N° P.24.0327.F
LE PROCUREUR GENERAL PRES LA COUR D’APPEL DE LIEGE,
demandeur en cassation,
contre
ALDI, société anonyme,
prévenue,
défenderesse en cassation,
ayant pour conseils Maîtres Hans Van Bavel et David Verwaerde, avocats au barreau de Bruxelles,
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 12 février 2024 par la cour d’appel de Liège, chambre correctionnelle.
Le demandeur fait valoir un moyen dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
L’avocat général Damien Vandermeersch a déposé des conclusions reçues au greffe le 17 juin 2024.
A l’audience du 19 juin 2024, le conseiller Ignacio de la Serna a fait rapport et l’avocat général précité a conclu.
II. LES FAITS
1. Considérant que la défenderesse était en infraction à la réglementation européenne en matière d’hygiène et de sécurité alimentaire, l’Agence fédérale pour la Sécurité de la Chaîne alimentaire (en abrégé AFSCA) a, à la suite d’un contrôle effectué dans des magasins et un dépôt exploités par la défenderesse, établi plusieurs procès-verbaux pour les faits suivants :
- présence d’excréments et de cadavres de rongeurs ;
- défaut de système de contrôle à l’entrée des produits livrés ;
- présences d’articles rongés et souillés ;
- présence de risque de contamination et de saleté.
2. La défenderesse a ensuite été poursuivie par le ministère public du chef des préventions suivantes :
Cause I : n° de rôle 22N000411 — notices NE62.VA.9051/21 :
A. En infraction à l'article 4 et à l'annexe Il du Règlement (CE) n° 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relatif à l'Hygiène des denrées alimentaires et art. 9, § 3, de l'arrêté royal du 22 février 2001 organisant les contrôles effectués par l'Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire et modifiant diverses dispositions légales, ne pas avoir respecté les exigences générales et spécifiques d'hygiène en tant qu'exploitant du secteur alimentaire opérant à n'importe quel stade de la chaîne de production, de la transformation et de la distribution de denrées alimentaires, en l'espèce, notamment :
1. Le 25 novembre 2021, à Florenville, présence de produits rongés par des nuisibles à la vente en magasin (3 paquets de farine, Albona, 1 kg). Un paquet était presque vide alors que l’AFSCA n'a pas constaté de farine dans le rayon ni en réserve. Ce paquet était contaminé par des déjections et de l'urine (farine agglutinée) et par la présence de poils également (notice NE.62. VA.9051-2021) ;
2. Le 25 novembre 2021, à Florenville, défaut du système de contrôle à l'entrée des produits livrés. Présence de produits rongés par des nuisibles à la vente en magasin (notice NE.62. VA.9051-2021) ;
3. Le 6 juillet 2022, à Florenville, présence de déjections de rongeurs dans le coin du magasin à côté du rayon frigo et de la sortie de secours (notice NE.62. VA.9051-2021) ;
4. Le 6 juillet 2022, à Florenville, présence d'un article rongé par des nuisibles à la vente en rayon. (délipain 6 mini brioches lot L0322167 livré le 4 juillet 2022) (notice NE.62. VA.9051-2021) ;
5. Le 6 juillet 2022, à Florenville, défaut du système de contrôle à l'entrée des produits livrés. Nous constatons la présence d'un produit impropre à la consommation disponible en rayon pour le consommateur sans que celui-ci ait été identifié comme tel et stocké comme un produit non-conforme (notice NE.62. VA.9051-2021) ;
6. Le 12 janvier 2022, à Butgenbach, présence d'excréments de souris dans l'ensemble de la surface commerciale (sol réserve, sol magasin, étagère magasin) ainsi que présence d'un cadavre de souris dans la réserve (notice NE 62.VA.633/22) ;
7. Le 12 janvier 2022, à Butgenbach, présence de risque de contamination : présence de saleté dans les unités de congélation du magasin et présence de saleté dans la caisse « ensemble contre le gaspillage » dans un réfrigérateur du magasin. (notice NE 62.VA.633/22) ;
8. Le 29 juin 2022, à Butgenbach, présence d'excrément de souris à plusieurs endroits dans le magasin et dans la réserve : sur une palette de bois dans la réserve, sur et sous quelques palettes dans le magasin et présence d'un cadavre de souris sur le sol de la réserve (notice NE 62.VA.633/22) ;
