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RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1 (2006-2016)
Ayants droits de feus An A, As Ao dit
Ablasse, Ac A et Blaise IIboudo et Mouvement
Burkinabé des droits de l’homme et des peuples c. Aw
Au (exceptions préliminaires) (2013) 1 RJCA 204
Ayants droit de feus An A, As Ao alias Ablassé,
Ac A et Aa Ab et Mouvement burkinabè des droits de
l’homme et des peuples c. Aw Au
Décision sur les exceptions préliminaires, 21 juin 2013. Fait en anglais et
en français, le texte français faisant foi.
Juges X, OUGUERGOUZ, NGOEPE, NIYUNGEKO,
RAMADHANI, TAMBALA, THOMPSON, ORÉ, GUISSE, AH et ABA
La Cour s’est prononcée sur les exceptions préliminaires soulevées par le
Aw Au dans une affaire concernant le meurtre d’un journaliste
d'investigation et de ses compagnons en 1998. Tout en concluant qu’elle
était compétente en ce qui concerne la manière dont la procédure interne
avait été menée, et en particulier sur le fondement que les violations
s’étaient poursuivies après la date d’entrée en vigueur du Protocole, la
Cour s’est déclarée incompétente en ce qui concerne l’allégation relative
à la violation du droit à la vie, la mort des journalistes étant survenue
instantanément.
Compétence (compétence temporelle, homicide contraire à la loi, 65-68 ;
violation continue, enquête, 74-77)
Recevabilité (efficacité des recours internes en ce qui concerne le fond,
102, 103 ; introduction de la requête dans un délai raisonnable, 120-124)
Opinion individuelle : X et THOMPSON
Compétence (compétence temporelle, 5, 8)
I Objet de la requête
1. La Cour a été saisie de cette affaire par lettre en date du 11 décembre 2011, émanant de M. Ay Ag, qui déclare agir au nom de la famille et des avocats de feu An A. Selon le document intitulé « Communication/Plainte », daté du 10 décembre 2011 et attaché à la lettre précitée, la plainte est introduite contre le Aw Au par les ayants droits de feus An A, As Ao dit Ablasse, Ac A et Blaise IIboudo d’une part, et par le Mouvement Burkinabé des Droits de l'Homme et des Peuples (MBDHP), d'autre part.
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A Les faits à l’origine de l’affaire
2. Aux termes de la requête, les faits remontent à l'assassinat, le 13 décembre 1998, de An A, journaliste d'investigation, et de ses compagnons précités. Les sieurs Aa Ao et Blaise IIboudo étaient des collaborateurs de M. A, alors que le sieur Ac A était son jeune frère.
3. Les requérants précisent que « [Ile journaliste d'investigation et directeur de l'hebdomadaire L'Indépendant An A et les sieurs Aa Ao, Ac A et Aa Ab ont été retrouvés calcinés le 13 décembre 1998 dans la voiture qui les transportait à sept kilomètres de Sapouy, sur la route en direction de Leo, dans le sud du Aw Au ».
4. En se fondant principalement sur le Rapport de la Commission d'enquête indépendante mise en place par le Gouvernement pour déterminer les causes de la mort de ces personnes, les requérants allèguent que « le quadruple assassinat, le 13 décembre 1998 (...) est lié aux enquêtes que An A menait sur de nombreux scandales politiques, économiques et sociaux que le Aw Au connaissait à cette époque, notamment ses investigations concernant le décès de Ak Z, le chauffeur de Aq Ah, frère du Président du Faso et Conseiller à la Présidence de la République ».
5. Les requérants indiquent que « [c]hauffeur de son état et employé de Mr Aq Ah (...), Ak Z est décédé le 18 janvier 1998 à l’infirmerie de la Présidence du Faso vraisemblablement des suites des mauvais traitements infligés par des éléments de la sécurité présidentielle qui enquêtaient sur une affaire de vol d’argent commis au préjudice de l'épouse de celui-ci ».
6. Les requérants ajoutent que « An A consacra une série d'articles très critiques sur cette affaire dans lesquels il mit en exergue beaucoup d'irrégularités, le refus des personnes « impliquées » de répondre à la justice et surtout la tentative d’étouffer une affaire très embarrassante dans laquelle la famille du frère du Président est fortement impliquée ».
B Les violations alléguées
7. Les requérants allèguent cumulativement des violations de diverses dispositions d'instruments internationaux des droits de l'homme, auxquels le Aw Au est Partie.
8. S'agissant de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « la Charte »), ils allèguent les violations de l’article ler (obligation de prendre les mesures appropriées pour assurer l’exercice de tous les droits garantis par la Charte ); de l’article 3 (égalité de tous devant la loi et égale protection de la loi); de l’article 4 (droit à la vie); de l’article 7(droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes); et de l’article 9 (droit d'exprimer et de diffuser ses opinions)
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9. Par rapport au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, (ci-après PIDCP) ils allèguent la violation des articles 2(3) (droit à un recours en cas de violations des droits) ; 6(1) (droit à la vie); 14 (droit à ce que sa cause soit entendue par un juge compétent, indépendant et impartial) ; et 19(2) (liberté d’expression).
10. Pour ce qui est de Déclaration universelle des droits de l'homme, les requérants allèguent la violation de l’article 8 (droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes en cas de violation des droits)) 11. Concernant le Traité révisé de la Communauté des États de l'Afrique de l'Ouest » (CEDEAO), ils allèguent la violation de l’article 66(2)(c) (obligation de respecter les droits du journaliste).
12. De façon particulière, les requérants soulignent que « … l’élément essentiel de l'obligation de protéger le droit à la vie et de garantir l'existence de voies de recours efficaces lorsque ledit droit est violé est le devoir d’enquêter sur les auteurs d’homicides, comme celui de An A, de les identifier et de les traduire en justice (...) ».
13. Ils ajoutent qu’«[a]u lieu de remplir cette obligation, le Aw Au a manifestement et de manière répétée choisi de faire échouer les efforts des familles de An A et de ses compagnons visant à faire en sorte que les responsables de leur assassinat rendent compte de leur acte ».
14. Ils précisent encore qu’« [e]n s'abstenant d’ouvrir une enquête efficace afin de déterminer les circonstances dans lesquelles est intervenu l'assassinat de An A et de veiller à ce que ses auteurs soient identifiés, poursuivis et condamnés, le Aw Au a violé le droit de An A à la vie garanti par les articles 4 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et 6(1) du PIDCP et celui à une égale protection de la loi prévue par le paragraphe 2 de l’article 3 de la Charte ».
15. Enfin, ils indiquent que « [I]es actes imputables au Aw Au violent (..) le paragraphe 2 de l’article 9 de la Charte africaine et les paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du PIDCP... » qui garantissent la liberté d'expression.
