680 RECUEIL
Cl c.
DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Rwanda (fond et réparations) (2019) 3 RICA 680 Requête 017/2015, Bz Cl et Autres c. République du Rwanda
Arrêt du 28 novembre 2019. Fait en anglais et en français, le texte
anglais faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE,
CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA, ANUKAM et ABOUD
S’est récusée en application de l’article 22 : MUKAMULISA
L'État défendeur a invalidé les passeports des requérants qui vivaient en
exil sans les en informer. Les requérants ont soutenu devant la Cour que
l'invalidation de leurs passeports constituait une privation arbitraire de
nationalité et les rendait apatrides. La Cour a estimé que l’État défendeur
avait arbitrairement révoqué les passeports des requérants et violé ainsi
leur liberté de mouvement. Les requérants n'ayant pas pu retourner
dans l'État défendeur, leur droit à la participation politique a également
été violé.
Compétence (compétence personnelle 23-28 ; compétence matérielle,
32-34)
Recevabilité (identité des requérants 42-43 ; nature de la requête,
48 ; termes outrageants, 54, 55 ; épuisement de recours internes,
disponibilité, 73)
Preuve (charge de la preuve, 85, 86 ; défaut de l’État de fournir des
informations, 87, 91)
Circulation (révocation de passeport, 87-91, 108)
Nationalité (révocation de passeport, 97, 98, 102)
Participation politique (empêchement au retour dans le pays d’origine,
1
Réparations (dommages-intérêts pour préjudice moral, 143, 144 ;
rétablissement des passeports, 148)
Opinion dissidente : BENSAOULA
Recevabilité (épuisement de recours internes, 1, 18, 19)
Les parties
Les requérants, MM. Xp Ci (premier requérant), Bz Ag Ca Cl (deuxième requérant), Bs Cm At (troisième requérant), Ap Al (quatrième requérant), Az Cs (cinquième requérant), Dr Cq Ct (sixième requérant) et Bq Aa (septième requérant) sont tous originaires de la République du Rwanda et au moment du dépôt de la requête, résidaient en République d'Afrique du Sud.
Il Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 681
La requête est dirigée contre la République du Rwanda (ci-après désigné « État défendeur ») qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de l'Homme et des Peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole portant création d’une Cour africaine des droits de l'Homme et des Peuples (ci — après, « le Protocole »), le 25 janvier 2004. Le 22 janvier 2013. Il a fait la déclaration prévue par l’article 34(6) dudit Protocole par laquelle il a accepté la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales dotées du statut d’observateur auprès de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée « la Commission »). Le 29 février 2016, il a notifié à la Commission de l’Union africaine sa décision de retirer ladite déclaration et, le 3 mars, la Commission de l’Union africaine en a informé la Cour. Le 3 juin 2016, la Cour a rendu une ordonnance indiquant que le retrait de la déclaration prendrait effet le 1er mars 2017.
Objet de la requête
Faits de la cause
Il ressort du dossier que les requérants ont appris la révocation, par l’État défendeur, de leurs passeports ainsi que de ceux d'autres ressortissants rwandais quand l’un d’entre eux, lors d’une demande de visa pour se rendre aux États-Unis d'Amérique, a été informé que son nom figurait sur une liste établie le 14 mai 2012 par l’État défendeur portant les noms de toutes les personnes dont les passeports étaient frappés d’invalidité.
Les requérants n'avaient pas été officiellement informés de la révocation de leur passeport par l’État défendeur et n’avaient pas eu la possibilité de contester cette décision.
Violations alléguées
Les requérants allèguent que la révocation de leurs passeports constitue une déchéance arbitraire de leur nationalité et les a rendus apatrides. Cette révocation a des incidences considérables sur la jouissance d’un certain nombre de droits
Requête No. 003/2014. Arrêt du 03 juin 2016, Aq Bk Cn c. République du Rwanda, (« Aq Bk c. Rwanda (retrait), para 67.
682 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
fondamentaux universellement reconnus, notamment (i) le droit de participer à la direction des affaires publiques ; (ii) le droit de circuler librement ; (iii) le droit à la citoyenneté ; (iv) le droit à la liberté de sa personne ; (v) le droit à la vie familiale et (vi) le droit au travail.
IN. Procédure
6. La requête a été déposée le 22 juillet 2015 et notifiée le 7 août 2015 à l’État défendeur et aux entités énumérées à l’article 35(3) du Règlement.
7. Les parties ont déposé leurs pièces de procédure dans les délais impartis par la Cour.
8. Le 9 février 2017, le greffe a reçu une lettre de l'État défendeur, datée du 30 janvier 2017, informant la Cour de sa décision de ne plus participer à la procédure relative à la présente requête.
9. Les requérants ont introduit une demande de mesures provisoires aux fins du rétablissement de leurs passeports et, la Cour, après avoir constaté que cette demande était identique à celle formulée sur le fond de la requête, a donc décidé de statuer sur les deux, en un seul arrêt.
10. Le 15 février 2019, la Cour a informé les parties que suite à sa décision d'examiner en même temps le fond de la requête et les demandes de réparation, les requérants étaient invités à déposer leurs observations sur les réparations dans les trente (30) jours suivant la réception de cette notification. Les requérants n'ayant pas déposé leurs observations, la Cour a décidé de statuer sur pièces.
11. La procédure écrite a été clôturée le 7 juin 2019 et les parties en ont été dûment informées.
IV. Mesures demandées par les parties
12. Les requérants demandent à la Cour :
« a. De rendre, à titre de mesure provisoire, une ordonnance enjoignant à l’État défendeur de rétablir la validité de leurs passeports ;
b. D’ordonner à l'État défendeur de verser une indemnité compensatoire aux plaignants ; et
c. D'’ordonner toute autre forme de réparation qu’elle estime appropriée ».
13. Ils demandent en outre :
« Que la Cour leur accorde des mesures provisoires en attendant la décision sur le fond de l’affaire, pour les soulager des difficultés auxquelles ils se heurtent du fait de cette lourde décision et leur permettre Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 683
temporairement de circuler librement, conformément à l’article 12 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ».
14. L'État défendeur demande à la Cour :
«a.De déclarer que les requérants Az Cs et Xp Ci n’ont pas qualité pour saisir la Cour ;
b. De rayer la requête de son rôle pour vice de forme et de fond ;
c. Derejeter la requête, sans devoir citer l’État défendeur à comparaître, conformément à l’article 38 du Règlement intérieur de la Cour ;
d. De condamner les requérants aux dépens ; et
e. D’ordonner toute autre mesure qu’elle juge appropriée ».
Compétence
15. La Cour fait observer que l’article 3 du Protocole dispose comme suit :
« 1.La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les Etats concernés ;
2. En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide ».
16. La Cour relève en outre qu’aux termes de l’article 39(1) de son Règlement : « [Elle] procède à un examen préliminaire de sa compétence … ».
17. Sur la base des dispositions susmentionnées, la Cour doit donc, dans toute requête, procéder à un examen préliminaire de sa compétence et statuer sur les exceptions éventuelles
Exceptions d’incompétence
18. L'État défendeur a soulevé deux exceptions d’incompétence, à savoir, l'exception d’incompétence personnelle à l'égard du deuxième et du cinquième requérants et l'exception relative au défaut de preuve prima facie.
Exception d’incompétence personnelle à l’égard du deuxième et du cinquième requérant
19. L’État défendeur a soulevé une exception d’incompétence personnelle de la Cour à l’égard de deux requérants à savoir Xp Ci et Az Cs, respectivement deuxième 684 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
et cinquième requérants.
20. Selon l’État défendeur, le deuxième et le cinquième requérants n’ont pas qualité pour saisir la Cour de céans, ayant été reconnus coupables de crimes liés au génocide au Rwanda et de crimes d'atteinte à la sûreté de l’État. L'État défendeur fait également valoir qu’ils ne sont que des fugitifs qui ont pu tous deux se soustraire à la justice après leur condamnation au Rwanda.
21. L'État défendeur reconnaît avoir, certes, fait la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, mais fait observer qu’au moment où il faisait cette déclaration, il ne pouvait pas envisager que des personnes reconnues coupables de crimes graves, comme les deux requérants, seraient autorisées à saisir la Cour de céans. L'État défendeur soutient, par ailleurs, que ce serait se moquer de la justice que d'accorder la qualité pour agir devant la Cour de céans à des requérants reconnus coupables de crimes graves. L'État défendeur demande donc à la Cour de ne pas reconnaitre au deuxième et au cinquième requérants la qualité pour agir devant elle et de rejeter leur requête.