9. Le 29 juin 2022, à Butgenbach, présence de saleté sur le sol de la réserve, là où se trouve le matériel de nettoyage (surtout dans l'écoulement des eaux) (notice NE 62.VA.633/22) ;
10. Le 8 février 2022, à Eynatten, présence d'excréments de souris sur le sol du magasin (notice NE62.VA.1020/2022) ;
11. Le 8 février 2022, à Eynatten, présence de saleté dans les coins, sur le sol (surtout dans la réserve) (notice NE62.VA.1020/2022) ;
12. Le 29 juin 2022, à Eynatten, présence d'excréments de souris à plusieurs endroits dans le magasin et dans la réserve. Dans le magasin, sur les sols, les étagères, sur les denrées alimentaires. Dans la réserve, sur le sol à côté des poubelles, sur une palette en bois vide (notice NE62.VA.1020/2022) ;
13. Le 29 juin 2022, à Eynatten, présence de saleté sur le sol de la réserve, là où se trouve le matériel de nettoyage (surtout dans l'écoulement des eaux) (notice NE62.VA.1020/2022) ;
14. Le 04 février 2022, à Athus, présence de beaucoup de traces (excréments et urines) de nuisibles dans le magasin et la réserve (sous les frigos frais près de la zone pièges n° 5 et 6, en réserve près de la zone du piège n° 7, porte donnant sur l'extérieur). De plus, présence de traces de nuisibles autour des palettes non food (textiles,...) stockées en réserve. Présence de beaucoup de traces (excréments) de nuisibles dans la zone bake-off. (notice NE62.VA1902/2022) ;
15. Le 04 février 2022, à Athus, présence de produits rongés et souillés à la vente en rayon, à différents endroits (5 unités, farine Albona 1kg, …, 1 unité de 8 sachets croissants délipain …, 1 unité L15 …, 1 unité de 6 pains au chocolat délipain …) ; (notice NE62.VA1902/2022) ;
16. Le 4 février 2022, à Athus, défaut de contrôle à la réception des marchandises qui est prévu dans l'autocontrôle de l'établissement et que l'AFSCA a déjà signalé à plusieurs reprises dans d'autres établissements ALDI ainsi qu'à la centrale de Vaux-sur-Sûre suite aux infractions déjà constatées historiquement. (notice NE62.VA1902/2022) ;
17. Le 6 juillet 2022, à Athus, présence de déjections de rongeurs en réserve sur un rebord le long des poubelles de tri •et en magasin derrière une palette du rayon petfood à côté d'un piège (notice NE62.VA1902/2022) ;
18. Le 7 février 2022, à Vaux-sur-Sûre, présence de déjections de nuisibles
(rongeurs) à différents endroits dans l'entrepôt. Présence de 3 cadavres de souris : deux présents dans la zone frais (derrière un rail métallique où sont préparées les palettes pour les filiales …), un présent dans la zone sèche à côté des pains au chocolat et croissants (…). Un contrôle de la société de lutte contre les nuisibles RENTOKILL avait été réalisé juste avant le contrôle (notice NE62.VA.1903/2022) ;
19. Le 29 juin 2022, à Bastogne, présence de déjections de rongeurs derrière le four dans le local « bake-off », ainsi qu'à plusieurs endroits de la réserve (notice NE62.97.196/2022) ;
20. Le 29 juin 2022, à Vaux-sur-Sûre, présence de déjections de rongeurs autour des portes de plusieurs quais (21 à 43). Présence de deux souris mortes écrasées dans le système de fermeture des portes des quais 27 et 39 (notice NE62.97.197/2022) ;
21. Le 13 juillet 2022, à Eynatten, présence d'excréments de souris sur 6 étagères du magasin (à côté de denrées alimentaires) (notice NE62.VA.5516/2022).
Cause II : n° de rôle 21N000449 — notices n° NE62.VA.5348/20 :
De connexité, à Lontzen, le 3 septembre 2020, en infraction à l'article 4 point 2 et au point 4 du chapitre 9 de l'annexe Il du Règlement (CE) n° 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relatif à l'hygiène des denrées alimentaires et article 9, § 3, de l'arrêté royal du 22 février 2001 organisant les contrôles effectués par l'Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire et modifiant diverses dispositions légales, ne pas avoir respecté les exigences générales et spécifiques d'hygiène en tant qu'exploitant du secteur alimentaire opérant à n'importe quel stade de la chaîne de production, de la transformation et de la distribution de denrées alimentaires, en l'espèce présence de déjections de souris au sol de la réserve et du magasin.
