Bf et autres c. Rwanda (mesures provisoires) (2017) 2 RJCA 1
Bf et autres c. Rwanda (mesures provisoires)
Requête 016/2015, An Bf et six autres c. République du
Rwanda
Ordonnance, 24 mars 2017. Fait en anglais et en français. Le texte
anglais faisant foi.
Juges : ORÉ, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSÉ, BEN ACHOUR, BOSSA,
MATUSSE et MENGUE
S’est récusée en application de l’article 22 : MUKAMULISA
Demande de mesures provisoires rejetée dans une affaire relative au
référendum sur la révision de la Constitution rwandaise devant permettre
au Président de la république en fonction de briguer un troisième mandat,
parce que la tenue du référendum avant l’arrêt de la Cour a rendu la
demande sans objet.
Mesures provisoires (demande de mesures provisoires devenue sans
objet, 35)
| Les parties
1 Les requérants devant la Cour sont le Général An Bf, M. Ag Ad At Aa, M. Av Ba Ao, M. Aq Ac, M. Al Bb, Dr Ab Aj et M. Ai Aw Aci-après dénommés « les requérants ») demandant à la Cour de rendre certaines mesures provisoires. Les requérants déclarent être des citoyens de la République du Rwanda ; ils ont fui leur pays et sont actuellement en exil en République d'Afrique du Sud.
2 Le défendeur est la République du Rwanda. Il a ratifié la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après dénommée « la Charte ») le 22 juillet 1983, le Protocole le 6 mai 2003 et est partie aux deux instruments ; le 22 janvier 2013, il a également fait la déclaration acceptantla compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant d'individus et d’organisations non gouvernementales conformément aux articles 34(6) et 5(3) du Protocole, lus conjointement.‘
Il. Objet de la requête
3 La requête porte sur le processus de révision de la Constitution
1 Il convient de noter que le défendeur a retiré sa déclaration le 29 février 2016. Pour la décision de la Cour à cet égard, voir paragraphes 22 et 23.
2 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
rwandaise visant à permettre au Président de la République du Rwanda de briguer un troisième mandat présidentiel. Les requérants allèguent que l’article 101 de la Constitution de la République du Rwanda prévoit que personne ne peut occuper le poste de Président de la République au-delà de deux (2) mandats.
4 Selon les requérants, la campagne en faveur de l'amendement de l’article 101 de la Constitution a été menée dans un climat de peur et que toute tentative de protestation contre cet amendement serait très probablement vouée à l'échec, le système judiciaire rwandais n’étant pas indépendant selon les requérants, en particulier, du fait que certains juges sont également membres du parti au pouvoir.
5. Les requérants allèguent encore que cette campagne se déroule dans un contexte d’arrestations arbitraires, de détention et de procès visant des personnalités politiques phares comme Mme Bd Ar Ah, l’ancien Président Pasteur Bizimungu, l’ancien ministre Be Ak et Ay Az. L'un des requérants, le Général An Bf, affirme que les tribunaux sud-africains avaient établi que la tentative d’assassinat dont il avait fait l’objet avait été menée par de personnes ayant une relation avec le défendeur. Les requérants allèguent également qu’un autre officier de l’armée, le lieutenant-colonel Au Ae est détenu au secret depuis le 20 août 2010 dans un lieu inconnu, malgré la décision de la Cour de justice de l'Afrique de l'Est déclarant sa détention illégale. Il n’a été ni déféré devant les tribunaux ni mis en accusation.
6 Les requérants affirment le recours introduit devantles juridictions rwandaises par le Parti Vert pour contester le projet d’'amendement de l'article 101 n’est qu’un simulacre, le Parti Vert étant une création du Président Kagame, et toute la manœuvre qui consiste à permettre ces recours en inconstitutionnalité ne vise qu’à légitimer le processus d'amendement de la Constitution.
