752 RECUEIL DE JURISPRUDENCE
A c. Bénin (mesures DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
provisoires) (2019) 3 RICA 752 Requête 020/2019, Ac A c. République de Bénin
Ordonnance du 2 décembre 2019. Fait en anglais et en français, le texte
français faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE,
MUKAMULISA, CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA, ANUKAM et
ABOUD
Le requérant, ressortissant de l'État défendeur, vivait en exil aux
États-Unis. Les autorités de l’État défendeur ont accusé le requérant
d'activités criminelles, annulé son passeport et émis un mandat d'arrêt
international à son encontre. Le requérant a affirmé devant la Cour que
ses droits à la liberté de mouvement, à la liberté, à l’égalité devant la loi,
à la dignité et à la participation politique avaient été violés et a demandé
des mesures provisoires. La Cour a noté que la procédure d'annulation
du passeport du requérant était toujours pendante, mais a accordé
des mesures provisoires pour suspendre l'annulation afin d’éviter un
préjudice irréparable.
Compétence (prima facie, 14-19)
Mesures provisoires (annulation de passeport, 30-32)
Les parties
Le Sieur Ac A (ci-après dénommée le « requérant ») est un homme politique, ressortissant de la République du Bénin, qui dit résider aux États-Unis et avoir le statut de demandeur d'asile politique en Espagne. Le requérant fait l’objet, depuis mars 2018, de poursuites judiciaires dans son pays d’origine pour des faits de malversations dans sa gestion des deniers publics.
La République du Bénin (ci-après désignée « l’État défendeur ») est devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986, au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désigné « le Protocole »), le 25 mai 2004. L'État défendeur a également déposé, le 8 février 2016, la déclaration prévue à l’article 34(6) (ci-après désignée « la Déclaration ») du Protocole, acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales.
Il A c. Bénin (mesures provisoires) (2019) 3 RJCA 752 753
Objet de la requête
La présente demande de mesures provisoires découle d’une requête déposée le 23 avril 2019. || ressort de la requête que, suite aux Conseils des ministres des 28 juin et 2 août 2017, portant sur la gestion de la filière coton ainsi que du Fonds national de microfinances, le requérant a été cité pour malversations financières dans des rapports d’audits qui ont été rendus publics. Le requérant allègue que le 27 août 2018, les autorités de l'État défendeur ont émis une lettre d'annulation du passeport ordinaire du requérant, avec instruction de l'arrêter s’il venait à entrer sur le territoire de l’État défendeur ou en cas de découverte d’un titre de voyage sur lui.
Après l'annulation du passeport du requérant, les autorités de l’État défendeur ont, le 17 septembre 2018, transmis à l'Organisation internationale de police criminelle (ci-après désignée« INTERPOL ») le mandat d’arrêt en date du 4 avril 2018 aux fins de l’arrestation du requérant et l’a révoqué le 6 avril 2018. Le 14 décembre 2018, le requérant a été arrêté à Madrid sur la base des informations diffusées par Interpol. L'État défendeur a adressé successivement le 17 décembre 2018 une demande d’extradition du requérant aux autorités espagnoles basée sur le mandat d’arrêt du 4 avril 2018, et le 28 janvier 2019, une demande additionnelle d’extradition fondée sur le mandat d’arrêt daté du 27 décembre 2018.
De tout ce qui précède, le requérant allègue les violations
| Le droit d'aller et de venir suivant l’article 25 de la Constitution béninoise, l’article 12(2) de la Charte, l’article 2 du Protocole surla libre circulation des personnes, le droit de résidence et d'établissement adopté par les États de la Communauté économique des États de l'Afrique de l’Ouest ; et l’article 12 du PIDCP ;
Il Le droit à la liberté et à l'égalité devant la loi conformément aux articles 2, 3 et 6 de la Charte ;
iii. Le droit à la dignité et la réputation du requérant conformément à l’article 5 de la Charte ;
IV. Le droit à des élections libres et de participer à la direction des affaires publiques de son pays consacrés aux articles 13 de la Charte et 21 de la DUDH.
Résumé de la procédure devant la Cour
Le 23 avril 2019, le requérant a déposé une requête contre l’État défendeur et une demande de mesures provisoires qui ont été 754 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
signifiées à l’État défendeur.
9. Le 10 mai 2019, le requérant a transmis à la Cour la décision de l’Ab Aa de Madrid, aux termes de laquelle la demande de son extradition a été rejetée.
