ARRET
no. 60129
Sofia, le 02 août 2021
AU NOM DU PEUPLE
La Cour suprême de cassation de la République de Bulgarie, Première section pénale, à son audience publique du dix-huit juin deux mille vingt-et-un, composée de :
PRESIDENTE :
RUJENA KERANOVA
MEMBRES :
SPAS IVANTCHEV
TATIANA GROZDANOVA
en présence de la greffière : Mira Nedeva
et du procureur Kalin Sofianski
a entendu l’affaire pénale no. 491/2021
rapportée par la juge Rujena Keranova.
La procédure a été ouverte au titre du chapitre trente-trois du Code de procédure pénale (CPP), sur le fondement de l’art. 422, alinéa 1, point 5 du CPP, sur pourvoi formé par les personnes condamnées N.U. et F.Tch., déposé par l’intermédiaire de leur défenseur mandaté, visant la réouverture de l’affaire pénale de droit commun no. 383/2020 d’après le rôle du Tribunal de grande instance de Yambol et l’annulation de l’ordonnance du 09 décembre 2020, rendue dans l’affaire et homologuant l’accord trouvé entre les prévenus et le Parquet, en sa partie concernant l’application de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal (CP).
La demande de réouverture est appuyée de moyens tirés de la pertinence, à l’égard de l’affaire traitée, de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 14 janvier 2021, rendu dans l’affaire С-393/2019, et de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 13 octobre 2015, rendu dans l’affaire Ünsped Paket Servisi SaN. Ve TiC. A.Ş contre la Bulgarie. Il est avancé que le moyen de transport, confisqué au profit de l’Etat, appartient à une société de transport qui n’est pas partie à la procédure pénale. Par ces moyens et compte tenu de la primauté du droit de l’Union européenne (DUE), il est avancé que la confiscation du moyen de transport, prononcée dans l’affaire, a rendu la décision de justice contraire à la loi.
Lors de l’audience devant la juridiction de cassation, les personnes condamnées U. et Tch. et leur représentant désigné pour la procédure, régulièrement convoqués, ne comparaissent pas. Le défenseur des personnes condamnées a déposé la demande de poursuivre la procédure en leur absence. Il y exprime l’opinion qu’ils soutiennent la demande de réouverture pour les raisons y avancées.
Le représentant du Parquet près la Cour suprême de cassation estime, dans ses conclusions, que le pourvoi est infondé, la disposition de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal ayant été appliquée correctement.
La Cour suprême de cassation, Première section pénale, après avoir examiné les moyens avancés par les parties et vérifié l’existence de motifs tendant à la réouverture de l’affaire, a constaté ce qui suit :
Par ordonnance no. 145/09.12.2020, rendue dans l’affaire pénale de droit commun no. 383/2020, le Tribunal de grande instance de Yambol a homologué l’accord conclu entre le Parquet et le défenseur des accusés N.U. et F.Tch., signé par ces derniers, selon les termes duquel les accusés ont été reconnus coupables pour avoir commis, le 28 juin 2020, une infraction au titre de l’art. 242, alinéa 1, lettres « d » et « e », en lien avec l’art. 20, alinéa 2 du CP, et ont été condamnés, en vertu de l’art. 55, alinéa 1, point 1 du CP, à une peine d’emprisonnement de dix mois pour chacun d’entre eux. Sur le fondement de l’art. 66, alinéa 1 du CP, l’exécution de ces peines a été reportée pour une période probatoire de trois ans. Aux termes de l’accord homologué, sur le fondement de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal, le camion qui avait servi au transport des biens, objet de la contrebande, a été confisqué au profit de l’Etat, marque М., plaque d’immatriculation no. ..., appartenant à М.О., [localité], Fédération de Russie, avec le certificat d’immatriculation et la clé de contact.
L’ordonnance, n’étant pas susceptible de recours, est devenue définitive le 09 décembre 2020. La demande de réouverture de l’affaire a été formulée dans le délai légal de six mois, par une partie ayant la capacité d’agir en justice, et vise un acte susceptible de contrôle extraordinaire au titre du chapitre trente-trois du CPP.
