme, cette règle ne peut être appliquée de manière rigide » et une exception doit exister entre autres circonstances, où « (….) les moyens de vérifier l’allégation sont susceptibles d’être contrôlés par l'État ». Dans de tels cas, « la charge de la preuve est partagée et la Cour évaluera les circonstances de manière à établir les faits ». Dans le contexte de la nationalité, la Cour a soutenu dans l'affaire Cr Al Cr c. Tanzanie ce qui suit : « (.…) le requérant affirme qu’il est de nationalité tanzanienne » et «
l’État Défendeur contestant la nationalité du demandeur (..) il incombe à l’État Défendeur de prouver le contraire ».2!
94. Pour ce qui est de l'exception au principe susmentionné relatif à la charge de la preuve, il convient aussi de faire référence à l'affaire IHRDA (Communauté nubienne c. Ay)” dans laquelle la Commission a estimé qu’il appartient à l’État défendeur d'apporter la preuve que les requérants n'étaient pas kényans, contrairement à ce qu’ils affirmaient. Du fait des restrictions imposées par le gouvernement, la Commission a fait observer qu’il était pratiquement impossible pour les requérants de fournir des preuves de leur nationalité.” Cette position sera aussi
19 Requête No. 003/2015, Arrêt du 28 septembre 2017 (fond) Bp Bv c. République Unie de Tanzanie (2017) 2 RICA 67, para 142.
20 Idem, para 143.
21 Requête No. 012/2015, Arrêt du 22 mars 2018 (fond) Al Cr Al c. République Unie de Tanzanie (2017) 2 RICA, para 80.
22 Communication 317/2006 Communauté nubienne du Ay c. Ay.
23 Institute for Bu Ct and Development in African (au nom de la Communauté nubienne du Ay) c. Ay, Communication No. 212/98.
638 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
confirmée dans l'affaire Cn X c. Zambie.”
95. Dans l’affaire Bf AAp c. Guatemala),? la Cour internationale de Justice (CIJ), a également estimé que pour déterminer un lien de nationalité, il y a lieu de prendre en compte des facteurs sociaux très importants qui lient le requérant à l’État défendeur. La nationalité doit être « un lien effectif et solide » tels que la résidence habituelle du requérant, ses liens de famille, sa participation à la vie publique, etc.
96. La Cour relève qu’au vu de ce qui précède, il incombe au requérant qui affirme détenir une certaine nationalité d'en apporter la preuve. Une fois qu’il s’est acquitté de son obligation prima facie, il revient donc à l’État défendeur de prouver le contraire. C’est sur la base de ces critères que la Cour tranchera la question de la preuve de la nationalité, notamment, en appréciant les éléments présentés par les deux parties.
97. La Cour fait observer que le requérant a toujours soutenu qu’il est Tanzanien de naissance, tout comme ses parents. Au moment de son arrestation il a fourni un certificat attestant de sa naissance sur le territoire de l’État défendeur et un document de voyage provisoire délivré en attendant la finalisation de son passeport. La Cour relève que ces deux documents ont été fournis par les autorités de l’État défendeur et, même si ce dernier les qualifie de faux, il n’en a pas apporté la preuve contraire.
98. La Cour fait observer également que selon la loi de 1995 sur la nationalité, au moment de la naissance du requérant en 1968, la nationalité pouvait être acquise à la naissance si la personne était née en République-Unie de Tanzanie après le jour de l’Union, à condition que l’un de ses parents soit tanzanien.?7
99. En l’espèce, l’État défendeur conteste la nationalité du requérant en remettant en cause son lieu de naissance. Cependant, un témoin du nom de Cq Ac qui affirme être la mère du requérant a comparu devant la Cour et dit à la barre que son fils, le requérant, était né à Bi Ao ABb) en 1968 où la famille possède une propriété. La Cour relève que le même nom d'Anastasia Ac figure sur la copie certifiée conforme du certificat de naissance qui indique que celle-ci est la mère du
24 Communication - 212/98 Cn X c. Zambie, para 41.
25 Affaire Bf, Ap c. Gatemala seconde phase de jugement, avril 1955, pages 22 à 24.
26 Loi tanzanienne sur la citoyenneté, 1961 Chap. 512, et la loi britannique sur la nationalité, 1948.
27 Voir l’article 6 de la Loi tanzanienne sur l'immigration.
Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 639
requérant et qu’elle est de nationalité tanzanienne. Cet élément s'ajoute au fait que le même certificat de naissance indique qu’il était né en Tanzanie. La Cour estime qu’il y a une présomption que le requérant est tanzanien de naissance et qu’il incombe à l’État défendeur de la réfuter. En conséquence, la charge de la preuve pèse désormais sur l’État défendeur qui doit prouver que le requérant n’est pas citoyen tanzanien, malgré tous les éléments produits.
