358 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1 (2006-2016)
Ap Ah Ar c Ax Av (réparations) (2016) 1 RICA 358
Ap Ah Ar X Ax Av
Arrêt du 3 juin 2016. Fait en anglais et en français, le texte français
faisant foi.
Juges B, THOMPSON, NIYUNGEKO, OUGUERGOUZ,
TAMBALA, ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, BOSSA et MATUSSE
Réparations faisant suite à une conclusion antérieure sur le fond
concernant la peine privative de liberté pour diffamation.
Réparations (l’État doit indemniser intégralement la victime et sa famille,
16 ; restitution, effacement de mentionnés le casier judiciaire, 23, la Cour
n’est pas une juridiction d’appel, 24 ; réclamations excessives pour perte
de revenu, 37 ; preuve du lien de causalité entre les actes illicites et le
préjudice subi, 45-47 ; préjudice moral, 58).
I Bref historique de l’affaire
1. Des poursuites pour diffamation, injures publiques et outrage à magistrat avaient été engagées contre le requérant suite à la publication, dans l’édition de Ouragan du 1°" août 2012, d’un article écrit par ledit requérant et intitulé « contre façon et trafic de faux billets de banque - Le procureur du Faso, trois policiers et un cadre de banque, parrains des bandits ». Le requérant avait publié un second article dans l’édition suivante de l’Ouragan en date du 08 août 2012 ; cet article était intitulé « Déni de justice - Procureur du Faso : un justicier voyou ?».
2. Mis en cause dans les articles susmentionnés, le Procureur de la République avait engagé des poursuites contre le requérant pour diffamation, injures publiques et outrage à magistrat devant le Tribunal de Grande Instance de Ouagadougou.
3. Le 29 octobre 2012, le requérant a été reconnu coupable des infractions ci-dessus mentionnées et condamné à 12 mois de prison ferme et à payer 1,500,000 FCFA d’amende (environ 3000 dollars EU),! 4,500,000 FCFA de dommages-intérêts (environ 9 000 dollars EU), et des dépens fixés à 250,000 F CFA (environ 500 dollars EU).
4. La parution de l'Hebdomadaire L’Ae a également été suspendue pour une période de six mois, et le requérant condamné à publier, à ses frais, le dispositif dudit jugement dans trois parutions
1 Equivalent calculé sur la base de 1 dollar des Etats Unis d’Amérique pour 500 FCFA.
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consécutives des journaux L’Evénement, L’observateur Paalga, Le Pays et L’Ouragan dès la première publication de ce dernier et pendant quatre mois après la reprise de ses activités
5. Le 10 mai 2013, la Cour d'appel de Ouagadougou a confirmé cette décision
6. Saisie de cette affaire, la Cour Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples (ci-après dénommée la « Cour ») a, dans un arrêt en date du 5 décembre 2014, conclu que l’État défendeur a violé l’article 9 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après dénommée la « Charte »), l’article 19 du Pacte international sur les droits civils et politiques (ci-après dénommé le « Pacte »), ainsi que l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l'Ouest (ci-après dénommé le « Traité révisé de la CEDEAO »)
7. La Cour a, à l'unanimité de ses membres, constaté que l’État défendeur a violé ces dispositions de quatre manières différentes
(1) du fait de l’existence dans la législation nationale burkinabé de peines privatives de liberté en matière de diffamation (2) du fait de la condamnation du requérant à une peine d'emprisonnement pour diffamation (3) du fait de la condamnation du requérant à payer des montants excessifs d'amende dommages-intérêts et frais de procédure ; et enfin (4) du fait de la suspension du Journal du requérant pour une période de six mois
8. La Cour a par conséquent ordonné à l’État défendeur de modifier sa législation en matière de diffamation pour la rendre compatible avec l’article 9 de la Charte, l’article 19 du Pacte, et l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO. Elle a en outre jugé que le requérant avait droit à des réparations pour le préjudice matériel et moral subi et l’a invité à lui soumettre un mémoire à cette fin
Il Objet de la demande
9. Dans son Mémoire sur les réparations en date du 9 janvier 2015, le requérant demande à la Cour de lui accorder les différentes formes de réparation ci-après pour le préjudice qu’il a subi du fait de la violation de ses droits fondamentaux par l’État défendeur
« a. L’annulation de sa condamnation
b L’annulation de l’ordonnance de paiement des amendes, dommages- intérêts et dépens prononcée contre lui
C L’octroi de la somme de 154, 123,000 FCFA au titre du préjudice pecuniaire
d L’octroi de la somme de 35,000 dollars EU au titre du préjudice non pecuniaire
Le paiement de toutes les compensations financières en Francs CFA, en tenant compte de l’inflation
Le paiement d'intérêts au taux en vigueur dans l’État défendeur à la date du prononcé de l'arrêt, en cas de retard dans le paiement »
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II. Résumé de la procédure devant la Cour
10. Le requérant a déposé son Mémoire sur les réparations le 9 janvier 2015 ; le 27 janvier 2015, il a déposé un correctif à son Mémoire.