Il. Le traitement de l’affaire au niveau national
16. I! convient ici d’indiquer en résumé la manière dont cette affaire a été traitée au niveau national. D’après la relation des événements par les requérants, le traitement de cette affaire est passé par les étapes suivantes :
« création d’une Commission d’enquête indépendante (CEI) chargée de mener toutes investigations permettant de déterminer les causes de la mort des occupants du véhicule 4x4 immatriculé 11 J 6485 BF survenue le 13 décembre 1998 sur l’axe routier Ae (Province de AlAG, dont le journaliste An A (décembre 1998); la Commission rendra son rapport en mai 1999 ;
« décision d’un Conseil des Ministres extra- ordinaire de transmettre sans délai à la Justice le rapport de la CEI (mai 1999) ;
« mise sur pied d’un Collège des Sages chargé de passer en revue tous les problèmes pendants de l'heure et de proposer des recommandations à même d’emporter l’adhésion de tous les
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protagonistes de la scène politique nationale (mai 1999); le Collège rendra son rapport en juillet 1999 ;
« audition de Aq Ah par un Juge d'instruction, après qu’un premier Juge d’instruction qui l’avait inculpé de meurtre et de recel de cadavre ait été dessaisi (janvier 2001) ;
* inculpation d’un de suspects identifiés précédemment par la CEI (février 2001); l’inculpe ayant été donné pour malade, l'instruction fut gelée pendant plus de cinq ans ;
« ordonnance de non- lieu en faveur de l’inculpé, prise par le Juge d'instruction près le Tribunal de grande instance de Ae, après qu’un témoin se soit rétracté (juillet 2006) ;
« appel contre l'ordonnance de non-lieu, interjeté par la famille de An A auprès de la Chambre d’accusation de la Cour d'appel de Ae ; cette dernière rejette l'appel et confirme le non-lieu (août 2006).
17. Dans son mémoire en réponse, l’État défendeur confirme la mise en place d’une Commission indépendante d'enquête et d’un Collège de Sages en donnant des détails sur leur composition, leur mandat et le travail accompli par eux.
18. En outre, il mentionne en particulier les actes de procédure suivants demande, le 24 décembre 1998, par le Procureur près le Tribunal de grande instance de Ae de l'ouverture d’une information pour recherche des causes de la mort des occupants du véhicule immatriculé no 11 J6485 BF et saisine du Juge d'instruction du cabinet no 1 à cet effet ;
« rapports d’expertises médico- légale et balistique ordonnées par le Juge d'instruction ;
« demande, le 21 mai 1999, par le Procureur du Faso, de l'ouverture d’une information contre X pour assassinat de An A, Ac A, Blaise IIboudo et As Ao dit Ablassé ;
* instruction du dossier par le juge d’instruction, puis inculpation et mise sous mandat de dépôt du principal suspect, en février 2001 ;
suspension de la confrontation entre l’inculpé et un témoin, en raison de l’état de santé de l’inculpé en mai 2001, et reprise de la confrontation le 31 mai 2006 ;
« réquisitoire définitif du Procureur le 13 juillet 2006, requérant d'abandonner les poursuites contre l'unique inculpé ; -ordonnance de non- lieu par le juge d’instruction en date du 18 juillet 2006 ; - appel des parties civiles contre l'ordonnance de non- lieu, en date du 19 juillet 2006 auprès de la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Ae ;
« arrêt de cette Cour en date du 16 août 2006, confirmant l’ordonnance de non-lieu prise par le juge d'instruction.
19. L'on observera que dans l’ensemble, la relation des faits en rapport avec le traitement de l'affaire au niveau national faite par les requérants et celle faite par l’État défendeur sont complémentaires et concordantes, sauf sur deux points mentionnés au cours des audiences publiques des 7 et 8 mars 2013. Tout d’abord, l’État défendeur a indiqué qu’il n’y avait eu qu’un seul juge d’instruction à s'occuper de l'affaire, contredisant l’allégation des requérants selon laquelle un premier juge avait été dessaisi de l’affaire. Ce à quoi un des
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Conseils des requérants a répondu en donnant les noms de deux Juges d'instruction successifs. Ensuite, l'Etat défendeur a nié l’allégation des requérants selon laquelle l’instruction de l’affaire fut gelée entre 2001 et 2006, en indiquant que des actes d’instruction, notamment l’audition de témoins, furent posés durant cette période.
II. La procédure de la Cour
20. La requête a été reçue au Greffe de la Cour le 11 décembre 2011. 21. Par lettres successives en dates du 13 et du 21 décembre 2011, le, Greffe a accusé réception de la requête, et transmis aux intéressés un exemplaire de la Charte, du Protocole portant création de la Cour, ainsi que du Règlement intérieur de la Cour (ci-après « le Règlement intérieur »).
22. Par lettres successives en date du 11 et du 23 janvier 2012, adressées au Ministre des Affaires étrangères du Aw Au, le Greffe lui a transmis la requête en application de l’article 35(4) (a)du Règlement intérieur, et lui a demandé d'indiquer à la Cour dans un délai de trente (30) jours, les noms et adresses des représentants du Gouvernement ; et, en application de l’article 37 dudit Règlement, il lui a demandé de répondre à la requête dans un délai de soixante (60) jours. Il a également attaché une copie du Règlement intérieur.
23. Par lettre en date du 20 janvier 2012 adressée au Président de la Commission de l’Union africaine, le Greffier l’a informé de l’introduction de la requête auprès de la Cour, et lui a transmis une copie de celle-ci, ainsi du Règlement intérieur. À travers lui, il a également informé la que requête, le Conseil Exécutif de l'Union africaine, et tous les autres de États Parties au Protocole, en application de l’article 35(3) du Règlement intérieur.
24. Par lettre en date du 27 février 2012 adressée au Greffier, le Conseiller juridique de la Commission de l’Union africaine par intérim a accusé réception de la lettre mentionnée au paragraphe précédent, et a assuré que la Commission a pris les mesures nécessaires pour informer le Conseil Exécutif et les autres États Parties au Protocole, de la requête en question.
25. Par lettre en date du 29 février 2012, adressée au Conseiller juridique de la Commission de l’Union africaine par intérim, le Greffier a accusé réception de la lettre citée au paragraphe précédent.
26. Par lettre en date du 13 mars 2012 adressée au Greffier, transmise par une Note verbale de l'Ambassade du Aw Au, Mission permanente auprès de l’Union africaine en date du 23 mars 2012, le Ministre de la Communication, Porte-Parole du Gouvernement assurant l’intérm du Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération régionale du Aw Au, a communiqué les noms et adresses des représentants du Gouvernement du Aw Au, et a donné les assurances de la disponibilité du Gouvernement du Aw Au à collaborer avec la Cour à la manifestation de la vérité dans ce dossier.
27. Par Note verbale en date du 26 mars 2012 adressée à l'Ambassade du Aw Au à Af At, Mission permanente auprès de l’Ad
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africaine, le Greffe de la Cour a accusé réception de la lettre du Gouvernement burkinabé, citée au paragraphe précédent.
28. Par communications successives en dates du 11 avril, du 25 avril, du 8 mai et du 15 mai 2012, l’État défendeur a transmis au Greffe de la Cour, le Mémoire en défense contenant ses observations sur la recevabilité de la requête.
29. Par communications successives en date du 17 avril, 2 mai, 15 mai et 24 mai 2012, le Greffier de la Cour a accusé réception du Mémoire en défense de l’État défendeur.
30. Par lettres successives en dates du 12 avril, 15 mai, et 19 juillet 2012, le Greffier a demandé aux Conseils des requérants de produire des procurations attestant qu’ils ont été autorisés par eux, à les représenter devant la Cour.
31. Par lettres successives en dates du 8 mai, 6 juin et 8 juin 2012, le Greffier a accusé réception de procurations soumises par les Conseils des requérants.
32. Par communications successives en dates du 8 mai et 6 juin 2012, le Greffier a transmis à l’État défendeur, des copies de procurations reçues.
33. Par Note verbale en date du 12 juin 2012, l'Ambassade du Aw Au à Af At, Mission permanente auprès de l’Union africaine a accusé réception de précédentes Notes verbales de la Cour, transmettant des procurations.
34. Par lettres en date des 6 et 8 juin 2012 adressées respectivement aux deux Conseils des requérants, le Greffier leur a transmis une copie du Mémoire en réponse de l’État défendeur.