100. À cet égard, la Cour prend note de l'argument de l’État défendeur selon lequel ledit certificat de naissance est un faux et que le requérant possède des passeports du Royaume-Uni et d'Afrique du Sud, attestant du fait qu’il est citoyen de ces pays. L'État défendeur a produit des copies de ces passeports, mais la Cour relève que ces documents portent des noms différents. L'État défendeur n’a pas fourni la preuve irréfutable que ces passeports appartiennent bien au requérant. La Cour relève également que le requérant a refusé de reconnaître ces passeports.
101. La Cour note également l’argument de l’État défendeur selon lequel le requérant a soumis une demande de permis de résidence et aurait pour cela, utilisé un passeport britannique. Au cours de l'audience publique tenue les 19 et 20 mars 2019, la Cour a demandé au requérant s'il avait effectivement fait une demande de permis de résidence. L'avocat du requérant a déclaré que son client n'avait jamais entrepris une telle démarche parce qu’il est tanzanien et, par conséquent, n’en a pas besoin. La Cour a également demandé à l’État défendeur de fournir une copie de cette demande de permis de résidence, mais ce dernier n’a pas été en mesure de le faire, soutenant que ladite demande se trouvait avec le requérant.
102. Ainsi donc, la Cour fait encore observer que tous les documents présentés à titre de preuve par les parties sont des copies simples ou des copies certifiées conformes, aucun document original n’ayant été fourni. Dans une telle situation, la Cour estime que l’État défendeur, en tant que dépositaire et garant du pouvoir public et gardien des dossiers d’état civil, dispose des moyens nécessaires pour déterminer avec exactitude si le requérant est un citoyen tanzanien, sud-africain ou britannique. L'État défendeur aurait pu obtenir et présenter des preuves tangibles à l'appui de l'affirmation selon laquelle le requérant possède d’autres nationalités.
103. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère qu’il existe des documents, notamment, la copie certifiée conforme du certificat de naissance et la copie certifiée conforme du document temporaire de voyage délivré par les autorités compétentes en attendant 640 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
la finalisation du passeport, établissant une présomption que le requérant est tanzanien de naissance et que l’État défendeur n’a pas été en mesure de prouver le contraire. La Cour conclut que le droit du requérant a la nationalité a été violé, ce qui est contraire à l’article 5 de la Charte et à l’article 15 de la DUDH.
ii. Violation alléguée du droit du requérant à la liberté
104. Le requérant soutient qu’en sa qualité de citoyen de l’État défendeur, il a le droit de jouir de son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Il allègue cependant qu’il a été arrêté et détenu en violation de la loi et qu’il demeure prisonnier, même après avoir purgé la peine de deux (2) ans prononcée à la suite de sa condamnation par les instances de l’État défendeur pour entrée illégale et séjour irrégulier sur le territoire tanzanien.
105. Pour sa part, l’État défendeur soutient que la détention du requérant est conforme à la loi, du fait qu’il ne possède aucun document lui permettant de séjourner en Tanzanie et qu’à cet égard, il a été poursuivi et condamné, conformément à la loi.
106. L'État défendeur fait encore valoir que le requérant reste en détention du fait qu’il refuse de coopérer avec les autorités en vue de la mise en exécution de son ordre d’expulsion. À cet égard, l’État défendeur fait observer que les autorités sud-africaines sont prêtes à accueillir leur ressortissant, mais qu'elles ne sont pas en mesure de le faire, étant donné qu'il y a des procédures qui doivent être respectées et que celles-ci ne peuvent être appliquées qu’avec la coopération du requérant.
107. La Cour relève que l’article 6 de la Charte garantit le droit à la liberté, comme suit : « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement déterminées par la loi ; en particulier nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement ».
