Suy Bi et autres c. Côte
Suy Bi et autres c.
(2019) 3 RICA 759 d’Ivoire (mesures provisoires) (2019) 3 RJCA 759 759
Côte d’Ivoire (mesures provisoires) Requête 044/2019, Suy C Ap Ar et autres c. République de
Côte d'Ivoire
Ordonnance du 28 novembre 2019. Fait en anglais et en français, le
texte français faisant foi.
Juges A B, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE, MUKAMULISA,
CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA, ANUKAM et ABOUD
S’est récusé en application de l’article 22 : ORE
Les requérants ont fait valoir que l’État défendeur n’avait pas procédé à la
recomposition de sa Commission électorale indépendante conformément
à un arrêt antérieur de la Cour. Les requérants ont demandé à la Cour
de prendre une ordonnance de mesures provisoires interdisant aux
représentants de divers organes de l’État défendeur de siéger à la
Commission. La Cour a rejeté la demande de mesures provisoires au
motif que les membres de la Commission électorale avaient déjà été
nommés et a donc estimé que la demande était devenue sans objet.
De plus, les requérants n'avaient pas démontré qu’une telle ordonnance
était nécessaire pour éviter un préjudice irréparable.
Compétence (prima facie, 18-22)
Mesures provisoires (preuve d’un risque de préjudice irréparable,
32-34)
Les parties
Suy C Ap Ar, Aq Aq Aj, Ae At Aj, Ab Az, Yao N’guessan Ax An, Am Ak Ay, Ao Af Ad, Ai Aa Ah, Aw Ag Ac (ci-après dénommés « les requérants ») sont des ressortissants ivoiriens.
La requête a été introduite contre la République de Côte d’Ivoire (ci-après dénommée « l’État défendeur ») qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 31 mars 1992 et au Protocole, le 25 janvier 2004. L'État défendeur a également déposé, le 23 juillet 2013, la déclaration prévue à barticle 34(6) du Protocole par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales.
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Il RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Objet de la requête
La présente requête introduite le 10 septembre 2019 comportait des demandes de mesures provisoires. L'affaire au fond est relative à une nouvelle loi adoptée par l’Assemblée nationale de l’État défendeur dans le cadre de la réforme de la loi sur la Commission Électorale Indépendante. La Cour de céans a déjà rendu sur le fond, le 18 novembre 2016, un arrêt relatif à la requête No. 001/2014 Action pour la Protection des Droits de l'Homme (APDH) c. République de Côte d'Ivoire concernant la composition de la Commission Électorale Indépendante (ci-après désignée « la CEI ») de l’État défendeur. La Cour avait conclu que la composition de l’organe électoral ivoirien était déséquilibrée et que son indépendance et son impartialité étaient affectées. La Cour a conclu, par ailleurs que la loi No. 2014-335 du 18 juin 2014 a violé les articles 10(3) et 17(1) de la Charte et l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance. La Cour a par conséquent ordonné à l’État défendeur de modifier la loi No. 2014-335 du 18 juin 2014 relative à la CEl pour la rendre conforme aux instruments ci-dessus.
Le 4 mai 2017, l’État défendeur a demandé l'interprétation de l’arrêt du 18 novembre 2016. Le 28 novembre 2017, la Cour a déclaré cette demande irrecevable.
En 2019, l’État défendeur a décidé de réformer la CEl. Au cours du processus de réforme, l'opposition a refusé de participer aux démarches du fait de l'absence de termes de référence clairs devant servir de base aux discussions.
Devantle refus des partis d'opposition de participer à ce processus, l’État défendeur a poursuivi le processus et introduit la loi No. 2019-708 du 5 août 2019 devant les deux chambres du parlement : l'Assemblée nationale et le Sénat, qui sont toutes contrôlées par la coalition politique au pouvoir selon les requérants. Le mardi 30 juillet 2019, la loi a été adoptée par l'Assemblée nationale et le vendredi 2 août 2019, par le Sénat.
Le 2 août 2019, soixante-six (66) membres de l’Assemblée nationale ont saisi le Conseil constitutionnel pour entendre déclarer et juger les articles 5, 6 et 17 de la loi No. 2014-135 du 18 juin 2014 non conformes aux articles 4 et 53 de la Constitution ivoirienne.
Par deux décisions (No. CI-2019-005/DCC/05-08/CC/SG du 5 août 2019 et décision No. CI-2019-006/DCC/13-08/CC/SG du 13 août 2019), le Conseil constitutionnel a déclaré irrecevables les requêtes des requérants concernant la constitutionnalité de la nouvelle loi sur la composition de la CEI en invoquant divers « Suy Bi et autres c. Côte d’Ivoire (mesures provisoires) (2019) 3 RJCA 759 761
manquements » de forme et au motif que la loi critiquée avait déjà été, dans la nuit du 5 août 2019, promulguée par le Président de la République.