11. Sous couvert d’une lettre en date du 11 février 2015, le Greffe a communiqué à l’État défendeur copie du Mémoire corrigé ainsi que de toutes ses annexes.
12. Le 13 mai 2015, l’État défendeur a déposé son Mémoire en réponse à la demande du requérant ; dans son Mémoire, l'Etat défendeur demande à la Cour ce qui suit :
« 1) Sur la demande en restitution, statuer ce que de droit ;
2) Sur la demande en réparation des dommages pécuniaires et matériels
a) En ce qui concerne la perte des revenus, estimer le montant de la perte des revenus sur la base de l'équité et fixer le montant de l'indemnité due au requérant à la somme totale de 500 000F CFA ;
b) Relativement à la perte des biens, rejeter la demande en réparation pour perte de matériels et celle en remboursement du coût des nouveaux équipements, car mal fondées ;
c) Concernant les dépenses exposées par la famille, rejeter les demandes du requérant tendant au remboursement des sommes de 160 000F CFA et de 4 000F CFA payées aux gardes pénitentiaires respectivement pour l'octroi des permis de visites et pour le changement de bâtiment, car mal fondées et statuer en équité sur la demande en remboursement des frais de transport de 78 000F CFA et des soins médicaux de 30 000F CFA ;
3) Sur la demande en réparation des dommages non pécuniaires ou moraux, apprécier les dommages moraux dans des justes proportions et allouer au requérant la somme de 500 OOOf CFA à titre de compensation ».
13. Le 29 juin 2015, le requérant a déposé sa Réplique dans laquelle il a réitéré les demandes formulées dans son Mémoire du 9 janvier 2015 (voir para. 9 ci-dessus).
14. Au cours de sa 38ème Session ordinaire tenue à Al YAw) du 31 août au 18 septembre 2015, la Cour a décidé de ne pas tenir une audience publique et après en avoir notifié les Parties, elle a commencé son délibéré en la présente affaire.
IV. Lefond
15. Comme la Cour l’a déjà relevé dans ses arrêts antérieurs portant sur la réparation,? les principes généraux applicables à la réparation sont les suivants :
a) l’État reconnu auteur d’un fait internationalement illicite a l’obligation de réparer le préjudice causé ;
2 Ayants droits de feus An Ad, As Aq dit Ablasse, Af Ad et Aa Am & le Mouvement burkinabe des droits de l'homme et des peuples c. Ax Av (réparation) arrêt du O5 juin 2015, paras. 20-30 et Aj Ai C c. République Unie de Tanzanie (réparation), arrêt du 13 juin 2014, paras. 27-29.
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b) cette réparation doit couvrir l'ensemble des dommages subis par la victime, et inclut notamment la restitution, l'indemnisation, la réadaptation de la victime ainsi que des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, compte tenu des circonstances de chaque affaire ;
c) pour qu’une réparation soit due, il faut qu’il y ait un lien de causalité entre le fait illicite établi et le préjudice allégué ;
d) la charge de la preuve repose sur le requérant à qui il revient également de fournir la justification des sommes réclamées.