35. Par courrier électronique daté du 8 août 2012, un des Conseils des requérants a demandé au Greffier une prolongation du délai de dix jours pour le dépôt du mémoire en réplique des requérants, de manière à pouvoir régler les problèmes de collecte de documents devant être annexés à leurs conclusions.
36. Par courrier électronique en date du 21 août 2012, les représentants des requérants ont envoyé à la Cour leur Mémoire en réplique, portant uniquement sur les exceptions préliminaires soulevées par l’État défendeur.
37. Par ordonnance en date du 23 août 2012, la Cour a accepté la demande par les requérants d’une prolongation du délai, et fixé la date limite du dépôt de la réplique au 22 août 2012, date à laquelle le Greffe a reçu cette pièce de procédure.
38. Par lettres en date du 23 août 2012, adressées aux deux représentants des requérants, le Greffier a accusé réception du Mémoire en réplique.
39. Au cours de sa vingt-sixième session ordinaire tenue à Arusha du 17 au 28 septembre 2012, la Cour a décidé que la procédure écrite sur les exceptions préliminaires était close, et qu’elle tiendrait une audience publique sur ces exceptions au cours de sa session ordinaire de mars 2013.
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40. Par lettre en date du 24 septembre 2012, le Greffier a en conséquence informé les parties de la tenue de l'audience publique, à des dates qui seront précisées ultérieurement.
41. Au cours de sa vingt-septième session ordinaire tenue à Port Louis, Ile Maurice, du 26 novembre au 7 décembre 2012, la Cour a fixé l'audience publique sur les exceptions préliminaires aux dates des 7 et 8 mars 2013
42. Par lettres distinctes datées du 20 décembre 2012, le Greffe a notifié les dates de l’audience publique aux parties, en leur demandant de confirmer, dans un délai de trente jours, leur disponibilité aux dates sus indiquées.
43. Par lettre en date du 18 janvier 2013, le Gouvernement du Aw Au a informé la Cour de sa disponibilité à prendre part à l'audience publique fixée les 7 et 8 mars 2013.
44. Par courriel daté du 7 février 2013, un des représentants des requérants a accusé réception de la notification de la date d'audience et confirmé la disponibilité de ces derniers à participer à l'audience publique aux dates sus indiquées.
45. L’audience publique a eu lieu aux dates prévues, au siège de la Cour, à Arusha, et celle-ci a entendu les observations orales des Parties :
Pour l'Etat défendeur ayant soulevé les exceptions préliminaires : -Me Ap Z, Conseil -Me Ar B, Conseil -M. Ax AJ, Conseil -M. Am C, Conseil
Pour les requérants :
- Maître lbrahima KANE, Conseil
- Maître Chidi Anselm ODINKALU, Conseil
46. Durant l'audience, les Juges de la Cour ont posé des questions aux Parties et celles-ci y ont répondu.
47. Par lettres en date du 12 avril 2013 adressées séparément aux parties, le Greffier leur a demandé de produire, dans un délai de quinze jours, tout document susceptible de corroborer les allégations faites au cours de l'audience publique ; il a en particulier demandé à l'Etat défendeur de soumettre toute pièce de nature à établir qu’entre 2001 et 2006, l’instruction de l'affaire s'est poursuivie, notamment par l'audition des témoins
48. Par lettre en date du 28 avril 2013, un des Conseils des requérants a répondu à la lettre du Greffier mentionnée au paragraphe précédent, en réitérant leur position selon laquelle, l'instruction de l'affaire fut gelée entre 2001 et 2006, et en produisant une copie du Réquisitoire définitif de non-lieu du Procureur du Faso, daté du 13 juillet 2006, ainsi qu’une copie de la Convocation à Conseil en vue de l'audition de Madame Aj A, datée du 28 avril 2006.
49. Par lettre en date du 25 avril 2013, un des Conseils de l’État défendeur a transmis au Greffier un inventaire de pièces établi le 20 juillet 2006, reprenant l’ensemble des actes d’instructions de 1999 à 2006, signé conformément à la loi par le Greffier d’Instruction, et neuf procès-verbaux de 22 pages d’audition, de confrontation et de
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déposition sur un total de 63 actes posés dans le cadre de l’instruction du dossier entre la période de suspension des auditions du principal inculpé, et la procédure d'appel.
50. Dans son Mémoire en défense en date du 13 avril 2012, l'État défendeur soulève une exception d’incompétence de la Cour ratione temporis, et des exceptions d'irrecevabilité de la requête tirées du non épuisement des voies de recours internes, et du non- respect du délai raisonnable dans la soumission de la requête à la Cour.
Conformément aux articles 39(1) et 52(7) de son Règlement intérieur, la Cour va à présent examiner ces exceptions préliminaires.
IV. L’exception d’incompétence de la Cour ratione temporis
A. Position de l’État défendeur
51. Dans son Mémoire en réponse à la requête en date du 13 avril 2012, l’État défendeur soulève d’abord une exception préliminaire d’'incompétence de la Cour ratione temporis. || observe à cet effet que les violations des droits de l'homme alléguées à la suite du drame du 13 décembre 1998, même si elles étaient avérées, sont antérieures à l'entrée en vigueur à l'égard du Aw Au du Protocole portant création de la Cour, le 25 janvier 2004 ; du Règlement intérieur intérimaire de la Cour, le 20 juin 2008 ; et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le 04 avril 1999.
52. || en conclut que «… les faits étant antérieurs à la date de l'entrée en vigueur du Protocole portant création de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, la communication no 013/2011 du 11 décembre 2011 des ayants droits des feus, As Ao dit Ablasse, Ac A, Aa Ab et An A et du Mouvement burkinabé des droits de l'homme et des peuples (MBDHP) contre l’État du Aw Au, ne saurait être jugée par une Cour dont la mise en place est postérieure aux faits, en raison du principe cardinal de non rétroactivité de la loi ».
53. Il ajoute que « [Iles dispositions du Pacte international sur les droits civils et politiques ne sauraient non plus être invoquées à l'encontre du Aw Au, dans la mesure où les violations alléguées sont survenues bien avant son adhésion à cet instrument » et que « [Ile principe de non rétroactivité de la loi trouve encore ici sa pleine application ».
54. Au cours de l'audience publique en date du 7 mars 2013, un des Conseils de l'Etat défendeur, a réitéré cette position, ajoutant ce qui suit : « … la mort est un acte instantané, reconnu comme tel par les requérants et accepté comme tel par le défendeur. Partant de ce principe, un acte instantané reste instantané, c’est-a-dire qu’il s’inscrit dans le temps et dans l’espace ».
55. S'agissant de l’allégation des requérants selon laquelle les faits en cause constitueraient des violations continues des dispositions des instruments internationaux des droits de l'homme pertinents, l'Etat défendeur soutient que « cette affirmation ne saurait prospérer si l’on
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tient compte des actions entreprises par le Gouvernement et les actes de procédure judiciaire engagés », ajoutant ce qui suit : « Dans le souci d'assurer un traitement efficace du dossier, un Juge d’instruction a été spécialement engagé. Une unité autonome de police judiciaire a été mise à sa disposition et des fonds conséquents lui ont été accordés par le Gouvernement. Le Juge d'instruction a mené des investigations et procédé à des auditions sur une période allant au-delà de l’entrée en vigueur du Protocole créant la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples ».