9. Les requérants allèguent que l’État défendeur a violé les droits de l’homme suivants :
«i. Son obligation à se conformer aux décisions de la Cour de céans à laquelle elle était partie et à en assurer la pleine exécution dans un délai déterminé, conformément à l’article 30 du Protocole ;
ï. Son obligation de créer une Commission Électorale Nationale impartiale et indépendante au sens de l’article 17 de la Charte africaine de la démocratie, des élections de la gouvernance (CADEG) et de l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance ;
iii. Son obligation de protéger le droit des citoyens de participer librement au gouvernement de leur pays, comme le prévoit l’article 13(1) et (2) de la Charte ;
iv. Son obligation de protéger le droit à l'égalité devant la loi et une égale protection de la loi, comme le prévoient l’article 10(3) de la CADEG, l’article 3(1) (2) de la Charte et l’article 26 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) ;
v. Son obligation de respecter les articles 17 de la CADEG, l’article 3 du Protocole A/SPI/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance, 4 et 53 de la Constitution du 08 novembre 2016 de l’État défendeur ».
IV. Résumé de la procédure devant la Cour
10. Le 17 septembre 2019 le greffe de la Cour a accusé réception de la requête et l'a enregistrée. Le 19 septembre 2019, la requête a été signifiée à l’État défendeur et un délai de soixante (60) jours lui a été accordé pour y répondre. Un délai de sept (7) jours a été accordé à l’État défendeur pour soumettre sa réponse concernant les mesures provisoires.
11. Le 25 septembre 2019, le greffe a accusé réception d’une nouvelle version de la requête envoyée par les requérants en remplacement de la première version. Par notification datée du même jour, ladite requête a été transmise à l’État défendeur et un délai de quinze (15) jours lui a été accordé pour soumettre sa réponse relative aux mesures provisoires.
12. Le 1er octobre 2019, le greffe a reçu de l’État défendeur un mémoire en réponse sur la première version de la requête en mesures provisoires. Le même jour, le greffe a transmis ce mémoire aux requérants pour réponse dans un délai de quinze 762 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
(15) jours.
13. Le 3 octobre 2019, le greffe a accusé réception de la liste des représentants de l’État défendeur. Le même jour, les noms des représentants ont été dûment transmis aux requérants.
14. Le 15 octobre 2019, un deuxième mémoire en réponse de l’État défendeur relatif aux mesures provisoires est parvenu au greffe. 15. Le 21 octobre 2019, le greffe a reçu le mémoire en réplique des requérants relatif aux mesures provisoires. Le 23 octobre 2019, le greffe a accusé réception du mémoire en réplique des requérants sur le premier mémoire en réponse de l’État défendeur relatif à la demande des mesures provisoires ainsi que le deuxième mémoire en réponse de l’État défendeur. Lesdits mémoires ont été transmis aux deux parties pour réponse dans un délai de quinze (15) jours.
16. Le 15 novembre 2019, Le greffe a accusé réception d’un deuxième mémoire en réplique sur les mesures provisoires de l’État défendeur. Le même jour ledit mémoire a été transmis aux requérants pour réponse dans les sept (7) jours suivant sa notification.
Compétence
17. Lorsqu'elle est saisie d’une requête, la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence, sur la base des articles 3, 5(3) et 34(6) du Protocole et des articles 39 et 40 du Règlement.
18. Toutefois, s'agissant des mesures provisoires, la Cour n’a pas à s'assurer qu’elle a compétence sur le fond de l'affaire, mais simplement qu’elle a compétence prima facie.
19. Aux termes de l’article 5(3) du Protocole, « La Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées de statut d’observateur auprès de la Commission d'introduire des requêtes directement devant elle, conformément à l’article 34(6) de ce Protocole ».
20. Comme mentionné au paragraphe 2 de la présente ordonnance, l’État défendeur est partie à la Charte, au Protocole et a également faitla déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales conformément à l’article 34(6) du Protocole lu
Requête No. 002/2013 ; Ordonnance du 15 mars 2013 portant mesures provisoires, Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. Libye 1 RICA 149, para 10 ; Requête No. 024/2016 ; Ordonnance du 03 juin 2016 portant mesures provisoires, Au Av c. République-Unie de Tanzanie 1 RJCA 687, para 8.
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conjointement avec l’article 5(3) du Protocole.
21. En l'espèce, les droits dont les requérants allèguent la violation sont protégés par la Charte, le PIDESC, la SADEG et le Protocole de la CEDEAO, qui sont des instruments que la Cour a compétence pour interpréter et appliquer en vertu de l'article 3(1) du Protocole.
22. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a compétence prima facie pour connaître de la requête.