22. Pour leur part, les requérants font valoir que leurs condamnations n’ont aucun rapport avec la requête et que toute personne, « même condamnée, devant un tribunal normal, a le droit d’introduire une requête ».
23. La Cour rappelle que l’article 5 du Protocole précise les entités qui ont qualité pour agir devant la Cour et que le paragraphe 3 dudit article dispose que : « La Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées du statut d’observateur auprès de la Commission d'introduire des requêtes directement devant elle conformément à l’article 34(6) de ce Protocole ».
24. Par ailleurs, l’article 34(6) du Protocole est libellé comme suit : « À tout moment, à partir de la ratification du présent Protocole, l’État doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes énoncées à l’article 5(3) du présent Protocole. La Cour ne reçoit aucune requête en application de l’article 5(3) intéressant un État partie qui n’a pas fait une telle déclaration ».
25. La Cour relève que l’article 5(3) du Protocole, lu conjointement avec l’article 34(6), permet aux personnes physiques,
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indépendamment de leur statut et de la nature des infractions dont elles sont accusées ou pour lesquels elles ont été déclarées coupables. La seule question à examiner est celle de savoir si l’État défendeur a déposé la déclaration.
26. En l'espèce, l’État défendeur a déposé sa déclaration le 22 janvier 2013 sans réserve.
27. L’exception d’irrecevabilité soulevée par l’État défendeur et relative au défaut de qualité des deuxième et cinquième requérants pour saisir la Cour de la présente requête est donc rejetée.
28. La Cour conclut qu’elle a compétence personnelle pour connaître des griefs formulés par ces deux (2) requérants et par les cinq (5) autres requérants.
Exception relative au défaut de preuve prima facie
29. L’État défendeur fait valoir que les allégations formulées dans la requête sont vagues et qu’elles ne constituent aucun début de preuve ni ne démontrent aucun préjudice.
30. L'État défendeur soutient, en outre, que les requérants n’ont produit aucun élément de preuve à l’appui de l’allégation selon laquelle leurs passeports ont été révoqués et que cette révocation leur a causé des préjudices.
31. Dans leur réplique, les requérants ont joint, en annexe, une liste contenant les noms des personnes dont ils allèguent la révocation des passeports.
32. La Cour note que l'exception relative au défaut de preuve prima facie pour n’avoir pas étayé les mesures demandées ou démontré le préjudice que les requérants ont subi est, en réalité, une question relevant de la compétence matérielle.
33. La Cour note également que les requérants allèguent la violation de droits garantis aux articles 6, 12, 13 et 18 de la Charte et qu’elle a donc, conformément à l’article 3 du Protocole, la compétence matérielle pour connaître de l'affaire.
34. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l'exception soulevée par l’État défendeur et conclut qu’elle a la compétence matérielle pour connaître de l'affaire.
686 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
B. Autres aspects de la compétence
35. La Cour relève que les autres aspects relatifs à sa compétence n’ont pas été remis en cause et que rien dans le dossier n'indique que la Cour n’est pas compétente, elle estime, dès lors, que :
i. Elle a la compétence temporelle compte tenu du caractère continu des violations alléguées ;?
i. Elle a la compétence territoriale, étant donné que les faits de la cause se sont produits sur le territoire d’un État partie au Protocole, à savoir l’État défendeur.
36. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de l'affaire.
37. Aux termes de l’article 6(2) du Protocole, « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». Conformément à l’article 39(1) du Règlement, « La Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».
38. L'article 40 du Règlement, qui reprend en substance l’article 56 de la Charte, est libellé comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre
2 Voir Requête No. 003/2015. Arrêt du 28 septembre 2017 (fond) Bz Ce Bd et autres c. République-Unie de Tanzanie, para 47(i) et Aq Bk c. Rwanda (retrait), para 67.
Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 687
saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Cj As, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».
Conditions de recevabilité en discussion entre les parties
39. Même si certaines des conditions mentionnées ne sont pas en discussion entre les parties, l’État défendeur a soulevé des exceptions portant sur la non-indication de l’identité des requérants, l’incompatibilité de la requête avec l’Acte constitutif de l’Union africaine, l'emploi de termes insultants et outrageants et le non-épuisement des recours internes.
Exception relative à la non-indication de l’identité des requérants
40. L’État défendeur affiime que la requête doit être déclarée irrecevable, au motif qu’elle ne remplit pas les conditions énoncées à l’article 56(1) de la Charte et à l’article 40(1) du Règlement, sur l'indication de l’identité de l’auteur de la requête. Il soutient également que la présente requête est irrecevable, les requérants ayant déclaré que les passeports d’autres rwandais ont été, eux aussi, révoqués.
41. Les requérants n’ont pas répondu à cette exception.
42. La Cour fait observer que la requête a été déposée par sept (7) requérants, à savoir Bz Ag Ca Cl, Xp Ci, Bs Cm At, Ap Al, Az Cs, Dr. Cq Ct et Bq Aa, qui sont clairement désignés par leurs noms. La référence aux « autres Rwandais » ne change rien à ce fait. Ces « autres Rwandais » ne comparaissent pas devant cette Cour et n’ont rien à voir avec cette requête.
43. La Cour constate également que les sept (7) requérants sont dûment identifiés conformément à l’article 56(1) de la Charte et 688 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
à l’article 40(1) du Règlement. L'exception soulevée par l’État défendeur à cet égard est donc rejetée.
ii Exception relative à l’incompatibilité avec l’Acte constitutif de l’Union africaine
44. L'État défendeur soutient que les allégations formulées dans la requête sont incompatibles avec l’Acte constitutif de l'Union africaine (ci-après désigné « l’Acte constitutif »). Il fonde cet argument sur les déclarations de culpabilité de Xp Ci et Az Cs à l'issue de procédures pénales devant ses juridictions. L'État défendeur soutient que Xp Ci a été reconnu coupable de crimes de menace à la sécurité de l’État, de sectarisme, de constitution de bande criminelle et de désertion de l’armée alors que Az Cs a, quant à lui, été condamné pour génocide, complot en génocide, complicité de génocide, incitation directe et publique à commettre des crimes de génocide, crimes contre l'humanité, et de violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et au Protocole additionnel Il.
45. L'État défendeur fait valoir que les actes pour lesquels ces requérants ont été condamnés étant contraires aux principes énoncés à l’article 4(0) de l’Acte constitutif de l'Union africaine, leur requête ne répond pas aux exigences de l’article 56(2) de la Charte et devrait en conséquence être déclarée irrecevable.
46. Les requérants n’ont pas répondu de manière précise à l'argument de l’État défendeur sur l'incompatibilité de leur requête avec l’Acte constitutif. Ils ont cependant, d’une manière générale, relevé le manque de pertinence de l’exception de l’État défendeur à cet égard et souligné l'injustice que constitue leur condamnation.
47. L'article 56(2) de la Charte, repris à l’article 40(2) du Règlement, prévoit que les requêtes devant la Cour sont examinées si elles sont compatibles avec la Charte de l'Organisation de l'Unité africaine (OUA), devenue l’Acte constitutif de l'UA. L'article 4(0) dudit Acte dispose : « L'Union africaine fonctionne conformément aux principes du respect du caractère sacro-saint de la vie humaine et condamnation et rejet de l'impunité, des assassinats Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 689
politiques, des actes de terrorisme et des activités subversives». 48. La Cour relève que même si selon l’État défendeur, les premier et cinquième requérants ont été déclarés coupables de crimes qui touchent à certains des principes énoncés à l’article 4(0) de l’Acte constitutif comme mentionné ci-dessus, elle n’est pas appelée à se prononcer sur la légalité ou non de telles déclarations de culpabilité. La Cour considère que la disposition de l’article 56(2) de la Charte traite de la nature d’une requête et non du statut de son auteur. La demande de rétablissement des passeports n’appelle pas la Cour à rendre un arrêt qui porterait atteinte aux principes énoncés à l’article 4(0) de l’Acte constitutif ou à une partie quelconque de celui-ci. Au contraire, la Cour est, à cet égard, liée par son obligation de protéger les droits dont la violation est alléguée, en vertu de l’article 3(h) de l’Acte constitutif.
