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23/06/2022 | CADHP | N°006/2012

CADHP | Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 23 juin 2022, 006/2012


Texte (pseudonymisé)
AFRICAN UNION UNION AFRICAINE AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES
AFFAIRE
COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES
PEUPLES
RÉPUBLIQUE DU Bc
REQUÊTE N° 006/2012
ARRÊT
(RÉPARATIONS)
23 J UIN 2022 o FAN AND LORS % SOMMAIRE
Il. OBJET DE LA REQUÊTE
IN. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
IV. DEMANDES DES PARTIES
V. SUR LES EXCEPTIONS SOULEVÉES PAR L'ÉTAT DÉFENDEUR
A Responsabilité liée à des activités antérieures à 1

992
B Proposition en vue d’un règlement à l’amiable
C Intervention des « requérants initiaux » dans la procédure
V...

AFRICAN UNION UNION AFRICAINE AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES
AFFAIRE
COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES
PEUPLES
RÉPUBLIQUE DU Bc
REQUÊTE N° 006/2012
ARRÊT
(RÉPARATIONS)
23 J UIN 2022 o FAN AND LORS % SOMMAIRE
Il. OBJET DE LA REQUÊTE
IN. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
IV. DEMANDES DES PARTIES
V. SUR LES EXCEPTIONS SOULEVÉES PAR L'ÉTAT DÉFENDEUR
A Responsabilité liée à des activités antérieures à 1992
B Proposition en vue d’un règlement à l’amiable
C Intervention des « requérants initiaux » dans la procédure
VI SUR LES RÉPARATIONS
Réparations pécuniaires
Préjudice matériel
Il Préjudice moral
Réparations non pécuniaires
1 Restitution des terres ancestrales des AG
il, Reconnaissance des AG en tant que population autochtone
iii, Excuses publiques
iv. Édification d’un monument public
V. Le droit à une consultation et à un dialogue efficaces
vi. Garanties de non-répétition
C. Création d’un Fonds de développement en faveur des AG
VII. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE 11
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53
54 La Cour composée de : Imani D. ABOUD, Présidente ; Blaise TCHIKAYA, Vice-
président; Rafaâ BEN ACHOUR, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA,
Ap Bp AQ, Cb AH, Stella |. ANUKAM, Cn Ce
AR, Cm AZ —J uges ; etRobert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du P rotocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme
etdes peuples portantcréation d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples
(ci-après désigné « le Protocole ») età la règle 9(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-
après désigné le « Règlement »), le J uge Ben KIOKO, membre de la Cour, de nationalité
kényane s’est récusé.
En l’affaire :
COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L'HOMME ET DES PEUPLES (AV)
ii Hon. Xa AW, Commissaire, AV
ii. M. Bu Bm A, Conseil
iii. M. Ct AO, Conseil
contre
RÉPUBLIQUE DU Bc
représentée par :
ii M. Bq AS, Bg Ch
ii. M. Bs AU, Principal Cz Az
AK M. Aj Z, Litigation Counsel
après en avoir délibéré,
rend l'arrêt suivant :
L'HISTORIQUE DE L’AFFAIRE
1. Dans sa Requête introductive d'instance déposée le 12 juillet 2012, la
Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après
dénommée « la Requérante » ou « la Commission ») alléguait que les AG,
minorité ethnique autochtone dans la République du Bc (ci-après
dénommée « l’État défendeur »), avaient reçu en octobre 2009 un préavis
d'expulsion de trente (30) jours, délivrée par les services forestiers du Bc
(Bc Ai Service), pour quitter la forêt de Mau. La Commission a saisi
la Cour suite à la réception, le 14 novembre 2009, d’une requête du Centre for
Xh AY Bo et du Xh AY Be Xk, tous
deux agissant au nom de la communauté AG de la forêt de Mau. Dans la
présente Requête, la Commission fait valoir, en outre, que le préavis
d’expulsion n’a pas tenu compte de l'importance de la forêt de Mau pour la
survie des AG, ce qui constitue une violation des articles 1, 2, 4, 8, 14, 17(2)
et (3), 21 et 22 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-
après désignée la « Charte »).
2. La Cour, dans le dispositif de son arrêt sur le fond rendu le 26 mai 2017, s’est
prononcée comme suit :
Sur le fond
i) Dit que le Défendeur a violé les articles 1, 2, 8, 14, 17(2) et (3), 21 et 22 de
la Charte ;
ii) Dit que le Défendeur n’a pas violé l’article 4 de la Charte ;
ii) Ordonne au Défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires dans un
délai raisonnable pour remédier aux violations constatées et de faire un
rapport à la Cour sur les mesures prises, dans un délai de six (6) mois à
compter de la date du présent arrêt ;
iv) Réserve sa décision sur les réparations ;
v) Accorde à la Requérante un délai de soixante (60) jours, à compter de la date
du présent arrêt, pour déposer ses observations sur les réparations, et au
Défendeur un délai de soixante (60) jours, à compter de la date de réception
des observations de la Requérante sur les réparations et les frais de
procédure, pour déposer sa réponse.
3. Conformémentà la règle 69(3) du Règlement et en exécution du dispositif sus-
énoncé, les Parties ont déposé leurs observations sur les réparations dans les
délais impartis par la Cour.
Il. — RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
4, Le 30 mai 2017, le Greffe a notifié les expéditions de l'arrêt sur le fond aux
Parties, à la Commission de l’Union africaine et au Conseil exécutif de l’Union
africaine.
5, Le 10 août 2017, le Greffe a reçu de AM AY Ac Centre of
the School of Law de l’Université de Bristol (ci-après désigné « HIRC ») et de
Centre for AM AY de l'Université de Pretoria (ci-après désigné
« CHR »), une demande d'autorisation à intervenir en qualité d’amici curiae.
Le 30 novembre 2017, la Cour leur a accordé cette autorisation après avoir
dûment communiqué aux Parties la demande.
6. Le 23 octobre 2017, le Greffe a reçu les observations de la Requérante sur les
réparations et les a transmises à l’État défendeur le 25 octobre 2017, en
l’invitant à déposer ses observations en réponse dans un délai de trente (30) jours suivant réception.
7. Le 30 janvier 2018, les amici curiae ont déposé leur mémoire commun, qui a
été communiqué aux Parties le 31 janvier 2018, pour information.
8. Le 13 février 2018, l’État défendeur a déposé ses observations sur les
réparations, lesquelles ont été communiquées à la Requérante le 16 février
2018, pour réplique, le cas échéant, dans un délai de trente (30) jours. Le 21
mars 2018, l’État défendeur a déposé ses observations sur les réparations et
celles-ci ont été transmises à la Requérante le 29 mars 2018, aux fins de
réplique dans un délai de trente (30) jours suivant leur réception.
9. Le 9 mai 2018, le Greffe a reçu la réplique de la Requérante, laquelle a été
communiquée le 11 mai 2018, à l’État défendeur pour d’éventuelles
observations à déposer dans les trente (30) jours suivant sa réception.
10. Le 13 juin 2018, le Greffe a reçu les observations de l’État défendeur, qui ont
été communiquées à la Requérante le 14 juin 2018 pour information.
11. Le 20 septembre 2018, le Greffe a informé les Parties de la clôture des débats.
12. Le 16 avril 2019, le Greffe a reçu deux demandes aux fins d’intervention en
tant que partie ayant un intérêt dans l'affaire, la première émanant de Cq
Bi Xo et 119 autres, et la deuxième émanant de Peter Bk
Xd et 1300 autres. Les deux demandes ont été conjointement examinées et
rejetées par la Cour le 4 juillet2019.!
! Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. Bc, CAfDHP, Requête n° 006/2012, Ordonnance (intervention) 4 juillet 2019.
13. Le 29 août 2019, le Greffe a reçu une demande de réexamen de la décision
de la Cour du 4 juillet 2019. La Cour a examiné la demande et l’a rejetée le 11
14. Le 10 octobre 2019, le Greffe a reçu une « demande d'intervention au stade
des réparations » déposée par By Bb et d’autres, membres de la
communauté AG résidant dans le Xn Cj Bd. Cette demande
a été examinée par la Cour qui l’a rejetée le 28 novembre 2019.3
15. Le 22 novembre 2019, le Greffe a informé les Parties et les amici curiae de la
décision de la Cour de tenir une audience publique le 6 mars 2020. Les Parties
et les amici curiae ont également reçu une liste de questions auxquelles ils
devaient apporter des réponses au plus tard le 15 janvier 2021.
16. Les Parties et les amici curiae onttous déposé leurs réponses aux questions
figurant sur la liste dans le délai imparti par la Cour.
17. Le 3 mars 2020, le Greffe a informé les Parties etles amici curiae de la décision
de la Cour, en vertu de l'instruction de procédure 34, de reporter l’audience
prévue le 6 mars 2020 au 5 juin 2020 en raison de l'indisponibilité des Parties.
18. À la demande de la Cour, deux observations d’experts indépendants ont été
soumises, l’une, le 2 avril 2020 par Dr. Aw Bh, ancien membre du
Forum permanent des Nations Unies sur les questions autochtones, et l’autre,
le 30 avril 2020 par Xp BA, alors rapporteur spécial des Nations
Unies sur les droits des peuples autochtones. Ces observations ont été dûment
communiquées aux Parties et aux amici curiae à titre d’information.
? Recours en révision de l’ordonnance du 4 juillet 2019 formé par Cq Bi Xo et 114 autres le 11 novembre 2019.
3 Requête aux fins d'intervention introduite par By AhAJ et autres, Requête n° 001/2019 (Ordonnance portant intervention) 28 novembre 2019.
19. À de nombreuses occasions, entre les années 2020 et 2021, la Cour a tenté
de tenir l'audience publique sans succès en raison de la pandémie de la
20. Le 25 juin 2021, la Cour a rendu une ordonnance reportant sine die l’audience
publique dans cette affaire et ordonné, en outre, que la question des
réparations soit « tranchée sur la base des mémoires et observations écrites
soumis par les Parties ». Cette ordonnance a été notifiée aux Parties et aux
amici curiae le 29 juin 2021.
21. La Cour note que les Parties ont déposé plusieurs observations sur la présente
affaire, assorties de leurs réponses aux questions figurant sur la liste élaborée
IV. DEMANDES DES PARTIES
22. La Requérante demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de :
ii Mettre en place un processus visant à délimiter et démarquer les terres
ancestrales des AG, qui participeront pleinement à ce processus, dans
un délai d’un (1) an suivant la notification de l’arrêt sur les réparations ;
ii. Créerun mécanisme pour faciliter le dialogue entre les AG (à travers les
Requérants initiaux), les services forestiers du Bc (KFS), le cas
échéant, et les opérateurs concernés du secteur privé afin de parvenir à un
accord mutuel sur les questions relatives à la cessation ou non des activités
commerciales sur la terre des AG, ou déterminer si ces activités vont se
poursuivre mais en étant régies par un contrat de location du terrain ou un
accord de partage des redevances et des avantages entre les AG
détenteurs du titre communal et les opérateurs commerciaux.
Conformément aux dispositions 35 à 37 de la loi de 2016 sur les terres communautaires (Ax Cv Act), un tel mécanisme doit être mis en
place dans un délai de neuf mois à compter de la date de notification de
l’arrêt sur les réparations ;
Verser un montant de deux cent quatre-vingt-dix-sept millions cent quatre
mille cinq cent soixante-dix-huit (297 104 578) dollars des États-Unis au
tire de dommages pécuniaires et non pécuniaires à un Fonds de
développement communautaire au profit des AG, au plus tard un an
après l'arrêt de la Cour sur les réparations ;
iv. Prendre toutes les mesures administratives, législatives, financières et
autres en matière de ressources humaines pour créer un Fonds de
développement communautaire en faveur des AG, dans les six mois
suivant la notification de l’arrêt de la Cour sur les réparations ;
Adopter des mesures législatives, administratives et autres pour
reconnaître et garantir le droit des AG à être effectivement consultés,
conformément à leurs traditions et coutumes, ainsi que le droit de donner
ou de refuser leur consentement préalable, libre et éclairé, en ce qui
conceme les projets de développement, de conservation ou
d'investissement sur les terres ancestrales des AG et la mise en place
de mesures de sauvegarde adéquates pour atténuer les effets néfastes que
ces projets peuvent avoir sur la survie sociale, économique et culturelle des
AG ;
vi. Prévoir une consultation avec les AG et les faire participer pleinement,
conformément à leurs traditions et coutumes, à tout le processus de
réparations, qui comprend toutes les mesures que l’État défendeur et ses
organismes prendront pour se conformer à l’arrêt de la Cour enjoignant à
l’État défendeur de restituer les terres des AG, leur accorder une
compensation, leur fournir d’autres garanties de satisfaction et de non
répétition ;
vi. Mettre en place certaines mesures législatives, administratives et autres
mesures nécessaires pour donner effet aux obligations de l’État défendeur
en ce qui concerne la restitution, la compensation et les autres garanties
de satisfaction et de non-répétition demandées dans la présente note, ainsi
que la consultation et la participation des AG, qui deviennent évidentes
au fur et à mesure que le processus de mise en œuvre se poursuit et tel
qu’indiqué dans la présente note, ces processus devant être achevés dans
un délai d’un (1) an à compter de la date de l’arrêt de la Cour sur les
réparations. La Requérante soutient donc que l’État défendeur doit prendre
les mesures appropriées pour se conformer à l’ordonnance ;
vii. Reconnaître pleinement les AG comme un peuple autochtone du Bc,
y compris, mais sans s’y limiter, la reconnaissance de la langue AG et
des pratiques culturelles et religieuses AG, la fourniture de services de
santé, de services sociaux et d’éducation aux O giek, l’adoption de mesures
en faveur de la représentation politique nationale et locale des AG ;
ix. Présenter des excuses publiques aux AG pour les violations de leurs
droits constatées dans l’arrêt, dans un journal national à grand tirage et sur
une station radio de large couverture nationale, dans les 3 mois suivant la
date de l'arrêt de la Cour sur les réparations ; et
x. Érigerun monument public en reconnaissance de la violation des droits des
AG, à un endroit choisi par les AG et d’une importance significative
pour eux etselon un modèle qu’ils auront également accepté, dans un délai
de 6 mois à compter de la date de l’arrêt de la Cour sur les réparations.