16. Dans la présente affaire, la Cour ayant constaté, dans son arrêt précité du 5 décembre 2014, des violations de la Charte, du Pacte et du Traité révisé de la CEDEAO par l’État défendeur, cet Etat est tenu de réparer intégralement le préjudice qu’il a causé au requérant ainsi qu’à sa famille.
17. La Cour note enfin que dans la présente affaire, les faits internationalement illicites générateurs de la responsabilité internationale de l’État défendeur sont ceux mentionnés au paragraphe 6 ci-dessus. Tous les chefs de demandes de réparation doivent donc être considérés et appréciés par rapport à ces faits illicites, et par rapport à eux seuls.
18. C’est à la lumière des principes et observations susmentionnés que la Cour va maintenant examiner les différentes demandes en réparation introduites par le requérant et qui consistent en des mesures de restitution et de réparation du préjudice tant matériel que moral que lui-même et les membres de sa famille ont subi.
A. Sur la restitution
19. Le requérant fait valoir qu’il se base sur les principes ci-dessus mentionnés mais également sur une jurisprudence abondante relative à la question de l'indemnisation pour demander une réparation intégrale de tous les préjudices à lui causés par l’État défendeur ainsi qu’à sa famille.
20. S'agissant particulièrement de la restitution, il soutient qu’il doit être rétabli dans la situation où il se serait trouvé si l'Etat défendeur n’avait pas violé les obligations internationales ci-dessus mentionnées.
21. Comme mesures concrètes de restitution, il demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de radier de son casier judiciaire toutes les condamnations pénales et d’annuler purement et simplement les autres sanctions pécuniaires prononcées à son encontre.
22. Dans son Mémoire en réponse, l’État défendeur indique qu’il ne voit aucun inconvénient à ce que soit ordonné l'effacement des condamnations pénales du casier judiciaire du requérant mais qu’en revanche, ce dernier doit exécuter les condamnations civiles, puisqu'il a reconnu les faits devant les juridictions nationales, reconnaissant du même coup avoir commis les infractions pour lesquelles il a été poursuivi et condamné. L’ État défendeur indique toutefois qu’il s’en remet à la sagesse de la Cour.
23. La Cour notera d’emblée l’accord exprimé par l’État défendeur en ce qui concerne la radiation du casier judiciaire du requérant de toutes
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les condamnations pénales prononcées à l'encontre de ce dernier ; elle ne voit donc aucune raison de ne pas entériner cet accord.
24. En ce qui concerne la demande relative à l’« annulation de l'ordonnance de paiement des amendes, dommages-intérêts et dépens » prise contre le requérant par le Tribunal de grande instance de Ouagadougou, la Cour tient à souligner qu’elle n’est pas une instance d'appel des décisions rendues par les juridictions nationales et que pour cette raison, elle ne peut pas accéder à cette demande. La Cour rappellera cependant sa demande faite à l'Etat défendeur dans son arrêt du 5 décembre 2014, relative à l'adaptation de la législation burkinabé sur la diffamation afin de faire en sorte que les sanctions soient conformes aux critères de nécessité et de proportionnalité (voir supra, para. 8); la Cour invite donc l'Etat défendeur à réviser à la baisse le montant des amendes, dommages- intérêts et dépens en question.
B. Sur l’indemnisation du préjudice matériel
25. Le requérant allègue avoir perdu toutes ses recettes suite à son incarcération pendant douze mois et la suspension de son hebdomadaire L’Ouragan pendant six mois ; qu’il a perdu en moyenne 6, 000,000 FCFA par mois, soit une perte totale de 108, 000,000 FCFA entre le 29 octobre 2012 et le 30 avril 2014, sans compter les intérêts
26. || fait ensuite valoir qu’il a perdu d'importants équipements, du personnel et l'accès aux réseaux des distributeurs à cause de son emprisonnement et de la fermeture de L’Ouragan ; que plusieurs ordinateurs, équipements de bureau d’une valeur estimée à 5,000,000 FCFA ont dû être vendus ; qu’il a dû, pour pouvoir relancer la publication de L’Ouragan, engager des dépenses supplémentaires pour remplacer quelques-uns des équipements perdus, dont de nouveaux ordinateurs, d’une valeur de 3,251,000 FCFA.