56. Au cours des audiences publiques des 7 et 8 mars 2013, l’État défendeur a soutenu que la notion de violation continue est une création jurisprudentielle attachée à des faits précis qui ne sont pas allégués en l'espèce, à savoir les détentions, les enlèvements et les disparitions. Il a ajouté que la notion concerne la plupart du temps l’inaction des autorités judiciaires, et qu’en l'espèce, on ne peut pas lui reprocher une quelconque inaction vu la rapidité exemplaire avec laquelle les autorités se sont préoccupées de l'affaire, comme en témoignent les brefs délais dans lesquels les constatations d'usage onft] été faites, une information judiciaire a été ouverte, et une Commission indépendante d’enquête et un Collège des Sages ont été mis en place. Il a précisé que lorsqu’en 2006, aucune charge ne fut retenue contre le principal inculpé, les autorités n’ont fait que respecter la décision du juge, et qu’en tout cas, si les coupables n’étaient pas retrouvés, il ne fallait pas condamner des innocents pour satisfaire les ayants droit, au risque de violer le principe de la présomption
B. Position des requérants
57. Quant aux requérants, ils expliquent dans leur requête, que même si les violations dénoncées ont commencé avant l'entrée en vigueur du Protocole de la Cour africaine, elles « se sont poursuivies depuis lors et constituent des violations continues de la Charte africaine et des autres instruments applicables, si bien qu’elles entrent dans le domaine de compétence temporelle de la Cour ».
58. Dans leur Mémoire en réplique, en se fondant abondamment sur les travaux de la Commission du droit international et la jurisprudence internationale, les requérants concluent : « Si l'assassinat de An A et de ses compagnons peut être considéré comme un fait "instantané" temporellement hors de la compétence de votre Cour à cause de la date de son occurrence, toute la procédure d'identification et d’organisation des poursuites contre les auteurs de ces violations qui s’est déroulée après l'entrée en vigueur du Protocole sur la Cour, c’est- à-dire après le 24 janvier 2004, tombe en revanche, sous le champ de votre compétence temporelle. Les autorités burkinabés elles-mêmes reconnaissent que la procédure judiciaire, qui a timidement commencé en mai 1999 avec l'ouverture d’une information contre X pour assassinat, n’a été réellement mis en branle qu’en mai 2006 avec la confrontation devant le juge d’instruction entre le principal suspect et le témoin à charge de l'affaire ».
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59. Ils précisent que l’on se trouve en cette affaire « dans le cas de figure d’une violation continue ou persistante qui ’s’étend sur toute la période durant laquelle le fait continue et reste non conforme à l'obligation internationale’ du Aw Au.) 60. Au cours de l’audience publique des 7 et 8 mars 2013, les Conseils des requérants ont réitéré cette position, et précisé que leur action visait à engager la responsabilité internationale du Aw Au pour ne pas avoir sérieusement enquêté, poursuivi et jugé les personnes responsables de la mort de An A, et de ses trois compagnons.
C. Considérations de la Cour
i. Observations préliminaires
61. Aux termes de l’article 3(1) du Protocole portant création de la Cour, « [Ia Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les Etats concernés ». Selon l'article 3(2) du même Protocole, « [e]n cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide » (voir aussi l’article 26(2) du Règlement intérieur de la Cour).
62. La Cour observe d'abord que dans la présente affaire, s'agissant de sa compétence ratione temporis, les dates pertinentes sont celles de l'entrée en vigueur de la Charte (21 octobre 1986), du Protocole portant sa création (25 janvier 2004), ainsi que celle du dépôt auprès du Secrétariat général de l’Organisation de l'Unité Africaine, de la déclaration facultative d'acceptation de la compétence de la Cour pour connaître des requêtes émanant de particuliers (28 juillet 1998).
63. La Cour note ensuite que l'application du principe de la non- rétroactivité des traités consacré par l’article 28? de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969, n’est pas contestée par les Parties. Ce qui est en discussion ici est la question de savoir si les diverses violations alléguées par les requérants constitueraient, si elles étaient avérées, des violations « instantanées » ou « continues » des obligations internationales du Aw Au, en matière de droits de l’homme. Elle considère, en conséquence, que pour traiter de cette question par rapport aux diverses violations alléguées, il y aura lieu, comme le suggèrent par ailleurs les parties, de prendre en compte, le cas échéant, la distinction entre les allégations de violations « instantanées » et les allégations de violations « continues » des obligations internationales de l’État défendeur.
64. Sous le bénéfice de ces observations, la Cour va traiter de sa compétence ratione temporis, en distinguant entre les allégations de violation du droit à la vie, les allégations de violation du droit à ce que
2 Cet article est libellé comme suit : « A moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou un fait antérieur à la date d'entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d'exister à cette date ».
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sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes, et les autres allégations de violation de droits avancées par les requérants.
ii. Par rapport aux allégations de violation du droit à la vie
65. La première allégation de violation des droits de l'homme soumise par les requérants concerne le droit à la vie, et est basée sur l'assassinat, intervenu le 13 décembre 1998, des sieurs An A, As Ao dit Ablasse, Ac A et Blaise IIboudo. À cet égard, les requérants allèguent la violation de l'article 4 de la Charte et de l’article 6(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Comme cela a été relevé plus haut, les Parties s'accordent néanmoins pour considérer que l’assassinat de ces personnes est un fait « instantané » qui se trouve en dehors de la compétence temporelle de la Cour (supra, paragraphes 52 et 58).
66. La notion de violation « instantanée » ou « achevée » est, effectivement admise en droit international. Selon l’article 14(1) du Projet d'articles sur la responsabilité internationale de l’État pour fait internationalement illicite, adopté par la Commission du droit international en 2001 : « La violation d’une obligation internationale par le fait de l’État n’ayant pas un caractère continu a lieu au moment où le fait se produit, même si ses effets perdurent ». Dans son commentaire sous cet article, la Commission précise qu’«[u]n fait n’a pas un caractère continu simplement parce que ses effets ou ses conséquences s'étendent dans le temps. Il faut que le fait illicite proprement dit continue ».
67. La Cour observe que l’assassinat des quatre personnes concernées dans la présente affaire est intervenu après que le Aw Au fut lié par la Charte africaine des droits de l'homme (le 21 octobre 1986), mais avant qu’il ne soit lié par le Protocole portant sa création (le 25 janvier 2004).
68. De l'avis de la Cour, bien que le Aw Au fût déjà lié par la Charte au moment du fait ici incriminé, elle n’est pas compétente ratione temporis pour examiner l’allégation de violation du droit à la vie résultant de l'assassinat de sieurs An A, As Ao dit Ablasse, Ac A et Blaise IIboudo, parce que ce fait « instantané et achevé » est intervenu avant l'entrée en vigueur à l’égard du Aw Au, de l’instrument qui attribue compétence à la Cour pour connaître, entre autres, des violations alléguées de la Charte, à savoir le Protocole portant sa création. S'agissant de la déclaration d'acceptation de la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes émanant des individus et des organisations non- gouvernementales au sens de l’article 34(6) du Protocole portant sa création, déposée par le Aw Au auprès de l'Organisation de l'Unité Africaine avant le fait incriminé (le 28 juillet 1998), il est clair qu’elle ne pouvait pas produire d'effets juridiques, avant que l'instrument juridique principal dont elle découle ne soit lui-même en vigueur à l'égard de l’État concerné.
69. En conséquence de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle n’est pas compétente, rationae temporis, pour connaître de l’allégation de
A et autres c. Aw Au (exceptions préliminaires) (2013) 1 RJCA 204 215
violation du droit à la vie, fondée sur le fait « achevé » de l’assassinat des quatre personnes ici concernées, en date du 13 décembre 1998. 70. La Cour voudrait cependant faire observer qu’elle fait ici une distinction nette entre le fait « instantané » de l’assassinat, hors de sa compétence, et les autres faits allégués par les requérants, qui sont la conséquence de ce fait, et qui sont susceptibles de constituer des violations séparées des autres droits des personnes concernées ou de leurs ayants droit, tels que séparément garantis par les instruments pertinents des droits de l'homme. Comme la Cour l’a déjà indiqué (supra, paragraphe 63), elle va déterminer sa compétence ratione temporis par rapport à ces autres faits suivant qu’ils apparaissent eux- mêmes comme « instantanés » ou « continus ».