23. L'État défendeur formule les demandes ci-après devant la Cour :
i. Dire que l’État défendeur s’esttoujours engagé à mettre en œuvre l’arrêt de
la Cour en mettant notamment sur pied un Groupe de travail interministériel
chargé de superviser la mise en œuvre dudit arrêt ;
ii. Dire que les garanties de non-répétition accompagnées de mesures de
réinsertion constituent les formes de réparation les plus indiquées pour
remédier aux violations des droits de l’homme constatées en s’attaquant à
leurs causes profondes et structurelles ;
iii. Dire qu’elle doit utiliser ses bons offices pour faciliter un règlement amiable
avec la communauté AG sur la question des réparations ;
iv. Dire que la restitution demandée par la Requérante peut être concrétisée
par une décision inverse visant à garantir et à permettre l’accès à la forêt
de Mau, sauf en cas d’empiétement effectué dans l’intérêt public ou l'intérêt
général de la communauté, conformément aux dispositions de la loi
pertinente, et lorsque les modalités de cette décision sont précisées par le
Groupe de travail ;
v. Dire que la démarcation des terres et l'attribution de titres de propriété sont
totalement inutiles aux fins d'accès, d'occupation et d’utilisation de la forêt
de Mau par les AG et, dire, en outre, que le droit d’occuper et d’exploiter
la forêt de Mau constitue une restitution suffisante de la forêt aux AG et
que la démarcation ainsi que l'attribution de titre individuel constitueraient
une entrave à l’accès commun à la terre et son exploitation par d’autres
personnes, à savoir les peuples de nomades ayant un accès saisonnier à
la forêt de Mau ;
vi. Dire que la Constitution de 2010 crée une superstructure juridique dont
l'objectif est de s’attaquer aux causes structurelles et profondes des
violations de l’article 2 et en vertu des lois en vigueur, ces violations ont été
en grande partie réparées et ce qui reste à faire peut être réalisé à travers
des interventions administratives et des garanties de non-répétition ;
vi. Dire que le Cour n’a pas conclu que les AG étaient les propriétaires de
la forêt de Mau. Par ailleurs, le droit de propriété n’est pas indispensable
pour l’exploitation des terres ;
vi. Rejeter le rapport d’enquête soumis par la Requérante au motif qu’il n’est
pas crédible et le montant de deux cent quatre-vingt-dix-sept millions cent
quatre mille cinq cent soixante-dix-huit (297 104 578) dollars des États-Unis
réclamé à titre de compensation, au motif qu’il a été calculé sur la base
d’hypothèses spéculatives et ne peut être ni juste, ni proportionné. Par
ailleurs, constater qu'aucune preuve n’a été fournie pour démontrer que
l'enquête a été réalisée ;
ix. Dire que toute compensation due à la Requérante ne saurait être calculée
en dollars des États-Unis pour une réclamation qui concerne un pays dont
la devise n’est pas le dollar des États-Unis ;
X. Dire que la responsabilité générale de l’État défendeur pour violation de la
Charte ne peut être engagée qu’à partir de 1992, date à laquelle il est
devenu partie à la Charte. En ce qui concerne particulièrement l’expulsion
des AG de la forêt de Mau, sa responsabilité ne peut être engagée qu’à
partir du 26 octobre 2009, date à laquelle l’avis d'expulsion des AG du
sud-ouest de la forêt de Mau a été émis ;
xi. Dire que l’avis publié dans le } ournal officiel, sur la création du Groupe de
travail chargé d’exécuter l'arrêt de la Cour suffit pour reconnaître
publiquement les violations de la Charte et cette publication doit être
considérée comme une mesure de satisfaction équitable ;
xii. Dire que rien ne justifie qu’on ordonne à l’État défendeur d’ériger un
monument pour les AG en commémoration de la violation de leurs droits,
dans la mesure où les AG n’ont pas pour coutume d’ériger des
monuments. Rien ne prouve, non plus, que ce monument soit d’une
quelconque importance pour leur communauté, d’autant plus que l’État
défendeur a déjà reconnu son tort et prend activement des mesures pour le
réparer ;
xiil. Dire que toute mesure de réparations ordonnée par la Cour doit prendre en compte la situation de l’État défendeur en tant que pays et éviter de lui
causer un préjudice injustifié ;
xiv. Dire que la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l'homme
n’est pas contraignante pour la Cour de céans etelle ne peut pas constituer
le fondement d’une demande de réparation devant la Cour ;
XV. Dire que ni Xh AY Be Xk ni le Programme de
Program), ne représentent les AG et que seul le Conseil des Sages des
AG est reconnu en tant qu’organe habilité à parler au nom des AG ;
xvi. Dire que, dans l’ensemble, les allégations de la Requérante ne sont pas fondées et la Cour devrait les examiner attentivement afin d’exclure toute
demande qui repose sur des spéculations.
V. SUR LES EXCEPTIONS SOULEVÉES PAR L’ÉTAT DÉFENDEUR
24. La Cour décide d’examiner les trois exceptions soulevées par l’État défendeur
avant de se prononcer sur les demandes de réparations.
A. Responsabilité liée à des activités antérieures à 1992
25. L’État défendeur soutient qu'« une demande d'’indemnisation pour des
violations intervenues avant 1992, date à laquelle il est devenu partie à la
Charte, ne reposerait sur aucun fondement ». II soutient également que « toute
demande de réparation pécuniaire ne pourrait être calculée qu'à partir du 26
octobre 2009 et uniquement en rapport avec l’avis d’expulsion des AG du
sud-ouest de la forêt de Mau ».
26. La Cour rappelle qu’elle a déjà tranché la question en appréciant sa
compétence temporelle, lors de l’examen de la Requête sur le fond.* La Cour
relève, en outre, que les violations alléguées par la Requérante et qu’elle a
établi dans son arrêt du 26 mai 2017, se poursuivent à ce jour.
27. Dans ces circonstances, la Cour estime que les réparations doivent tenir
compte, non seulement, des événements survenus après le 10 février 1992,
mais également des événements antérieurs, dans la mesure où ils peuvent
être liés au préjudice subi par les AG en raison de la violation de leurs droits
constatée par la Cour. Cette approche permettra de garantir que les
réparations couvrent l’ensemble du préjudice subi par les AG du fait du
comportement répréhensible de l’État défendeur. La Cour estime, en
conséquence, que rien ne justifie qu’elle ne puisse pas tenir compte des faits
survenus avant le 10 février 1992 pour déterminer les réparations à accorder
aux AG.
B. Proposition en vue d’un règlement à l’amiable
28. L’État défendeur fait valoir que la présente Requête offre une occasion
appropriée pour engager un règlement amiable tel que prévu à l’article 9 du
Protocole. L'État défendeur fait valoir qu'« un règlement négocié estla solution
la mieux indiquée dans les circonstances particulières de cette affaire ».
29. La Requérante rejette la proposition de l’État défendeur. Elle soutient qu’une
décision sur les réparations est nécessaire si l’on veut s’assurer que l’État
défendeur procède réellement à des réparations efficaces. La Requérante
souligne que les tentatives précédentes d’un tel règlement à l’amiable ont
toutes échoué. Selon elle, un règlement amiable réel et effectif est non
seulement très hypothétique, mais peut également compromettre gravement
4 Voir, Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c Bc (fond) (26 mai 2017), 2 RJ CA 985 64 à 66.
les chances de la communauté AG d'obtenir un traitement équitable, sans
oublier qu’il est susceptible de prolonger les violations de droits de l’homme
qu’elle subit déjà.
30. La Cour fait observer qu’aux termes de l’article 9 du Protocole « la Cour peut
tenter de régler à l'amiable les cas qui lui sont soumis, conformément aux
dispositions de la Charte ». La Cour fait également observer que la règle
29(2)(a) du Règlement intérieur de la Cour dispose : « [dJans l'exercice de sa
compétence en matière contentieuse, la Cour peut tenter de régler à l'amiable
les affaires qui lui sont soumises conformément aux dispositions de la Charte
et du Protocole ».> La règle 646$ donne davantage de précisions sur la
compétence de la Cour à faciliter un règlement à l'amiable.
31. La Cour tient, en l'espèce, à rappeler qu’au stade de la procédure sur le fond,
elle a initié un processus visant à un éventuel règlementà l'amiable de l'affaire.
Si les deux Parties, dans un premier temps, ont manifesté leur volonté de
participer au règlement amiable envisagé, cette procédure a été abandonnée
faute d'accord entre elles sur les questions devant faire l’objet du règlement.
En conséquence, le 7 mars 2016, la Cour a informé les Parties de sa décision
de poursuivre l'examen du différend par voie judiciaire, compte tenu,
notamment, du fait qu’ils n’ont pas pu convenir d’un règlement à l’amiable.
32. En effet, il ressort clairement des différentes observations sur les réparations
soumises par les Parties que celles-ci ont des positions divergentes sur
l'éventualité d’un règlement amiable. La Cour souligne, à cet égard, qu’une
5 Article 26 (1) (c) de l’ancien Règlement intérieur de la Cour de 2010.
6 La règle 64 dispose, avec pertinence, comme suit : 1. Conformément à l’article 9 du Protocole, la Cour peut tenter de régler à l’amiable les affaires qui lui sont soumises. À cet effet, la Cour peut inviter les parties et prendre les mesures appropriées pour faciliter le règlement du différend à l'amiable ; 2. Les parties à une affaire peuvent, à leur initiative, solliciter l'intervention de la Cour pour régler leur différend à l’amiable à tout moment, avant le prononcé par la Cour de son arrêt. (Article 56 du Règlement intérieur de la Cour du 2 juin 2010).
condition préalable et essentielle audit règlement est la volonté des Parties de
s'engager dans une telle procédure. Compte tenu de l’échec de la tentative de
règlement amiable dans cette affaire, et rappelant également que les
dispositions du Protocole etdu Règlement en la matière n’ont pas de caractère
obligatoire, la Cour estime que les conditions préalables y relatives ne sont pas
réunies. La Cour rejette donc la demande de l’État défendeur.
C. Intervention des « requérants initiaux » dans la procédure
33. L’État défendeur s’oppose à l'intervention de Centre for Xh AY Be
Bo (ci-après dénommé « CEMIRIDE »), de Xh AY Be
Xk (ci-après dénommé « MRGI ») et de AG Ab Bo
Ci (Programme de développement au bénéfice du peuple AG) (ci-
après dénommé « OPDP ») dans la présente procédure, et soutient que ces
organisations ne sont pas représentatives des AG. À cet égard, il fait valoir
que la présente affaire pouvait être réglée à l'amiable si « des organisations
partisanes financées par l’Occident » étaient exclues des négociations. L'État
défendeur fait également valoir que le Règlement « ne prévoit pas des parties
autres que celles qui sont décrites comme requérants initiaux » devantla Cour.
L’État défendeur demande à la Cour d’« invoquer les dispositions des règles 45
ou 46 du Règlement pour déterminer si les organisations non
gouvernementales en question ont reçu mandat du Conseil des sages de la
communauté AG pour s'exprimer en son nom et si elles ont consulté ledit
Conseil et obtenu par résolution ou consentement l'autorisation d'agir en son
nom».
34. La Requérante fait valoir que « depuis neuf (9) ans que la présente affaire est
pendante, devant la Commission, puis devant la Cour de céans, les AG ont
clairement indiqué que c’est l'OPDP qui est censée les représenter». La
Requérante soutient que cet état de fait a été confirmé à l’Ao Ch de
l’État défendeur dans des courriers datés du 11 juillet 2017 et du 8 octobre 2017. Les AG, à travers l'OPDP, ont également clarifié les questions
relatives à la représentation dans sa correspondance adressée au ministère
de l'Environnement et des Ressources naturelles le 7 décembre 2017, assortie
d’une procuration signée par quarante (40) sages de la communauté AG au
nom de toutes les localités de la forêt de Mau, confirmant ainsi le mandat donné
à l’'OPDP pour continuer à les représenter dans le cadre des discussions sur
les réparations et la mise en œuvre de l'arrêt. Elle affirme ainsi que l'OPDP,
qui fait partie des « requérants initiaux » en l'espèce, est le représentant attitré
de la communauté AG.