27. || affiime également qu'il lui a fallu plus de six mois après sa libération le 29 octobre 2013 pour reprendre la publication de son hebdomadaire ; qu’il n’a pu publier que sept numéros entre mai et septembre 2014 et qu’il a été contraint de réduire le nombre d'exemplaires par numéro, de 5000 exemplaires en moyenne à seulement 1000 exemplaires ; que toujours à cause de l'absence de ressources, aucun numéro de son hebdomadaire n’a été publié en octobre 2014 ; qu’il a pu publier trois numéros en novembre 2014, avec seulement 1000 exemplaires imprimés par numéro ; qu’en raison de la réduction du nombre d'éditions entre mai et décembre 2014, il a perdu des revenus estimés à 37,600,000 FCFA durant cette période, sans compter les intérêts et l’inflation ; que d'après ses estimations, les pertes de revenus enregistrées du 29 octobre 2012 au jour de la saisine de la Cour s’élevaient à 147,851,000 FCFA, non inclus les 5,000,000 FCFA correspondant au coût estimatif des équipements perdus.
28. S'agissant des dépenses effectuées par sa famille pendant qu’il était en prison, le requérant soutient que cette dernière dépensait environ 1500 FCFA chaque semaine en déplacement pour lui rendre visite, soit Un montant total de 78,000 FCFA ; que sa famille devait
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également payer entre 3000 et 5000 FCFA pour avoir la possibilité de lui rendre visite, ce qui représente environ 160,000 FCFA ( à raison de 40 visites durant l’année au taux de 4000 FCFA par permis). Selon le requérant, sa famille aurait également dépensé près de 30,000 FCFA en médicaments en raison des problèmes de santé qui l’ont affecté durant la période qu’il a passée en prison ; sa famille aurait en outre dû payer 4000 FCFA pour le faire déménager vers un bâtiment mieux aéré ; au total, la famille du requérant aurait effectué des dépenses estimées à 272,000 FCFA sans y inclure les frais de restauration et les autres frais accessoires.
29. Le requérant conclut qu’en additionnant la perte de ses revenus suite à la fermeture de /’Ae estimée à 147, 851,000 FCFA, la perte d’une partie de son équipement estimée à 5, 000,000 FCFA et les pertes financières enregistrées par la famille en raison de l'incarcération du requérant estimées à 272,000 FCFA, lui-même et sa famille ont subi un dommage matériel s’élevant à 154, 123,000 FCFA. 30. L’État défendeur réfute systématiquement les prétentions du requérant.
31. Relativement à la perte de recettes commerciales et de revenus, il conteste l'affirmation selon laquelle l'hebdomadaire l'Ouragan était une parution régulière et son Directeur de publication réussissait à en écouler 5000 exemplaires par semaine soit 20,000 par mois ; il souligne qu’en l'absence de preuves de l'existence de ces revenus et de leur perte et d'informations spécifiques permettant d’en évaluer les montants, la Cour devrait calculer lesdits montants sur la base de l'équité et ramener le montant de l'indemnité qui pourrait être due au requérant à la somme totale de 500,000 FCFA.
32. Concernant la perte des biens, il soutient que selon les mécanismes internationaux et régionaux de protection des droits de l'homme, la charge de la preuve repose sur le plaignant ; qu’en l'absence totale de preuves de l'existence des objets qu'il allègue avoir perdus, de l'achat de nouveaux équipements et du lien de causalité entre la perte et le comportement de l’État défendeur, aucune indemnité ne saurait être due au requérant ; que la Cour est, par voie de conséquence, priée de rejeter cette demande car non fondée.
33. Pour ce qui est des dépenses supportées par la famille suite à la détention du requérant, l'Etat défendeur fait observer que ces dépenses ne sont, de manière générale, attestées par aucun document.