108. La Cour fait observer que le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne interdit strictement toute privation de liberté ou détention arbitraires. Une telle privation de liberté devient arbitraire si elle n’est pas faite conformément à la loi ou s’il n'existe pas de motifs clairs et raisonnables, ni de garanties procédurales contre Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 617 641
109. En l'espèce, la Cour relève qu’il ressort du dossier qu’initialement, le requérant avait été détenu conformément à la loi pénale, pour entrée illégale et séjour irrégulier, sur le territoire de l’État défendeur. La Cour relève également que la condamnation du requérant était fondée sur l'hypothèse qu’il n’était pas citoyen tanzanien. Toutefois, la Cour tient à rappeler sa conclusion antérieure selon laquelle l’État défendeur n’a pas pu démontrer que le requérant n'avait pas la nationalité tanzanienne, ni avant, ni après son arrestation et sa condamnation. De l'avis de la Cour, il s’en infère que le motif même de son arrestation, de sa condamnation et de sa détention est arbitraire.
110. La Cour relève qu’à ce jour, le requérant se trouve en prison nonobstant qu’il ait purgé sa peine de deux (2) ans d'emprisonnement depuis 2012. À cet égard, la Cour estime que son refus allégué de coopérer en vue de son expulsion ne constitue pas une justification raisonnable de son maintien indéfini en prison.
111. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l'État défendeur a violé le droit du requérant à la liberté, droit inscrit à l’article 6 de la Charte.
iii. Violation alléguée du droit à la liberté de mouvement et de circulation
112. Le requérant fait valoir que le droit à la liberté de mouvement et de circulation est un droit fondamental inscrit dans les instruments internationaux des droits de l'homme comme la DUDH, le PIDCP et dans d’autres instruments des droits de l'homme comme la Charte. Il soutient que ce droit comprend non seulement la liberté de circulation à l’intérieur du pays mais également la protection contre toute expulsion ou déplacement forcé.
113. Le requérant poursuit que toute personne a le droit, conformément à l’article 12(1) et (2) de la Charte, de circuler librement à l’intérieur d’un État et de quitter tout pays, y compris le sien, et d’y revenir, ce droit ne pouvant faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi et nécessaires pour protéger la sécurité nationale. || maintient qu’il n’a ni menacé, ni perturbé
28 Bp Bv Bm et un autre c. Tanzanie (fond), (2017), 2 RICA 67, para 131.
642 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
l’ordre public de l'État défendeur, ni violé l’article 12 de la Charte. 114. llinvoque à cet égard l’affaire Rencontre africaine pour la défense des droits de l'homme c. Zambie, dans laquelle la Commission a souligné que l’article 12 de la Charte impose à l’État contractant l'obligation de garantir les droits protégés par la Charte à toutes les parties relevant de ses juridictions nationales et non nationales. 115. Le requérant soutient qu’en tant que citoyen tanzanien de naissance, il a droit à la liberté de mouvement, y compris le droit de quitter son pays et d’y revenir et que la loi protège aussi bien les nationaux que les non nationaux, comme cela ressort des décisions de la Commission dans l'affaire susmentionnée. Le requérant soutient également que sa qualité de citoyen de l’État défendeur lui confère le droit de jouir pleinement de ces droits et qu’il n'aurait pas dû être arrêté, ni détenu en violation de la loi. De plus, il affirme que sa déclaration de culpabilité et sa condamnation à deux (2) ans d'emprisonnement, de 2010 à 2012 qui se prolonge jusqu’à ce jour sont non seulement contraires à la loi, mais aussi, en violation de son droit à la liberté de mouvement et de circulation.
116. Toujours selon le requérant, l’État défendeur a la responsabilité première de respecter, protéger et promouvoir le droit à la liberté de circuler et pour ne l'avoir pas fait, il a violé le droit à la liberté de circuler du requérant, pour l’avoir arrêté et détenu illégalement, alors qu’il rentrait dans le pays.
117. Pour sa part, l’État défendeur avance l’argument que le requérant avait déposé une demande de résidence auprès du Bureau régional de l'immigration de Kagera en présentant un passeport britannique. Au cours du traitement de cette demande, les agents de l'immigration avaient découvert qu’il avait en sa possession un passeport sud-africain et qu’il n'était porteur d'aucun titre légal justifiant sa présence sur le territoire de l’État défendeur.