35. La Cour relève que ce n’est pas la première fois que se pose la question de la
représentation de la communauté AG, en l'espèce. Lors de l'examen de la
Requête au fond, l’État défendeur a soulevé une exception préliminaire portant
sur l'intervention des requérants initaux devant la Commission dans la
présente Requête devant la Cour de céans.’ Dans ce contexte, la Cour fait
observer que c’est la Commission qui est la Requérante en l'espèce, et non
les « requérants initiaux » devant la Commission. Comme indiqué dans l'arrêt
sur le fond, les requérants initiaux ne comparaissant pas devant la Cour en tant
que parties,8 la Cour en conclut qu’elle a, devant elle, les Parties appropriées
et qu’elle peut, ainsi, statuer sur la Requête.
VI. SUR LES RÉPARATIONS
36. La Cour rappelle que le droit à des réparations pour violation des obligations
en matière de droits de l'homme est un principe fondamental du droit
7 AV c. Bc (fond), 88 84 à 85.
8 AV c. Bc (fond), $ 88.
international. ° Tout État responsable d’un préjudice est tenu de réparer
intégralement les dommages causés. La Cour permanente de justice
internationale (ci-après désignée « la CP] | ») a réaffirmé cette position en ces
termes :10
Il est un principe de droit international que la violation d’un engagement
implique une obligation de réparation sous une forme adéquate. La
réparation est donc le complément indispensable d’un manquement à
l’application d’une convention, sans qu'il soit nécessaire que cela soitinscrit
dans la convention même.
37. Ce principe fondamental a été régulièrement réaffirmé par la Cour dans sa
jurisprudence. !! À titre d'illustration, dans l’Affaire Cg Bn
Au c. République-Unie de Tanzanie, la Cour a déclaré ce qui suit? :
L’un des principes fondamentaux du droit international contemporain sur la
responsabilité de l’État, et qui constitue, par ailleurs, l’une des normes
coutumières du droit international, veut que toute violation d’une obligation
internationale ayant causé un préjudice doit être réparée.
38. Le Protocole reprend ce principe bien établi du droit international en prévoyant,
en son article 27(1), que : « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit
de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées
9 Cf. Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, adoptés le 16 décembre 2005, par le biais de la Résolution 60/147 des Nations Unies : https://www.ohchr.org/en/professionalinterest/pages/remedyandreparation.aspx (consulté le 22 février 2022).
10 CPJ1 : Usine de Chorzow (Compétence), Arrêt du 26 juillet 1927, p. 21 ; voir également : Idem (Fond), Arrêt du 13 septembre 1928, Séries A, n° 7, p. 29.
11 Ayants-droit de feus Al Xc, Xb Ag dit Ablasse, Bj Xc et Xf Co et Mouvement burkinabé des droits de l'homme et des peuples c. Am Cd (réparations) (5 juin 2015), 1 RJ CA 265, 88 20 à 30 ; et Bv At Af c. Burkina F aso (réparations) (3 juin 2016), 1 RJ CA 346, 85 15 à 18.
1? Reverend Christopher R. Au c. Tanzanie (réparations) (2014), (14 juin 2013), 1 RJ CA 74, 88 27 à 29.
afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation
ou l'octroi d’une réparation. »
39. Les principes susmentionnés sont également repris, avec un accent particulier
sur les peuples autochtones, dans la Déclaration des Nations Unies sur les
droits des peuples autochtones (ci-après désignée « DNUDPA »). Son article
28 dispose comme suit® :
Les peuples autochtones ont droit à réparation, par le biais, notamment, de la
restitution ou, lorsque cela n’est pas possible, d’une indemnisation juste,
correcte et équitable pour les terres, territoires et ressources qu’ils possédaient
traditionnellement ou occupaient ou utilisaient et qui ont été confisqués, pris,
occupés, exploités ou dégradés sans leur consentement préalable, donné
librement et en connaissance de cause.
Sauf si les peuples concernés en décident librement d’une autre façon,
l'indemnisation se fait sous forme de terres, de territoires et de ressources
équivalents par leur qualité, leur étendue et leur régime juridique, ou d’une
indemnité pécuniaire ou de toute autre réparation appropriée.
40. La Cour rappelle qu’en vertu d’un principe général du droit international, la
charge de la preuve relative à la réparation demandée incombe au
Requérant.!4 En outre, il ne suffit pas d’établir que l’État défendeur a enfreint
des dispositions de la Charte, il faut également fournir la preuve du préjudice
dont la Requérante demande à l’État défendeur de fournir la réparation. 15
Comme la Cour l’a souligné dans l'affaire Xc et autres c. Am Cd, il
ne suffit pas de relever que l’État défendeur a violé la Charte pour qu’une
13 Il convient également de souligner que les dispositions de l’article 28 de la DDPA trouvent un écho dans les articles 8(2), 11(2) et 20(2) de la même Déclaration, où l’accent est mis sur le droit à des réparations en cas de violation des droits des peuples autochtones.
14Mtikila c. Tanzanie 8 40.
réparation soit due.!6 Le lien de causalité doit être établi entre le fait illicite et le
préjudice allégué.
41. S'agissant des dommages couverts par les réparations, la Cour relève que,
selon le droit international, tant le préjudice matériel que le préjudice moral
doivent être réparés.!” Si les réparations visent différentes fins, leur objectif
fondamental est de rétablir l'individu ou les individus concernés dans l’état qui
aurait vraisemblablement existé s'ils n'avaient pas subi le préjudice en
question, et de fournir par là même des moyens de dissuasion pour prévenir
toute nouvelle violation.!8
42. Concernantla quantification des réparations, le principe applicable est celui de
l’entière réparation, proportionnelle au préjudice subi. Comme l’affirme la CP]
dans l’affaire Usine de Chorzow, l'État responsable d’une violation doit faire un
effort pour « effacer toutes les conséquences de l'acte illicite et rétablir l’état
qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis. »!?
43. La Cour relève que lorsqu’elle est appelée à statuer sur les demandes de
réparations, elle tient compte, non seulement de la juste adéquation entre la
forme de réparation et la nature de la violation, mais aussi des désirs exprimés
par la victime. Par ailleurs, la Cour privilégie une interprétation large du terme
« victime » de sorte que, dans un cas approprié, non seulementles ayants droit
directs peuvent formuler des demandes de réparations, mais aussi d’autres
proches parents de la victime directe. À cet égard, la Cour relève que, dans
l’affaire Xc et autres c. Am Cd, elle a repris à son compte la définition
de la victime proposée dans les Principes fondamentaux et directives
16-Zongo et autres c. Burkina F aso (réparations) $ 24. Voir également Af c. Am Cd (réparations), $ 46.
1Zongo et autres c. Am Cd (réparations), $ 26.
18 D. Ba Av in international AM AY law (2015) 19-27
19CPJ1: Usine de Chorzow (fond), Arrêt du 13 septembre 1928, Séries A, n° 17, p 47.
20 Aq AL Xi (réparations), 5 22.
concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations
flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves
du droit international humanitaire.
44. Dans sa définition de la notion de « victime(s) » de violations des droits de
l'homme, la Cour note que du fait que la notion de « victime » ne se limite pas
aux individus et que, sous Certaines conditions, les groupes et les
communautés peuvent avoir droit à des réparations destinées à remédier à un
45. Dans la présente Requête, la Cour rappelle que les actes répréhensibles
engageant la responsabilité internationale de l’État défendeur constituent la
violation des articles 1, 2, 8, 14, 17(2) et (3), 21 et 22 de la Charte. Toutes les
demandes de réparation doivent donc être considérées et examinées au
regard de la violation aux dispositions susmentionnées. C’est à la lumière des
principes énoncés ci-dessus que la Cour examinera les demandes de
réparations pécuniaires et non pécuniaires.
A. Réparations pécuniaires
46. La Cour relève que la Requérante a demandé l’octroi de sommes d’argent en
réparation du préjudice matériel et du préjudice moral.
21 Le terme « Victimes » est défini comme les « … personnes qui ont subi des préjudices individuellement ou collectivement, notamment des blessures physiques ou psychologiques, des souffrances émotionnelles, une perte économique ou une atteinte substantielle à leurs droits fondamentaux, par des actes ou des omissions qui constituent des violations flagrantes du droit international des droits de l'homme, ou des violations graves du droit international humanitaire. Le cas échéant, et conformément au droit interne, le terme « victime » inclut également la famille immédiate ou les personnes à charge de la victime directe et les personnes qui ont subi un préjudice en intervenant pour aider les victimes en détresse ou pour prévenir la victimisation. », 8 8.
22 Commission des droits de l'homme, Sous-commission chargée de la Prévention de la discrimination et de la protection des minorités, 45e Session, Study concerning the right to restitution, compensation and rehabilitation for victims of gross violations of AM AY and fundamental freedoms, Rapport final par M. Theo van Boven, Rapporteur spécial, E/CN.4/Sub.2/1993/8, 2 juillet 1993, $8 14 à 15.
47. La Requérante sollicite une indemnisation au profit des AG pour les
violations constatées par la Cour. La Requérante estime que pour que cette
indemnisation soit proportionnelle aux circonstances, il faut qu’elle soit
accordée pour l'ensemble du préjudice subi à la suite des violations,
notamment, par le paiement de dommages-intérêts correspondant à la gravité
de la violation de leur droit au développement et à la perte de leurs biens et de
leurs ressources naturelles.
48. S'agissant des violations qui devraient guider l’appréciation des réparations, la
Requérante fait valoir que les empiètements sur les terres des AG
constituent le fondement des demandes de réparation. Plus précisément, la
Requérante fait observer que l'expulsion des AG de leurs terres et la perte
de leur biens immeubles sur le terrain, notamment les logements, les sites
religieux et culturels et les ruches, l’absence d’une indemnisation prompte et
totale des AG pour la perte de leur capacité d'exploiter leurs biens et d’en
jouir au fil des ans et l'impossibilité de jouir de leurs terres traditionnelles, de
les exploiter et d’en tirer profit depuis leur expulsion, y compris l'impossibilité
pour eux de tirer le moindre bénéfice financier de leurs ressources foncières,
comme celles générées par les concessions forestières et les plantations de
thé, sont pris en considération pour l'indemnisation.
49. Pour appuyer sa demande, la Requérante soumet à la Cour un rapport qui rend
compte des conclusions d'une enquête qui aurait été menée au sein de la
communauté AG (Annexe E des observations de la Requérante sur les
réparations). La Requérante fait valoir que pour l'évaluation des pertes
pécuniaires, cent cinquante-et-un (151) membres de la communauté AG,
chacun représentant un ménage distinct, ont été interrogés au moyen d’un
questionnaire axé sur les pertes pécuniaires résultant directement de la
violation des articles 14 et 21 de la Charte. La Requérante fait valoir que l'enquête communautaire a été complétée par une analyse documentaire
visant à quantifier les pertes subies par les AG du fait de l'incapacité, pour
eux, de tirer des avantages financiers des ressources disponibles sur leurs terres ancestrales.
50. S'agissant de l’enquête communautaire, la Requérante fait valoir, en outre, que
la quantification du préjudice financier, voire moral, est le simple reflet de « la
bonne volonté de la Requérante de fournir les éléments de preuve susceptibles
de convaincre la Cour d’ordonner des réparations en faveur des Ogiek… ». La
Requérante reconnaît qu’il est difficile d'évaluer le préjudice pécuniaire, et
même non-pécuniaire, causé aux AG au fil des années, étant donné, entre
autres, le nombre d'Ogiek touchés par les expulsions forcées, le temps écoulé
et le décès de certains membres de la communauté, ainsi que la nature
particulière du style de vie traditionnel des AG, qui rend difficile la
conservation des données spécifiques et des preuves relatives aux biens
perdus. La Requérante affirme, par conséquent, que la Cour devrait
« reconnaître les efforts déployés par la Requérante pour quantifier les
réparations auxquelles les AG ont droit et reconnaître que certains aspects
de cette quantification peuvent amener la Cour à fonder l’octroi des réparations
sur les principes d’équité, à la lumière du contexte dans lequel les violations
des droits de l’homme ont été commises. »
51. Au total, la Requérante fait valoir que l’enquête sur les pertes matérielles avait
pour but de déterminer l’ampleur des pertes subies par la population AG en
général. Compte tenu de ce qui précède, la Requérante est d'avis que les
dommages pécuniaires subis par les AG, du fait des violations constatées
par la Cour, devrait se chiffrer à deux-cent quatre millions six-cent quatre mille
cing-cents soixante-dix-huit (204 604 578) dollars des États-Unis, au moins, et
demande à la Cour de leur octroyer ce montant, en conséquence.
* 52. L’Étatdéfendeur fait observer que les réparations pécuniaires ne sauraient être
accordées sur la base de la « bonne volonté » d’une Requérante, qui se sera
fondée sur des présomptions spéculatives, mais uniquement sur la base de
preuves ayant valeur juridique et qui sontfondées sur des données empiriques
vérifiables. Selon l’État défendeur, « les réparations pécuniaires ne doivent pas
consister en de simples spéculations. Elles doivent être fondées sur des
preuves convaincantes, dontla charge repose sur la Requérante ettoute autre démarche n'aurait aucun fondement en droit ».