34. En ce qui concerne le montant de 160,000 FCFA payé pour obtenir l'autorisation de visite pour la famille, l’État défendeur indique que le requérant lui-même sait que seuls des magistrats sont habilités à délivrer les permis de visite aux détenus et non pas les gardes pénitentiaires ; que si le requérant a préféré corrompre ces derniers pour que son épouse puisse lui rendre visite, il ne peut exiger d’être remboursé, nul ne pouvant plaider en invoquant sa propre turpitude.
35. L'État défendeur fait la même observation en ce qui concerne le paiement pour le déménagement du requérant vers un lieu plus aéré. Il soutient que cette façon de faire s'apparente également à de la
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corruption ou de la concussion et que donc, comme à propos de la précédente demande et pour les mêmes raisons, la Cour est priée de rejeter ce chef de demande manifestement non fondé.
36. Après avoir rappelé que le requérant n’a fourni aucune pièce attestant les dépenses effectuées par sa famille, l’État défendeur conclut en disant qu’il s'en remet à la sagesse et la décision d’équité de la Cour.
37. La Cour notera d’emblée que l’État défendeur ne conteste pas que le requérant a enregistré une perte de revenus mais qu’il considère excessif le montant réclamé par ce dernier.
38. La Cour n'aura donc ici qu’à se pencher sur l’examen des preuves fournies par le requérant pour soutenir ses prétentions.
39. En ce qui concerne la perte de revenus occasionnée par la suspension de la publication de l’Ouragan, la Cour relève que le requérant a fourni un document attestant que cet hebdomadaire paraissait tous les mercredis et que son prix unitaire était de 300 FCFA (Annexe XX).
40. Le requérant a également fourni la preuve de l'impression de 5000 exemplaires de quatre numéros (257, 258, 259 et 260) de l'hebdomadaire /’Ouragan au prix unitaire de 110 FCFA (Annexe XVI). Cependant, aucune preuve sur sa capacité à écouler 5000 exemplaires par semaine n’a été fournie.
41. La Cour considère en conséquence excessif le montant de 108, 000,000 FCFA réclamé par le requérant et, statuant en équité, décide de le ramener à 20, 000,000 FCFA.
42. En ce qui concerne la perte de revenus occasionnée par la réduction des parutions de l'hebdomadaire l’Ae suite à la reprise de sa publication, la Cour n’a pas de difficulté à reconnaître qu’après sa libération, le requérant n'avait plus les ressources nécessaires suffisantes lui permettant d'assurer un niveau de tirage égal à celui d'avant son emprisonnement. Elle note cependant que ce dernier n’a fourni aucune preuve documentaire du montant réclamé de 37, 600,000 FCFA.
43. Pour cette raison, la Cour estime plus approprié de statuer en équité et de lui accorder la somme forfaitaire de 5,000.000 FCFA.
44. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime raisonnable d’'octroyer au requérant la somme globale de 25, 000,000 FCFA en guise d'indemnisation pour la perte de ses revenus occasionnée par la suspension de la publication de son hebdomadaire l’Ouragan et la réduction des tirages après la reprise de la publication.
45. S'agissant de l'indemnisation pour la perte de biens physiques et le remboursement du montant dépensé pour l’acquisition de nouveaux équipements, la Cour observe que le requérant n'a pas présenté de documents à l'appui de ses prétentions, pas plus qu’il n’a prouvé le lien de causalité entre les faits illicites commis par l’État défendeur et le prétendu préjudice subi.
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46. Comme la Cour l’a déjà souligné dans son arrêt rendu dans l'affaire C c. République Unie de Tanzanie,* il ne suffit pas de relever que l'État défendeur a commis des faits illicites pour réclamer une indemnisation, il faut également fournir la preuve des dommages allégués et du préjudice subi.
47. Le requérant n'ayant pas rempli cette exigence, la Cour conclut que ses prétentions relatives à la perte et l'acquisition d’une partie de l'équipement de /’Ouragan ne sont pas fondées et l'en déboute par voie conséquence.
48. S'agissant de la réclamation relative au remboursement des dépenses effectuées pour obtenir l'autorisation de visite et le transfèrement du requérant vers un endroit plus aéré, la Cour considère que ces paiements ne sont pas exigés par la loi et que le requérant n’était donc pas tenu de payer les gardiens aux fins d'autoriser les visites et le transfèrement.