49. En conséquence, la Cour considère que la requête n’est pas contraire à l’Acte constitutif de l'Union africaine et rejette cette exception.
iii. Exception relative à l’emploi de termes outrageants et insultants
50. L'État défendeur affirme que la requête contient de nombreux termes outrageants et insultants à l’endroit du système judiciaire rwandais, qu’elle ne répond donc pas aux conditions énoncées à articles 56(3) de la Charte et 40(3) du Règlement et doit, en conséquence, être déclarée irrecevable.
51. Les requérants n’ont pas répondu à cette exception. Cependant, dans leurs déclarations sous serment déposées à l'appui de la requête, ils allèguent que le système judiciaire de l’État défendeur n’est pas indépendant car les tribunaux subissent l’influence du Président de l’État défendeur et sont des instruments du parti au pouvoir.
3 L'article 3(h) de l’Acte constitutif dispose que l’un des principaux objectifs de l’Union est de « promouvoir et protéger les droits de l'homme et des peuples conformément à la Charte et aux autres instruments pertinents relatifs aux droits de l'homme »; voir également la Requête No 030/2015. Arrêt du 04 juillet 2019 (compétence et recevabilité) Bt Cv Ao c. République-Unie de Tanzanie, paras 31 et 32.
690 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
52. La Cour réitère sa décision antérieure selon laquelle les simples plaintes, perceptions et points de vue d’un requérant sur l’État et ses institutions dans le cadre de son affaire ne sont pas en soi
53. Dans l’affaire Xn Cv Ac c. Am Co, la Cour de céans s’est inspirée des recommandations de la Commission, qui définit les termes outrageants ou insultants comme ayant « pour but d’attenter illégalement et intentionnellement à la dignité, à la réputation ou à l'intégrité d’un fonctionnaire ou d’un organe de la justice » et qu’ils visent à « corrompre l’esprit du public ».5 Selon la Commission, « une communication alléguant des violations des droits de l'homme doit, de par sa nature-même, contenir des allégations donnant un reflet négatif de l'État et de ses institutions ». La Commission « …doit s'assurer que l’acception ordinaire des mots employés n’est pas en soi outrageante. Les termes employés par le plaignant doivent démontrer sans équivoque l'intention de ce dernier de jeter le discrédit sur l’État et son institution… ».©
54. En l'espèce, la Cour considère que les termes utilisés par les requérants, pour dire ce qu’ils pensent du système judiciaire au Rwanda ne sont pas outrageants en soi.
55. La Cour estime également que l’État défendeur lui-même n’a pas prouvé que les termes utilisés par les requérants avaient pour but de porter atteinte illégalement et intentionnellement à l'intégrité du judiciaire et à corrompre l'esprit du public tel qu’allégué.
56. En conséquence, la Cour rejette cette exception d’irrecevabilité de la requête relative à l'emploi de termes outrageants et insultants.
Iv. Exception relative au non-épuisement des recours internes
57. L'État défendeur soutient que la requête doit être rejetée au motif que les requérants n’ont pas épuisé tous les recours internes. L'État défendeur cite les décisions de la Commission, notamment dans les affaires Kenyan Section of the International Commission
Xn Cv Ac c. Am Co (fond), paras 69-71. Voir aussi Communication No 435/12 - Eyob B. Cu c. Royaume du Lesotho, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) paras 58-60.
Xn Cv Ac c. Am Co (fond) (2014) 1 RICA 32, para 70, citant la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples dans Ch Cp for Cd Xq AG Ab Xc Y Ch c. Zimbabwe (CADHP 2009), para 88 (version française).
Communication No. 435/12 - Eyob B. Cu c. Xm BX), paras 58-60.
Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RICA 680 691
of Jurists et autres c. Bg, Ah c. Gambie, Bg Cd Xq Commission c. Bg et Civil Xr An C Xj, qui expliquent le caractère impératif de la condition de l'épuisement des recours internes.
58. L'État défendeur affirme que l’allégation des requérants selon laquelle ils n’ont pas pu épuiser tous les recours internes au Rwanda parce que ceux-ci n'étaient pas disponibles et efficaces est dénuée de tout fondement. L'État défendeur se réfère aux
et décisions de la Commission dans les affaires Article 19 c. Ck Xo Justice Bi c. Éthiopie selon lesquelles on ne saurait prétendre que les recours internes ne sont pas disponibles et efficaces si l’on n’a pas tenté de les exercer. L'État défendeur soutient qu’il serait illusoire pour les requérants de clamer que les recours ne sont pas disponibles au Rwanda alors même qu'ils n’ont pas tenté de les exercer. L'État défendeur affirme que les tribunaux rwandais sont indépendants et que les recours qu’ils offrent sont non seulement disponibles, mais aussi efficaces.
59. L'État défendeur fait valoir que l'indépendance des tribunaux rwandais a été reconnue par un certain nombre de tribunaux internationaux des droits de l'homme et de tribunaux pénaux. L'État défendeur invoque à cet égard les affaires Av c. Suède," Procureur c. Ax Bh,® Procureur c. Aj Xd,® Procureur c. Cb," Procureur c. Sikubwabo," Parquet de Bb C Xa,” et Be Cg c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’émigration, le Ministre de la Sécurité publique et de la protection civile.!°
60. L'État défendeur fait relever que les lois et procédures en vigueur au Rwanda, et plus spécifiquement l’article 16 de la loi No. 21/2012 portant code de procédure civile, commerciale, sociale et administrative, n’exigent pas la présence physique du requérant à l'ouverture d’une procédure, une requête pouvant être introduite par un conseil ou tout autre représentant dûment autorisé du requérant. L'État défendeur soutient que les requérants auraient
CEDH, Requête No. 37077/09. Arrêt du 27 octobre 2011, paras 123 à 130.
Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Affaire No. ICTR-2001-75-
R11bis.
TPIR, Affaire No. ICTR-95-1F-R11bis.
10 TPIR, Affaire No. ICTR-01-67-R11bis.
11 TPIR, Affaire No. ICTR-95-1F-R11bis.
12 Affaire No. 11-050224ENE-OTIR/01.
13 Cour fédérale du Canada, Renvoi No. 2012 CF32.
692 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
pu intenter une procédure devant les tribunaux internes même à partir de leur pays de résidence l'Afrique du Sud, fût-il éloigné.
61. L'État défendeur ajoute que l’article 49 du Code de procédure susmentionné soumet les représentants d’un plaignant à la même procédure que celle applicable au plaignant en personne et que les requérants auraient pu designer un avocat pour introduire un recours en leur nom devant les juridictions nationales. II fait, en outre, valoir que les requérants auraient dû déposer une requête en révision judiciaire contre la décision administrative de révocation de leur passeport, conformément à l’article 334 de la loi No. 21/2012 portant Code de procédure civile, commerciale, sociale et administrative.
62. L'État défendeur affirme que compte tenu de ce qui précède, l’allégation des requérants selon laquelle ils ne pouvaient pas épuiser les recours internes en raison de la révocation de leur passeport est sans fondement, étant donné que les requérants auraient pu donner procuration à un avocat ou à toute autre personne en qui ils ont confiance pour former un recours en leurs noms devant les tribunaux internes.
63. L'État défendeur invoque à l’appui de sa position, les décisions de la Commission dans les affaires Ad c. Mozambique et Cx Ak (représenté par Cr AwA c. République du Zimbabwe, dans lesquelles la Commission a considéré que lorsque la législation nationale n’exige pas la présence physique du demandeur, celui-ci doit alors épuiser les recours internes à travers un avocat.
64. Les requérants rétorquent qu’ils n’ont pas saisi les juridictions nationales de l’État défendeur parce qu’ils n’ont plus de passeports en cours de validité pour se rendre au Rwanda afin de tenter d’épuiser les recours internes qui du reste ne sont pas efficaces, les tribunaux du Rwanda n’étant pas indépendants.
65. La Cour note que, conformément à l’article 40(5) du Règlement, toute requête dont elle est saisie doit satisfaire à la condition d’épuisement des recours internes.