53. L’État défendeur soutient également que la demande de réparations
pécuniaires de la Requérante est fantaisiste, n’a aucun fondement juridique ni
pratique et que si cette demande ainsi que d’autres formes de réparation
devaient être accordées, elles seraient manifestement disproportionnées et
constitueraient un enrichissement illicite contraire aux principes des
réparations en droit international.
54. Plus précisément, l'État défendeur fait valoir que les demandes relatives à la
perte d’installations agricoles, soit dix-huit millions vingt-neuf mille neuf cents
quinze (18 029 915) dollars des États-Unis et à la perte de bétail, soit quatre-
vingt-dix-sept millions neuf cents vingt-trois mille trois cents soixante-dix (97 923 370) dollars des États-Unis sont en contradiction avec les conclusions
de la Requérante sur le fond concernant le style de vie des AG et sont
infondées.
55. L’État défendeur soutient également, s'agissant de la perte de logements, que
le principe de la nécessité d’établir un lien de causalité entre la violation
constatée, le préjudice subi et la réparation demandée n’a pas été respecté, la
Requérante n'ayant pas précisé les matériaux utilisés pour la construction des
maisons en question afin d'établir le lien évident entre ces matériaux et les
pertes occasionnées.
56. Selon l’État défendeur, la demande de quatorze millions sept-cent soixante-
dix-sept mille deux cents trente-trois (14 777 233) dollars des États-Unis, à titre
de réparation pour la perte des revenus tirés de la forêt Mau, est fantaisiste et
ne repose sur aucune preuve.
57. De manière générale, l’État défendeur conteste le caractère probatoire du
rapport d'enquête communautaire soumis par la Requérante. Du point de vue
de l’État défendeur, le rapport d’enquête communautaire n’a aucune valeur
probante, sa méthodologie et son analyse étant spécieux et aucun élément ne
prouvant que des entretiens ont effectivement été menés parmi les AG pour
les besoins du rapport. De même, l’État défendeur réfute le calcul effectué par
la Requérante en ce qui concerne l'évaluation des dommages-intérêts en
dollars des États-Unis alors que les demandes en question concernent un pays
africain et sont adressées à une juridiction siégeant en Afrique.
58. L’État défendeur fait en outre valoir que si la Cour décidait toutefois d’octroyer
une réparation, une telle décision ne devrait être de nature à favoriser un
enrichissement injustifié et la Cour devrait veiller à ne pas faire peser sur l’État
défendeur un fardeau disproportionné.
59. La Cour reconnaît que l'indemnisation est un important moyen de
matérialisation des réparations. À titre d’exemple, dans l’arrêt Au c.
Tanzanie, la Cour a rappelé qu’un État qui a violé des droits inscrits dans la
Charte doit « prendre des mesures pour s'assurer que les victimes des
violations de droits de l’homme se voient accorder des recours efficaces
comme la restitution de leurs biens et l'indemnisation. » 2
23 Au c Tanzanie (Réparations), 5 29.
60. La Cour estime, toutefois, qu’il ne suffit pas d’établir que l’État défendeur a
enfreint des dispositions de la Charte, il faut également prouver le préjudice
devant être réparé.?* Par conséquent, c’est à la Requérante qu’il incombe de
prouver l'existence d’un lien de causalité entre les violations et le préjudice
subi. En outre, le préjudice matériel doit être explicitement prouvé.
Relativement à l'exigence de pièces justificatives du préjudice matériel, la Cour
note que les victimes de violations des droits de l'homme peuvent, pour
diverses raisons, être confrontées à des difficultés pour obtenir des preuves à
l'appui de leurs demandes. Ainsi, la Cour tient compte des circonstances de
chaque affaire en se fondant sur la cohérence et la crédibilité des déclarations
du requérant à la lumière de l'intégralité de la requête.?5
61. Pour prouver les pertes pécuniaires subies par les AG, la Requérante s’est
appuyée sur le rapport de l'enquête menée auprès de la communauté, soumis
en tant qu’annexe E de ses observations sur les réparations. Dans ses
observations ultérieures, la Requérante a fourni des précisions sur les
méthodes et les processus utilisés pour élaborer le rapport d’enquête
communautaire, en particulier la collecte et l'analyse des données. La Cour
relève, toutefois, que l’État défendeur s’oppose à l’admission de ce rapport,
comme preuve.
62. Ence qui concerne le rapportd’enquête communautaire, la Cour faitremarquer
que la Requérante a reconnu certaines limites inhérentes au processus
d’élaboration et d'exécution de l'enquête communautaire, limites qui pourraient
avoir une incidence sur ses résultats. Par exemple, la Requérante fait valoir
que « les défis méthodologiques et logistiques liés à l’attribution d’une valeur
monétaire précise aux préjudices collectifs subis par la communauté d'Ogiek
sont nombreux ».
25 Xj Cc Xj c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 012/2015, Arrêt du 2 décembre 2021 (réparations), 88 31 à 32.
63. La Cour, tout en reconnaissant les efforts déployés par la Requérante pour
appliquer une méthode scientifique d’évaluation des compensations dues aux
AG, estime cependant que la meilleure voie à suivre consiste à accorder des
réparations en toute équité, compte tenu de toutes les difficultés inhérentes à
l'évaluation des compensations en ce qui concerne la précision du calcul à
effectuer dans ces types d’affaires touchant la violation des droits des peuples
autochtones. Ainsi, la Cour considère qu'elle n’est pas tenue de s'appuyer sur
le rapport d'enquête communautaire présenté par la Requérante.
64. La Cour rappelle que la demande de réparation formulée par la Requérante
porte sur la violation des articles 14 et 21 de la Charte et qu’elle concerne plus
particulièrement les éléments suivants : la perte de biens immeubles situés sur
les terres des AG, notamment des habitations (59 736 172 dollars É-U) ; et
des fermes agricoles (18 029 915 dollars É-U) ; la perte du bétail qui dépendait
des pâturages dont les AG ont été expulsés (97 923 370 dollars É-U) ; la
perte de revenus que les ménages tiraient des activités menées sur les terres
AG (14 137 888 dollars É-U), ainsi que la perte des revenus générés par les
activités d’exploitation de la forêt de Mau, à la suite de l’expulsion des AG
(14 777 233 dollars É-U). Le détail des montants réclamés pour chaque chef
de préjudice est présenté à l'annexe E des observations de la Requérante et
la réparation totale réclamée est évaluée à hauteur de deux-cent quatre
millions six-cents quatre mille cinq cent soixante-dix-huit (204 604 578) dollars des États-Unis.
65. En dépit des insuffisances relevées dans le rapport d'enquête communautaire
présenté par la Requérante, il est incontestable que les actions de l’État
défendeur se sont traduites par la violation des droits des AG prévus aux
articles 14 et 21 de la Charte, entre autres dispositions. ? L'État défendeur
étant responsable de la violation des droits des AG, il en résulte qu’il porte
26 AV c. Bc (fond), $ 201.
la responsabilité de la rectification des conséquences de sa faute.
66. Toutefois, la Cour reconnaît que la longue période pendant laquelle les
violations se sont produites, le nombre de personnes touchées par les
violations, le mode de vie des AG et les difficultés générales inhérentes au
fait d’attacher une valeur monétaire à la perte de ressources dans la forêt de
Mau, entre autres facteurs, rendent très difficile la quantification précise et
exacte des pertes pécuniaires subies. Pour les raisons exposées ci-dessus,
entre autres, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire en toute équité,
pour déterminer le montant d’une juste compensation à verser aux O giek.
67. En choisissant la voie de l'octroi d’une compensation en toute équité, la Cour
évite que la décision finale ne dépende de son pouvoir discrétionnaire absolu
et incontrôlé.?7 Au contraire, la Cour a accordé une attention particulière à
toutes les observations et aux pièces justificatives déposées par les Parties,
les amici curiae et même les experts indépendants afin de rendre une décision
éclairée sur l'indemnité équitable due aux AG. Par conséquent, la décision
de la Cour, quoique fondée sur son pouvoir discrétionnaire d'appréciation, est
néanmoins éclairée par les observations qui lui ont été soumises et parle droit
applicable.
68. S'agissant de la monnaie dans laquelle les montants des réparations
pécuniaires doivent être versés, la Cour rappelle que la Requérante a exprimé
tous les montants sollicités en dollars des États-Unis. Cependant, l’État
défendeur se dit opposé à cette approche et insiste pour que tout montant
éventuellement accordé par la Cour soit libellé dans sa monnaie.
27 Cf, CourlDH, Affaire du peuple autochtone AN de Bw c. Équateur, Arrêt du 27 juin 2012 (F ond et réparations) $ 314 consultable à l’adresse https://corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_245_ing.pdf (consulté le 23 février 2022).
69. Sur cette question, la Cour rappelle qu’elle a jugé, dans son arrêt Aq
Bf Cf c. République du Rwanda (réparations), que lorsqu'un
requérant réside sur le territoire de l’État défendeur, le montant de la réparation
doit être calculé dans la monnaie dudit État. La Cour estime donc qu’en
l'espèce, la monnaie dans laquelle est calculée toute réparation pécuniaire
accordée à la Requérante doit être celle de l’État défendeur, puisque les AG,
au nom desquels la présente Requête a été introduite, résident tous sur le
territoire de l’État défendeur et que toutes les violations se sont produites sur
ledit territoire.
70. La Cour tient particulièrement compte du fait que la demande en réparation
porte sur le droit de propriété ainsi que sur le droit de disposer librement de
ses richesses et de ses ressources naturelles. La Cour note que les violations
en question dans la présente affaire se poursuivaient depuis longtemps et
qu’elles touchent une frange particulièrement vulnérable de la population de
l’État défendeur. La réparation éventuelle devra donc, et dans la mesure du
possible, contribuer à améliorer la situation générale des AG.
71. Au regard des positions divergentes des Parties quant à la pertinence du droit
international comparé, la Cour insiste sur le fait qu’elle n’est, en aucune façon,
liée par les décisions et les statuts d’un autre système des droits de l'homme.
Néanmoins, la Cour estime que, dans les cas appropriés, elle peut s’inspirer
des décisions rendues au sein d'autres instances supranationales des droits
de l’homme et en dégager les principes émergents, le cas échéant.
72. C’est dans ce contexte que la Cour se réfère à l'affaire Peuple Bw c.
Suriname,” qui porte également sur les droits des peuples autochtones dans
28 Aq AL Xi (réparations), $ 45. Voir également, Xj Cc Xj c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n°012/2015, Arrêt du 2 décembre 2021(réparations), $ 21 ; et Cu Bl AL AI de Tanzanie, CAfDHP, Requête n°010/2015, Arrêt du 25 juin 2021 (réparations), $ 14. 29 Arrêt du 28 novembre 2007 (Exceptions préliminaires, Fond, Réparation et Dépens).
laquelle la Cour interaméricaine des droits de l'homme a ordonné à l’État
défendeur de verser, dans un fonds de développement au bénéfice des
requérants, la somme de soixante-quinze mille (75 000) dollars des États-Unis,
à titre de réparation du préjudice matériel subi par ceux-ci. Dans cette affaire,
le préjudice matériel subi par les requérants consistait principalement en
l’exploitation illégale de leurs terres et ressources naturelles.
73. La Cour note, en outre, que dans l’affaire Peuple autochtone AN de
Bw c. Équateur, qui porte également sur les droits des peuples
autochtones, la Cour interaméricaine a conclu que la somme de quatre-vingt
dix mille (90 000) dollars des États-Unis constituait une juste compensation
pour le préjudice pécuniaire subi par le peuple Sarayaku.3! Pour se prononcer,
la Cour avait pris en considération le fait que les S arayaku avaient engagé des
dépenses pour initier des procédures au niveau interne afin de faire valoir leurs
droits, que leur territoire et leurs ressources naturelles avaient subi des effets
dommageables et que leur situation financière avait été compromise par la
suspension de leurs activités de production sur un certain temps.
74. Ence qui concerne les affaires susmentionnées du système interaméricain et
de manière non exhaustive, la Cour prend acte du fait que les violations en
cause dans la présente Requête ne sont pas, en tous points, similaires à celles
constatées par la Cour interaméricaine dans l’Affaire de la Communauté
Ca, l’Affaire du Peuple Bw ou même l’Affaire du Peuple
autochtone AN de Bw. La Cour considère que les violations des
droits des AG se sont étendues sur une longue période durant laquelle l’État
défendeur a omis ou négligé de mettre en œuvre des mesures destinées à
protéger lesdits droits.
31CourlDH, Affaire du Peuple autochtone AN de Bw c. Équateur, Arrêt du 27 juin 2012 (Fond et Réparations) $ 317 consultable à l’adresse https://corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_245_ing.pdf (consulté le 23 février 2022).
75. La Cour note que les AG ont subi des violations touchant plusieurs droits
garantis par la Charte. Cet état de fait atteste d’une violation systémique de
leurs droits.
76. Étant donné la nature communautaire de la présente affaire, la Cour estime
qu’il n’est pas approprié d'ordonner que chaque membre de la Communauté
AG soit indemnisé à titre individuel ou que cette indemnisation dépende
d’une somme due à chaque membre de cette communauté. La Cour est
confortée dans cette conclusion, compte-tenu, non seulement du caractère
communautaire des violations, mais également des difficultés pratiques que
pose l’octroi de d’indemnités individuelles à un groupe d'environ quarante mille
(40 000) personnes.