118. Selon l’État défendeur, la suite des enquêtes a conduit à l'arrestation et à la détention du requérant qui a été condamné par la Cour pour entrée illégale et présence irrégulière sur le territoire. Sa détention n’est survenue qu’après son arrestation, son inculpation et sa condamnation conformément aux lois régissant la procédure pénale dans l’État défendeur.
119. Selon l'État défendeur, tout comme devant les agents de l'immigration, le requérant n’a présenté devant la Cour aucun document établissant qu’il est légalement entré dans le pays. N’étant porteur d'aucune catégorie de permis de résidence et du fait qu’il n’est pas citoyen de l’État défendeur, son séjour en Ac … c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 643 Tanzanie était illégal.
120. En conséquence, l'Etat défendeur soutient qu’il n’a pas violé le droit du requérant à la libre circulation.
121. La Cour relève que l’article 12 de la Charte consacre le droit à la liberté de circuler comme suit :
« 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de retourner dans son pays … ».
122. De même, l’article 12(1) du PIDCP dispose : « Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence ».
123. La Cour relève donc que le droit à la liberté de mouvement et de circulation, tel qu’il est inscrit à l’article 12 de la Charte est garanti à « toute personne » légalement présente sur le territoire de l’État, quel que soit son statut national, c'est-à-dire qu’il (elle) soit citoyen(ne) de ce pays ou non. En vertu de l’article 12 de la Charte et du PIDCP, ces droits « ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques ».
124. La Cour tient à souligner que les citoyens d’un État, en vertu de leur nationalité, sont présumés « légalement sur le territoire ». Toutefois, en ce qui concerne les non-nationaux, « (…) la question de savoir si un étranger se trouve “légalement” sur le territoire d’un État est régie par la législation nationale, qui peut soumettre l'entrée d’un étranger sur le territoire national à des restrictions, pour autant qu’elles soient compatibles avec les obligations internationales de l’État ».
125. La Cour fait encore observer qu’en l'espèce, elle a déjà conclu que le requérant est présumé national de l’État défendeur. La Cour constate que le requérant est considéré comme ayant été légalement présent sur le territoire de l’État défendeur et, donc,
29 Comité des droits de l'homme des Bw Aj, Observation générale No. 27 : article 12 (Liberté de circulation). Voir également Communication No. 456/1991, Bc c. Suède, para 9.2.
644 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
en droit de jouir de son droit à la liberté de mouvement et de circulation.
126. Toutefois, comme déjà indiqué plus haut, le requérant a été déclaré coupable, détenu et condamné pour entrée illégale. Il est maintenu en détention, alors qu’il a purgé la peine de deux (2) ans prononcée en 2010. L'État défendeur n’a fourni aucun motif qui pourrait justifier les restrictions prévues à l’article 12(2) de la Charte pour des raisons de sécurité nationale, d’ordre public, de santé ou de moralité publiques et qui pourraient nécessiter les restrictions à la liberté de circulation du requérant.
127. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l'arrestation du requérant et son maintien en détention constituent une violation de l’article 12 de la Charte.
iv. Violation alléguée de l’article 1 de la Charte
128. Le requérant soutient que l’État défendeur a violé l’article 1 de la Charte.
129. | affirme également que l’article 1 confère à la Charte un caractère juridiquement contraignant et qu’en conséquence, une violation de tout droit inscrit dans la Charte constitue automatiquement une violation de cet article.
130. Toujours selon le requérant, la Commission a conclu à la violation de l'article 1er même lorsque le plaignant n’avait pas personnellement invoqué la violation de cet article. À cet égard, le requérant renvoie la Cour à l'affaire Cw Cu Ad et autres c. Cameroun, dans laquelle la Commission a estimé que conformément à une jurisprudence bien établie, elle considère qu’une violation d’une disposition quelconque de la Charte constitue automatiquement une violation de l’article 1, car cela indique que l’État partie concerné n’a pas adopté les mesures adéquates pour donner effet aux dispositions de la Charte.”
131. L'État défendeur n’a pas fait d'observations à cet égard.
132. La Cour rappelle ses décisions antérieures dans lesquelles elle a estimé que « lorsqu’[elle] constate que l’un quelconque des
30 Communication No. 266/03 : Cw Cu Ad et autres c. Bg Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 645
droits, des devoirs ou des libertés inscrites dans la Charte a été restreint, violé ou non appliqué, elle en déduit que l’obligation énoncée à l’article 1 de la Charte n’a pas été respectée ou qu’elle a été violée ».°!