66. La règle de l'épuisement des recours internes renforce la primauté des tribunaux nationaux par rapport à la Cour, dans la protection des droits de l'homme et, dès lors, vise à donner aux États la possibilité de faire face aux violations des droits de l'homme Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 693
commises sur leur territoire avant qu’une instance internationale de défense des droits de l'homme ne soit appelée à déterminer la responsabilité des États dans de telles violations.**
67. La Cour relève qu’en matière d'application de la règle de l'épuisement des recours internes, la Commission, puis elle- même, par la suite, ont, toutes deux, développé une abondante
68. Dans l'affaire Cr Aw c. Zimbabwe, la Commission a établi que, lorsqu'il n’est ni possible, ni souhaitable pour un plaignant de saisir les tribunaux nationaux, le plaignant ne sera pas tenu d’épuiser les recours internes.‘°
69. Dans l'affaire sus-évoquée, le plaignant avait été mis en accusation pour organisation, planification ou conspiration en vue de renverser le gouvernement par des moyens inconstitutionnels. Il avait ensuite fui le Zimbabwe, craignant pour sa vie après avoir été torturé par les agents de l’État défendeur.
70. La Commission a appliqué les critères énoncés dans l'affaire Ah c. Gambie selon lesquels « … les recours dont l’existence n’est pas évidente ne peuvent être invoqués par l’État au détriment du plaignant ». La Commission a également conclu qu’« un recours doit exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie. À défaut, il lui manque l’effectivité et l'accessibilité requises. Par conséquent, si un plaignant ne peut saisir la justice de son pays en raison de la peur généralisée qui pèse sur sa vie (ou même sur celle de ses proches), les recours internes ne seraient pas considérés comme disponibles».
71. La Commission a estimé que « le plaignant ne pouvait pas se prévaloir du même recours en raison du principe de l'épuisement implicite des recours internes, du fait qu’il se trouvait à l'extérieur
14 Requête No. 006/2012. Arrêt du 26 mai 2017, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. République du Bg, paras 93-94.
15 Communication No. 147/95-149/96 - Ah c. Bv Z 107 (CADHP 2000), para 2015), 31 ; Communication 48, 72, 82 No. Communication 389/10 - Mbiankeu No. Geneviève 275/03 c. Cameroun Article (CADHP 19 c. Erythrée AHRLR paras 73 (CADHP ; 2007), para 48 ; Communication (2007) No. - 299/05 (2006) - Xo Justice Bi c. Bx Z 97 (CADHP 2006) ; Requête No. 009/2015. Arrêt du 28 mars 2019 (fond et réparations), Ba Au Bj c. République-Unie de Tanzanie, para 35 ; Ag Cz Bl et autres c. République-Unie de Tanzanie (fond) (2016) 1 RICA 526, paras 90-92 ; Xn Cv Ac c. Am Co (fond) (2014) 1 RICA 324, paras 77 et 96 à 115 ; Ayants droit de feus Af Xe, Xb Ae alias Ablasse, Br Xe, Xi Cw et Mouvement burkinabé des droits de l'homme et des peuples c. Am Co (fond) (2014) 1 RICA 226, paras 56-106.
16 Communication No. 288/04 - Cr Aw c. Zimbabwe (CADHP 2012).
17 Communication No. 288/04 - Cr Aw c. Zimbabwe (CADHP 2012), para 73.
694 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
du pays et qu’il craignait pour sa vie ».'° Elle a conclu que, même si, en théorie, les recours internes étaient disponibles, ils n'étaient pas efficaces et ne pouvaient être exercés sans grande entrave. 72. Dans l'affaire Xn Cv Ac c. Burkina, la Cour a également conclu qu’ « une voie de recours peut être considérée comme disponible ou accessible lorsqu'elle peut être utilisée sans obstacle par un requérant »."°
73. En l'espèce, la Cour relève que les deuxième et cinquième requérants ont été inculpés de crimes graves et ont fui le territoire de l’État défendeur. Ils ont indiqué qu’ils craignaient pour leur sécurité. En outre, tous les requérants se trouvent en dehors du territoire de l’État défendeur et leurs documents de voyage ont été révoqués sans notification officielle. Compte tenu de la manière dont les requérants ont appris la révocation de leurs passeports, il est raisonnable qu’ils craignent pour leur sécurité et leur vie. La gravité des crimes commis par les deux requérants a peut- être également entraîné des difficultés pour eux de mandater un avocat pour déposer une plainte en leur nom devant les tribunaux nationaux pour révocation de leurs passeports. Dans ces circonstances et compte tenu des obstacles rencontrés par les requérants dans l'exercice des recours internes, la Cour conclut que les recours internes n'étaient pas disponibles pour permettre aux requérants de les utiliser.
74. En conséquence, l'exception d'irrecevabilité relative au non- épuisement des recours internes formulée par l’État défendeur est rejetée.
B. Conditions de recevabilité qui ne sont pas en discussion entre les parties
75. La Cour relève qu’il n’y a pas de contestation quant au respect des conditions énoncées aux paragraphes 4, 6 et 7 de l’article 40 du Règlement relatifs à la nature des preuves produites, au dépôt de la requête dans un délai raisonnable après épuisement des recours internes et au règlement antérieur de l'affaire, et que rien dans le dossier n'indique que ces conditions n’ont pas été
18 Communication No. 288/04 - Cr Aw c. Zimbabwe (CADHP 2012), para 74.
19 Xn Cv Ac c. Am Co, (fond) (2014) 1 RICA 324, para 96.
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respectées.
76. La Cour en conclut que toutes les conditions de recevabilité ont été remplies et que la présente requête est recevable.
VII. Fond
77. Les requérants allèguent que la révocation de leurs passeports par l’État défendeur (i) équivaut à une déchéance arbitraire de leur nationalité, (ii) les a rendus apatrides et (iii) viole leurs droits à la liberté de circulation, à la participation à la vie politique, à la citoyenneté, à la liberté et à la vie familiale et au travail.
78. La Cour statuera d’abord sur la question de savoir si les requérants ont été privés arbitrairement de leur passeport étant donné que cette question est essentielle à l'examen de toutes les violations alléguées.
A. Allégation relative à la révocation des passeports des requérants
79. Les requérants allèguent que l’État défendeur a révoqué arbitrairement leurs passeports et que cet acte équivaut à une déchéance de leur nationalité et à une violation de leur droit à la citoyenneté.
80. L'État défendeur n’a pas répondu à cette allégation.
81. La Cour fait observer que l’allégation des requérants relative à la révocation de leur passeport soulève deux questions, notamment, celles de savoir (i) si la révocation de leurs passeports était arbitraire ou non et, (ii) si la révocation de leurs passeports équivaut à une déchéance de nationalité.
i Sur le caractère arbitraire de la révocation des passeports des requérants
82. La Cour note que les facteurs à considérer pour déterminer si la révocation des passeports des requérants était arbitraire ou non sont les mêmes que ceux qui s'appliquent en ce qui concerne la déchéance de nationalité. Par conséquent, cette révocation 696 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
doit (i) être fondée sur une base juridique claire (ii) servir un but légitime conforme au droit international (iii) être proportionnée à l'intérêt protégé (iv) respecter les garanties procédurales établies, permettant à l'intéressé de contester la décision devant un organe
83. La Cour fait observer que l’article 34 de la loi No. 04/2011 du 21 mars 2011 sur l'immigration et l’émigration au Rwanda dispose: « Le document de voyage est la propriété de l’État. Le détenteur d’un document de voyage peut se voir retirer le document s'il est constaté qu'il l’utilise ou peut l’utiliser d’une façon inappropriée ».?" 84. En règle générale, lorsque que les requérants allèguent que la révocation de leur passeport est arbitraire, ils sont tenus de prouver leur allégation. Toutefois, comme ce sont les institutions de l’État défendeur qui ont accès aux dossiers et qui détiennent le monopole de la régulation, de la délivrance et de l’annulation des passeports, elles se trouvent en position de force par rapport aux requérants car elles disposent de toutes les informations pertinentes concernant le processus ayant mené à la délivrance ou à la révocation desdits passeports.” II serait donc injuste que la charge de la preuve incombe aux requérants, sachant que tous les documents pertinents sont détenus par l’État défendeur.
85. Compte tenu de ce déséquilibre entre l'individu et l’État, il y a un renversement de la charge de la preuve qui pèsera donc sur l’État défendeur, qui doit démontrer que la révocation des passeports des requérants est conforme aux dispositions de l’article 34 de la loi rwandaise de 2011 sur l'immigration et l’'émigration ainsi qu’ à d'autres normes applicables et n’a donc pas été faite de manière arbitraire.