3. Par un jugement du 15 mars 2023, le tribunal correctionnel du Luxembourg, division Neufchâteau, a acquitté la défenderesse de l’ensemble des préventions mises à sa charge.
Le demandeur a interjeté appel de cette décision.
L’arrêt attaqué confirme le jugement du tribunal correctionnel et, en conséquence, acquitte la défenderesse du chef de l’ensemble des préventions regroupées comme suit :
- les préventions A3, A6, A8, A10, A12, A14, A17, A18, A19, A20 et A21 de la cause n° NE62.VA.9051/21, ci-dessus « cause I », et la prévention unique de la cause n° NE62.VA.5348/20, ci-dessus « cause II » (présence d’excréments et de cadavres de rongeurs) ;
- les préventions A2, A5 et A16 de la cause n° NE62.VA.9051/21, ci-dessus « cause I » (défaut du système de contrôle à l’entrée des produits livrés) ;
- les préventions A1, A4 et A15 de la cause n° NE62.VA.9051/21, ci-dessus « cause I » (présence d’articles rongés et souillés) ;
- les préventions A7, A9, A11 et A13 de la cause n° NE62.VA.9051/21, ci-dessus « cause I » (présence de risque de contamination et de saleté).
III. LA DÉCISION DE LA COUR
Sur la fin de non-recevoir opposée au moyen :
4. La défenderesse soutient que le moyen porte sur des obligations relatives à des comportements qui ne faisaient pas partie de la saisine de la cour d’appel. Selon la défenderesse, le premier juge, en déclarant l’action publique recevable uniquement en tant qu’elle porte sur les faits visés à la citation et aux procès-verbaux de l’agence fédérale, a rendu une décision définitive.
D’une part, le moyen critique la décision des juges d’appel d’acquitter la défenderesse des faits visés à la citation et aux procès-verbaux de l’agence fédérale, d’autre part, la critique, qui porte sur la saisine limitée des juges d’appel par rapport aux manquements constatés dans les procès-verbaux de l’agence fédérale, est une question de fond.
La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Sur le moyen :
5. Le moyen est pris de la violation de l’article 4 et de l’annexe II du Règlement (CE) n° 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relatif à l’hygiène des denrées alimentaires, ainsi que de l’article 9 de l’arrêté royal du 22 février 2001 organisant les contrôles effectués par l’Agence fédérale pour la Sécurité de la Chaîne alimentaire et modifiant diverses dispositions légales.
Le moyen reproche aux juges d’appel d’avoir considéré que les dispositions européennes susvisées n’imposaient aux exploitants du secteur alimentaire que des obligations de moyen et que la seule présence de traces et de déjections de nuisibles au sein des magasins concernés et du dépôt ne constituait pas en soi une infraction à ces dispositions.
6. L’article 4.2. du Règlement précité, énonce que les exploitants du secteur alimentaire opérant à n’importe quel stade de la chaîne de production, de la transformation et de la distribution de denrées alimentaires se conforment aux règles générales d’hygiène figurant à l’annexe II et à toute exigence spécifique prévue par ledit règlement.
Le point 2. c) du chapitre I de l’annexe II prévoit que par leur agencement, leur conception, leur construction, leur emplacement et leurs dimensions, les locaux utilisés pour les denrées alimentaires doivent permettre la mise en œuvre de bonnes pratiques d’hygiène, notamment prévenir la contamination et en particulier lutter contre les organismes nuisibles.
D’après le point 1. a) du chapitre V de l’annexe II, tous les articles, installations et équipements avec lesquels les denrées alimentaires entrent en contact doivent être effectivement nettoyés et, le cas échéant, désinfectés et le nettoyage ainsi que la désinfection doivent avoir lieu à une fréquence suffisante pour éviter tout risque de contamination.
Le point 2. du chapitre IX de l’annexe II énonce que les matières premières et tous les ingrédients entreposés dans une entreprise du secteur alimentaire doivent être conservés dans des conditions adéquates permettant d’éviter toute détérioration néfaste et de les protéger contre toute contamination.