D. Par rapport aux allégations de violation du droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes
71. La deuxième allégation de violation des droits de l'homme soumise par les requérants concerne le droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes. À ce sujet, ils allèguent la violation de l’article 7 de la Charte et de l’article 6(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
72. Comme cela a été rappelé plus haut, alors que les requérants affirment que l'Etat défendeur n’a pas fait tout ce qui est en son pouvoir pour rechercher, poursuivre, juger et condamner les auteurs de l'assassinat de An A et de ses compagnons, et que ce comportement constitue une violation continue des dispositions mentionnées au paragraphe précédent, l'Etat défendeur soutient qu’en l'espèce, il y a pas eu de violation du droit à ce que la cause des requérants soit entendue, les autorités judiciaires ayant accompli leurs devoirs en ce qui concerne cette affaire.
73. La notion de la violation continue d’une obligation est également admise en droit international. Selon l’article 14(2) du Projet d'articles précité sur la responsabilité internationale de l'Etat pour fait internationalement illicite, adopté en 2001 par la Commission du droit international : « La violation d’une obligation internationale par le fait d’un État ayant un caractère continu s'étend sur toute la période durant laquelle le fait continue et reste non conforme à cette obligation ». Dans son commentaire sous cet article, la Commission précise qu’ « [u]n fait illicite continu est essentiellement un fait qui a commencé mais qui n’a pas été achevé au moment considéré ».
74. Dans la présente espèce, le fait alégué comme étant continu est le comportement de l'Etat défendeur en ce qui concerne la recherche, la poursuite, le jugement et la condamnation des personnes responsables de l'assassinat de An A et de ses compagnons ; le moment considéré est la date d’entrée en vigueur du Protocole portant création de la Cour, à savoir le 25 janvier 2004.
75. Il est constant que, commencées au lendemain de l'assassinat des quatre personnes le 13 décembre 1998, les procédures policières et judiciaires se sont poursuivies jusqu’en 2006, et conclues par un arrêt
216 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1 (2006-2016)
de non- lieu rendu par la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Ae, en faveur de la seule personne inculpée dans cette affaire. Il est également constant que depuis cet arrêt jusqu’à ce jour, aucun acte d'investigation ou de poursuite n’a encore été posé par les autorités burkinabé, à l’encontre d’autres suspects éventuels.
76. Aux yeux de la Cour, dans le cas où cette situation devrait être interprétée comme constituant une inaction de la part de l'Etat défendeur- ce qu’à ce stade elle n’est pas encore en mesure de déterminer-, il est clair qu’elle constituerait, un « état de fait » qui n’est pas encore « achevé », qui est donc « continu ».
77. Par voie de conséquence, vu que cette situation, commencée avant l'entrée en vigueur du Protocole portant création de la Cour à l'égard de l’État défendeur le 25 janvier 2004, a persisté après cette date critique, la Cour a compétence rationae temporis pour connaître de l’allégation de violation qui se fonde sur elle.
E. Par rapport aux autres allégations de violation des droits de l’homme
78. Comme cela a été relevé plus haut (supra, paragraphes 8 à 11), à côté des allégations de violation du droit à la vie et du droit à ce que sa cause soit entendue par des juridictions nationales compétentes, les requérants allèguent encore la violation par l'Etat défendeur, de son obligation d’adopter des mesures législatives et autres en vue d'assurer le respect des droits garantis par la Charte ; du droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi ; et du droit d'exprimer et de diffuser ses opinions.
79. En ce qui le concerne, l’État défendeur ne s’est pas exprimé spécifiquement sur la question de la compétence rationae temporis de la Cour à connaître des allégations de violation de ces autres droits. Dans son mémoire en réponse, comme on l’a vu plus haut, il a, en termes généraux, soutenu que les violations des droits de l'homme alléguées à la suite du drame du 13 décembre 1998, même si elles étaient avérées, sont antérieures aux dates critiques pour déterminer la compétence de la Cour ratione temporis.
80. Pour leur part, dans leurs écritures, les requérants ne se sont pas attardés sur la question de savoir si ces autres allégations rentraient ou non dans le champ de la compétence temporelle de la Cour. Toutefois, dans leur requête, ils ont indiqué qu’« [e]n s'abstenant d’ouvrir une enquête efficace afin de déterminer les circonstances dans lesquelles est intervenu l'assassinat de An A et de veiller à ce que ses auteurs soient identifiés, poursuivis et condamnés, le Aw Au a violé le droit (..) à une égale protection de la loi prévue par le paragraphe 2 de l’article 3 de la Charte ». De même, au cours de l'audience publique en date du 08 mars 2013, un des Conseils des requérants a plaidé qu’en relation avec le droit des journalistes à la protection physique au sens de l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO, la violation de ce droit est continue tant que la question des droits de An A à faire entendre sa cause par les juridictions burkinabé n’est pas réglée effectivement.
A et autres c. Aw Au (exceptions préliminaires) (2013) 1 RJCA 204 217
81. La Cour note qu’en réalité, les Parties se sont plutôt focalisées sur sa compétence temporelle en relation avec les allégations de violation du droit à la vie et du droit à un recours devant un juge en cas d’atteinte à ce droit. La Cour observe également que les requérants ont allégué la violation des autres droits, non pas réellement de façon autonome, mais en relation avec ce qu’ils considèrent comme étant des violations des droits qui viennent d’être mentionnés
82. Dans ces conditions, et au vu de ses conclusions antérieures sur sa compétence rationae temporis par rapport aux allégations de violation du droit à la vie et du droit à un juge en cas de violation des droits (supra, paragraphes 69 et 77), la Cour estime qu’elle n'aura compétence pour examiner les allégations de violations des autres droits sus mentionnés, que dans la mesure où ces allégations seront directement reliées à l’allégation de violation du droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes.
83. Sur la base de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut :
qu’elle n’a pas compétence ratione temporis pour se prononcer sur l’allégation de violation du droit à la vie des sieurs An A, As Ao dit Ablasse, Ac A et Aa Ab ;
« qu’elle a compétence ratione temporis pour connaître des allégations de violation du droit des requérants à ce que leur cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes ;
« qu’elle a compétence ratione temporis pour connaître des allégations de violations des droits de l'homme en rapport avec l'obligation de garantir le respect des droits de l'homme, le droit à une égale protection de la loi et à l'égalité devant la loi, et le droit à la liberté d'expression et à la protection des journalistes, uniquement dans la mesure où ces allégations sont directement reliées à l’allégation de violation du droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes.
V. _ L’exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non- épuisement des voies de recours internes
84. Selon l’article 6(2) du Protocole portant création de la Cour, « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». Aux termes de l’article 56(5) de la Charte, pour être recevables, les requêtes doivent « [ê]tre postérieures à l'épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste (..) que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale » (voir aussi article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour).
A. Position de l’État défendeur
85. Dans son Mémoire en réponse, l’État défendeur soulève une exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il relève que la plus haute juridiction judiciaire du Aw Au, la Cour de cassation, n’a pas été saisie avant le recours à la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples.