71. Compte tenu de tous ces facteurs, la Cour décide, en toute équité, que l’État
défendeur versera aux AG, un montant de cinquante-sept millions huit cent
cinquante mille (57 850 000) shillings kenyans, à titre de compensation pour le
préjudice matériel subi.
ii Préjudice moral
78. La Requérante sollicite réparation pour le préjudice moral subi du fait des
violations du principe de non-discrimination (article 2), du droit à la pratique
libre de la religion (article 8), du droit à la culture (article 17) et du droit au
développement (article 22) de la Charte.
79. Selon la Requérante, les AG ont subi une discrimination systématique de la
part de l’État défendeur, y compris par la non-reconnaissance de leur identité
tribale ou ethnique et de leurs droits correspondants. Les AG n’ont pas pu
pratiquer leur religion, notamment par les prières et cérémonies intimement
liées à la Forêt de Mau, l’inhumation de leurs morts conformément aux rites
spirituels traditionnels et l’accès aux sites sacrés pour les cérémonies d’initiation et autres. Ils se sont également vu refuser l'accès à un système
intégré de croyances, de valeurs, de normes, de traditions et d’artéfacts
étroitement liés à la Forêt de Mau et leur droit au développementa été violé,
l’État défendeur ne les ayant pas consultés ou n’ayant pas demandé leur
consentement au sujet de leur vie culturelle, économique et sociale dans la Forêt de Mau.
80. La méthodologie utilisée par la Requérante pour quantifier les pertes non
pécuniaires est exposée dans le Rapport d'analyse des réparations déjà
mentionné. Selon la Requérante, compte tenu du nombre de violations de
droits de l’homme constatées par la Cour, de leur gravité, du nombre des
victimes concernées, de l’anxiété, des inconvénients et de l'incertitude causés
par ces violations, le montant de quatre-vingt-douze millions cing-cents mille
(92 500 000) dollars des États-Unis serait suffisant pour réparer le préjudice
moral subi par les AG.
81. Pour arriver à cette somme de quatre-vingt-douze millions cing-cents mille
92 500 000 dollars des États-Unis, la Requérante a expressément renvoyé la
Cour aux affaires suivantes jugées par la Cour interaméricaine : Peuple
autochtone AN de Bw c. Équateur (2012) [mille deux cent (1200)
victimes, un million deux cent cinquante mille (1 250 000) dollars des États-
Unis octroyés à titre de réparation], Communauté autochtone Cw Ck
c. Paraguay (2010) [deux cent soixante-huit (268) victimes, sept cent mille
(700 000) dollars des États-Unis octroyés à titre de réparation], Communauté
autochtone As c. Paraguay (2006) [quatre cent sept (407) victimes,
un million (1 000 000) dollars des États-Unis octroyés à titre de réparation] et
Communauté autochtone Cs Bx c. Paraguay (2005) [trois cents (319)
victimes, neuf cent cinquante mille (950 000) dollars des États-Unis octroyés à
titre de réparation].
82. L’État défendeur conteste les prétentions de la Requérante en ce qui concerne
le préjudice moral. P lus particulièrement, il réitère son exception d'irrecevabilité
du Rapport d’analyse des réparations soumis par la Requérante et affirme que
toutes les informations contenues dans le rapport sont erronées et dépourvues
de tout fondement factuel.
83. En ce qui concerne la violation alléguée de l’article 2 de la Charte, l’État
défendeur affirme que sa Constitution de 2010 est un fondement juridique
solide qui vise à remédier aux causes structurelles et profondes des violations
de l’article 2 et que le principal grief des AG a trait à la période précédant
l'adoption de la Constitution de 2010. S’agissant de la violation de l’article 8 de
la Charte, l’État défendeur soutient que « la Cour, dans son arrêt, a proposé
une réparation en autorisant l'accès à la Forêt de Mau et à travers des
interventions gouvernementales, notamment des campagnes de
sensibilisation, la collaboration pour l’entretien des sites, la renonciation aux
frais, toutes mesures que l’État défendeur s’est montré disposé à adopter et
qu’il ne fait que déterminer la manière de s’y prendre. »
84. Concernant la violation de l’article 17 de la Charte, l'État défendeur fait valoir
qu’il a déjà traité la question de l'expulsion et de l’accès à la Forêt de Mau.
Concernant la violation de l’article 21 de la Charte, l’État défendeur affirme que
la Requérante a fait une interprétation erronée de l'arrêt rendu par la Cour sur
le fond. Selon l’État défendeur, « la Cour n’a pas conclu que les AG étaient
les propriétaires de la Forêt de Mau … » etles Requérantes ont mal interprété
les conclusions de la Cour et mis l'accent sur la propriété plutôt que sur le droit
85. La Cour relève que, dans son arrêt sur le fond, elle a constaté que l’État
défendeur a violé le droit des AG, protégé par l’article 2 de la Charte, pour ne leur avoir pas reconnu le statut de tribu à part entière donné aux autres
groupes ;* il a également violé l’article 8 de la Charte, pour avoir empêché les
AG de continuer de pratiquer leur religion,’ les articles 17(2) et (3) de la
Charte, pour les avoir expulsé de la zone de la forêt de Mau, les empêchant
ainsi d’exercer leurs activités et pratiques culturelles et l’article 22 de la Charte,
en raison de la manière dont les AG ont été expulsés de la forêt de Mau.*
86. La Cour confirme que le préjudice moral intègre à la fois la souffrance et la
détresse causées aux victimes directes et à leurs familles, ainsi que l'atteinte
à des valeurs qui sont très importantes pour elles, de même que d’autres
changements de nature non-pécuniaire dans les conditions de vie des victimes
ou de leur famille.>°
87. Concernantla question du lien de causalité en relation avec le préjudice moral,
la Cour rappelle que dans l'affaire Xc et autres c. Am Cd, elle a
conclu que le lien de causalité entre l’acte illicite et le préjudice moral subi, peut
résulter de la violation d’un droit de l'homme, comme une conséquence
automatique, sans qu'il soit besoin de l’établir autrement.36 Concernant la
quantification des réparations pour préjudice moral, la Cour a réaffirmé que
celle-ci devrait se faire en toute équité, en tenant compte des circonstances
particulières de chaque affaire. °”
88. La Cour confirme, par conséquent, que le droit international exige que
l'évaluation de l'indemnisation pour préjudice moral soit effectuée de manière
32 AV c. Bc (fond), $ 146.
35 Cf, Affaire « Enfants des rues » (Villagrän Morales et al.) c. Guatemala (Réparations et dépens), $ 84, et Affaire Ae et file c. Argentne 5 194; disponible à l'adresse suivante : https://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_77_ing.pdf ; et l'affaire Ae et fille c. Argentine S 194, disponible à l’adresse suivante : https://corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_242_ing.pdf.
36 Xc et autres c. Am Cd (Réparations) 8 55
37 D Shelton (n°17 ci-dessus) 346-348.
équitable en tenant compte des circonstances particulières de chaque affaire.8
La nature des violations et des souffrances endurées par les victimes, l'impact
des violations sur le mode de vie des victimes et la période pendant laquelle
elles ont dû subir les violations font partie des facteurs dont la Cour tient
compte pour déterminer le préjudice moral.
89. Dans les circonstances de l’espèce, il ne faitaucun doute que les membres de
la communauté AG ont souffert du manque de reconnaissance de leur statut
de groupe autochtone ; des expulsions de leurs terres ancestrales ; du refus
de les laisser jouir des avantages générés par leur terre ancestrale ; de
l'impossibilité de pratiquer leur religion et leur culture ainsi que du droit de
participer pleinement et de manière significative à leur développement
économique, social et culturel.
90. Même s’il n’estpas possible d'allouer une valeur pécuniaire précise équivalant
au préjudice moral subi par les AG, la Cour peut néanmoins accorder une
compensation pour fournir une réparation adéquate aux AG. Pour
déterminer les réparations pour préjudice moral, comme il a été souligné
précédemment, la Cour prend en considération l'exercice raisonnable du
pouvoir discrétionnaire du juge et fonde sa décision sur les principes d'équité
en tenant compte des circonstances particulières de chaque affaire.*
91. La Cour note que, dans l’affaire Communauté autochtone As c.
Paraguay,*° la Cour interaméricaine des droits de l'homme a ordonné la mise
en place d’un fonds « d’un million (1 000 000) de dollars des États-Unis, en
réparation du préjudice moral subi, somme qui serait destiné au financement
de projets dans les domaines de l'éducation, du logement, de l’agriculture et
de la santé, à la fourniture d’eau potable et à la construction d'infrastructures
39 Xc et autres c. Am Cd (Réparations) 8 61 et Aq AL Xi (Réparations) 5 20.
40 Arrêt du 29 mars 2006 (Fond, Réparations et Dépens).
d'assainissement, au bénéfice des membres de la Communauté. »*!
92. La Cour note également que dans l'affaire Ab Y et AX c.
Suriname,* la Cour interaméricaine des droits de l’homme a ordonné à l’État
défendeur d’allouer la somme d’un million (1 000 000) de dollars des États-
Unis à un fonds établi au bénéfice des Requérants à titre de réparation du
préjudice moral qu’ils ont subi. L'affaire impliquait la responsabilité de l’État
du Suriname dans une série de violations des droits des membres des peuples
autochtones Y et AX. Plus précisément, les violations en cause
concernaientl’absence d’un cadre réglementaire reconnaissantla personnalité
juridique des communautés autochtones ; la non-reconnaissance de la
propriété collective des terres, des territoires et des ressources naturelles des
Ab Y et AX ainsi que l’octroi à des tiers de concessions et de
licences permettant de mener des opérations minières sur des terres
appartenant aux Y et AX, sans toutefois les consulter.
93. La Cour note que les violations constatées dans la présente Requête
concernent des droits qui sont au cœur de l’existence même des AG. L'État
défendeur a donc le devoir de réparer les préjudices moraux subis par les
AG du fait de la violation de leurs droits. La Cour ordonne, en toute équité,
à l’État défendeur de verser aux AG la somme de cent millions
(100 000 000) de shillings kenyans à titre de réparation du préjudice moral
subi.
B. Réparations non pécuniaires
94. La Requérante a formulé des demandes de réparations non pécuniaires que
la Cour examine à présent.
#2 Arrêt du 25 novembre 2015 (Fond, Réparations et Dépens).
ii Restitution des terres ancestrales des AG
95. La Requérante soutient, en se fondant sur le constat de violation de l’article 14
de la Charte, que l’une des conséquences naturelles de cette reconnaissance
est la restitution des terres ancestrales des AG. Selon elle, il est possible de
remédier à cette violation en restituant les terres ancestrales par la délimitation
et la démarcation des terres et l'attribution de titres de propriété ou par tout
autre moyen visant à clarifier le statut de toutes ces terres et assurer leur
protection. La Requérante soutient que tous les processus à cet effet devraient
être entrepris dans un délai d’un (1) an, à compter de la notification du présent
arrêt, avec la pleine participation des AG.
96. La Requérante soutient également que l’État défendeur dispose déjà d’une
législation qui qui peut fonder la restitution des terres ancestrales des AG,
notamment la Ax Cv Act (loi sur les terres communautaires) de
2016, la Forest Conservation and Management Act (Loi sur la conservation et
la gestion de la forêt) ainsi que des dispositions de sa Constitution de 2010.
Selon la Requérante, les lois de l’État défendeur ont défini une catégorie de
terres dites « communautaires » (article 61 de la Constitution) et une sous-
catégorie de terres communautaires constituée des terres ancestrales et des
terres occupées traditionnellement par des communautés de chasseurs-
cueilleurs (article 63(2)(d)(ii) de la Constitution). La loi sur les terres
communautaires de 2016 définit la procédure à suivre par les communautés
souhaitant obtenir un titre de propriété officiel sur leurs terres. La Requérante
soutient en outre, sur la base d’un rapport d’expert, que ces dispositions
peuvent être utilisées à bon escient pour faciliter la restitution aux AG de
leurs terres ancestrales.
97. La Requérante a identifié comme suit les terres ancestrales à restituer aux
AG en leur délivrant des titres communautaires, sous réserve de
délimitation, de bornage et de démarcation :
a. La totalité des boisements publics, qui comprennent le complexe forestier de
Mau dans toutes ses parties, actuellement défini comme forêt publique, ainsi
que le bloc forestier Maasai Mau. (Ces terres ont été délimitées dans l’annexe
A des observations de la Requérante sur les réparations) ;
b. Les autres terres ancestrales des AG : La plantation de thé de Kiptagich et
l’usine à thé du sud-ouest de Mau, près de Tinet ; la plantation de fleurs de
Xg Xl Ar dans la région de Njoro (Mau oriental) ainsi que les terres
appartenant à une entreprise forestière du Mau oriental (sud-ouest de Njoro)
d’une superficie de près de cent quarante-sept (147) acres.
