Ax et Aj c. Tanzanie (fond)
Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2
(2017) 2 RICA 67 67
Requête 003/2015, Ag Bp Ax et Bs Ay Af
Aj c. République-Unie de Tanzanie
Arrêt, 28 septembre 2017. Fait en anglais et en français, le texte anglais
faisant foi
Juges : ORÉ, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSÉ, BEN ACHOUR, BOSSA
et MATUSSE
Suite à leur extradition en Tanzanie par les autorités kényanes, les deux
requérants, deux hommes de nationalité kényane, ont été jugés en
Tanzanie, reconnus coupables et condamnés à 30 ans d'emprisonnement
pour vol à main armée. Les deux hommes se sont plaints de violations
des droits de l'homme commises tant au Kenya qu’en Tanzanie. La
Cour a estimé qu’elle n’était pas compétente pour connaître des
éventuelles violations commises au Kenya. En ce qui concerne les
violations alléguées avoir été commises en Tanzanie, la Cour a estimé
que des irrégularités procédurales relatives à la parade d’identification,
le recours à un seul témoin, l’absence d’assistance judiciaire gratuite, le
retard injustifié dans la remise des copies du jugement et l'arrestation
à nouveau pour les mêmes faits après acquittement constituaient des
violations de la Charte.
Compétence (compétence matérielle - caractère facultatif de la mention
expresse des dispositions de la Charte, 36 ; examen des faits, 37, 38 ;
constitutionnalité, 39 ; compétence personnelle - allégations contre un
État tiers, 45, 124)
Recevabilité (épuisement des recours internes, 54-57 ; introduction dans
un délai raisonnable, réception du jugement, inculpation, incarcération,
indigence, 61-69)
Procès équitable (extradition, 79 ; parade d'identification, 86-88 ;
défense - alibi, 95 ; assistance judiciaire, 104-112 ; remise des copies du
jugement dans les délais, 118-121)
Liberté et sécurité de la personne (arrestation arbitraire après
acquittement, 132-137)
Traitements cruels, inhumains ou dégradants (détention au secret,
charge de la preuve, 142-146)
| Les parties
1 Les requérants, MM. Ag Bp Ax et Bs Ay Af Aj, sont des ressortissants de la République du Kenya. Condamnés pour vol aggravé, ils purgent actuellement une peine de 30 ans de réclusion à la prison centrale d’Ukonga à Dar es-Salaam, en République-Unie de Tanzanie.
2 Le défendeur, la République-Unie de Tanzanie, est devenu partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci- après dénommée « la Charte ») le 18 février 1984, et au Protocole le 7
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février 2006. Il a aussi déposé la déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales le 29 mars 2010.
Il. Objet de la requête
3 Les requérants ont introduit la présente requête le 7 janvier 2015. Il ressort de la requête qu’ils ont d’abord été arrêtés au Kenya le 30 novembre 2002, soupçonnés de vol qualifié commis en République- Unie de Tanzanie. Ils sont restés en garde à vue jusqu’au 20 décembre 2002, date à laquelle ils ont été mis en accusation devant le magistrat résident du Tribunal de première instance de Nairobi, pour répondre du chef de vol à main armée.
4 Suite à la demande d’extradition des requérants faits par la Tanzanie en 2002, le Tribunal de première instance de Nairobi a ordonné, le 21 mars 2003, que les requérants soient extradés vers la République-Unie de Tanzanie pour répondre des chefs de vol à main armée portées contre eux. Le magistrat résident a, par la suite, autorisé les requérants à interjeter appel de cette décision, dans un délai de 14 jours.
5. Le 22 mars 2003, avant l'expiration du délai de 14 jours, les polices kenyane et tanzanienne ont embarqué de force les requérants dans des voitures de police en attente et les ont conduits en Tanzanie. Cependant, les proches parents des requérants ont introduit en leur nom un recours devant la Haute Cour du Kenya, contre la décision du magistrat résident. Les requérants affirment que le 30 juillet 2003, le Juge d’appel a rendu sa décision sur ce recours. Les requérants n’ont pas reçu l’arrêt de la Cour d’appel malgré la demande qu'ils ont formulée à cet effet.