Examinée au fond, le pourvoi est recevable et bien-fondé pour les motifs suivants :
І. 1. Par arrêt du 14 janvier 2021, rendu dans l’affaire С-393/2019, en réponse à un renvoi préjudiciel, adressé par la Cour d’appel de Plovdiv, portant sur compatibilité de la disposition nationale de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal avec le droit de l’Union européenne, la CJUE a statué :
- L’article 2, paragraphe 1 de la décision-cadre 2005/212/JAI du Conseil du 24 février 2005 concernant la confiscation de produits, instruments et biens provenant d’infractions pénales, à la lumière de l’art. 17, paragraphe 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale, qui permet la confiscation d’un instrument utilisé pour commettre une infraction de contrebande qualifiée, lorsque celui-ci appartient à un tiers de bonne foi ;
- L’article 4 de la décision-cadre 2005/212, à la lumière de article 47 de la Charte des droits fondamentaux, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale, qui permet dans une procédure pénale la confiscation d’un bien appartenant à une personne autre que l’auteur de l’infraction pénale, sans que cette personne dispose de voies de recours effectives.
2. Les conclusions préjudicielles de la CJUE ont la force de la chose interprétée pour tout juge national qui doit statuer sur un point similaire à celui auquel la Cour a déjà répondu dans une de ses conclusions préjudicielles précédentes, rendue dans le cadre d’une procédure préjudicielle portant sur une autre affaire dans le même Etat membre de l’UE ou un autre Etat. Les conclusions préjudicielles en interprétation de la CJUE ont un effet rétroactif qui peut être restreint par la Cour, à titre d’exception.
3. Conformément à la pratique constante de la Cour, le droit de l’Union n’oblige pas le juge national de ne pas appliquer les règles procédurales du droit interne, dont découle la force de la chose jugée d’une décision, même lorsque cela peut permettre d’éliminer les conséquences d’une relation juridique interne, incompatible avec ce droit. Malgré cela, si les règles procédurales applicables du droit interne offrent au juge national la possibilité, dans certaines conditions, de réexaminer une décision qui a acquis la force de la chose jugée, afin de rendre la situation compatible avec le droit national, conformément aux principes d’égalité et d’effectivité de cette possibilité, il faut leur accorder la priorité, s’il existe des conditions pertinentes, afin de rétablir la compatibilité de la situation en l’espèce avec le droit de l’Union : arrêts rendus dans les affaires С-69/2014 et С-213/2013.
ІІ. La réouverture des affaires pénales est une voie de recours extraordinaire de contrôle de condamnations, décisions et ordonnances devenues définitives. Les condamnations, les décisions et les ordonnances définitives mettent fin au développement de la procédure et ont la force de la chose jugée (res iudicata). Cette règle revêt une importance toute particulière pour la sécurité au sein de la société, elle garantit l’ordre juridique et l’autorité de la justice. Les actes juridiques devenus définitifs sont inattaquables et non annulables. Toutefois, ces situations de principe ne confèrent pas un caractère absolu aux actes juridictionnels définitifs. Ceux-ci ne sont pas absolument irréfragables. La loi prévoit, dans certains cas, l’annulation de l’acte et la réouverture de la procédure pénale. Le motif de réouverture des affaires pénales, régi par l’art. 422, alinéa 1, point 5 du CPP, est une forme spécifique de contrôle des actes juridictionnels définitifs, différente de toute autre forme de contrôle prévue par la loi. Le motif réunit deux préalables : des condamnations, décisions et ordonnances, non contrôlées par la juridiction de cassation, sur pourvoi de la partie dans l’intérêt de laquelle l’annulation est proposée, ainsi que des actes juridictionnels au titre de l’art. 354, alinéa 2, point 2 et alinéa 5 du CPP ; des violations substantielles au titre de l’art. 348, alinéa 1, points 1-3 du CPP. C’est notamment ce deuxième préalable qui montre le véritable contenu du motif au titre de l’art. 422, alinéa 1, point 5 du CPP, soumis à l’analyse lors du contrôle réalisé en vertu du chapitre trente-trois du CPP. Le contrôle est identique à celui réalisé par la juridiction de cassation dans le cadre de son obligation de contrôle, à cette différence près, qui est essentielle, que les actes juridictionnels contrôlés sont des actes devenus définitifs. Voilà pourquoi la réouverture sur ce fondement-là est définie en droit comme « quasi cassation ».