133. En l'espèce, ayant conclu que le droit du requérant à la liberté, à la nationalité, à la sécurité de sa personne et son droit de ne pas être détenu illégalement ont été violés, la Cour estime que l’État défendeur a violé ses obligations au titre de l’article 1 de la Charte
134. La Cour fait observer que l’article 27(1) du Protocole dispose : « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme et des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l'octroi d’une réparation ».
135. À cet égard, l’article 63 du Règlement est libellé comme suit : « La Cour statue sur la demande de réparation dans l'arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l’homme ou des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».
136. En l’espèce, la Cour a déjà conclu que les droits du requérant inscrits aux articles 1, 5, 6 et 12 de la Charte et à l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l'homme ont été violés.
A. Réparations pécuniaires
137. Le requérant allègue que sa détention arbitraire a causé la perte des activités socio-économiques qui lui permettaient de subvenir aux besoins de sa famille. À cette fin, il demande réparation parce que son projet de vie a été bouleversé et que ses sources de revenus ont non seulement été interrompues mais perdues de manière définitive.
138. Le requérant réclame un montant de deux cent quatre-vingt-trois mille trois cent trente-trois (283.333) des dollars américains en
31 By Ag c. Tanzanie (fond) (2015) 1 RJCA 482, para 135. Requête No. 013/2011, Arrêt du 28 mars 2014 (fond), Cm Cg, Ba Co, Cp Cf et Mouvement burkinabé des Droits de l'Homme et des Peuples c. Ai Bz (2014) 1 RICA 226.
646 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
réparation du préjudice subi.
139. Pour sa part, l’État défendeur a soumis sa réponse à la demande de réparation du requérant, le 17 janvier 2019 et, s'appuyant sur la jurisprudence de la Cour, en particulier en l'affaire Am c. Tanzanie, il fait valoir que le requérant doit fournir la preuve de son droit à réparation, de la forme et du montant estimé de celle-ci. Il a également fait valoir que le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve permettant de justifier une telle réparation.
140. L'État défendeur invoque également le principe de la « charge de la preuve » qui veut que le requérant doit démontrer « qu’il est plus probable qu’improbable » qu’il ait droit aux réparations demandées, ce qui, selon l'État défendeur, n’est pas le cas en
141. L'État défendeur souligne également le principe établi en droit international selon lequel il doit exister un lien entre la violation alléguée et le préjudice subi. Il doit être démontré que le dommage ne se serait jamais produit sans la violation alléguée. Pour l’État défendeur, le requérant n’a pas fourni la preuve nécessaire d’un lien de causalité dans la mesure où il n’a effectivement commis aucun acte, aucune omission ni aucune négligence qui aurait entraîné une violation des droits du requérant, Il a ajouté que celui-ci a plutôt été victime de sa propre attitude.
142. Compte tenu de ce qui précède, l’État défendeur déduit que le requérant n’a fourni aucune preuve du préjudice pécuniaire ou moral qu’il aurait subi du fait de l’État défendeur. Il demande donc à la Cour de rejeter la demande et de n'accorder aucune réparation.
143. La Cour rappelle que toute demande de réparation d’un préjudice matériel découlant d’une violation de droits doit être appuyée par des éléments probants établissant un lien de causalité entre les faits et le dommage subi.
144. La Cour fait encore observer que le requérant n'a pas fourni les preuves matérielles de ces pertes et n'explique pas comment il est arrivé au montant réclamé. La Cour ne fait donc pas droit à
32 Requête No. 011/2011, Arrêt du 13 juin 2014, Cb Bl Bo Am c. République-Unie de Tanzanie, (2011) 1 RJCA 33, para 30.
Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 647
cette demande.
a. Préjudice subi par le requérant
145. Le requérant demande des réparations en tant que victime directe pour les faits suivants :
i. Une longue période de détention après avoir purgé sa peine ;
ii. Une procédure d'appel moralement épuisante et qui n’a porté aucun fruit ;
iii. Une longue séparation de sa famille à cause de la prolongation de sa détention ;
iv. Le bouleversement de son projet de vie ;
v. L'’interruption mais aussi la perte définitive de ses sources de revenus ;
vi. La détérioration de son état de santé pendant sa détention ;
vii. La perte de son statut social ;
viii. Les restrictions dans les contacts avec ses parents.