10. Par deux lettres reçues au Greffe les 17 juillet et 9 septembre 2019, le requérant a informé la Cour que l’État défendeur n'avait pas suspendu l’exécution du mandat d’arrêt du 27 décembre 2018.
11. Le 9 septembre 2019, le requérant a déposé une demande additionnelle de mesures provisoires et transmis à la Cour une décision de la Commission de contrôle des fichiers d'INTERPOL et deux lettres du Secrétaire Général d’INTERPOL. Par ces lettres, le requérant a informé la Cour qu’il ne faisait plus objet de notice rouge et que les informations sur son passeport avaient été effacées de la base de données d’INTERPOL.
12. La demande additionnelle de mesures provisoires ainsi que les deux décisions de la Commission de Contrôle des Fichiers d’INTERPOL ont été signifiées à l’État défendeur, qui a déposé sa réponse aux demandes initiale et additionnelle.
IV. Compétence
13. Lorsqu’elle est saisie d’une requête, la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence, en application des articles 3 et 5(3) du Protocole et 39 du Règlement intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »).
14. Toutefois, s'agissant des mesures provisoires, la Cour rappelle sa jurisprudence constante qu’elle n’a pas à s'assurer qu’elle a compétence sur le fond de l'affaire, mais simplement qu’elle a compétence prima facie.
15. L'article 3(1) du Protocole dispose que
« [la] Cour a compétence pour connaitre de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifiés par les Etats concernés. »
16. Aux termes de l’article 5(3) du Protocole, « [la] Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées de statut d’observateur auprès de la Commission d'introduire des requêtes directement devant elle, conformément à l’article 34(6) de ce Protocole. »
17. La Cour note que l’État défendeur est partie à la Charte, au Protocole et a également fait la déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes d'individus et des organisations non gouvernementales conformément à A c. Bénin (mesures provisoires) (2019) 3 RJCA 752 755
l’article 34(6) du Protocole lu conjointement avec l’article 5(3) du Protocole.
18. En l’espèce, la Cour note que les droits dont le requérant allègue la violation sont tous protégés par la Charte, le PIDCP‘ le Protocole de la CEDEAO? qui sont tous des instruments que la Cour est habilitée à interpréter et appliquer en vertu de l’article 3(1) du Protocole.
19. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a compétence prima facie pour connaitre de la requête.
Mesures provisoires demandées
20. Invoquant les articles 27 du Protocole et 51 du Règlement, le requérant demande à la Cour d’enjoindre à l’État défendeur de prendre les mesures provisoires suivantes :
ii Suspendre sa demande d'’extradition auprès des autorités espagnoles ;
ii. Suspendre la procédure pendante devant la Cour de répression des infractions économique et du terrorisme (CRIET) ;
ii. Annuler le mandat d’arrêt du 27 décembre 2018 émis en tentative de régularisation de son arrestation ;
iv. Révoquer la décision d’annulation de son passeport du 27 août 2018 et de lui fournir des titres d'identité et de voyage lui permettant tout déplacement transfrontalier ;
v. L’autoriser sans délai ainsi que son parti politique à se présenter aux élections législatives du 28 avril 2019.
21. Dans la demande additionnelle, le requérant demande à la Cour d’enjoindre à l’État défendeur « d’annuler l’arrêté interministériel du 22 juillet 2019 qui prive le requérant de nombreux documents administratifs délivrés par les autorités béninoises, notamment ceux relatifs à son état civil et à l’exercice de ses droits politiques. »
Le Bénin a adhéré au PIDCP le 12 mars 1992.
Le Bénin a signé le Protocole de la CEDEAO le 29 mai 1979. Selon l’article 13(1), « Le … Protocole entrera en vigueur à titre provisoire, dès sa signature par les Chefs d’ État et de Gouvernement, et définitivement dès sa ratification par au moins sept (7) États signataires conformément aux règles constitutionnelles de chaque Etat signataire. » 756 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
22. La Cour est d’avis qu’en vertu de l’article 27(2) du Protocole et de l'article 51(1) du Règlement, elle est habilitée à ordonner de mesures provisoires non seulement « dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsque qu’il s'avère nécessaire d'éviter des dommages irréparables à des personnes », mais aussi « qu’elle estime devoir être adoptées dans l'intérêt des parties ou de la justice ».
23. En l'espèce, la Cour note que la demande de suspension d’extradition auprès des autorités espagnoles est devenue sans objet, l’'Audiencia Nacional de Madrid ayant rejeté la demande de l’extradition du requérant. Par conséquent, la Cour ne va pas se prononcer sur la question.