98. En ce qui concerne les activités commerciales en cours sur les terres
ancestrales des AG, la Requérante soutient que l’État défendeur devrait
mettre en place et faciliter des mécanismes de dialogue entre les AG (par
l'intermédiaire des plaignants initiaux), le Service forestier du Bc (le cas
échéant) et les opérateurs du secteur privé concernés afin de parvenir à un
accord mutuel sur la question de savoir si ces opérateurs seront autorisés à
poursuivre leurs activités, et ce toutefois, par le biais d’un contrat de location
du terrain ou d’un accord de partage des redevances et des revenus entre les
détenteurs du titre communautaire AG et les opérateurs commerciaux,
conformément aux articles 35 à 37 de la loi de 2016 régissant les terres
communautaires. Ce dialogue, précise-t-elle, devra être clôturé dans un délai
de neuf (9) mois à compter de la notification de l'arrêt sur les réparations.
99. S'agissant des détails du processus de restitution, la Requérante soutient que
les vingt-deux (22) blocs forestiers du complexe forestier de Mau devraient être
restitués aux AG par l’attribution de vingt-quatre (24) titres communautaires.
Ainsi, chaque communauté devrait détenir un titre conformément à la
procédure définie dans la loi sur les terres communautaires de 2016 et gérer
les zones forestières en tant que forêts communautaires en vertu de la loi de
2016 sur la gestion et la conservation des forêts.
100. La Requérante demande également l'annulation des titres et concessions dont
l’attribution est jugée illégale à l'égard des terres ancestrales des AG, et la
restitution desdites terres aux AG par l’établissement d’un titre commun
dans chaque zone. La Requérante soutient donc que l’État défendeur devrait
engager un dialogue avec les AG, par l'intermédiaire des « requérants
initiaux », au sujet des terres que les non-Ogiek doivent restituer aux AG.
101. En ce qui concerne la restitution des terres ancestrales des AG, la
Requérante a déposé une feuille de route qui, de son point de vue, devrait
guider la restitution. Selon cette feuille de route de la Requérante, la Cour
devrait ordonner la restitution suivant un processus qui s’articule autour de
quatre éléments : premièrement, la nomination d’un groupe d'experts
indépendants composé dans le respect de la parité, chargé de superviser le
règlement de toutes les revendications ; deuxièmement, la reclassification de
la forêt de Mau en trois catégories en fonction des difficultés de réinstallation ;
troisièmement, la Cour restera saisie de l'affaire jusqu'à ce que les décisions
sur le fond et les réparations aient été pleinement mises en œuvre ; et enfin, la
Cour jouera un rôle actif dans la supervision du processus d'exécution de ses
arrêts.
*
102. L'État défendeur sollicite le rejet de la demande de la Requérante visant la
restitution des terres ancestrales des AG par la délimitation et la
démarcation des terres, ainsi que l'attribution de titres de propriété.
103. L'État défendeur réitère son argument selon lequel la Requérante a mal
interprété les conclusions de la Cour relatives à la propriété des terres
ancestrales des AG. Il souligne que, dans son arrêt sur le fond, la Cour n’a
pas conclu que les AG étaient et sont les propriétaires de la forêt de Mau.
De l'avis de l’État défendeur, la Requérante a mis l'accent, à tort, sur la
propriété plutôt que sur les droits d’accès, d’utilisation et d'occupation, que la
Cour a reconnus aux AG dans son arrêt sur le fond. Selon l’État défendeur,
la propriété n’est pas une condition sine qua non de l’utilisation des terres, et
tout processus de démarcation des forêts et d'attribution de titres de propriété
aux communautés autochtones est susceptible de créer un dangereux
précédent à travers le monde.
104. Toujours selon l’État défendeur, les garanties de non-répétition et les mesures
de réhabilitation sont les formes de réparation les plus efficaces qui peuvent
être ordonnées pour corriger des violations de droits de l'homme, car elles
s’attaquent aux causes profondes et structurelles de ces violations. Pour l’État
défendeur, ces recours répareront au mieux les violations des droits de
l'homme dont les AG ont été victimes, y compris celles relatives à leurs
terres ancestrales.
105. En ce qui concerne l’article 14 de la Charte, l'État défendeur affirme que la
Cour a conclu que la violation de cet article tient du fait que les AG ont été
privés de l’accès à la forêt de Mau. Selon l’État défendeur, la réparation de
cette violation peut être obtenue par l’action inverse consistant à garantir et à
permettre l’accès des AG à la forêt de Mau, sauf si un empiétement est
nécessaire dans l'intérêt public ou dans l'intérêt général de la communauté.
106. L'État défendeur ajoute que la démarcation des terres et l’attribution de titres
ne sont pas nécessaires à l'accès, l'occupation et l’utilisation de la forêt de
Mau, car une telle action serait contraire aux habitudes des AG en tant que
communauté de chasseurs-cueilleurs qui ne connaissent pas de systèmes
d’occupation des terres fondé sur la possession.
107. La Cour fait observer que, dans le cadre des revendications territoriales des peuples
autochtones, la démarcation est le processus formel consistant à identifier les
emplacements et les limites réels des terres ou territoires autochtones et à marquer physiquement ces limites sur le terrain. La démarcation est importante et nécessaire
car la simple reconnaissance abstraite ou juridique des terres, territoires ou
ressources autochtones peut être pratiquement dénuée de sens si l'identité physique
de la terre n’est pas déterminée et marquée. Une telle démarche permet de dissiper
les incertitudes exprimées par les populations autochtones concernées relativement
aux terres sur lesquelles elles peuvent légitimement exercer leurs droits.
108. Comme cela a été relevé : 45
La jurisprudence, en droitinternational, accorde le droit à la propriété, plutôt
qu’un simple accès. Si le droit international n’accordait que l'accès, les
autochtones resteraient vulnérables à d’autres violations / dépossessions
par l’État ou des tiers. La propriété permet aux autochtones de prendre des
engagements auprès de l’État et des tiers en tant que parties prenantes
actives, plutôt que des bénéficiaires passifs.
109. La Cour prend particulièrement acte du fait que la protection des droits à la
terre et aux ressources naturelles demeure fondamentale pour la survie des
peuples autochtones.“ Le droit à la propriété, ainsi qu'il a été établi, comprend
non seulement le droit d'avoir accès à ses biens et ne pas les voir envahis ou
subir un empiètement, mais aussi le droit de posséder, d'utiliser et de les
contrôler sans être dérangé, de la manière jugée appropriée par le ou les
44 Commission des droits de l'homme, sous-commission de la promotion et la protection des droits de l'homme. Les Peuples indigènes et leur rapport à la terre : version finale du document de travail élaboré par le Rapporteur Spécial, Erica-lrene A Daes — disponible à l'adresse suivante :
45 Centre for Xh AY Bo XBcB et Xh AY Be
(au nom de Aa Ak AzB c. Bc disponible à l’adresse suivante
*6R apport du Groupe de travail de la Commission africaine sur les populations/communautés autochtones, adopté par la 282 Session de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, p. 11.
#7 AT c. Br; disponible à l'adresse suivante : https://africanli.org/afu/judgment/african- commission-human-and-peoples-rights/2010/109.
110. La Cour estime qu’en droit intemational, l’octroi à un peuple autochtone de
privilèges tels que le simple accès à la terre n’est pas suffisant pour protéger
ses droits à la terre.‘ || faut plutôt octroyer un titre collectif de propriété sur la
terre afin de garantir à leur communauté l’usage et la jouissance permanents
de ces terres.
111. La Cour tient, cependant, à rappeler qu’étant donné la situation et le mode de
vie particuliers des peuples autochtones, il est important de conceptualiser et
de comprendre les dimensions tout aussi particulières dans lesquelles leurs
droits à la propriété sur la terre peuvent se manifester. Le titre de propriété sur
les terres des peuples autochtones n'est donc pas nécessairement similaire à
d’autres formes de titres de propriété attribués par l’État défendeur, tel que la
possession d’un titre en pleine propriété.“ Cependant, dans le même temps,
le titre de propriété pour les peuples autochtones implique le droit de contrôler
l'accès aux terres autochtones. Il incombe donc aux responsables, tels que
l’État défendeur, d'adapter leurs systèmes juridiques pour prendre en compte
les droits de propriété des peuples autochtones, notamment leur droit à la terre.
112. La Cour reconnaît que « chez les peuples autochtones, il existe une tradition
communautaire concernant une forme de propriété collective de la terre, de
sorte que la propriété de la terre n’est pas centrée sur un individu, mais plutôt
sur le groupe et sa communauté ».5° Les peuples autochtones ont donc, de
par leur existence, le droit de vivre librement sur leur propre terre °! Les liens
48 Voir affaire Bw Ab c. Suriname (exceptions préliminaires, fond, réparations et dépens). Arrêt du 28 novembre 2007, $$ 110 et 115 ; Affaire Xe XCrB Bt Ay Ax AL Cx, (fond, réparations et dépens). Arrêt du 31 août 2001, série C n° 79, $ 153 ; Affaire An Ax Cs Bx c. Paraguay (fond, réparations et dépens), Arrêt du 17 juin 2005, Série C n°125, $ 143 et 215 ;
Affaire Ca Ax c. Suriname (exceptions préliminaires, fond, réparations et dépens), Arrêt du 15 juin 2005. Série C n°124, $ 209.
49 A Erueti “La démarcation des terres traditionnelles des peuples autochtones : Comparaison des principes de démarcation nationaux avec les principes de droit international en développement” (2006) 23 (3) Arizona J ournal of International and Comparative Law 543 à 544.
50 Xe XCrB Bt Ay AL Cx, $ 149.
étroits que les peuples autochtones entretiennent avec la terre doivent être
reconnus et compris comme la base fondamentale de leur culture, de leur vie
spirituelle, de leur intégrité et de leur survie économique.”
113. La Cour rappelle que, dans son arrêt sur le fond, elle a confirmé que le droit de
propriété, tel que garanti par l’article 14 de la Charte, s’applique aux groupes
ou aux communautés et peut être exercé individuellement ou collectivement.
La Cour a également estimé que pour déterminer l’applicabilité de l’article 14
de la Charte aux peuples autochtones, elle pourrait s’inspirer d’un droit
international comparable, tel que l'UNDRIP. Comme la Cour l’a également
indiqué, les droits qui peuvent être reconnus aux peuples autochtones sur leurs
terres ancestrales sont de nature variable.5
114. Compte tenu de toutce qui précède, la Cour réaffirme sa position selon laquelle
les AG ont un droit sur les terres qu’ils ont occupées et utilisées au fil des
ans dans le complexe forestier de Mau. Ce droit comporte, entre autres, les
acceptions classiques du droit de propriété. Toutefois, pour que la protection
du droit des AG à la terre, ait un sens, il faudrait plus qu’une simple
reconnaissance abstraite ou juridique du droit de propriété. “* C’est
précisément pour cette raison que la délimitation matérielle, la démarcation et
la délivrance de titres de propriété sont importantes.°* Cette délimitation, cette
5? Cs Bx An Ax c. Paraguay, $ 131. Voir également, Observations générales, Comité des Nations Unies sur l’élimination de la discrimination raciale N° 23, $ 5. Voir également la Convention de l'OIT 169, article 14 qui dispose comme suit : 1. Les droits de propriété et de possession sur les terres qu’ils occupent traditionnellement doivent être reconnus aux peuples intéressés. En outre, des mesures doivent être prises dans les cas appropriés pour sauvegarder le droit des peuples intéressés d'utiliser les terres non exclusivement occupées par eux, mais auxquelles ils ont traditionnellement accès pour leurs activités traditionnelles et de subsistance. Une attention particulière doit être portée à cet égard à la situation des peuples nomades et des agriculteurs itinérants ; 2. Les gouvernements doivent en tant que de besoin prendre des mesures pour identifier les terres que les peuples intéressés occupent traditionnellement et pour garantir la protection effective de leurs droits de propriété et de possession ; 3. Des procédures adéquates doivent être instituées dans le cadre du système juridique national en vue de trancher les revendications relatives à des terres émanant des peuples intéressés.
53 AV c. Bc (fond), $ 123 à 127.
54 Ibid, $ 143.
55 Dans ce contexte, la démarcation des terres est le processus formel d’identification des emplacements et des limites réels des terres ou des territoires autochtones et de marquage physique de ces limites sur le démarcation et ce titre de propriété doivent être fondés, entre autres, sur la loi
de 2016 sur les terres communautaires de l’État défendeur et sur la loi de 2016
sur la conservation et la gestion des forêts, sans remettre en cause une
quelconque des protections accordées aux peuples autochtones par le droit
international applicable.
115. Dans ces conditions, la Cour estime que l’État défendeur devrait entreprendre
un exercice de délimitation, de démarcation et de délivrance de titres de
propriété afin de protéger le droit de propriété des AG qui, en l'espèce,
s’articule autour de leur occupation et leur utilisation du complexe forestier de
Mau et de ses diverses ressources. La Cour ne souscrit pas à l'argument de
l’État défendeur selon lequel la délimitation, la démarcation et la délivrance de
titres de propriété sont contraires au mode de vie des peuples autochtones. Si
la Cour reconnaît que le mode de vie des AG, comme celui de nombreux
peuples autochtones, n'est pas resté figé, les pièces versées au dossier devant
elle démontrent qu’ils ont conservé un mode de vie, à l’intérieur de la forêt de
Mau et ses alentours, qui les distingue en tant que peuple autochtone. Le fait
de garantir leur droit à la propriété, en particulier à la terre, crée un contexte
propice à la garantie de la pérennité de leur existence.