146. Toujours selon le requérant, depuis son arrestation jusqu’au jour de la soumission de la demande de réparations le 8 août 2018, il est resté incarcéré pendant une période de cent deux (102) mois. Sur la base de la jurisprudence établie par la Cour de céans dans l'affaire Cs Ce Aa, il affirme qu’il a droit à un montant total de cent treize mille trois cent trente-trois (113.333) dollars américains, au titre de préjudice moral.
147. Pour sa part, l’État défendeur réitère son argument selon lequel un lien entre la violation alléguée et le préjudice subi doit être établi et la charge de la preuve incombe au requérant à cet égard.
148. La Cour fait observer qu’il est établi que le requérant est effectivement emprisonné depuis 2010, ce que l'État défendeur ne conteste pas. À cet effet, la Cour rappelle sa conclusion précédente à savoir que cette détention était illégale et en violation 648 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
du droit du requérant à la liberté de mouvement. Il est évident qu’une longue détention comme celle-ci perturbe, non seulement, le cours normal de la vie d’une personne et compromet son statut social, mais également, elle lui cause une profonde souffrance physique et morale.
149. Compte tenu de ce qui précède, la Cour fait droit à la demande de réparation du requérant, conformément à l’article 27(1) du Protocole, pour le préjudice moral subi durant la période de détention. La Cour estime juste de lui accorder une compensation de dix millions (10.000.000) de shillings tanzaniens pour le préjudice moral subi à date et une somme de trois cent mille (300.000) shillings tanzaniens pour chaque mois de détention après notification du présent arrêt à l’État défendeur, et ce jusqu’à sa libération.
b. Préjudice subi par la mère du requérant
150. Le requérant soutient également que sa mère, en tant que victime indirecte, a souffert du fait de l’absence de son fils, victime d’une détention illégale. || affirme que « c'était lui qui gérait la plantation de café de la famille, BUGUMA COFFEE, qui a été illégalement saisie et exploitée à d’autres fins pendant son absence. Sa mère a souffert de détresse physique, mentale et morale pour avoir perdu son fils emprisonné illégalement. La souffrance morale de savoir qu’il serait impliqué dans une affaire criminelle est un cauchemar. La stigmatisation sociale pour être la mère d’un fils appelé criminel est moralement épuisante. Les incidences financières de son arrestation ont été lourdes. Elle a dépensé beaucoup d’argent pour que justice soit faite pour son fils, faisant le siège de différents ministères, notamment, celui de l'Intérieur ». 151. Par conséquent, le requérant demande à la Cour d’octroyer un montant de deux cent soixante-et-un mille cent onze (261.111) dollars américains à sa mère, Be Ac, en tant que victime indirecte.
152. Pour l’État défendeur, le requérant n’a apporté aucune preuve d’une relation entre lui et une quelconque victime indirecte et il n’y a pas donc pas de preuve non plus que des victimes indirectes aient souffert, du fait de sa détention.
Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617 649
153. La Cour rappelle que les membres de la famille qui ont souffert physiquement ou psychologiquement du préjudice subi par une victime sont également considérés comme « victimes » et peuvent se prévaloir du droit à des réparations.‘
154. En l'espèce, le requérant soutient que sa mère a souffert de la longue détention de son fils, ce qui a eu comme conséquence directe la perte de la plantation de café de la famille qui était leur seule source de revenus. Elle a également souffert de détresse physique, mentale et morale suite à la détention de son fils.
155. La Cour relève que dans l’ordre naturel et normal des relations familiales, il est raisonnable de supposer qu’une mère souffrirait psychologiquement du fait de l'arrestation et de la détention prolongée de son fils. Si la relation est établie, la Cour se fondera sur une telle présomption pour examiner et accorder réparation pour ces souffrances.