86. La Cour note que le fait que l’État défendeur n’ait pas répondu à l’allégation des requérants selon laquelle leurs passeports ont été révoqués, revient à dire que l’État défendeur n’a pas rejeté cette allégation.
87. La Cour conclut que l’État défendeur n’a pas prouvé que la révocation des passeports des requérants avait pour motif l’utilisation inappropriée de ceux-ci, comme le prévoit l’article 34
20 Requête No. 012/2015. Arrêt du 22 mars 2018 (fond), Xl Bu Xl c. République-Unie de Ay BXl c. Tanzanie (fond)), (2018) 2 RJCA 257, para 79.
21 Article 34 de la loi No. 04/2011 du 21 mars 2011 sur l'immigration et l’'émigration au Rwanda.
22 Xl c. Tanzanie (fond), paras 74 et 77.
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de sa loi sur l'immigration et l’'émigration.
88. L'État défendeur est également tenu de démontrer que la révocation des passeports des requérants était conforme aux normes internationales applicables.
89. La Cour note que les normes internationales susmentionnées sont énoncées à l’article 12(2) de la Charte qui prévoit le droit à la liberté de circuler auquel se rapporte la question de la possession de passeports. Il résulte de cette disposition que : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé publique ou la moralité publiques ».
90. La Cour note en outre que l’article 12(2) et (3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après désigné « le PIDCP ») contient des dispositions similaires à l’article 12(2) de la Charte, et sont énoncées comme suit : « 2. Toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien. 3. Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d'autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte ».
91. Compte tenu des dispositions susmentionnées, L'État défendeur aurait dû démontrer que la révocation des passeports des requérants visait l'objectif des restrictions énoncées à l’article 12(2) de la Charte et à l'article 12(2) et (3) du PIDCP. L'État défendeur n’a fourni aucune explication concernant la révocation des passeports des requérants.
92. Sur la base de ce qui précède, la Cour conclut que l’État défendeur a arbitrairement révoqué les passeports des requérants.
Sur l’équipollence de la révocation des passeports à une déchéance de nationalité des requérants
93. Ayant conclu que la révocation des passeports des requérants est arbitraire, la Cour va déterminer si cette révocation équivaut à une déchéance de leur nationalité.
94. La Cour observe que toute personne a droit à un passeport d’un État spécifique parce qu’il en est le ressortissant ou remplit les conditions prévues pour la délivrance d’un passeport en vertu du
23 L'État défendeur est devenu partie au PIDCP le 16 avril 1975.
698 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
droit applicable.
95. Un passeport est avant tout un document de voyage, nécessaire pour se rendre hors de son pays et pour y retourner et pour se rendre ou quitter un pays étranger. Selon un principe général, un passeport est également un document d'identification dans un pays étranger. Il peut également prouver la nationalité du fait de la présomption qu’un détenteur d’un passeport d’un État spécifique est un ressortissant de cet État. Il appartient à toute entité qui prétend le contraire d'en rapporter la preuve.
96. L'article 34 de la loi No. 04/2011 du 21 mars 2011 sur l'immigration et l’'émigration au Rwanda dispose : « chaque Rwandais a droit à un document de voyage ». Selon cette loi, notamment, en ses article 2 sur les définitions et 23 à 30, les documents de voyage comprennent les passeports, le laissez-passer, le laissez-passer collectif, l’autorisation spéciale de circulation/Communauté économique des pays des Grands Lacs (ASC/CEPGL), le document de voyage d’urgence, le document de voyage pour réfugiés et le passeport de frontière. || ressort clairement de cette loi que le passeport est l’un des documents de voyage qui peuvent être établis par l’État défendeur.
97. La Cour note en outre que, pour des personnes telles que les requérants qui vivent en dehors de leur pays, le passeport est le principal document d’identification. Pour ces personnes, le fait de ne pas disposer d’un passeport valide les expose à des situations, telles que la difficulté à obtenir un emploi, de renouvellement de leur permis de séjour, d’accès aux services d'éducation et de santé dans le pays où elles résident et aux restrictions pour se rendre dans leur pays et dans d’autres pays. Dans de telles circonstances, la révocation d’un passeport n’équivaut pas à une déchéance de nationalité, mais empêche la pleine et effective jouissance de leurs droits civiques et de citoyenneté en tant que ressortissants rwandais.
98. La Cour note que l’allégation des requérants selon laquelle la révocation de leurs passeports équivaut à la déchéance de leur nationalité n’a pas été établie et la rejette par voie de conséquence.
B. Allégation de violations des droits connexes à la révocation arbitraire des passeports
99. Les requérants allèguent que la révocation de leurs passeports par l’État défendeur les a rendus apatrides et constitue une violation de leurs droits que sont : liberté de circulation, la libre participation à la direction des affaires publiques dans leur pays, la liberté, la vie de famille et le travail. La Cour examinera ces Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RICA 680 699
allégations l’une après l’autre.
i. Allégation selon laquelle les requérants sont devenus apatrides
100. Dans leur réplique, les requérants allèguent qu’ils sont devenus apatrides, du fait de la révocation de leurs passeports.
101. L'Etat défendeur n’a pas répondu à cette allégation.
102. En l'espèce, la Cour a conclu que la révocation des passeports des requérants n’a pas entraîné la déchéance de leur nationalité. Ils demeurent des ressortissants rwandais. La Cour en conclut que leur affirmation selon laquelle ils ont été rendus apatrides est sans objet.
ii. Allégation relative à la violation du droit de circuler librement
103. Les requérants allèguent que la révocation de leurs passeports constitue une violation de leur droit de circuler librement.
104. L'État défendeur n’a pas répondu à cette allégation.
105. L'article 12(2) de la Charte dispose : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques ».
106.La Cour a relevé dans l'affaire Xl Bu Xl c. République-Unie de Tanzanie que le Comité des droits de l'homme des Cj As a estimé « (..) qu’il existe peu de circonstances dans lesquelles l'interdiction d’entrer dans son propre pays pourrait être raisonnable. Un État partie ne peut, en privant arbitrairement une personne de sa nationalité ou en 700 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
expulsant une personne vers un pays tiers, empêcher cette personne de rentrer dans son propre pays ».*
107. La Cour fait relever que l’article 14 de la loi rwandaise de 1999 sur l'immigration et l’émigration dispose : « pour rentrer au Rwanda, d’où qu’ils viennent, les Rwandais et les membres de leur famille doivent être en possession d’un passeport ou d’un autre document remplaçant le passeport ».?
108. En révoquant arbitrairement les passeports des requérants, l’État défendeur les a privés de leurs documents de voyage, les empêchant de ce fait de rentrer dans leur propre pays, de se rendre dans d’autres pays, et ainsi d’exercer leur droit à la libre circulation inscrit à l’article 12(2) de la Charte.
109. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l’État défendeur a violé l’article 12(2) de la Charte.
iii. Allégation relative à la violation du droit de participer à la vie politique
110. Les requérants allèguent que la révocation de leurs passeports équivaut à la déchéance de leur nationalité, ajoutant qu’une telle déchéance porte atteinte à leur droit de participer à la vie politique.
111. L'État défendeur n’a pas répondu à cette allégation.
112. L'article 13(1) de la Charte dispose comme suit : « Tous les citoyens ont le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis, ce, conformément aux règles édictées par la loi ».
113. Dans l'affaire Purohit et Cc C Bv, la Commission a déclaré que « le droit prévu à l’article 13(1) de la Charte africaine s’étend à ‘tout citoyen’ et que le dénier ne peut être justifié que par une incapacité juridique ou par le fait que l'individu n’est citoyen
24 Xl c. Tanzanie (fond) op.cit., para 98, citant le Comité des droits de l'homme des Cj As, Observation générale No. 27 sur la liberté de circulation.
25 Article 14 de la loi rwandaise n° 17/99 de 1999 sur l'immigration et l’émigration.
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d'aucun État particulier ».2
114. La Cour estime que les droits énoncés à l’article 13(1) de la Charte sont exercés de manière optimale lorsque les citoyens d’un État se trouvent sur le territoire de cet État et lorsque, dans certains cas, ils peuvent être exercés en dehors du territoire de cet État. La Cour relève que la révocation arbitraire des passeports des requérants les a empêchés de retourner dans l’État défendeur, limitant ainsi gravement leur droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays.