7 Les requérants ont déposé des déclarations sous serment à l'appui de la requête. Dans sa déclaration, M. Al Bb affirme que les voies de recours au Rwanda sont soit indisponibles, soit inefficaces, du fait que le Président de la République dicte aux juridictions la manière de statuer sur les affaires dont elles sont saisies. Ils ajoutent qu’étant donné que le Président a un intérêt personnel dans cette affaire, la seule issue de toute action au niveau local serait
8 Les requérants se fondent sur les articles 13 (droit de participer à la direction des affaires publiques), 19 (égalité entre les peuples), 21 (liberté de disposer des richesses), 22 (droit au développement économique, social et culturel) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et sur l’article 23 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (interdiction de tout
Bf et autres c. Rwanda (mesures provisoires) (2017) 2 RJCA1 3
amendement constitutionnel visant à augmenter le nombre de mandats présidentiels). Ils affirment que le défendeur est partie à la Charte de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Les requérants allèguent aussi que la révision envisagée de la constitution est contraire à l’article 6(d) du Traité portant création de la Communauté de l'Afrique de l’Est (Traité de l'EAC) qui énonce les principes fondamentaux de la Communauté, notamment «la reconnaissance, la promotion et la protection des droits de l'homme et des peuples, conformément aux dispositions de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ».
9. La requête a été déposée au Greffe le 22 juillet 2015. Elle a été notifiée au défendeur et communiquée aux États parties au Protocole et au Conseil exécutif de l'Union africaine par l'intermédiaire de la Présidente de la Commission de l’Union africaine, par notifications datées du 4 août 2015.
10. Le 27 octobre 2015, le défendeur a demandé une prorogation de délai de trente (30) jours pour déposer sa réponse. Par notification du 13 novembre 2015, le défendeur a été informé de la décision de la Cour de proroger au 23 novembre 2015, le délai fixé au défendeur pour déposer sa réponse.
11. Par notification du 13 novembre 2015, les parties ont été informées de la tenue d’une audience publique sur les arguments juridiques relatifs à la demande de mesures provisoires, le 25 novembre 2015 à Am AAf) au cours de la trente-neuvième session ordinaire de la Cour.
12. Le 18 novembre 2015, le défendeur a déposé sa réponse à la requête et celle-ci a été notifiée aux requérants le même jour.
13. Le 18 novembre 2015, les requérants ont demandé le report de l'audience publique du fait que certains d’entre eux n’étaient pas en mesure de se rendre à Am, en raison du fait qu’ils n'avaient plus de document de voyage.
14. Suite à la demande des requérants de reporter l'audience publique, le Greffier a informé les parties, par notification du 20 novembre 2015, que la Cour avait décidé de reporter l'audience.
15. Le 12 décembre 2015, le Représentant des requérants a exprimé son objection au report de l'audience publique. Il à fait valoir que leur requête risquait d’être dépassée par les évènements étant donné que le référendum qui est l’objet de leur demande de mesures provisoires était prévu quelques jours plus tard.
16. Par lettre du 29 décembre 2015, le Greffe a répondu à la communication du représentant des requérants en précisant la
4 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
chronologie de la gestion de l'affaire par la Cour et en soulignant que le report de l’audience publique répondait à la demande des requérants eux-mêmes, malgré le fait que la Cour en avait fixé la date au vu de l’urgence de la situation.
17. Le 1“ février 2016, les requérants ont envoyé une réplique à la réponse du Greffe. Le 5 février 2016, le Greffe a informé les requérants qu’étant donné que la réplique à la réponse avait été déposée hors délai, ils devraient demander à la Cour une prorogation de délai pour déposer leur réplique. Les requérants ont adressé la demande de prorogation à la Cour par notification reçue le 7 mars 2016. La Cour a autorisé la prorogation et la réplique a été notifiée au défendeur par avis daté du 14 juillet 2016.
18. Par lettre datée du 1% mars 2016 et reçue au Greffe le 2 mars 2016, le défendeur a notifié à la Cour le dépôt de l'instrument de retrait de la déclaration qu’il avait faite en vertu de l’article 34(6) du Protocole, en ce qui concerne la requête 003/2014, Ar Ah Bd c. République du Rwanda dans laquelle il précisait que :
« La République du Rwanda demande qu'après le dépôt dudit instrument, la Cour suspende toutes les affaires concernant la République du Rwanda, [y compris l'affaire /ngabire Ah Bd c. République du Rwanda], jusqu’à la révision de la déclaration et que la Cour en soit notifiée en temps opportun ».
19. Par lettre datée du 3 mars 2016, le Bureau du Conseiller juridique et Direction des Affaires juridiques de la Commission de l'Union africaine a notifié à la Cour le dépôt par le défendeur de l'instrument de retrait de la déclaration faite en vertu de l’article 34(6) du Protocole dont la notification était parvenue à la Commission de l’Union africaine le 29 février 2016.
20. Par notification en date du 10 mars 2016, le Greffe a informé les requérants du dépôt par le défendeur d’une notification de retrait de la déclaration déposée par le Rwanda en vertu de l’article 34 (6) du Protocole, et les a invités à déposer leurs observations sur cette notification dans les quinze jours suivant réception de la notification.