156. En l'espèce, la Cour relève l’argument de l’État défendeur selon lequel le requérant n’a fourni aucune preuve d’une relation entre lui et une victime indirecte. Toutefois, la Cour rappelle qu’au cours de l’audience publique, une femme nommée Cq Ac, qui prétendait être la mère du requérant, avait comparu à la barre. 157. La Cour relève, en outre, qu’au cours de l’audience publique, l'avocat du requérant a indiqué que la femme en question était prête à faire un test ADN pour prouver qu’elle était la mère du requérant. L'État défendeur a accepté l’offre d'effectuer un test d'ADN, soulignant néanmoins que le test ADN ne permet pas de déterminer la nationalité du requérant. Dans ces circonstances, et tenant compte de la mention du nom du témoin sur le certificat de naissance du requérant comme mère de ce dernier et de nationalité tanzanienne, la Cour conclut que la femme qui a comparu devant elle est la mère du requérant et a donc droit à réparation.
158. La Cour considère que la détention illégale prolongée du requérant a sans doute eu des conséquences sur l’état moral de sa mère. Par conséquent, elle fait droit à la demande de réparations du requérant pour sa mère en tant que victime indirecte et ordonne à l’État défendeur de lui verser la somme de Cinq millions
33 Requête No. 013/2011, Arrêt du 5 juin 2015 (réparations) Ayants droit de feus Ah Co et autres c. Ai Bz, (2015) 1 RICA 265, para 46.
650 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
(5.000.000) de shillings tanzaniens.
B. Réparations non pécuniaires
ii Demande de remise en liberté
159. Invoquant le caractère illégal de sa détention, le requérant demande à la Cour d’ordonner sa remise en liberté.
160. L’État défendeur soutient que le requérant est détenu conformément à la loi, sur la base d’une décision de justice et d’un ordre d'expulsion émanant de l'autorité compétente.
161. La Cour se réfère à sa jurisprudence constante dans laquelle elle a toujours indiqué qu’une mesure comme la remise en liberté du requérant ne peut être ordonnée que dans des circonstances exceptionnelles ou impérieuses.*
162. La Cour considère que l'existence de telles circonstances doit être déterminée au cas par cas en tenant compte principalement de la proportionnalité entre la mesure de réparation recherchée et l'étendue de la violation établie.
163. En l'espèce, la Cour note que le fait que le requérant soit toujours détenu plus de six (6) années après la fin de sa peine de prison n’est pas contesté par l’État défendeur. La Cour considère donc que cette détention illégale constitue une circonstance impérieuse. 164. En conséquence, la Cour fait droit à la demande du requérant et ordonne à l’État défendeur sa libération immédiate.
IX. Frais de procédure
165. La Cour rappelle que l’article 30 de son Règlement dispose que « À moins que la Cour n’en dispose autrement, chaque partie
34 Arrêt By Ag, op. cit para 157.
Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 617 651
supporte ses frais de procédure ».
166. En l'espèce, les parties n’ont pas présenté d'observations sur les frais de procédure.
167. En conséquence, la Cour décide que chaque partie supportera ses propres frais de procédure
X. Dispositif
168. Par ces motifs,
La Cour
À l’unanimité :
Sur la compétence
ii. Déclare qu’elle est compétente ;
Sur la recevabilité
iii. Rejette les exceptions d’irrecevabilité ;
iv. Déclare la requête recevable.
Sur le fond
À la majorité de six (6) voix pour et deux (2) contre, les juges Gérard Niyungeko et Chafika Bensaoula ayant voté contre.
v. Dit que l’État défendeur a violé le droit du requérant à la nationalité tanzanienne tel que garanti par l’article 5 de la Charte et 15 de la DUDH ;
À la majorité de sept (7) voix pour et une (1) contre, la juge Chafika Bensaoula ayant voté contre
vi. Dit que l’État défendeur a violé l’article 6 de la Charte portant sur « le droit à la liberté et la sécurité de la personne » ;
vi. Dit que l’État défendeur a violé l’article 12 de la Charte portant sur le droit de circuler librement et de choisir sa résidence, du fait de l'arrestation et de la détention du requérant ;
vii. Dit que l’État défendeur a violé l’article 1 de la Charte.