115. La Cour en conclut qu’en révoquant de manière arbitraire les passeports des requérants, l’État défendeur a violé l’article 13(1) de la Charte.
iv. Allégation relative à la violation du droit à la liberté
116. Les requérants allèguent qu’en révoquant leurs passeports, l’État défendeur a violé leurs droits à la liberté.
117. L'État défendeur n'a pas répondu à cette allégation.
118. L'article 6 de la Charte dispose que : « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement déterminées par la loi ; en particulier, nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement ».
119. La Cour note que cette disposition touche à la question de la détention prolongée sans procès et que cette situation est considérée comme arbitraire. Les normes inhérentes à ce droit commandent qu’une personne accusée d’une infraction soit traduite devant un juge ou un autre officier de justice sans délai et qu’elle soit jugée dans un délai raisonnable ou remise en liberté. Une personne poursuivie pour une infraction a également le droit de saisir un tribunal pour contester la légalité de sa détention.”
120. La Cour note que les requérants ont formulé des observations d'ordre général concernant la violation alléguée de leur droit à la
26 Purohit et Cc C Bv (2003) AHRLR 96 (CADHP 2003), para 75.
27 Communication No. 416/12 - Xg Bp Bn c. Cameroun, paras 119-131.
702 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
liberté. Ils n’ont pas fourni d’éléments de preuve pour démontrer que l’État défendeur les a arbitrairement privés de leur liberté, en violation des dispositions susmentionnées. La Cour a estimé que de telles affirmations d’ordre général ne sont pas suffisantes, il faut plutôt démontrer la violation de ces droits.°
121. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’allégation des requérants, au motif qu’ils n’en ont pas rapporté la preuve.
v. Allégation relative à la violation du droit à la vie de famille
122. Les requérants allèguent qu’en révoquant leurs passeports, l’État
défendeur a violé leur droit à la vie familiale.
123. L'État défendeur n'a pas répondu à cette allégation.
124. La Cour note que l’article 18(1) et (2) de la Charte dispose :
« 1. La famille est l'élément naturel et la base de la société. Elle doit être protégée par l’État qui doit veiller à sa santé physique et morale
2. L’État a l’obligation d'assister la famille dans sa mission de gardienne de la morale et des valeurs traditionnelles reconnues par la Communauté ».
125. La Cour note également l'interprétation de cette disposition par la Commission, interprétation que la Cour considère comme ayant une valeur persuasive compte tenu de la compétence concomitante de la Cour et de la Commission quant à l'interprétation de la Charte.’ Conformément à cette disposition, l’État est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection des droits des individus au sein de leurs familles et pour que soit maintenue l'intégrité de la famille,
28 Cy Ai c. Tanzanie (fond) (2015) 1 RICA 482, para 140.
29 Voirles Principes et lignes directrices surla mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels dans la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples adoptés en novembre 2010 lors de la 48e session ordinaire (« Principes et lignes directrices pour la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels dans la Charte »), para 94 ; Voir également l'affaire Bo c. Botswana (2010) AHRLR 43 (CADHP 2010), para 212.
Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 703
reconnue comme pierre angulaire de la société.”
126. La Cour estime que les requérants n’ont pas démontré en quoi les actions ou les omissions de l’État défendeur avaient un impact négatif sur les besoins et les intérêts de leurs familles, ni en quoi cela les empêchait de jouir pleinement des interactions filiales et sociales nécessaires au maintien d’une vie familiale saine.
127. La Cour en conclut que la violation alléguée du droit à la vie de famille protégée par l’article 18(1) de la Charte n’a pas été établie.
vi. Allégation relative à la violation du droit au travail
128. Les requérants allèguent qu’en révoquant leur passeport, l’État défendeur a violé leur droit au travail.
129. L'État défendeur n’a pas répondu à cette allégation.
130. L'article 15 de la Charte est énoncé comme suit : « Toute personne a le droit de travailler dans des conditions équitables et satisfaisantes et de percevoir un salaire égal pour un travail égal ».
131. La Cour note que cette garantie implique l'obligation pour un État de « faciliter l'emploi par la création d’un environnement propice au plein emploi des individus au sein de la société dans des conditions susceptibles d'assurer la réalisation de la dignité de l’individu. Le droit de travailler comprend le droit de choisir librement et volontairement quel travail accepter ».*
132. Par ailleurs, la Cour note que les allégations des requérants concernant la violation de leur droit au travail sont de nature générale. Ils n’ont pas expliqué comment l’État défendeur avait agi contrairement aux exigences prévues dans cet article, ou s'était rendu coupable de certaines omissions à cet égard. Ces allégations étant d'ordre général et dénuées de fondement, la
30 Principes et lignes directrices sur la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels dans la Charte, para 94 ; Voir également l'affaire Bo c. Botswana (2010) AHRLR 43 (CADHP 2010), para 212.
31 Principes et lignes directrices sur la mise en œuvre des droits économiques,
sociaux et culturels dans la Charte, para 58.
704 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Cour les rejette en conséquence.
133. L'article 27(1) du Protocole est libellé comme suit : « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l'octroi d’une réparation ».
134. À cet égard, l’article 63 du Règlement dispose : « La Cour statue sur la demande de réparation introduite (…) dans l'arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l'homme ou des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».
135. La Cour a déjà conclu que l’État défendeur a violé le droit des requérants à la liberté de circulation et à leur droit de participer librement à la direction des affaires publiques dans leur pays. Les demandes en réparation ne seront donc appréciées qu’au regard de ces faits illicites.
136. La Cour réaffirme sa position? selon laquelle « pour examiner les demandes en réparation des préjudices résultant des violations des droits de l'homme, elle tient compte du principe selon lequel l’État reconnu auteur d’un fait internationalement illicite a l’obligation d’en réparer intégralement les conséquences de manière à couvrir l'ensemble des dommages subis par la
137. La Cour rappelle également que l'objectif de la réparation étant celui d’une restitutio in integrum, la réparation « doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l'acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis ».*
138. Les mesures qu’un État doit prendre pour remédier à une violation des droits de l'homme doivent inclure la restitution, l'indemnisation et la réadaptation de la victime, la satisfaction ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des
32 By Bf c. Tanzanie (fond) (2016) 1 RICA 624, para 242 (ix).
33 Requête No. 003/2014. Arrêt du 7 décembre 2018 (réparations), Aq Bk Cn c. République du Rwanda (Aq Cn c. Rwanda (réparations), para 19.
34 Requête No. 007/2013. Arrêt du 4 juillet 19 (réparations), By Bf c. République-Unie de Tanzanie, para 21; Requête No. 005/2013. Arrêt du 4 juillet 19 (réparations), Cy Ai c. République-Unie de Tanzanie, op.cit., para 12 ; Requête No. 006/2013. Arrêt du 4 juillet 19 (réparations), Ag Cz Bl et 9 autres c. République-Unie de Tanzanie, op.cit., para 16.
Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 705
violations, compte tenu des circonstances de chaque affaire.*°
139. La Cour rappelle qu’en ce qui concerne le préjudice matériel, la règle générale veut qu’il existe un lien de causalité entre la violation alléguée et le préjudice subi et que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit fournir des preuves justifiant ses demandes de réparation.“ Parmi les exceptions à cette règle figurent le préjudice moral, qui n’a pas à être prouvé car des présomptions sont faites en faveur du requérant et le renversement de la charge de la preuve à l’État défendeur.
A. Réparations pécuniaires
140. Les requérants ontformulé une demande générale d'indemnisation sans en préciser la nature ou l’étayer par des éléments de preuve. L'État défendeur n’a fait aucune observation sur cette question. 141. La Cour rejette donc cette demande.
142. Les requérants demandent à la Cour d’ordonner leur indemnisation et toute autre mesure qu’elle jugera utile d'accorder sans préciser les montants sollicités. L'État défendeur prie la Cour de rejeter la requête et de rendre toute ordonnance qu'elle jugerait nécessaire.
143. La Cour note que l'identité d’un individu et son sentiment d'appartenance sont intrinsèquement tributaires des rapports sociaux, physiques et politiques qu’il entretient avec son pays d’origine. La Cour note, en outre, que la révocation arbitraire des passeports des requérants a entraîné les violations constatées à leur encontre. Depuis le 14 mai 2012, date à laquelle lesdits
35 Aq Cn c. Rwanda (réparations), para 20.
36 Xf Bw Bc c. Tanzanie (réparations) (2014) 1 RJCA 74, para 40 ; Xn Cv Ac c. Am Co (réparations) (2016) 1 RJCA 358, para 15.