49. Par contre, la Cour ne voit pas de difficulté à reconnaître que la famille du requérant a dû payer des frais de déplacement pour lui rendre visite pendant qu’il était en prison. Elle considère également comme raisonnable le montant de 78,000 FCFA réclamé et, statuant en équité, décide de le lui accorder.
50. S'agissant des soins médicaux, le requérant réclame 30,000 FCFA bien que les factures versées au dossier totalisent un montant un peu plus élevé. Ne pouvant s’autoriser à statuer ultra-petita, la Cour se limitera au montant demandé.
51. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu d'accorder au requérant la somme totale 25, 108,000 FCFA en guise de réparation du préjudice matériel, soit 25, 000,000 FCFA pour la perte de ses revenus et 108,000 FCFA pour les soins médicaux et les déplacements effectués.
C. Sur l’indemnisation du préjudice moral
52. Le requérant résume de la manière qui suit les souffrances et l'angoisse que lui-même et sa famille ont subi du fait de sa poursuite, sa condamnation et son incarcération.
53. || allègue en particulier qu’en ce qui le concerne personnellement, une campagne était menée contre lui pour le présenter comme un « faux journaliste » et pour l'insulter et le discréditer ; qu'il a été jugé, condamné et emprisonné le même jour sans lui laisser le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires ou de prendre les dispositions nécessaires pour sa famille avant son incarcération ; qu’il a été déclaré coupable et condamné à une peine d'emprisonnement de 12 mois (peine maximale en la matière) ainsi qu’au paiement d’une lourde pénalité financière d’un montant de 6,250,000 FCFA au titre d’amendes et de dommages-intérêts, montant qui dépassait de très
3 Aj Ai Ag C c. République Unie de Tanzanie (Réparation), para. 31 ; voir aussi An Ad, As Aq dit Ablasse, Af Ad et Blaise llboudo & Mouvement Burkinabé des droits de l'homme (Réparations), para. 24.
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loin ses ressources ; qu’il n'avait donc aucun moyen de se conformer à la décision du tribunal et que pour cette raison il faisait face à une menace de prolongation de son incarcération pour défaut de paiement ; qu’il a, en outre, passé 12 mois dans une prison surpeuplée, insalubre et non sécurisée ; qu’il a cohabité avec des pédophiles, des psychopathes et des drogués pour la plupart déjà condamnés ; que les conditions de vie dans la prison étaient horribles au point que deux détenus sont morts en octobre 2014 des suites de déshydratation et du manque de ventilation.
54. En ce qui concerne son épouse, le requérant indique qu’elle a été traumatisée par sa condamnation et son emprisonnement ; qu’elle a dû, en outre, fournir beaucoup d'efforts pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille après la fermeture de l'hebdomadaire l’Ae qui était la seule source de revenus pour la famille ; que pour y parvenir, elle a été obligée de vendre des pâtisseries tous les jours.
55. En ce qui concerne ses enfants, le requérant indique qu’ils ont également été affectés par sa condamnation et son emprisonnement ; que son fils aîné qui se trouvait en formation dans une école militaire à Taiwan au moment du procès a appris la mauvaise nouvelle de la condamnation de son père par Internet car ce dernier n'avait pas eu le courage de la lui annoncer ; qu’il a, depuis cette annonce, commencé à souffrir de terribles maux de tête ; que ses deux plus jeunes fils étaient, de leur côté, en train de subir les moqueries de leurs camarades à l’école suite à la médiatisation du procès et de la condamnation du requérant ; que le plus jeune de ses fils, qui n'avait que 14 ans au moment de l’incarcération du requérant en a été tellement affecté qu’ il a finalement été exclu du lycée pour mauvais résultats scolaires.