Sur les réparations
À la majorité de sept (7) voix pour et une (1) contre, la juge Chafika Bensaoula ayant voté contre.
ix. — Rejette la demande du requérant portant sur le préjudice matériel, pour défaut de preuves ;
x. Ordonne à l’État défendeur de verser au requérant une somme forfaitaire de dix millions (10.000.000) de shillings tanzaniens pour sa détention illégale à ce jour, et un montant supplémentaire de trois-cent mille (300.000) shillings tanzaniens pour chaque 652 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
mois de détention illégale à compter de la date de notification du présent arrêt jusqu’à sa libération ;
xi. Ordonne à l’État défendeur de verser à la mère du requérant une somme forfaitaire de cinq millions (5.000.000) de shillings tanzaniens pour le préjudice moral subi ;
xii. Ordonne la libération immédiate du requérant ;
xiii. Ordonne à l’État défendeur de verser hors taxes au requérant tous les montants indiqués aux points x et xi du présent dispositif dans un délai de six (6) mois à partir de la date de notification du présent arrêt. A défaut, il devra payer également des intérêts moratoires calculés sur la base du taux applicable par la Banque centrale tanzanienne, durant toute la période de retard et jusqu’au paiement intégral des sommes dues ;
xiv. Ordonne à l'État défendeur de lui soumettre, dans un délai de six (6) mois à compter de la notification du présent arrêt, un rapport sur l’état d'exécution de l’ensemble des décisions rendues dans le présent arrêt.
Sur les frais de procédure
xv. Ordonne que chaque partie supporte ses propres frais.
Opinion dissidente : BENSAOULA
1. Je partage l'opinion de la majorité des juges quant à la recevabilité de la requête et à la compétence de la Cour.
2. En revanche, je pense que la manière dont la Cour a traité la recevabilité, s'agissant de l'exception soulevée par l'Etat défendeur quant au dépôt de la requête dans un délai raisonnable va à l’encontre des dispositions des articles 56 de la Charte, 6(2) du Protocole, 39 et 40 du Règlement.
3. Au vu des articles 56(6) de la Charte et 40(6) du Règlement, il est clairement souligné des requêtes qu’elles doivent être « introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme Ac c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 617 653
faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ».
4. Il est clair que le législateur a donc dicté deux (2) options quant à la manière de déterminer le point de départ du délai raisonnable : i. la date de l'épuisement des recours internes : en l'espèce, elle a été fixée par la Cour au 04 juin 2012, date de l’arrêt de la Cour d’Appel. Entre cette date et celle de la saisine de la Cour, il s'est écoulé un délai de deux (2) ans, huit (8) mois et vingt-huit (28) jours.
ii. la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine : À ce propos, il faut noter que bien qu'ayant pris en compte la date de l'épuisement des recours internes pour déterminer le caractère raisonnable du délai,‘ la Cour a considéré qu’entre 2013 et 2015, le requérant a introduit quatre (4) recours en habeas corpus pour contester la légalité de sa détention. Elle a relevé qu’il ne pouvait être pénalisé de l’avoir fait et qu’en sus, il était détenu. Elle a conclu que le délai cité plus haut était raisonnable.
5. Ce raisonnement de la Cour va à l’encontre de la logique même de l'exception faite par le législateur quant à la deuxième prérogative qui lui est attribuée de retenir une date comme celle faisant courir le délai de sa propre saisine.
6. En effet, si pour ce qui est des recours internes la Cour a considéré que seuls les recours ordinaires sont obligatoires pour les requérants, il n’y aurait aucune contradiction avec cette position si, en se fondant sur le fait que le requérant a formé des recours extraordinaires ou habeas corpus , comme dans le cas d'espèce, elle retenait la date de ces recours comme celle faisant courir le délai de sa propre saisine, au lieu de déterminer le délai raisonnable en se fondant sur ces recours comme des faits.
7. Ainsi, la Cour aurait fondé, cette option de la manière suivante : Nonobstant qu’elle ait considéré que les recours internes ont été épuisés, comme le prouve l’arrêt de la Cour d'Appel du 04 juin 2012, la Cour, par esprit d'équité et de justice, prendrait comme élément d'appréciation, la date à laquelle le recours en habeas corpus a été déposé, 2015 », ce qui aurait donné un délai plus raisonnable, car plus court.
8. En passant sous silence cette date et en se contentant de citer des éléments supplémentaires tels que la détention du requérant pour motiver le délai raisonnable,” la Cour a failli dans la correcte application de l’article 40(6) du Règlement.
1 Paragraphe 67 de l’Arrêt.
2 Paragraphe 67 de l’Arrêt.