Dans la procédure de cassation, la violation de la loi matérielle, la violation substantielle des formes et l’injustice manifeste de la peine infligée sont considérées comme des obstacles absolus au maintien d’une condamnation, d’un arrêt ou d’une ordonnance d’appel. La présence de certains de ces vices mène à des conséquences impératives : l’acte ne peut pas maintenir son effet, il doit être annulé ou modifié, comme le dispose l’art. 348, alinéa 1 du CPP.
Il n’y a pas de doute quant à la possibilité procédurale pour le prévenu de former un pourvoi en cassation contre un acte juridictionnel qui a engagé sa responsabilité pénale pour contrebande qualifiée, y compris à la lumière de l’application de l’art. 242, alinéa 8 du CP, même s’il n’est pas propriétaire du moyen de transport confisqué. Il peut demander le contrôle de l’acte juridictionnel non définitif, en invoquant une violation de la loi en raison de l’incompatibilité manifeste entre la valeur du moyen de transport et la gravité de l’infraction, visée à l’art. 242, alinéa 8 du CP. Au moment de la commission des faits, le prévenu a joui de droits liés à l’exercice d’un pouvoir de fait sur la chose à confisquer, ayant pour origine différentes relations de droit entre lui et le propriétaire du moyen de transport. L’intérêt à agir du prévenu pour s’opposer à l’application de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal naît du fait qu’il porte l’entière responsabilité pécuniaire pour les dommages occasionnés à la suite de l’infraction pénale commise par lui, qui a conduit à la confiscation définitive du bien appartenant à un tiers de bonne foi. En ce sens, le prévenu défend ses droits et ses intérêts légitimes et non ceux d’autrui.
Dans une procédure de réouverture, la personne condamnée a un intérêt à agir identique. Comme il a été déjà souligné, l’objet et l’action de contrôle de l’acte juridictionnel définitif, conformément à l’art. 422, alinéa 1, point 5 du CPP, ne diffèrent pas sensiblement de ceux d’un pourvoi en cassation. La constatation d’une violation représentant un moyen de cassation, dans un acte juridictionnel définitif, conduit aux mêmes conséquences procédurales d’annulation ou de modification, prévues à l’art. 348, alinéa 1 du CPP.
ІІІ. En tenant compte des arrêts de la CJUE, cités ci-dessus, et du sens de l’institution de la réouverture des affaires pénales, notamment du motif visé à l’art. 422, alinéa 1, point 5 du CPP, la majorité de la formation de jugement admet que du moment où la loi procédurale prévoit une possibilité pour la personne condamnée de demander, par voie de recours extraordinaire, le contrôle d’actes juridictionnels devenus définitifs, afin d’éliminer des violations de la loi matérielle du droit national, il y a lieu d’appliquer ces modalités d’annulation y compris par rapport à une décision de justice, si celle-ci s’avère incompatible avec l’interprétation du droit de l’Union donnée par la CJUE, après la date à laquelle elle est devenue définitive.
En l’espèce, la procédure a pris fin en application de l’art. 381 et suivants du CPP. Au stade de la procédure préliminaire, des pièces écrites ont été présentées, attestant que le propriétaire du moyen de transport, qui avait servi aux personnes condamnées pour le transport des marchandises, objet de la contrebande, c’est М.О., [localité], Fédération de Russie. Dans le dossier ne figurent pas des éléments de personnes liées à la propriété du capital ou à la gestion de la société, qui soient impliquées dans l’infraction commise.
Conformément à la pratique constante de la Cour, le juge national, chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union, a l’obligation de garantir le plein effet de ces dispositions, en laissant au besoin inappliquées les dispositions nationales qui leur sont contraires. En droit interne, la disposition applicable est celle de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal, qui prévoit la confiscation du moyen de transport y compris lorsque celui-ci appartenant à un tiers, sans examiner sa bonne foi. A la lumière de l’arrêt de la CJUE du 14 janvier 2021, qui est contraignant pour le juge national en raison de l’identité du point soulevé, concernant l’interprétation de l’art. 2, paragraphe 1, de l’art. 4 de la décision-cadre 2005/212/JAI en lien avec l’art. 17, paragraphe 1 et l’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, l’ordonnance attaquée est contraire à la loi en ce qui concerne l’application de l’art. 242, alinéa 8 du CP.
Sur les motifs exposés, la majorité de la présente formation de jugement a admis que la demande de réouverture de la procédure pénale, respectivement d’annulation de l’ordonnance rendue en ce qui concerne l’application de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal, est bien fondée.