218 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1 (2006-2016)
86. || fait valoir qu’alors qu’ils en avaient la possibilité, les requérants ne se sont pas pourvus en cassation devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation : « Le certificat de non pourvoi du 31 août 2006 atteste que les parties civiles n’ont pas usé de cette voie de recours. Elles n’ont donc pas épuisé tous les recours internes disponibles ».
87. En ce qui concerne l'argument des requérants tiré de la prolongation anormale de la procédure des recours. L'État défendeur soutient d’abord que « [Ja prolongation anormale …est appréciée dans le seul chef du ou des recours disponibles et efficaces non utilisés mais non sur l’ensemble d’une procédure », ajoutant que « [lJa prolongation anormale est écartée lorsqu'un recours disponible, en l'espèce le pourvoi en cassation, n'a pas été utilisé » et que « ce recours était accessible aux plaignants sans aucune entrave ».
88. || soutient ensuite que « [la prolongation anormale est encore écartée lorsque la voie de recours disponible et accessible est efficace en ce qu'elle offre aux justiciables la possibilité de faire réparer la violation alléguée », avant de faire observer : « A l'évidence, les plaignants ne démontrent pas le caractère illusoire du recours mis à leur disposition. Paradoxalement, les cinq (5) années qu’ils n’ont pas voulu « perdre » devant la Cour de cassation, ont été utilisées à patienter avant de saisir la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (...) alors que la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples était fonctionnelle pour connaître des violations
89. L'État défendeur soutient en outre, en se fondant sur une jurisprudence de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, qu’« il appartient au plaignant qui invoque la dérogation « de prouver la véracité des faits allégués, soit par une tentative de saisine des juridictions [nationales), soit par la présentation d’un cas précis analogue pour lequel les actions en justice s'étaient révélées en fin de compte ineffectives… », et que dans le cas présent « les plaignants n’apportent aucune preuve de la véracité des faits qu’ils allèguent »). 90. Enfin, l’État défendeur soutient que « [I]a durée de l'instruction du dossier An A ne saurait être assimilée à une prolongation anormale des voies de recours » et que « [c]ette durée est liée à la complexité du dossier, à l'absence de preuves formelles concernant l'identification des auteurs et au souci des juridictions de respecter la présomption d’innocence ».
91. Les Conseils de l’État défendeur ont réitéré cette position au cours des audiences publiques des 7 et 8 mars 2013, en soulignant que bien que la décision de la Cour de cassation ne soit soumise à aucun délai, le recours devant cette juridiction, facile à intenter au demeurant, était un recours utile, efficace, et suffisant et « pouvait aboutir à une décision différente de celle du juge d’instruction et de celle de la Chambre d'accusation ». Ils ont ainsi demandé à la Cour, de déclarer la requête irrecevable.
B. Position des requérants
92. Dans leur requête, les requérants indiquent qu'«'[e]n droit burkinabé, il existe bien la possibilité d’un pourvoi en cassation, prévue
A et autres c. Aw Au (exceptions préliminaires) (2013) 1 RJCA 204 219
par l’article 575 du Code de procédure pénale », mais que « la famille de An A a délibérément décidé de ne pas l'utiliser et de saisir [la Cour africaine) parce que les voies judiciaires auxquelles elle a eu recours pendant ces 9 années de procédures se sont avérées inefficaces et insatisfaisantes et la saisine de la Cour de cassation inopérante ».
93. Ils plaident que « [l]e recours devant la Cour de cassation aurait été inutile en ce sens qu’il est de notoriété publique que la juridiction suprême met environ cinq ans après sa saisine pour se prononcer sur le moindre dossier ».
94. Ils précisent que « ….concernant le cas d'espèce, il est probable que, vu la mauvaise volonté manifestée par les autorités politiques, ce délai aurait pu être allongé à souhait » et affirment que « le paragraphe 5 de l’article 56 de la Charte précise qu’un requérant devant [la] Cour n’est pas tenu, lorsque la procédure judiciaire ’se prolonge de façon anormale » de les respecter » (sic).
95. Dans leur Mémoire en réplique, les requérants plaident principalement qu’« [u]n requérant n’est pas tenu d’exercer un recours inefficace ou inadéquat, à savoir un recours qui n’est pas de nature à porter un remède aux allégations de violations de droits de la personne
96. Ils notent que dans la présente affaire, il a fallu…attendre près de deux ans, pour que le frère du Président du Faso, qui semble être au cœur de cette affaire de meurtre du journaliste et de ses compagnons, soit entendu par un juge d’instruction », avant d'ajouter : « Une autre bizarrerie du dossier est le gel de l'instruction pendant plus de cinq ans pour cause de maladie du principal accusé. Mais ce dernier bénéficiera d’un non- lieu dès la reprise de son audition par le juge d'instruction avant de décéder ».
97. Les requérants citent ensuite en exemple l'affaire Ai Av, ancien Président du Faso, dans laquelle, selon eux, « la famille Sankara a, pendant quinze (15) bonnes années, demandé, sans jamais y parvenir, à la justice burkinabé d’identifier les auteurs de l'assassinat de l’ancien Président du Faso et surtout de lui indiquer le lieu où il a été enterré ».
98. Enfin, les requérants soutiennent qu’« là] l’inefficacité des recours engagés s'ajoute la carence des autorités nationales qui n’ont rien fait pour que les auteurs de l’assassinat de An A et de ses compagnons soient effectivement arrêtés ».
99. Au cours de l’audience publique du 07 mars 2013, un des Conseils des requérants a renouvelé cette même position, en insistant sur le caractère inefficace du pourvoi en cassation, qui selon lui n'offre pas « l’opportunité de changer dans le fond les décisions qui ont été prises ».
C. Considérations de la Cour
100. Le fait que les requérants n’ont pas épuisé la totalité des recours judiciaires internes mis à leur disposition par le système juridique
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burkinabé n’est pas contesté. Il est en effet clairement établi qu’ils ont décidé de ne pas se pourvoir en cassation.
101. Ce qui en revanche est en discussion ici entre les parties, c'est d'abord la question de savoir si en l'espèce, la procédure de ces recours s'était prolongée d’une façon anormale au sens de l’article 56.5 de la Charte. C’est ensuite la question de savoir si le recours en cassation, occulté par les requérants, était ou non en lui-même, un recours efficace.
102. La Cour observe qu’à ce stade, le problème qui se pose est celui de savoir s’il lui est possible de se prononcer sur la question de la prolongation normale ou anormale de la procédure relative aux recours internes, et sur la question de l'efficacité ou de l'inefficacité de ces recours, sans préjuger de sa position sur le fond de l'affaire en ce qui concerne l’allégation de violation du droit des requérants à ce que leur cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes. Le droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes implique en effet, entre autres, que les recours judiciaires disponibles soient à la fois efficaces et aptes à régler les litiges dans un délai raisonnable.
103. Dans ces conditions, la Cour estime que par rapport à l’allégation de violation du droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes, l'exception d'’irrecevabilité tirée du non épuisement des voies de recours internes ne présente pas un caractère exclusivement préliminaire, et doit, en conséquence, être jointe au fond de l'affaire, en application de l’article 52(3) du Règlement intérieur de la Cour.
VI. L’exception d’irrecevabilité tirée du non-respect d’un délai raisonnable dans la soumission de la requête à la cour
104. L'article 56(6) de la Charte, applicable par l'effet de l’article 6(2) du Protocole portant création de la Cour, prévoit que pour être recevables, les requêtes doivent « [ê]tre introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par [la Cour] comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine (voir aussi l’article 40(6) du Règlement intérieur de la Cour).