VI. Mesures demandées
23. Les requérants demandent à la Cour de :
«i. Ordonner à la République de Côte d’Ivoire, avant quelque élection que ce soit, de modifier la loi No. 2019-708 du 5 août 2019 portant recomposition de la Commission Électorale Indépendante (CEI) pour la rendre conforme aux instruments auxquels il est parti ;
ii. Ordonner une mesure provisoire qui commandera, d’ores et déjà, à l’État de Côte d'Ivoire de surseoir provisoirement à la mise en œuvre des instances de la Commission Électorale Indépendante telle que résultant de la loi querellée, pour quelque élection que ce soit, jusqu’à ce que la Cour rende sa décision sur le fond ;
ii. Ne pas mettre en place la Commission Électorale Indépendante sur le fondement de la Loi No. 2019-708 du 05 août 2019 portant Recomposition de la Commission Electorale Indépendante (CE!) ;
iv. Enjoindre aux différents organes de l’État de Côte d'Ivoire visés par la loi No. 2019-708 du 05 août 2019 et ce, y compris la Présidence de la République et le Ministère chargé de l'Administration du territoire, de ne pas procéder à la désignation de membres au sein de la Commission As Al dite CEI ;
v. Enjoindre aux différents organes de l’État de Côte d’Ivoire, et ce y compris la Présidence de la République et le Ministère chargé de l'Administration du territoire, de ne pas siéger au sein de la Commission As Al dite CEI [.…] et ce, jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision sur le fond ».
24. La Cour relève que l’article 27(2) du Protocole dispose comme
d'éviter des dommages irréparables à des personnes, la Cour 764 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes ».
25. L'article 51(1) du Règlement intérieur, par ailleurs, dispose que « La Cour peut, soit à la demande d'une partie ou de la Commission, soit d’office, indiquer aux parties toutes mesures provisoires qu’elle estime devoir être adoptées dans l'intérêt des parties ou de la justice ».
26. La Cour observe qu’il lui appartient de décider dans chaque cas d'espèce si, à la lumière des circonstances particulières de l'affaire, elle doit exercer la compétence qui lui est conférée par les dispositions ci-dessus.
27. La Cour tient compte du droit applicable en matière de mesures provisoires, qui ont une nature propre. La Cour ne peut les ordonner pendente lite que si les conditions de base requises sont réunies : l'extrême gravité, l'urgence et la prévention de dommages irréparables sur les personnes.
28. Enl'espèce, la Cour note que les requérants ont formulé plusieurs demandes dans la requête aux fins de mesures provisoires.
29. La Cour s’étant déjà prononcée sur sa compétence prima facie, elle examine les mesures provisoires demandées.
30. La Cour note que les requérants dans la présente affaire sollicite de la Cour conformément à l’article 27 du Protocole et 51 du Règlement intérieur qu’elle ordonne les mesures—pour enjoindre aux différents organes de l’État de Côte d'Ivoire, et ce y compris la Présidence de la République et le Ministère chargé de l'Administration du Territoire, de ne pas siéger au sein de la CEI. 31. Les requérants soulèvent que de telles mesures apparaissent impératives au regard d’une Commission ne répondant pas aux exigences requises en matière d’indépendance et d’impartialité. En outre, ils estiment qu’il faut avoir à l’idée que cette réforme est censée répondre à l’injonction de la Cour de céans fait à la République de Côte d'Ivoire d’avoir à réformer sa loi pour la mettre en conformité avec les instruments juridiques internationaux auxquels elle est partie. Qu'il est bon de rappeler qu’en 2010, la CEI était au centre du contentieux électoral qui avait provoqué une guerre civile causant la mort de plus de 3248 personnes suivant les chiffres officiels. Et la Côte d'Ivoire en octobre 2020 connaîtra sa première élection porteuse d’enjeux depuis cette douloureuse crise post-électorale 2010-2011.
32. La Cour, note que l’État défendeur demande de constater que la demande de mesures provisoires est relative à une loi déjà adoptée ; que les membres de ladite Commission ont prêté serment devant le Conseil constitutionnel ; que le bureau de la CEI a été constitué le lundi 30 septembre 2019. L'État défendeur soulève que les mesures provisoires sollicitées ne répondent Suy Bi et autres c. Côte d’Ivoire (mesures provisoires) (2019) 3 RICA 759 765
pas aux exigences de l’article 27 du Protocole. || ajoute que les moyens et arguments des requérants sont uniquement fondés sur des craintes sans réel rapport direct avec la situation incriminée. Les requérants n’ont pu démontrer à suffisance l’existence des conditions exigées par l’article 27 du Protocole.
33. La Cour note que la demande de mesures provisoires tendant à empêcher l'application de ladite loi est devenue sans objet suite à la mise en place de la CEI et de la désignation de ses membres ainsi que des personnalités proposées par les différents organes de l’État défendeur.
34. La Cour estime que compte tenu des faits tels que rapportés par les requérants et l’État défendeur, les circonstances de l'espèce ne révèlent pas d’une situation dont la gravité et l’urgence présenteraient un risque de dommages irréparables ou un trouble social immédiat. La Cour note que les Requérants n’ayant pas fourni la preuve de l'extrême gravité de la situation dans les circonstances de l'espèce, la demande des mesures à ordonner avant l'examen du fond de l'affaire n’est pas justifiée. En conséquence, cette demande est rejetée.
35. La présente ordonnance portant décision sur les mesures provisoires demeure de nature provisoire et ne préjuge en rien des conclusions de la Cour quant au fond de l'affaire.
VII. Dispositif
36. Par ces motifs,
la Cour,
À l’unanimité :
i. Rejette la demande de mesures provisoires.