Eu égard à ce qui précède et sur le fondement de l’art. 425 du Code de procédure pénale, la Cour suprême de cassation, Première section pénale,
DECIDE :
MODIFIE, en application des modalités de réouverture des procédures pénales, l’ordonnance no.145 du 09 décembre 2020, rendue dans l’affaire pénale de droit commun no. 383/2020 par le Tribunal de grande instance de Yambol, engageant la responsabilité pénale de N.U. et F.Tch. pour infraction au titre de l’art. 242, alinéa 1, lettres « d » et « e », en lien avec l’art. 20, alinéa2 du CP, et l’ANNULE en ce que, en vertu de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal, le moyen de transport, ayant servi à la commission de l’infraction pénale, a été confisqué au profit de l’Etat : camion marque М., plaque d’immatriculation no. ..., avec le certificat d’immatriculation et la clé de contact.
L’arrêt n’est pas susceptible de recours.
OPINION DISSIDENTE
exprimée par le juge Spas Ivantchev,
affaire de cassation 491 d’après le rôle de 2021 de la CSC
J’estime qu’il faut exprimer cette opinion dissidente étant donné mon désaccord avec l’opinion de la majorité quant à la nécessité de réouverture à l’initiative du prévenu de la procédure pénale, en ce qu’elle concerne l’intérêt matériel d’un tiers de bonne foi.
Il est hors de doute pour moi que la personne condamnée, en principe, n’est pas porteur des droits matériels qui font naître un intérêt à agir recevable pour attaquer l’acte juridictionnel, même en utilisant cette voie de recours extraordinaire.
Admettre l’inverse serait donner une acception et une définition extrêmement larges de l’intérêt à agir. Celui-ci est composé de plusieurs présomptions qui, objectivement, peuvent conduire à un abus de droits et à une révision inadmissible d’actes juridictionnels devenus définitifs.
L’examen de l’arrêt cité С-393/19 de la Cour de justice de l’UE montre que celui-ci ne permet pas l’existence d’un cadre juridique national autorisant la confiscation d’un instrument utilisé pour commettre une infraction de contrebande qualifiée, lorsque celui-ci appartient à un tiers de bonne foi (art. 2, §1 de la décision-cadre 2005/212/JAI du Conseil du 24 février 2005, à la lumière de l’art. 17, §1 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE).
De même, l’arrêt ne permet pas l’existence d’un cadre juridique national autorisant, dans le cadre d’une procédure pénale, la confiscation d’un bien appartenant à une personne autre que l’auteur de l’infraction pénale, sans que cette première personne dispose d’une voie de recours effective (art. 4 de la décision-cadre 2005/212, à la lumière de l’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux). Cette interprétation est à l’unisson avec la protection constitutionnelle du droit de propriété, régie par l’art. 17, alinéas 1 et 2 de la Constitution de la République de Bulgarie. Il est tout à fait évident que c’est le tiers, qui est différent de la personne condamnée, qui doit être objet de la protection juridique et que c’est lui qui doit disposer d’une voie de recours effective.
En l’espèce, cependant, ce droit ne peut pas être exercé par la personne qui n’est pas son porteur ; la possibilité que cela soit effectué de manière indirecte, par l’intermédiaire du procureur général de la République, ne couvre pas non plus l’hypothèse d’une protection effective des droits du tiers de bonne foi, car elle ne peut être réalisée de manière effective que par lui.
Je ne pense pas que la personne condamnée ait l’intérêt à agir pour défendre des droits d’autrui, quel que soit leur lien avec son comportement coupable, d’autant plus que la procédure pénale ne prévoit sous aucune forme une telle possibilité juridique. La possibilité, qui est purement hypothétique, d’une action récursoire contre elle, ne permet pas d’aboutir aux conclusions tirées par la majorité, dans la mesure où le tiers dispose de la possibilité, en vertu de l’arrêt de la CJUE, de chercher une protection effective contre les atteintes à ses intérêts et en vue de la restitution de sa propriété. Cette solution ne détermine en aucun cas l’action récursoire comme une telle possibilité de défense des intérêts du tiers de bonne foi.
Ces arguments, à mon avis, mènent à la conclusion inévitable que la demande concernant l’application de l’art. 242, alinéa 8 du Code pénal doit être classée sans suite.
Compte tenu de ce qui précède, j’ai signé l’arrêt de cassation avec opinion dissidente.
Juge de la CSC : Spas Ivantchev