706 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
passeports ont été révoqués de manière arbitraire, les requérants ne peuvent plus quitter leur pays de résidence, ni retourner dans leur pays d’origine ou se rendre dans d’autres pays. Cette situation a eu une incidence défavorable sur les rapports susmentionnés que les requérants entretenaient avec leur pays d’origine. La Cour conclut que la situation a plongé les requérants dans une angoisse et un désespoir émotionnels, leur causant un préjudice moral, ce qui leur ouvre ainsi droit à réparation.
144. En conséquence, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour accorde un montant de quatre cent soixante-cinq mille (465 000) francs rwandais à chacun des requérants, à titre de réparation du préjudice moral causé.
B. Réparations non pécuniaires
145. Les requérants demandent à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de rétablir la validité de leurs passeports.
146. L'État défendeur n'a pas formulé d'observation sur cette demande.
147. La Cour relève que les violations constatées ont été causées par la révocation arbitraire, par l’État défendeur, des passeports des requérants. La Cour considère que le rétablissement desdits passeports est la mesure appropriée que l’État défendeur doit prendre à titre de restitution.
148.La Cour estime donc qu’ordonner le rétablissement des passeports des requérants est une mesure appropriée.
IX. Frais de procédure
149. Les requérants n’ont formulé aucune observation sur la question des frais de procédure.
150. L'État défendeur demande que les dépens soient à la charge des requérants.
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151. La Cour fait observer que l’article 30 de son Règlement dispose qu’ « À moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
152. La Cour décide, compte tenu des circonstances de l'espèce, que chaque partie supporte ses propres frais de procédure.
X. Dispositif
153. Par ces motifs,
La Cour,
À l'unanimité :
Sur la compétence
ii. Déclare qu’elle est compétente.
À la majorité de neuf (9) voix contre une (1), la Juge Chafika Bensaoula ayant exprimé une opinion dissidente
Sur la recevabilité
iii. Rejette les exceptions d’irrecevabilité ;
iv. Déclare la requête recevable.
Sur le fond
v. Dit que les allégations de violation du droit à la liberté, au droit au travail et du droit à la vie de famille garantis respectivement par les articles 6, 15 et 18(2) de la Charte n’ont pas été établies ;
vi. Dit que l’État défendeur a violé le droit à la libre circulation garanti par l’article 12(2) de la Charte et le droit de participation à la vie politique énoncé à l’article 13(1) de la Charte du fait de la révocation arbitraire des passeports des requérants.
Sur les réparations
Réparations pécuniaires
vi. Fait droit à la demande d'indemnisation des requérants et accorde à chacun d’eux le montant de quatre cent soixante-cinq mille (465.000) francs rwandais pour le préjudice moral subi ;
vi. Ordonne à l'État défendeur de payer la somme (indiquée à l'alinéa (vii) ci-dessus), dans un délai de six (6) mois à compter de la date de notification du présent Arrêt, en franchise d'impôts. A défaut, il sera redevable d'intérêts moratoires calculés sur la base du taux applicable de la Banque centrale du Rwanda sur toute la période de retard de paiement jusqu'au paiement intégral de la somme due.
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Réparations non-pécuniaires
ix. Ordonne à l’État défendeur de rétablir la validité des passeports des requérants dans un délai de trois (3) mois à compter de la date de notification du présent Arrêt.
Sur la mise en œuvre de l’arrêt et les rapports de mise en œuvre
x. Ordonne à l’État défendeur de lui soumettre, dans un délai de six (6) mois à compter de la date de notification du présent arrêt, un rapport sur la mise en œuvre des décisions rendues dans le présent arrêt.
Sur les frais de procédure
xi. Décide que chaque partie supporte ses frais de procédure.
Opinion dissidente : BENSAOULA
1. Dans l'arrêt Bz Cl et autres c. République du Rwanda, je ne partage pas la décision de la majorité des juges de la Cour déclarant la requête des requérants recevable et rejetant ainsi l'exception d’irrecevabilité soulevée par l’État défendeur relative au non épuisement des recours internes.
2. S'il est vrai que la Cour a cité sa jurisprudence abondante ainsi que celle de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples pour asseoir sa décision, elle n’a fait aucun effort pour répondre à la pertinence de la jurisprudence citée par l’État défendeur qui à mon avis, vu les faits et les allégations exposés, sont plus convaincantes d’une part, et a passé outre à l'évaluation de certaines conditions exigées par les articles 56 de la Charte, 6(2) du Protocole et 40 du Règlement, d'autre part.
Il est constant, dans la jurisprudence de la Cour, qu'elle a repris dans plusieurs arrêts, comme au paragraphe 66 du présent arrêt, la conclusion de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (Requête No. 0006/12 arrêt du 26 mai 2017 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. République du Bg) selon laquelle, la condition énoncée aux articles 56 de la Charte et 40 du règlement dans leur paragraphes 5 relative à l'épuisement des recours internes « renforce la primauté des tribunaux nationaux par rapport à la Cour, dans la protection des droits de l'homme et des lors vise à donner aux Etats la possibilité de faire face aux violations des droits de l'homme commises Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 709
sur leur territoire avant qu’ une instance internationale de protection des droits de l'homme ne soit appelée à déterminer la responsabilité des états dans leurs violations ».
3. 1 ressort de l’arrêt objet de l’opinion dissidente que les requérants ont déposé leur requête devant la Cour le 22 juillet 2015, comme il ressort du même dossier que ces requérants ont fui l’État défendeur et se sont installés en Afrique du Sud depuis lors.
4. | ressort également de la requête que la seule date qui y figure est l’année 2012, date à laquelle selon leurs dires ils auraient appris que leurs noms étaient sur une liste établie par l’État défendeur et donc qu’ils étaient concernés par la décision d’invalider leur passeport.
5. Les requérants ont fondé les raisons du non épuisement des recours internes :
« Sur le fait qu’ils n'avaient pas leur passeport en cours de validité et que donc ils ne pouvaient voyager.
« Que les recours internes ne sont pas efficaces, les tribunaux du Rwanda n’étant pas indépendants.‘
6. Se fondant sur ces deux allégations, la Cour va citer sa jurisprudence, celle de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples® pour soutenir que les requérants en exil étaient dans une situation qui rendait les recours internes impossibles, pas souhaitables, non évidents, avec cette incertitude par rapport au danger qui pèse sur leurs vies, avant de conclure ce qui suit « dans ces circonstances et compte tenu des obstacles rencontrés par les requérants dans l’exercice des recours internes la Cour conclu qu’ ils n'étaient pas disponibles pour permettre aux requérants de les utiliser ».*°
7. Cependant, il ressort du dossier que, pour ce qui est de deux requérants Xp et Cs, ils ont été respectivement condamnés les 14 janvier 2011 et 06 juin 2009 avec des mandats d'arrêt décernés, ce qui pousse à conclure qu’à ces dates ils étaient déjà à l’étranger.
8. En ce qui concerne les autres requérants, l’État défendeur ne donne aucun détail sur eux et la Cour n’a ordonné aucune investigation à ce sujet.
9. Il ressort de l’objet du litige que les requérants allèguent l’invalidation de leurs passeports par l’État défendeur et comme preuve ils font état d’une lettre dans laquelle leurs noms figurent
37 Paragraphe 64 de l’Arrêt.
38 Paragraphe 66 à 73 de l'Arrêt.
39 Paragraphe 73 de l’Arrêt;
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parmi ceux dont l’État a ordonné l’invalidation du passeport.
Quant au fait qu’ils n’avaient pas leurs passeports en cours de validité et que donc ils ne pouvaient voyager
10. || ressort du dossier et des documents joints que l’État défendeur a visé dans sa requête portant No. 52 une jurisprudence abondante, notamment la communication 147/95 Sir Bm Ah c. Gambie, quant aux raisons de la condition des recours internes, où est repris le principe que cite souvent la Cour dans ses arrêts : « l’opportunité donnée à l’État défendeur de remédier à la situation par son propre système national évitera à la commission de jouer le rôle de tribunal de première instance mais plutôt celui d’organe de dernier recours ».