A. Position de l’État défendeur
105. Par rapport à cette exigence, dans son Mémoire en réponse, l’État défendeur soulève une exception d’irrecevabilité tirée, selon lui, du non-respect d’un délai raisonnable dans la soumission de la requête à la Cour.
106. L'État défendeur indique que si l’on prend comme date départ celle de la dernière décision judiciaire rendue dans cette affaire (le 16 août 2006) ou celle de la délivrance du certificat de non pourvoi aux requérants (le 31 août 2006), il s'est écoulé plus de cinq ans, avant qu’en date du 11 décembre 2011, les requérants ne saisissent la Cour africaine. I! observe également que si l’on prend comme date de départ celle de l’entrée en vigueur du Règlement intérieur intérimaire de la
A et autres c. Aw Au (exceptions préliminaires) (2013) 1 RJCA 204 221
Cour (le 20 juin 2008), il s’est tout de même écoulé plus de trois ans, avant qu’ils ne saisissent la Cour de céans. Il considère que le délai dans lequel la Cour a été saisie n’est pas raisonnable.
107. L'État défendeur soutient qu’un délai raisonnable est « un délai qui se situe dans une juste moyenne ou encore qui est convenable ». Il estime que les objectifs visés par l’exigence d’une saisine dans un délai raisonnable sont entre autres :
«- d'assurer la sécurité juridique en évitant aux autorités et autres personnes concernées d’être, pendant longtemps, dans une situation
- de fournir au requérant un délai de réflexion suffisant pour lui permettre d'apprécier l’opportunité d’introduire une requête et, le cas échéant ;
- de déterminer les griefs et arguments précis à présenter. ».
108. || ajoute que « la saisine de la Cour dans un délai raisonnable facilite l'établissement des faits dans une affaire car, avec le temps, il devient problématique pour la juridiction internationale saisie d'examiner de manière équitable les questions soulevées »), avant de conclure : « Manifestement, les requérants n’ont nullement entendu s'inscrire dans l'atteinte des objectifs ci-dessus, sinon, ils n'auraient pas attendu plus de cinq (5) ans pour saisir la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples ».
109. L'État défendeur note enfin que la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, qui s’est toujours prononcée au cas par cas sur la durée du délai raisonnable, a, dans certaines affaires, considéré que des délais beaucoup plus courts que ceux que l’on observe dans la présente affaire, n'étaient pas raisonnables.
110. Cette position a été réaffirmée par l’État défendeur au cours des audiences publiques des 7 et 8 mars 2013 ; il a en outre précisé en fin de compte que le délai de saisine de la Cour devait commencer à courir à partir de la date du dernier arrêt rendu par le juge national (à savoir le 16 aout 2006), avant de conclure : «dans l’espèce dont vous êtes saisis, il est manifeste que le délai tel qu’il a été observé par les plaignants est excessif et déraisonnable, et qu’il convient, pour ce motif également, de déclarer la communication qu'ils ont introduite auprès de vous comme étant purement et simplement irrecevable ».
B. Position des requérants
111. Dans leur Mémoire en réplique, les requérants observent que « [clontrairement à ce qu'’affime le gouvernement burkinabé, la Commission africaine n’a pas une jurisprudence fixe sur la question », et qu’elle a effectivement traité cette question au cas par cas.
112. Ils indiquent que dans la présente affaire, « la plainte a été déposée lorsque les plaignants ont été informés, par la Cour elle- même, à l’occasion de la visite de sensibilisation qu’elle a entreprise au Aw Au au mois de juillet 2011 » et que « cette visite a permis au MBDHP d'obtenir toutes les informations sur la procédure de dépôt des plaintes qu’elle n'avait pas auparavant ».
113. Au cours de l’audience publique du 7 mars 2013, un des Conseils des requérants a plaidé que ces derniers avaient attendu cinq années
222 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1 (2006-2016)
avant de saisir la Cour, afin de donner à l’État défendeur assez de temps pour qu’il s’acquitte de son obligation de rechercher, poursuivre, juger et condamner les auteurs de l'assassinat de An A et de ses compagnons. Au cours de l’audience publique du 8 mars 2013, il a précisé que pour les requérants, le délai de saisine de la Cour n'avait pas encore commencé à courir, puisque les violations continuent et que de l’aveu de l’État défendeur, l’affaire est toujours pendante dans le système juridique national.
C. Considérations de la Cour
114. La question qui se pose ici est celle de savoir si le délai dans lequel les requérants ont saisi la Cour est un délai raisonnable au sens de l’article 56.6 de la Charte.
Pour traiter adéquatement cette question, il convient de déterminer au préalable, la date à partir de laquelle ce délai doit être calculé et apprécié.
i. La date à laquelle le délai commence à courir
115. Comme cela a été rappelé plus haut (paragraphes 110 et 113), alors que pour l’Etat défendeur, le délai de saisine de la Cour doit courir à partir du 16 août 2006, date du « dernier acte pris par une juridiction de l’ordre judiciaire interne » (l’arrêt de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de AeAG, pour les requérants, ce délai n’a en fin de compte pas encore commencé à courir, les violations alléguées n’ayant pas encore cessé et l'affaire n'ayant pas encore été réglée au niveau national.
116. La Cour considère qu’il convient d’écarter immédiatement cette thèse selon laquelle le délai de saisine n’aurait pas encore commencé à courir, au motif que l'affaire serait toujours pendante devant les juridictions internes. Cette position est intenable parce qu'elle signifierait que dans tous les cas où les requérants n'auraient pas eu à épuiser les voies de recours internes (parce qu’ils ne sont pas efficaces, ou parce que la procédure y relative se prolonge de façon anormale), le délai de saisine de la Cour ne commencerait jamais à courir. Par ailleurs, cette thèse est en contradiction fondamentale avec l'argument des requérants selon lequel, il n’y aurait plus rien à attendre du système judiciaire national. On ne peut pas à la fois avancer cet argument et en tirer à son profit la conséquence que le délai de saisine de la Cour ne commencera à courir que lorsque le système judiciaire national, que l’on n’a pas voulu utiliser, aura réglé l'affaire.
117. Cela étant précisé, aux termes de l’article 56(6) de la Charte précité, le délai raisonnable dont il est question court « depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par [la Cour] comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine
118. Dans la présente affaire où tous les recours internes n’ont pas été épuisés au motif que la procédure y relative se serait prolongée de façon anormale, la date qui serait à retenir est celle de l'expiration du délai du recours non exercé, selon le droit national. A cet égard, les
A et autres c. Aw Au (exceptions préliminaires) (2013) 1 RJCA 204 223
parties ont indiqué que le délai de pourvoi en cassation était de cinq jours francs depuis le prononcé de l'arrêt objet du recours (article 575 du Code de procédure pénale du Aw Au). Comme l’arrêt en question a été prononcé le 16 août 2006 (supra, paragraphe 18), ce délai aurait expiré le 21 août 2006, et la date de départ du délai de saisine de la Cour africaine serait en conséquence le 22 août 2006.
119. Toutefois, s'agissant de requêtes soumises à la Cour durant les premières années de son existence, celle-ci doit nécessairement prendre en compte, le fait qu’elle-même n’est pas devenue opérationnelle sur le plan judiciaire immédiatement après sa mise en place en juillet 2006. Elle a dû en particulier, en application de l’article 33 du Protocole portant sa création, élaborer elle-même son Règlement intérieur, lequel détermine précisément, entre autres, les modalités de sa saisine par les entités et les personnes ayant qualité pour le faire.