Selon le point 3. du chapitre IX de l’annexe II, à toutes les étapes de la production, de la transformation et de la distribution, les denrées alimentaires doivent être protégées contre toute contamination susceptible de les rendre impropres à la consommation humaine, dangereuse pour la santé ou contaminées de manière telle qu’elles ne pourraient être raisonnablement considérées comme pouvant être consommées en l’état.
Suivant le point 4. du chapitre IX de l’annexe II, des méthodes adéquates doivent être mises au point pour lutter contre les organismes nuisibles.
7. Selon les juges d’appel, le législateur européen n’a pas voulu imposer aux exploitants du secteur alimentaire opérant à n’importe quel stade de la chaine de production, de la transformation et de la distribution de denrées alimentaires, une obligation de résultat dans la lutte contre les nuisibles. A l’appui de sa décision, la cour d’appel a invoqué :
- les principes « HACCP » mis en œuvre à l’article 5 du Règlement précité qui consistent en une analyse des dangers et une maîtrise des points critiques ;
- la communication de la Commission européenne (2022/C 355/01) relative à la mise en œuvre d’un plan de maîtrise sanitaire du secteur alimentaire applicable aux bonnes pratiques d’hygiène et aux procédures fondées sur les principes « HACCP », y compris la flexibilité accordée à certaines entreprises.
La cour d’appel en a déduit que la réglementation européenne n’impose aux exploitants de commerce de gros et de détail, dans le secteur alimentaire, qu’un ensemble d’obligations de moyen de telle sorte que la constatation, par l’autorité administrative nationale, de la présence de traces et de déjections de nuisibles au sein de magasins et dépôts ne constitue pas en soi une infraction aux normes européennes précitées.
8. En revanche, le demandeur considère que le législateur européen ne s’est pas contenté de formuler, en matière de lutte contre les nuisibles, un objectif d’hygiène et de sécurité alimentaire vers lequel les exploitants doivent tendre. Une telle interprétation viderait de sa substance l’impératif d’hygiène et de sécurité alimentaire. Selon le demandeur, la seule latitude laissée aux exploitants se trouve dans le choix des pratiques à adopter mais pas dans le résultat à obtenir. Il considère que le fait que l’autorité administrative nationale constate la présence de traces et de déjections de nuisibles suffit par conséquent à prouver que l’impératif d’hygiène et de sécurité alimentaire n’a pas été respecté, sans que ladite autorité soit tenue de prouver que l’exploitant n’a pas mis tous les moyens possibles en œuvre pour lutter contre cette nuisance.
9. Les obligations en matière d’hygiène et de sécurité alimentaire trouvant leur source dans la législation européenne, il convient de poser à la Cour de justice de l’Union européenne la question énoncée au dispositif du présent arrêt quant à la portée juridique qu’il convient de donner à l’article 4.2. du Règlement (CE) n° 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 et à l’annexe II dudit règlement.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Sursoit à statuer sur le pourvoi jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne ait répondu à la question préjudicielle suivante :
Les obligations fixées par l’article 4.2. du Règlement (CE) n° 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relatif à l’hygiène des denrées alimentaires ainsi que par l’annexe II de ce Règlement et plus spécialement par les points 2. c) du chapitre I, 1. a) du chapitre V, 2., 3. et 4. du chapitre IX, imposent-elles aux exploitants du secteur alimentaire de gros et de détail une obligation de résultat, de telle sorte que la constatation de traces ou de déjections de nuisibles dans des magasins et entrepôts suffit, sauf cas de force majeure, cause étrangère ou erreur invincible, pour établir l’infraction audit règlement, ou les exploitants du secteur alimentaire sont-ils seulement astreints à une obligation de moyen, c’est-à-dire à mettre tout en œuvre pour prévenir la présence de nuisibles, de telle sorte que la seule constatation, par l’autorité administrative nationale, de traces et de déjections de nuisibles dans les magasins et entrepôts ne suffit pas pour établir l’infraction audit règlement ?
Réserve les frais.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Eric de Formanoir, premier président, Françoise Roggen, François Stévenart Meeûs, Ignacio de la Serna, conseillers, et Sidney Berneman, conseiller honoraire, magistrat suppléant, et prononcé en audience publique du vingt-six juin deux mille vingt-quatre par Eric de Formanoir, premier président, en présence de Damien Vandermeersch, avocat général, avec l’assistance de Lutgarde Body, greffier.