21. Le 16 mai 2016, les requérants ont déposé leurs observations sur le retrait par de sa déclaration le défendeur. Le défendeur n’a pas déposé de réponse aux observations des requérants.
22. Le3juin 2016, la Cour a rendu, une décision relative à la requête n° 003/2014, Ar Bd Ah c. République du Rwanda, indiquant que le retrait de la déclaration du défendeur n’aurait pas d'effet sur l'espèce et que la procédure se poursuivrait.
23. Le3 juin 2016, la Cour a rendu une ordonnance dans la présente requête à l’effet que « l’arrêt de la Cour dans l'affaire Ar Bd Ah c. République du Rwanda indique donc que le retrait de la déclaration du Rwanda n’a pas pour effet de suspendre les procédures
Bf et autres c. Rwanda (mesures provisoires) (2017) 2 RJCA1 5
qui ont été déposées contre le Rwanda devant la Cour «et» à l’unanimité, décide de poursuivre l'examen de la présente Requête ». 24. Cette ordonnance a été communiquée aux Parties par notification datée du 5 juillet 2016.
25. La Cour a ordonné la clôture des plaidoiries portant sur la requête à compter du 16 septembre 2016.
IV. Mesures demandées par les parties
A. Mesures demandées par les requérants
26. Dans leur requête, les requérants demandent des mesures provisoires. Ils demandent à la Cour de rendre les mesures suivantes : «a. Ordonner au Président Kagamé et à la République du Rwanda de respecter strictement le libellé clair de l’article 101 de la Constitution de la République du Rwanda, lu conjointement avec l’article 13 de la CADHP et l’article 23 de la Charte de la Démocratie.
b. Ordonner au Sénat du Rwanda de ne pas tenir compte de tout mouvement prétendument initié par le peuple du Rwanda pour abroger l’article 101, étant donné que le peuple s’est dessaisi de ce pouvoir, dès lors qu’il s’est interdit de ne jamais procéder à la révision dudit article 101.
c. Ordonner au Gouvernement de la République du Rwanda de se conformer à l’article 23(5) de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, qui interdit tout amendement de la Constitution destiné à permettre au Président sortant de briguer un troisième ou un autre mandat.
d. Ordonner toute mesure de réparation que la Cour estime nécessaire, compte tenu des circonstances de l'espèce ». 27. Dans leur réplique à la réponse du défendeur, les requérants demandent à la Cour de :
«a. se déclarer compétente pour connaître de la requête en vertu des dispositions du Protocole portant création de la Cour et du Règlement intérieur de la Cour ;
b. déclarer la requête recevable ;
c. ordonner parallèlement au gouvernement du Rwanda d'abandonner le projet d’organiser un référendum le vendredi 17 et le samedi 18 décembre 2015 dans le but de modifier l’article 101 de la constitution, conformément
6 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
aux dispositions de l’article 23 (5) de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance interdisant tout amendement portant sur les mandats présidentiels.
d. déclarer que même si, mais sans le concéder, le général An Bf et M. Al Bb, pour les raisons alléguées dans la réponse, n’ont pas le droit d'exercer un recours, d’autres requérants ont ce droit et en ne faisant mention d’eux nulle part dans sa réponse, le défendeur admet que l'affaire est recevable pour ce qui les concerne ;
e. ordonner au défendeur de produire les jugements des Gacaca et des tribunaux militaires qu’il cite à plusieurs reprises dans sa Réponse afin de permettre au général An Bf et M. Al Bb de les examiner et de faire des observations supplémentaires comme cela leur revient de droit ;
f. ordonner au défendeur de supprimer le paragraphe 31 qui comporte des propos menaçant à l’endroit de la Cour au cas où elle venait à statuer contre le défendeur et à prendre des mesures à l'encontre de celui-ci ;
g- condamner les requérants aux dépens ;
h. prendre toutes autres ordonnances ou mesures qu’elle jugerait nécessaires ».