116. La Cour ordonne donc à l’État défendeur de prendre toutes les mesures
nécessaires, qu'elles soient législatives ou administratives, pour identifier, en
consultation avec les AG C leurs représentants, délimiter, démarquer la
terre ancestrale des AG ainsi qu’émettre et octroyer de jure un titre foncier
collectif sur ces terres afin de garantir l’utilisation, l’occupation et la jouissance
permanentes de celles-ci par les AG au moyen d’une certitude juridique.
Lorsque, pour des motifs objectifs et raisonnables, l’État défendeur n’est pas
en mesure de restituer ces terres, il se doit d’entamer des négociations avec
les AG par le biais de leurs représentants, à l'effet, soit d’offrir une
terrain — Commission des droits de l'homme, Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme : Les peuples autochtones et leur relation à la terre : document de travail final préparé par le Rapporteur spécial, Erica-Irene A. Daes.
compensation adéquate, soit d’identifier des terres de remplacement de
superficie et de qualité égales à céder aux AG pour leur utilisation et leur
occupation. Ce processus doit être mené et conclu dans un délai de deux (2)
ans à compter de la date de notification du présent arrêt.
117. La Cour ordonne en outre que, lorsque des concessions et/ou des baux ont
été accordés sur des terres ancestrales AG à des non-Ogiek et à d’autres
personnes ou sociétés privées, l’État défendeur doit engager un dialogue et
des consultations entre les AG C leurs représentants etles autres parties
concernées en vue de s’accorder sur l'autorisation ou non de la poursuite des
activités de ces non-Ogiek sous forme de bail et ou de partage de redevances
et d'avantages avec les AG, conformément à la loi sur les terres
communautaires. Dans les cas où des terres ont été attribuées à des non-
AG et où il estimpossible de parvenir à un compromis, l’État défendeur doit,
soit indemniser les tiers concernés et restituer les terres aux AG, soit
convenir d’une indemnisation appropriée en faveur des AG.
ii. Reconnaissance des AG en tant que population autochtone
118. La Requérante demande la reconnaissance totale des AG en tant que
population autochtone, y compris, mais sans s’y limiter, la reconnaissance de
leur langue et de leurs pratiques culturelles et religieuses ; la fourniture de
services sanitaires, sociaux et éducatifs et la mise en œuvre de mesures
positives pour assurer leur représentation politique aux niveaux national et
local.
119. La Requérante demande, en outre, à l’État défendeur d’engager
immédiatement un dialogue avec les représentants des AG, conformément
à leurs traditions et coutumes, en vue de leur reconnaissance totale, processus
qui devra être achevé dans un délai d’un (1) an à compter de la date de l’arrêt
de la Cour sur les réparations.
*
120. L'État défendeur affirme qu’il a constitué un groupe de travail chargé de
formuler de nouvelles interventions administratives pour réparer les violations
subies parles AG, notammentla non-reconnaissance de ceux-ci en tantque
peuple autochtone.
121. L'État défendeur soutient, en outre, que la Constitution du Bc de 2010
prévoit un cadre juridique dont l’objectif est de traiter la cause structurelle et
fondamentale des violations subies par les AG, que ces violations ont été
substantiellement réparées et que les violations non encore réparées peuvent
l’être au moyen d'interventions administratives et de garanties de non-
répétition.
122. La Cour rappelle que dans son arrêt sur le fond, elle a conclu que l’État
défendeur a violé l’article 2 de la Charte, pour n’avoir pas reconnu aux AG
le statut de tribu à part entière reconnu aux autres groupes similaires, leur
refusant ainsi des droits reconnus à d’autres tribus similaires. °°
123. La Cour relève que le 23 octobre 2017, l'État défendeur a mis en place un
groupe de travail inter-agences chargé de mettre en œuvre sa décision dans
un délai initial de six (6) mois. La Cour note également que le 25 octobre 2018,
l’État défendeur a mis en place un nouveau groupe de travail pour la mise en
œuvre de l'arrêt de la Cour, de composition différente de celle du groupe établi
le 23 octobre 2017. La Cour fait observer que si l’État défendeur a déclaré que
le groupe de travail constitué en octobre 2018 a mené des consultations
approfondies avec les AG et d’autres communautés susceptibles d’être
affectées par son arrêt, la Requérante a mis en doute la composition du groupe
de travail ainsi que les méthodes qu’il a employées.
56 AV c Bc Xfond) 8 146.
124. Malgré l'absence d’accord entre les Parties sur l'utilité du groupe de travail, la
Cour note, d’après le rapport du 25 janvier 2022 de l’État défendeur, que le
groupe de travail a soumis son rapport à l'autorité compétente au mois
d’octobre 2019. Cependant, la Cour n’a pu prendre connaissance d’aucun
document accessible au public sur les conclusions et recommandations du
groupe de travail. La Cour estime donc que, quelles que soient les actions
menées par le groupe de travail, les processus mis en œuvre jusqu'à présent
n’ont pas contribué de manière significative à l’exécution de son arrêt sur le
fond.
125. Par ailleurs, mais toujours selon le rapport déposé par l’État défendeur le 25
janvier 2022, la Cour note que l’État défendeur a, au moins à partir de 2019,
reconnu les AG comme un sous-groupe des Kalenjin, aux fins de son
recensement de la population et de l'habitat.
126. Dans son arrêt sur le fond, la Cour a déjà reconnu les AG comme une
population autochtone qui fait partie du peuple kenyan, ayant un statut
particulier et méritant une protection spéciale en raison de sa vulnérabilité.>”
Suite à cette reconnaissance, la Cour ordonne que l’État défendeur prenne
toutes les mesures législatives, administratives et autres nécessaires pour
garantir efficacement la reconnaissance totale des AG en tant que
population autochtone du Bc, y compris, sans toutefois s’y limiter, la
reconnaissance et la protection totales de leur langue et de leurs pratiques
culturelles et religieuses dans les douze (12) mois suivant la notification du
présent arrêt.
127. La Requérante soutient que l’État défendeur devrait être tenu de présenter des
excuses publiques complètes aux AG pour toutes les violations de leurs
57 AV c. Bc (fond), $ 112.
droits constatées par la Cour, dans un quotidien national à grand tirage et dans
une émission radiodiffusée de grande écoute, dans les trois (3) mois suivant la
date de l’ordonnance de la Cour sur les réparations.
*
128. L'État défendeur soutient que l’annonce publiée au J ournal officiel, sur la mise
en place du groupe de travail chargé de donner effet à l'arrêt de la Cour, est
suffisante comme reconnaissance publique des violations de la Charte et
constituerait une réparation satisfaisante des violations subies par les AG.
129. La Cour, rappelant sa jurisprudence, estime qu’un arrêt peut constituer à la fois
une forme de réparation et une mesure de satisfaction suffisantes.°8 En
l'espèce, la Cour estime que le présent arrêt constitue une mesure de
satisfaction suffisante et qu’il n’est pas nécessaire que l'État défendeur
présente des excuses publiques.
iv. Édification d’un monument public
130. La Requérante soutient que la Cour devrait enjoindre à l’État défendeur
d’ériger un monument public symbolisant la violation des droits des AG,
dans un lieu de grande importance pour les AG, dans un délai de six (6)
mois à compter de la date de l'arrêt sur les réparations.
*
131. L’État défendeur soutient que rien ne justifie l'exigence d’ériger un monument
comme forme de réparation, que les AG n’ont aucune pratique en matière
d’édification de monument et que rien n’indique qu’un monument serait d’une
quelconque importance pour leur communauté. Elle soutient, en outre, qu’il n’y
58 Au c. Tanzanie (Réparations) $ 45; Xm Bz c. Tanzanie (fond et réparations) (7 décembre 2018), $ 194 et Requête n° 005/2015 Ad Cp Cy et un autre c. Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 005/2015, Arrêt du 2 décembre 2021(fond et réparations), $ 106.
a aucune preuve que l’édification d’un monument serait d’une quelconque
importance pour la communauté AG, d'autant plus qu’elle a « déjà reconnu
ses torts et prend résolument des mesures pour les réparer ».
132. La commémoration des victimes de violations des droits de l'homme par
l'édification d’un monument commémoratif ou par d’autres actes de
reconnaissance publique des violations, est en droit international, une forme
reconnue de réparation.°° Elle permet essentiellement d’honorer les victimes
et de rappeler les violations qui ont été commises dans l’espoir que cela
contribuera à éviter qu’elles ne se reproduisent. L’édification d’un monument à
la mémoire des victimes de violations des droits de l’homme est donc un geste
symbolique qui permet à la fois de reconnaître les violations qui ont été
commises et de dissuader la commission de nouvelles violations.
133. La Cour a cependant conclu qu’un arrêt rendu peut à lui seul constituer une
réparation suffisante. Dans la présente Requête, considérant toutes les
circonstances en l'espèce, notammentles autres mesures qu’elle a ordonnées
sur les réparations, la Cour considère qu’il n’est pas nécessaire que l’État
défendeur érige un monument en la mémoire des violations des droits des
AG, etrejette, en conséquence, la demande de la Requérante.
v. Le droit à une consultation et à un dialogue efficaces
134. La Requérante soutient que la Cour, dans son arrêt sur le fond, a conclu que
l’État défendeur avait, à maintes reprises, omis de consulter les AG, ce qui
constitue une violation de l’article 22 de la Charte.
59 Cf. Gonzales et autres (Cl ArB c. Mexique 16 novembre 2009, $ 471, disponible à l’adresse suivante : https://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_205_ing.pdf.
60 Au c. Tanzanie (réparations), $ 37.
135. La Requérante demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur, non
seulement d'adopter des mesures législatives, administratives et autres pour
reconnaître et garantir le droit des AG d’être effectivement consultés,
conformément à leurs traditions et coutumes et leur droit de donner ou de
refuser de donner leur consentement préalable, libre et éclairé, pour des
projets de développement, de conservation ou d’investissement sur leurs
terres ancestrales, mais aussi de mettre en place des mécanismes de
protection appropriés pour atténuer les effets néfastes que ces projets peuvent
avoir sur la survie sociale, économique et culturelle des AG, ces processus
devant être achevés dans un délai d’un (1) an à compter de la date du présent
arrêt sur les réparations.
136. La Requérante demande, en outre, à la Cour d’ordonner à l'État défendeur de
consulter pleinement les AG et de faciliter leur participation, conformément
à leurs traditions et coutumes, au processus de réparation dans son ensemble,
y compris toutes les mesures que ses organes et lui-même prendront pour
mettre en œuvre l'arrêt de la Cour.
*
137. L'État défendeur affirme qu’il a l'intention d’entreprendre avec les AG un
dialogue direct, par l'intermédiaire du Conseil des sages AG, organe faisant
en général l’objet de consensus et mandaté pour parler au nom de la
communauté AG. Dans le même ordre d'idées, l’État défendeur réitère sa
volonté et son engagement à apporter une solution globale et durable au
problème des AG de la Forêt de Mau, conformément à l’arrêt de la Cour sur
le fond.
138. L'État défendeur a aussi affirmé catégoriquement qu’il « s’oppose à tout
engagement avec des tiers intéressés … qui ont constitué une pierre
d’achoppement à toutes les tentatives de dialogue significatif avec la
communauté AG pour résoudre ce problème qui perdure ».
139. La Cour rappelle que dans son arrêt sur le fond, elle a constaté que les AG
ont continuellement été expulsés de la forêt de Mau, sans avoir été réellement
consultés.6! Elle a également estimé que les expulsions ont eu des incidences
négatives sur le développement économique, social et culturel des AG. Par
ailleurs, la Cour a conclu que les AG n’ont pas été activement associés à
l'élaboration et la définition des programmes de santé, de logement et d’autres
programmes économiques et sociaux les concernant.
140. La Cour note que l’État défendeur ne s’est pas, de manière générale, opposé
à la mise en place de mécanismes et de processus susceptibles de faciliter la
coopération avec les AG au regard des diverses violations de leurs droits de
l’homme. La seule objection que la Cour relève dans les observations de l’État
défendeur a trait à la relation avec « les requérants initiaux » qui ont saisi la
Commission de la présente affaire. À cet égard, la Cour réitère sa conclusion
antérieure selon laquelle les requérants qui ont saisi la Commission ne sont
pas parties à la présente affaire, la Commission étant la seule Requérante
devant.
141. La Cour note également que, dans les diverses observations qu’il a présentées
devant elle, l’État défendeur a exprimé sa volonté de favoriser la participation
des AG à la résolution du problème foncier dans la forêt de Mau. Toutefois,
hormis la création du groupe de travail, il n’a pas fourni d’informations sur les
mesures concrètes qu’il a prises en vue de l'exécution de l'arrêt sur le fond, ce
qui est en contradiction avec les observations de l’État défendeur concernant
son engagement à œuvrer à la résolution des différends qui l’'opposent aux
AG.