56. Se fondant sur la jurisprudence des juridictions internationales et tenant compte de toutes les circonstances de l'affaire (l'atteinte à sa réputation professionnelle, l'impact sur sa carrière, les souffrances physiques et psychologiques causées à toute la famille par son procès, puis son emprisonnement et ce que visait l'Etat défendeur en soumettant un journaliste à une telle sanction), le requérant réclame une juste réparation du préjudice moral subi à hauteur de l'équivalent en Francs CFA, de 35,000 dollars EU, soit environ 17,500,000 FCFA. 57. L'État défendeur ne conteste pas que le requérant a subi des dommages moraux dans le cadre de la procédure pénale qui a abouti à sa condamnation et à son incarcération. I| considère néanmoins que ce dernier a exagéré leur ampleur et que le montant de l'indemnisation réclamé est hors de proportion avec le préjudice subi en raison du contexte et du niveau de vie au Ax Av. Il demande par conséquent à la Cour de bien vouloir apprécier lesdits dommages dans leur réalité et leur contexte et d’allouer au requérant la somme de 500,000 FCFA à titre de compensation.
58. La Cour note que l’État ne conteste pas que le requérant a subi un préjudice moral. Elle observe également que ce préjudice est souvent
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présumé par les juridictions internationales en cas de violation des droits de l'homme.
59. La Cour estime néanmoins que le montant réclamé est excessif et, statuant en équité, décide de le ramener à 10, 000,000 FCFA.
60. Par ces motifs,
LA COUR,
Ordonne à l'État défendeur de procéder à la radiation, du casier judiciaire du requérant, de toutes les condamnations pénales prononcées à son encontre ;
Ordonne à l’État défendeur de réviser à la baisse le montant des amendes, dommages-intérêts et dépens auxquels a été condamné le requérant de manière à ce que ce montant soit conforme aux critères de nécessité et de proportionnalité mentionnés par la Cour dans sa décision sur le fond de l'affaire en ce qui concerne les autres sanctions ;
Ordonne à l’État défendeur de payer au requérant la somme de vingt- cinq millions (25, 000,000) FCFA (équivalent à environ 50,000 dollars EU), au titre de compensation pour la perte de ses revenus ;
Ordonne à l’État défendeur de rembourser au requérant la somme de cent huit mille (108,000) FCFA (équivalent à environ 216 dollars EU), dépensée en soins médicaux et déplacements ;
Ordonne à l’État défendeur de payer au requérant dix millions (10, 000,000) FCFA (équivalent à environ 20,000 dollars EU), à titre d'indemnisation du préjudice moral que lui-même et sa famille ont
Déboute le requérant de ses prétentions relatives à la perte des biens et l'acquisition de nouveaux équipements ;
Ordonne à l'État défendeur de payer tous les montants indiqués aux points (iii), (iv) et (v) du présent dispositif dans un délai de six mois à partir de ce jour, faute de quoi il aura à payer également un intérêt moratoire calculé sur la base du taux applicable par la Banque Centrale de la Communauté des Etats de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), durant
4 Ayants droit de feus An Ad, As Aq dit Ablasse, Af Ad et Blaise IIboudo & le Mouvement burkinabe des droits de l'homme et des peuples c. Ax Av (Réparation), para. 61. Voir aussi Cour interaméricaine des droits de l'homme, Massacre de Ao c. Colombie, série C, n° 134 (2005), para. 146 ; Ab A X Au, série c, n° 119 (2004), para. 237. Cour européenne des droits de l'homme, Ac c. Serbie, requête n° 13909/05 (2007), para. 84 ; At Ak c. Turquie, requête n° 9540/07 (2014), para. 86.
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toute la période de retard et jusqu’au paiement intégral des sommes dues ;
Ordonne à l’État défendeur de publier, dans un délai de six mois à compter de la date du présent arrêt : (a) le résumé en français de cet arrêt tel que préparé par le Greffe de la Cour, une fois dans le Journal Officiel du Ax Av et une fois dans un quotidien national de large diffusion ; (b) de publier le même résumé sur un site Internet officiel de l’État défendeur et l’y maintenir pendant un an ;
Ordonne à l’État défendeur, de lui soumettre, dans un délai de six (6) mois à partir de ce jour, un rapport sur l’état d'exécution de l’ensemble des décisions prises dans le présent arrêt.