28. Dans sa réponse, l'État défendeur demande à la Cour de prendre les mesures suivantes :
«a. déclarer que la requête est fantaisiste, vexatoire, tendancieuse, motivée par des fins politiques ; qu’elle constitue une violation des procédures de la Cour et une atteinte à son intégrité
b. rejeter la requête sans la comparution du défendeur à l'audience conformément à l’article 38 du Règlement intérieur ;
c. déclarer que des criminels en fuite ne peuvent pas saisir la Cour ;
d. déclarer que la Cour n’a pas compétence pour examiner la requête, au motif que celle-ci est viciée et irrecevable ;
e. déclarer la requête irrecevable car elle ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées dans la Charte et dans le Règlement intérieur
f. adjuger les dépens au défendeur
Bf et autres c. Rwanda (mesures provisoires) (2017) 2 RJCA1 7
9. rendre toute décision que la Cour estime appropriée ».
V. Sur la demande de mesures provisoires
29. Dans sa réponse à la requête aux fins de mesures provisoires, le défendeur a soulevé des objections, arguant que celle-ci n’indique pas sur quoi la Cour devrait se prononcer après l’adoption de telles mesures provisoires. Ils affirment en outre qu’il n’y a pas de vies en danger ou des violations graves et massives des droits de l'homme, comme l’exige l’article 27(2) du Protocole, pour justifier des mesures provisoires.
30. Citant l’arrêt de la Cour dans la requête n ° 004/2013 - As Ax Ap c. Bc Bg, |le défendeur soutient que les mesures provisoires visent à éviter un préjudice irréparable aux victimes pendant que la Cour examine la requête sur le fond. Ils ajoutent que rien ne permet de conclure que les mesures provisoires peuvent être dissociées du fond imputable à la requête en l’espèce et que la Cour ne peut ordonner de mesures provisoires sans préjuger du fond éventuel de la requête « (le cas échéant) ».
31. Dans leur réplique aux exceptions soulevées par le défendeur, les requérants font valoir que la Cour est habilitée à ordonner des mesures provisoires en application de l’article 51 de son Règlement intérieur et que la présente requête porte sur une question d'extrême urgence. Les requérants ajoutent que la demande de mesures provisoires n’est pas fondée sur le nombre de personnes ayant perdu la vie et que l’article n’exige pas qu’il y ait eu des pertes en vies humaines pour que la Cour ordonne des mesures provisoires. Ils précisent que les mesures demandées visent à empêcher l’État défendeur d'organiser un référendum. Ils ajoutent encore que la Cour devrait exercer sa compétence, étant donné que la Cour suprême du Rwanda s’est déjà prononcée sur la demande présentée par le Parti Vert, contestant la tenue du référendum.
32. Le présent arrêt porte sur la demande de mesures provisoires déposée par les requérants visant à interdire au défendeur de poursuivre l’organisation d’un référendum destiné à amender l’article 101 de la Constitution, à la lumière de l’interdiction à cet égard inscrite à l’article 23(5) de la Charte sur la démocratie.
33. En application de l’article 27, paragraphe 2, du Protocole, la Cour peut en effet rendre des mesures provisoires « dans des cas d'extrême gravité et d'urgence et, le cas échéant, pour éviter un préjudice irréparable pour les personnes ». Cette disposition est reproduite à l’article 51, alinéa 1 du Règlement intérieur, qui dispose que «Conformément au paragraphe 27(2) du Protocole, la Cour peut, soit à la demande d’une partie ou de la Commission, soit d’office,
8 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
indiquer aux parties toutes mesures provisoires qu’elle estime devoir être adoptées dans l'intérêt des parties ou de la justice ».
34. Toutefois, les mesures provisoires sont ordonnées pour prévenir des dommages irréparables aux droits de la partie qui les demande, en attendant l'examen de la requête sur le fond.
35. Compte tenu de l'extrême urgence de la situation en raison de laquelle la demande de mesures provisoires était d’arrêter le référendum sur la modification de l’article 101 de la Constitution du défendeur prévu pour les 17 ou 18 décembre 2015, la Cour a décidé de tenir une audience publique sur cette demande le 25 novembre 2015. Les requérants ont demandé un report de l'audience en raison de l'incapacité de certains requérants à se rendre à Am comme ils le souhaitaient, pour assister à l'audience publique. Le référendum a été dûment tenu le 17 décembre 2015, ce qui a nui à l’objet de toute mesure provisoire et la demande a été dépassée par les événements 36. À la lumière de ce qui précède, la Cour n’est pas en mesure d’ordonner les mesures provisoires demandées, étant donné que la demande a été dépassée par les événements. La requête est donc sans objet et en conséquence rejetée.
37. Pour ces raisons,
La Cour,
à l’unanimité,
i. Conclut qu’elle n’est pas en mesure d'accorder les mesures provisoires demandées
ii. Décide que la requête est rejetée.