61 AV c. Bc (fond), $ 210.
142. Dans ce contexte, la Cour rappelle les termes de son arrêt sur le fond, selon
lesquels la consultation des peuples autochtones, comme les AG, dans
toutes les décisions et actions qui concement leur vie est une exigence
fondamentale du droit international des droits de l'homme. En l'espèce, dans
le cadre d’une communication permanente entre les parties, l’État défendeur a
donc l'obligation de consulter les AG de manière active etinformée, dans le
respect de leurs coutumes et traditions.$2? Ces consultations doivent être
menées en toute bonne foi et au moyen de procédures adaptées à la culture
des AG. Lorsque des programmes de développement sont en jeu, les AG
doivent être consultés dès les premières étapes des plans de développement,
et non pas seulement lorsqu'il est nécessaire d’obtenir leur approbation. En
pareille occurrence, il incombe également à l’État défendeur de veiller à ce que
les AG soient conscients des avantages et des risques potentiels afin qu’ils
puissent décider d'accepter ou non le développement proposé. Cette
démarche est conforme à la notion de consentement préalable, libre et éclairé
qui figure également à l’article 32(2) de la DNUDPA.
143. La Cour fait observer qu’il n’est pas inhabituel que les peuples autochtones
s'auto-organisent autour de réseaux nationaux, régionaux et parfois même
internationaux, composés d’organisations non gouvernementales et d’autres
organisations de la société civile. Dans le cas des AG, il est évident qu’ils
bénéficient de l’assistance de plusieurs organes qui représententleurs intérêts.
Il incombe donc à l’État défendeur, conformément à l'obligation de mener des
consultations de bonne foi, de créer un espace de dialogue avec tous les
acteurs qui représentent les intérêts des AG. Afin de lever toute ambiguïté,
cet engagement doit suivre des procédures et des processus culturellement
appropriés. Dans le cas où des difficultés surviendraient au niveau de
l'identification des organisations/organismes qui représentent les AG, lors
des consultations et du dialogue avec l’État Défendeur, celui-ci doit créer un
62 CIADH Affaire Peuples indigènes AN de Bw c. Équateur Arrêt du 27 juin 2012 (Fond et réparations) $ 177.
espace civique, et prendre le temps nécessaire, pour permettre aux AG de
résoudre tous les problèmes liés à leur représentation.
144. En conséquence, la Cour fait droit à la demande de la Requérante et ordonne
à l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires, à l'effet de
reconnaître, respecter et protéger le droit des AG d'être effectivement
consultés, conformément à leurs traditions / coutumes et/ ou le droit de donner
ou de refuser leur consentement libre, préalable et éclairé au sujet des projets
de développement, de conservation ou d'investissement sur les terres
ancestrales des AG et de mettre en œuvre des mesures susceptibles
d’atténuer les effets néfastes de tels projets sur la survie des AG.
145. La Cour ayant établi que la violation des droits des AG était en partie due
au fait que l’État défendeur ne les a pas consultés, elle ordonne, en outre, à
l’État défendeur de veiller à ce qu’ils soient pleinement consultés et impliqués,
compte étant tenu de leurs traditions et coutumes, dans le processus de
réparation dans son ensemble, notamment, sur toutes les mesures prises pour
mettre en œuvre l'arrêt de la Cour sur les réparations.
vi. Garanties de non-répétition
146. La Requérante demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de garantir la
non-répétition de la violation des droits de la population AG.
*
147. L'État défendeur ne conteste pas la demande de la Requérante et affirme que
les garanties de non-répétition et les mesures de réadaptation constituent le
meilleur moyen de remédier aux violations des droits de l’homme, en particulier
lorsque l’objectif est de s'attaquer aux causes profondes et structurelles des
violations.
148. Les garanties de non-répétition servent à faire en sorte que les violations ne
se reproduisent plus. Comme forme de réparation, elles servent à prévenir des
violations futures, à faire cesser les violations en cours et à protéger les
victimes de violations passées du préjudice qu’elles ont subi et à définir les
mesures à prendre pour éviter qu’elles se reproduisent. L'objectif global
des garanties de non-répétition est « d’éliminer les causes structurelles de la
violence dans la société, qui sont souvent propices à un environnement dans
lequel des expériences déshumanisantes (...) ont lieu et ne sont pas
publiquement condamnés »,6
149. La Cour rappelle qu’il est de notoriété publique qu’un État partie à un
instrument international relatif aux droits de l'homme s'engage de ce fait à en
respecter les termes, notamment, en modifiant son droit interne pour le rendre
conforme aux obligations qu’il a contractées. Dans la présente Requête, la
Cour relève que les Parties ne sont pas en désaccord sur la nécessité de
garanties de non-répétition.
150. En l'espèce, la Cour ordonne à l’État défendeur d’adopter des mesures
législatives, administratives et/ou autres pour éviter la répétition des violations
établies par la Cour, en procédant notamment à la restitution des terres
ancestrales des AG, en reconnaissant les AG en tant que peuple
autochtone et en mettant en place de mécanismes/cadres de consultation et
de dialogue avec les AG sur toutes les questions les concernant.
63 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Observation générale N°4 sur la Charte africaine des droits de l'homme : Le doit de réparation des victimes de torture et autre traitement ou punition cruel, inhumain ou dégradant (Article 5), S 45 — disponible à l'adresse suivante :
C. Création d’un Fonds de développement en faveur des AG
151. La Requérante a demandé à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de prendre
« toutes les mesures administratives, législatives, financières et autres en
matière de ressources humaines pour créer un Fonds de développement
communautaire en faveur des AG, dans les six mois suivant la notification
de l'ordonnance de la Cour sur les réparations ».
152. Selon la Requérante, un fonds de développement communautaire fournit « le
cadre de gouvernance dédié à l’allocation de fonds à des projets d'intérêt
collectif pour la communauté autochtone, tels que l’agriculture, l’éducation, la
sécurité alimentaire, la santé, le logement, l’eau et les projets
d’assainissement, la gestion des ressources et d’autres projets que la
communauté autochtone considère comme bénéfiques … ».
*
153. Cette question n’a pas été abordée dans les observations de l’État défendeur.
154. La Cour rappelle qu’elle a ordonné à l’État défendeur de verser les indemnités
dues aux AG en raison de la violation de leurs droits. La Cour note que la
communauté AG vivant dans la région de la forêt de Mau compte environ
40 000 membres. Étant donné que les violations qui ont conduit au présent
arrêt ont été subies par de nombreux membres des AG et sur une période
considérable, la Cour estime qu’il esttrès important que toutavantage résultant
du présent litige soit étendu au plus grand nombre possible de membres de la
communauté AG. Dans ces circonstances, la mise en place d’un fonds
constitue un des mécanismes permettant de garantir que tous les AG
bénéficient du plein effet des décisions rendues dans cette affaire.
155. Ainsi, la Cour ordonne à l’État défendeur de créer un fonds de développement
communautaire au profit des AG, qui devrait être le dépositaire de tous les
fonds ordonnés à titre de réparations dans le présent arrêt. Le fonds de
développement communautaire doit servir à soutenir des projets au profit des
AG dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la sécurité alimentaire,
de la gestion des ressources naturelles et de toute autre cause bénéfique à
leur bien-être, tel que défini au fil du temps par le comité en charge de
l’administration du fonds en consultation avec les AG. L'État défendeur doit
donc prendre les mesures administratives, législatives et autres nécessaires à
la mise en place de ce fonds dans un délai de douze (12) mois à compter de
la notification du présent arrêt.
156.En ce qui concerne l’administration du fonds de développement
communautaire, la Cour ordonne que l'État défendeur coordonne le processus
de création d’un comité qui supervisera la gestion du fonds. Ce comité doit
comprendre un nombre suffisant de représentants des AG, qui seront
désignés par les AG eux-mêmes.
VII. — SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
157. Aucune des parties n’a soumis d'observations sur les frais de procédure.
158. La Cour rappelle toutefois qu'aux termes de l’article 32 du Règlement,
« à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais
de procédure. »6*
159. En l'espèce, la Cour ne voit aucune raison de déroger au principe général
susmentionné et ordonne, en conséquence, que chaque Partie supporte ses
frais de procédure.
64 Article 30 du Règlement intérieur de la Cour de 2010.
160. Par ces motifs :
LA COUR,
Sur les exceptions soulevées par l’État défendeur
(i) Rejette les exceptions soulevées par l’État défendeur;
Sur les réparations pécuniaires
(ii) Ordonne à l’État défendeur de verser la somme de cinquante-sept
millions huit cent cinquante mille (57 850 000) shillings kenyans, en
franchise de tout impôt gouvernemental, à titre de réparation du
préjudice matériel subi par les AG ;
(ii) Ordonne à l’État défendeur de verser la somme de cent millions
(100 000 000) de shillings kenyans, en franchise de tout impôt
gouvernemental, à titre de réparation du préjudice moral subi par
les AG ;
Sur les réparations non-pécuniaires
(iv) Ordonne à l'État défendeur de prendre toutes les mesures
nécessaires, législatives, administratives ou autres, pour identifier,
en consultation avec les AG C leurs représentants, et
délimiter, démarquer la terre ancestrale des AG ainsi qu’octroyer
un titre foncier collectif sur ces terres afin de garantir l’utilisation et
la jouissance par une certitude juridique.
(v) Ordonne que, lorsque des concessions et/ou des baux ont été
accordés sur des terres ancestrales des AG, l'État défendeur engage un dialogue et des consultations entre les AG C leurs
représentants, et les autres parties concernées en vue de
s’accorder sur l'autorisation ou non de la poursuite des activités des
bénéficiaires desdites concessions sous forme de bail et ou de
partage de redevances et d'avantages, avec les AG, conformément à la loi sur les terres communautaires. Au cas où il
est impossible de parvenir à un compromis, l’État défendeur doit
indemniser les tiers concernés et restituer les terres aux AG ;
(vi) Ordonne à l'État défendeur de prendre toutes les mesures
appropriées, dans un délai d’un (1) an, pour garantir efficacement la
reconnaissance totale des AG en tant que population autochtone
du Bc, y compris, sans toutefois s’y limiter, la reconnaissance
totale de leur langue et de leurs pratiques culturelles et religieuses ;
(vi) Rejette la demande de la Requérante relative à des excuses
publiques ;
(vil) Rejette la demande de la Requérante relative à l'édification d’un
monument en mémoire des violations des droits de l'homme subies
par les AG ;
(ix) Ordonne à l'État défendeur de prendre toutes les mesures
législatives, administratives et autres, à l’effet de reconnaître,
respecter et protéger le droit des AG d’être effectivement
consultés, conformément à leurs traditions / coutumes, pour tous
projets de développement, de conservation ou d’investissement sur
les terres ancestrales des AG ;
(x) Ordonne à l’État défendeur de veiller à ce que les AG soient
consultés et participent pleinement, conformément à leurs traditions et coutumes, au processus de réparation tel qu’ordonné par le
présent Arrêt ;
(xi) Ordonne à l’État défendeur d'adopter les mesures législatives,
administratives et autres pour donner plein effet aux termes du
présent Arrêt comme moyens de garantir la non-répétition des
violations constatées par la Cour ;
(xi)) Ordonne à l’État défendeur de prendre les mesures administratives,
législatives et autres nécessaires à la mise en place, dans un délai
de douze (12) mois à compter de la notification du présent Arrêt,
d’un fonds de développement communautaire au profit des AG,
qui devrait être le dépositaire de tous les fonds ordonnés à titre de
réparation dans l’espèce ;
(xii) Ordonne à l’État défendeur de prendre, dans un délai de douze (12)
mois à compter de la notification du présent Arrêt, les mesures
administratives, législatives etautres nécessaires à la mise en place
et au démarrage effectif des activités du Comité de gestion du
Fonds de développement ordonné par le présent arrêt ;
Sur la mise en œuvre et la soumission de rapports
(xiv) Ordonne à l’État défendeur de publier, dans un délai de six (6) mois
suivant la notification du présent Arrêt, les résumés officiels en
anglais du présent arrêt et de l'arrêt de la Cour du 26 mai 2017
préparés par le Greffe de la Cour. Ces résumés doivent être publiés,
une fois, au ] ournal officiel du Gouvernement et une fois dans un
journal à large diffusion nationale. L’État défendeur devra
également, dans le délai de six (6) mois susmentionné, publier les
arrêts sur le fond et sur les réparations dans leur intégralité, ainsi
que les résumés fournis par le Greffe de la Cour, sur un site Internet officiel du Gouvernement, où ils devront rester accessibles pendant au moins un (1) an ;
(xv) Ordonne à l’État défendeur de soumettre, dans un délai de douze
(12) mois à compter de la date de notification du présent arrêt, un rapport sur l'état de mise en œuvre de toutes les mesures ordonnées dans le présent Arrêt ;
(xvi) Dit qu’elle tiendra une audience sur l’état de mise en œuvre des mesures ordonnées dans le présent Arrêt à une date qu’elle déterminera, douze (12) mois à compter de la date du présent Arrêt.
Sur le frais de procédure
(xvii) Ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
Ontsigné :
Imani D. ABOUD, Présidente ; — Stella |. ANUKAM —] uge ; Eux am.
>
Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 28(7), du Protocole et à la règle 70(1) du Règlement, l'opinion individuelle du J uge Blaise TCHIKAYA est jointe au présent Arrêt.
Fait à Arusha, ce vingt-troisième jour du mois de juin de l’an deux mille vingt-deux, en français et en anglais, le texte anglais faisant foi.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 006/2012
Date de la décision : 23/06/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 17/07/2023
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