120. Il ne serait donc pas raisonnable de faire courir le délai de saisine de la Cour à partir d’une date antérieure à l’entrée en vigueur de son Règlement intérieur intérimaire, à savoir le 20 juin 2008. La Cour considère, dans la présente affaire, que c’est cette dernière date qui est pertinente, parce que c’est seulement à partir d’elle que tous les requérants potentiels ont pu être en mesure de prendre connaissance du contenu de son Règlement intérieur, et de songer à saisir la Cour.
ii. Le caractère raisonnable du délai de saisine de la Cour
121. La Cour en vient maintenant à apprécier le caractère raisonnable ou pas du délai de saisine ainsi compris entre le 20 juin 2008 et le 11 décembre 2011, soit un délai de trois ans et cinq mois. À son avis, le caractère raisonnable d’un délai de sa saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire, et doit être apprécié au cas par cas.
122. Dans la présente affaire, le caractère relativement récent de la mise en place et de son opérationnalisation judiciaire effective relevé plus haut (paragraphe 119) toutes circonstances étrangères aux requérants- peut plaider en faveur d’une certaine souplesse dans l'évaluation du caractère raisonnable du délai de saisine.
123. Par ailleurs, si l’on apprécie le caractère raisonnable du délai d’environ trois ans à l’aune des objectifs d’un délai de saisine tels qu’avancés par l’État défendeur lui-même (supra, paragraphe 107), l’on se doit d’abord de constater que la sécurité juridique de l'Etat défendeur n’est pas affectée dans cette affaire puisqu’il indique lui- même que l'assassinat de An A et ses compagnons n’étant pas encore prescrit, il pourra rouvrir les enquêtes et poursuivre l'affaire jusqu’en août 2016. Ensuite, les requérants ont pu avoir besoin d’un certain temps pour réfléchir sur l'opportunité d'introduire une requête, et de déterminer les griefs et arguments à soumettre à la Cour. Enfin, ce délai de trois ans n'affectera pas la capacité de la Cour à l’établir les faits pertinents de l'affaire, qui, pour la plupart ne sont pas contestés entre les Parties.
124. Pour toutes ces raisons, la Cour conclut que le délai dans lequel elle a été saisie de la présente affaire le 11 décembre 2011, tel que
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compté à partir de la date de l’entrée en vigueur du Règlement intérieur intérimaire de la Cour le 20 juin 2008, est un délai raisonnable, au sens de l’article 56.6 de la Charte.
125. Par tous ces motifs,
LA COUR, à l’unanimité,
1. Retient l'exception d’incompétence rationae temporis de la Cour en ce qui concerne l’allégation de violation du droit à la vie, fondée sur l'assassinat, le 13 décembre 1998, des sieurs An A, As Ao dit Ablasse, Ac A et Aa Ab ;
2. Rejette l'exception d’incompétence rationae temporis de la Cour en ce qui concerne l’allégation de violation du droit des requérants à ce que leur cause soit entendue par un juge, fondée sur l’ensemble des actes de procédure judiciaire intervenus lors du traitement de l'affaire au niveau national ;
3. Rejette l'exception d’incompétence rationae temporis de la Cour en ce qui concerne les allégations de violations des droits de l'homme en rapport avec l’obligation de garantir le respect des droits de l’homme, le droit à une égale protection de la loi et à l’égalité devant la loi, et le droit à la liberté d'expression et à la protection des journalistes, pour autant que ces allégations soient directement reliées à l’allégation de violation du droit à ce que la cause des requérants soit entendue par les juridictions nationales compétentes ;
4. Déclare que, dans les circonstances de l'affaire, l'exception d'irrecevabilité de la requête tirée du non-épuisement des voies de recours internes n’a pas un caractère exclusivement préliminaire, et la joint au fond ;
5. Rejette l'exception d’irrecevabilité de la requête, tirée du non- respect d’un délai raisonnable dans la soumission de la requête à la Cour ;
6. Décide de passer à l'examen du fond de l'affaire ;
7. Ordonne à l’État défendeur de soumettre à la Cour son Mémoire en réponse sur le fond de l'affaire, dans les trente jours qui suivent la date du présent arrêt ; ordonne également aux requérants de soumettre à la Cour son Mémoire en réplique sur le fond de l'affaire dans les trente jours qui suivront la date de réception du Mémoire en réponse de l'État défendeur.
Opinion individuelle : X et THOMPSON
[1.] Nous avons lu le projet de décision de la majorité concernant l'exception préliminaire. Nous y souscrivons en principe mais nous éprouvons de grandes difficultés à accepter le raisonnement qui s’y rapporte, tel qu’il apparaît aux paragraphes 62, 67, 68, 69 et 125(1) de la décision en l'espèce.
[2.] En voici les motifs :
A et autres c. Aw Au (exceptions préliminaires) (2013) 1 RJCA 204 225
(1) Le droit à la vie, au sens retenu par la Cour était instantané et n'existait donc plus (voir paragraphes 65 et 66). A mon avis, cela signifierait que la question du droit à la vie des victimes- An A, As Ao, alias Ablasse, Ac A et Aa Ab ne se pose plus et qu’il n’est donc plus nécessaire de s'appesantir sur l'exception soulevée.
(ii) En outre, les requérants ont accepté, à tort ou à raison, que la Cour n’était pas compétente en ce qui concerne la question du droit à la vie (voir paragraphes 57, 58 et 62 de la décision de la Cour). Encore une fois, si tel est le cas, la Cour n’a plus besoin de s'engager dans un examen laborieux de la question, pour arriver à la même conclusion qu’elle n’a pas compétence pour connaître de l'affaire, ce que le requérant a admis.
(iii) Nous sommes fermement convaincues qu’en appliquant le principe de la non rétroactivité, comme cela est précisé dans la Convention de Vienne, une distinction doit être faite entre un traité qui confère des droits et des devoirs et un autre qui définit le mécanisme pour faire respecter ces droits dans le cadre d’un autre traité.
[3-] La Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (la Charte africaine) est le traité qui définit les droits des peuples et l'obligation pour les Etats Parties de protéger ces droits.
[4.] Le Protocole relatif à la Charte africaine portant création de la Cour (le Protocole) constitue simplement le mécanisme pour faire appliquer les droits que confère la Charte africaine.
[5.] Il est donc erroné de dire que compte tenu du fait que la mort de An A et ses compagnons est survenue avant l'entrée en vigueur du Protocole, la Cour n’a pas compétence ratione temporis pour connaître de la question du droit à la vie.
[6.] Nous sommes confortées dans cette opinion à la lecture du Statut de Rome de la Cour pénale internationale :
[7.] L'article 11 du Statut de Rome dispose que ;
« 11.1. La Cour n’a compétence qu’à l'égard de crimes relevant de sa compétence commis après l’entrée en vigueur du présent Statut.
11.2. Si un État devient Partie au présent Statut après l’entrée en vigueur de celui-ci, la Cour ne peut exercer sa compétence qu’à l'égard des crimes commis après l'entrée en vigueur du Statut pour cet Etat…».
[8.] Si le Protocole portant création de la Cour avait prévu l'interprétation faite par la majorité, il l'aurait exprimé clairement, comme cela a été fait dans le Statut de Rome. A notre avis, dans l'interprétation et dans les décisions portant sur les droits de l'homme, toute juridiction doit faire preuve d’une extrême prudence dans la lecture qu’elle fait de principes externes qui ont un effet limitatif sur l’étendue de la protection et de la jouissance des droits : toute autre interprétation crée certainement une mauvaise loi.
[9.] C’est pour ces raisons que nous sommes obligées de rédiger cette opinion individuelle. Pour dissiper tout malentendu, nous souscrivons à la décision de la majorité dans la manière dont l’exception préliminaire a été tranchée.