11. La jurisprudence de la commission aussi quand elle a considéré dans Xo Justice Bi c. Ethiopie, que si « un recours a la moindre probabilité d’être efficace, le requérant doit le poursuivre et que alléguer que ces recours internes n’ont guère de probabilité d'aboutissement sans essayer de s’en prévaloir n’influencera absolument pas la commission ».
12. Dans le même ordre d’idées, elle a conclu, dans Article 19 c. Erythrée « qu’il incombe à chaque plaignant de prendre les mesures nécessaires pour épuiser ou du moins tenter d’épuiser les recours internes (…) ».
Quant à l’allégation qu’ils ne pouvaient se déplacer au Rwanda en raison de l’annulation de leurs passeports
13. L'État défendeur a fait état de nombreux articles dans le code de procédure et le fait que la loi n'oblige pas les requérants à être présents devant les tribunaux et à l'impossibilité de puiser les recours internes parce qu’ils ne pouvaient se rendre au Rwanda en raison de l'annulation arbitraire de leurs passeports.
14. L'État défendeur reprend les dispositions du code de procédure civile commerciale, sociale et administrative qui prévoit que chaque juridiction de premier degré est saisie par une demande écrite ou verbale présentée, soit par le demandeur lui-même, soit par son avocat ou son fondé de pouvoir muni de procuration spéciale.
15. || se fonde également sur l’article 49 du Code de procédure civile qui n’oblige pas les parties à être physiquement présentes et l’article 334 qui régit les pourvois contre les décisions administratives que les requérants auraient pu former contre la prétendue décision d'annulation de leurs passeports, soit personnellement, soit par Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RICA 680 711
le biais d’un avocat.
16. Il a ajouté qu’à plusieurs occasions, la Commission africaine a estimé que lorsque les lois nationales n’exigent pas la présence physique du plaignant, celui-ci peut se prévaloir des recours existant par l’intermédiaire de ses conseils. Ce fut le cas dans la Communication Af Cf c. Zimbabwe dans laquelle elle a conclu « qu’ il n’est pas nécessaire de se trouver physiquement dans le pays pour avoir accès aux recours internes et le plaignant ne peut donc prétendre que les recours internes ne lui étaient pas disponibles. Aucune tentative n’a été faite pour épuiser les recours internes et la commission ne sera absolument pas influencée par le fait que la victime craignait pour sa vie ».
17. Il est clair que l’objet du litige est l’invalidation des passeports des requérants et que les recours concernant ce genre de contentieux sont de la compétence des tribunaux judicaires siégeant dans le contentieux administratif.
18. || ressort du dossier que si les requérants ont fui le pays c'est de leur propre volonté car ils n’allèguent pas avoir été expulsés ou torturés.
19. Il est également clair qu’engager un contentieux administratif ne nécessite pas le déplacement des requérants d'autant plus que la loi du Rwanda permet la représentation ;
20. Du reste, il ressort de la requête déposée auprès de la Cour de céans que bien que résidant en Afrique du Sud depuis leur fuite, en 2015, les requérants ont commis un avocat de l’Afrique du Sud pour les représenter.
Quant à l’indépendance, l’efficacité et la disponibilité des recours
21. L'État défendeur se réfère, pour réfuter l’allégation des requérants à l'affaire Av c. Suede, Requête No. 37077/09, dans laquelle la Cour européenne des droits de l'Homme a jugé que « les juridictions rwandaises sont non seulement efficaces et efficientes mais elles satisfont, en outre, aux normes internationales ».
22. Dans l'affaire le Procureur c. Jean - Xh Bh (décision de renvoi No. ICTR 2001-75-r11bis) le Tribunal pénal international pour le Rwanda a été d’avis « que le cadre juridique rwandais garantit l'indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire. L'article 140 de la Constitution rwandaise prévoit que le pouvoir judiciaire est indépendant et séparé du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif et qu’il jouit de son autonomie administrative et 712 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
financière … ».
23. Enoutre, dans l’affaire No. 11-050224ENE-otir/01 — Le Procureur c. Ar Xa, le même Tribunal a considéré ce qui suit : « étant donné la réforme des lois et du système juridique rwandais et la garantie par le Rwanda que Xa bénéficierait d’un procès équitable s'il était extradé au Rwanda, il n’y avait plus de raisons de rejeter la demande ».
24. Par ailleurs, dans l'affaire Be Cg c. le Ministre de la citoyenneté et de l’émigration et le ministère de la sécurité et de la protection civile, La Cour fédérale du Canada a conclu « que les tribunaux rwandais sont capables de tenir un procès équitable et ce dans un délai raisonnable ». Elle a ainsi rejeté la demande d'ordonnance introduite par Cg contre son expulsion du Canada.
A toute cette jurisprudence la Cour n’a pas répondu
25. Sur la base de tout ce qui suit, il ressort que dans son arrêt objet de l'opinion dissidente, la Cour a omis de répondre aux fondements juridiques présentés par l’État défendeur quant à l’exception de l'épuisement des recours internes en les discutant et en leur opposant un fondement contraire. Elle a ainsi manqué :
« Al’obligation qui lui est faite de motiver ses arrêts aux termes de l’article 28(6) du Règlement, la motivation n’étant pas seulement la réponse aux allégations des requérants mais aussi à ceux de l’État défendeur.
« Et aux objectifs que visent l'obligation de recourir aux recours internes, droits reconnus à l’État défendeur de changer de position, ce qui à mon avis est une atteinte au droit des États de se défendre.
26. Bien que l’État défendeur ait fourni une jurisprudence abondante, y compris celle de la Commission africaine, sur l'exception soulevée, la Cour n’a pas trouvé utile d’y répondre.
27. || fait état, notamment, de la Communication Xo Justice Bi c. Ethiopie, à l’occasion de laquelle, la Commission africaine a déclaré que « si un recours a la moindre probabilité d'être efficace, le requérant doit le poursuivre. Alléguer que des recours internes n’ont guère de probabilité d'aboutissement sans essayer de s’en prévaloir n’influencera absolument pas la Commission ».
28. Dans la Communication Article 19 c. Erythrée, Elle a souligné « qu’il incombe à chaque plaignant de prendre les mesures nécessaires pour épuiser ou, du moins, tenter d’épuiser les recours internes. Il ne suffit pas pour le plaignant de jeter le doute Cl C Xk (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 680 713
sur l’aptitude des recours internes de l’État sur la base d'incidents isolés ».
29. Enfin, il ressort de l’arrêt, objet de l’opinion dissidente …. qu'après avoir discuté les exceptions avancées par l’État défendeur quant à la recevabilité de la requête, elle a passé outre aux autres conditions citées au paragraphe 4, 6 et 7, bien que les articles 56 de la Charte, 6(2) du Protocole et 40 du Règlement fassent obligation à la Cour de procéder à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité, telles prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du Règlement.
30. Ceci implique clairement que :
A. Si les parties émettent des exceptions quant aux conditions liées à la compétence et la recevabilité, la Cour doit les examiner :
« S'il s'avère que l’une d’elles est fondée, elle jugera en conséquence.
« Si, par contre, aucune partie ne l’a fait, la Cour est dans l’obligation de discuter les autres éléments non discutés par les parties et de conclure en conséquence.
B. Si les parties ne discutent pas les conditions, la Cour est dans l'obligation de le faire, et dans l’ordre énoncé dans les articles 56 de la charte et 40 du règlement.
31. Dans l'affaire objet de l’opinion dissidente, il est clair que si l’État défendeur a soulevé les exceptions d’irrecevabilité fondés sur les trois premiers alinéas reliés aux dispositions de l’article 40 du Règlement et que la Cour y a répondu aux paragraphes 39 à 74, elle n’a pas jugé bon de discuter les autres conditions des articles sus visés aux paragraphes 4, 6,7. Dans le paragraphe 75 de l'arrêt, elle s'est contentée de conclure qu’il n’y avait pas de contestation quant à leur respect et que rien dans le dossier n’indique que ces conditions n’ont pas été respectées, donnant ainsi l'impression que les conditions énumérées ne sont pas d’égale importance ou finalité ; ce qui n’est aucunement l’esprit des articles sus visés et l'intention du législateur ; Surtout que dans le présent arrêt, la Cour a conclu à la recevabilité de la requête quant aux recours internes et a passé sous silence le dépôt de la requête dans un délai raisonnable
Cette façon de faire, à mon avis, est également contraire à l’article 28(6) du règlement et l’obligation de la Cour de motiver ses arrêts.