24. La Cour note également que la demande visant à autoriser le requérant sans délai ainsi que son parti politique à se présenter aux élections législatives du 28 avril 2019 est caduque, dans la mesure où ces élections ont déjà eu lieu. De plus, la Cour estime que la demande ayant été déposée une semaine avant la tenue des élections, elle était dans l'impossibilité matérielle de se prononcer sur une telle demande dans un laps de temps aussi court. Cette demande est rejetée en conséquence.
25. Sur la demande de suspension de la procédure pendante devant la CRIET, la Cour estime qu’elle relève du fond de l'affaire et est donc rejetée.
26. En ce qui concerne les demandes visant à enjoindre l’État défendeur d’annuler le mandat d'arrêt du 27 décembre 2018 et l'arrêté interministériel du 22 juillet 2019 qui prive le requérant de nombreux documents administratifs délivrés par les autorités béninoises, la Cour est d'avis que ces demandes sont rattachées au fond et sont donc rejetées.
27. S'agissant de la demande visant à enjoindre l’État défendeur de révoquer sa décision d'annulation du passeport du requérant du 27 août 2018 et de lui fournir des titres d'identité et de voyage lui permettant tout déplacement transfrontalier, la Cour note que le requérant soumet comme preuve de l’annulation de son passeport les éléments de preuves suivants :
i. La lettre du Ministre béninois de la Justice et de la Législation en date du 27 août 2018 demandant au Ministre de l'Intérieur d'annuler le passeport du requérant ;
ii. Message Radio - téléphone porté du 27 août 2018 relatif à l’annulation de trois passeports, y compris le passeport No. B0606668 appartenant au requérant ;
iii. Le placement en garde à vue d’un fonctionnaire de la police pour avoir divulgué deux correspondances confidentielles relatives à A c. Bénin (mesures provisoires) (2019) 3 RJCA 752 757
l’annulation des passeports du requérant et de deux autres citoyens béninois.
28. La Cour note que l’État défendeur ne reconnaît pas avoir annulé le passeport du requérant et allègue que les éléments de preuve fournis par le requérant ne démontrent pas que son passeport a été effectivement annulé. L’État défendeur fait valoir que le passeport du requérant est toujours valable et utilisé par le requérant dans ses déplacements en dehors du pays.
29. La Cour estime que la procédure d'annulation du passeport du requérant a été initiée par la lettre du Ministre béninois de la justice et de la législation adressée au Ministre de l’intérieur par laquelle il demande l'annulation du passeport du requérant. La Cour considère que les éléments de preuve fournis par le requérant et la réponse de l’État défendeur indiquent que ladite procédure est toujours en cours.
30. La Cour considère qu’eu égard au fait que le requérant réside à l'étranger, le passeport est son principal document d'identification ou de voyage qui lui donne l'accès au travail et aux services publics en général nécessaires à ses conditions de vie dans le pays de sa résidence.
31. La Cour estime donc que les circonstances de l'espèce révèlent une situation d'urgence et présente un risque de préjudice irréparable, parce que la procédure d'annulation du passeport peut être conclue à n’importe quel moment et aboutir à l'annulation du passeport du requérant.
32. En l'espèce, la Cour juge pertinent qu’il soit accordé une mesure provisoire de sursis de la procédure d’annulation du passeport du requérant dans l'attente de sa décision au fond.
33. Pour lever toute équivoque, la présente ordonnance ne préjuge en rien des conclusions que la Cour pourrait tirer concernant sa compétence, la recevabilité et le fond de la requête.
VI. Dispositif
34. Par ces motifs,
La Cour,
A l'unanimité :
ii Dit que la demande de suspension d’extradition auprès des autorités espagnoles est devenue sans objet ;
ii. Dit que la demande visant à autoriser le requérant sans délai ainsi que son parti politique à se présenter aux élections législatives du 28 avril 2019 est devenue caduque ;
iii. Rejette la demande de suspension de la procédure pendante devant la CRIET ;
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iv. Rejette la demande visant à enjoindre l’État défendeur d’annuler le mandat d’arrêt du 27 décembre 2018 ;
v. Rejette la demande visant à enjoindre l’État défendeur d'annuler l'arrêté interministériel du 22 juillet 2019.
Ordonne à l’État défendeur de :
vi. Surseoir la procédure d'annulation du passeport du Requérant jusqu’à la décision définitive de la Cour de céans ;
vii. Faire rapport à la Cour dans un délai de quinze (15) jours à compter de la date de réception de la présente ordonnance, sur les mesures prises pour mettre la mettre en œuvre.