6 À leur arrivée au poste-frontière de Ad, les requérants ont été accueillis par de nombreux policiers tanzaniens et par des représentants des médias, notamment des chaînes de télévision Independant Bq Ae (|.T.V) et Bq Ae (TVT). Les requérants affirment également que le 22 mars 2003, ils avaient été conduits immédiatement au Commissariat central de police de Dar es-Salaam, où se sont déroulées les procédures d’identification. Selon eux, leurs images avaient déjà été publiées dans plusieurs journaux locaux et sur les chaînes de télévision locales. Ils allèguent que la publication de leurs images a permis aux témoins de les identifier aisément, étant donné qu’ils les avaient déjà vus dans les médias locaux.
7 Le 26 mars 2003, les requérants ont été déférés devant le magistrat résident du tribunal de By à Dar es-Salaam et mis en accusation pour deux chefs dans l'affaire pénale n°111 de 2003
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: à savoir, entente pour commettre un acte criminel, crime prévu et réprimé par l’article 384 du Code pénal et vol à main armée, crime prévu et réprimé par les articles 285 et 286 du Code pénal. Le 30 mars 2004, le numéro de l'affaire a été modifié et elle est devenue l'affaire pénale n°834 de 2002.
8. Le 11 mars 2005, les requérants ont été jugés et acquittés par le Tribunal de première instance de By, mais la police tanzanienne les a aussitôt arrêtés de nouveau et placés en garde à vue au Commissariat central de police de Dar es-Salaam. Les requérants affirment qu’ils sont restés dans leurs cellules sans nourriture et privés de toute communication avec quiconque jusqu’au 14 mars 2005, date à laquelle ils ont été déférés devant le Tribunal, pour répondre de chefs qu'ils qualifient de « fabriqués de toutes pièces ». Les nouveaux chefs d'accusation retenus contre eux étaient notamment (i) le vol, crime prévu et réprimé par l’article 265 du Code pénal, dans l'affaire pénale n° 399/2005 et (ii) le vol à main armée, crime prévu et réprimé par l’article 287 du Code pénal dans l'affaire pénale n° 400/2005. Selon les requérants, ces deux chefs d’accusation avaient déjà été examinés et tranchés par le magistrat résident du Tribunal de By, à Dar es- Salaam.
9. Le défendeur a alors introduit un recours contre la décision du magistrat dans l'affaire n° 834/2002, contestant l’acquittement des requérants, en l'appel en matière pénale n° 125/2005, devant la Haute Cour de Tanzanie à Dar es-Salaam.
10. Le 19 décembre 2005, la Haute Cour a annulé la décision d’acquittement rendu par le magistrat de première instance et déclaré les requérants coupables, avant de les condamner à une peine de 30 ans de servitude pénale. Les requérants ont alors formé un pourvoi en appel contre la déclaration de culpabilité et la peine prononcées, par l'appel pénal n° 48 de 2006, devant la Cour d’appel. Celle-ci a confirmé la condamnation et rejeté l'appel le 24 décembre 2009.
11. Les requérants ont reçu notification des copies de l'arrêt le 2 novembre 2011, soit près de deux (2) ans après le rejet de leur appel. 12. Le 9 juin 2013, le second requérant a déposé une requête en révision de la déclaration de culpabilité et de la peine prononcées. Il affirme que sa requête en prorogation de délai pour le dépôt de sa requête en révision a été rejetée le 9 juin 2014, au motif qu’une requête en révision doit être déposée dans un délai de 60 jours à compter de la date du jugement. Cela en dépit du fait que les requérants n’ont reçu notification des copies de l’arrêt en appel que près de deux (2) ans après le prononcé de l'arrêt par la Cour d’appel.
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13. Sur la base des faits ci-dessus, les requérants allèguent les violations suivantes :
«i, qu’ils ont été placés en garde à vue pendant trois semaines par les autorités de la République du Kenya, en violation de leurs droits fondamentaux, avant d’être traduits en justice ;
ii. qu’ils ont été privés de leur droit de faire appel, dans la mesure où ils ont été transportés par les polices kényane et tanzanienne jusqu’en Tanzanie, le 22 mars 2003, avant d’avoir pu interjeter appel devant la Haute Cour du Kenya ;
iii. que les deux requérants avaient été extradés par le Kenya vers la République-Unie de Tanzanie, alors qu’à l’époque, il n’existait pas de traité d’extradition entre les deux pays ;
iv. que le gouvernement du Kenya a violé tous les principes reconnus du droit international et des droits de l’homme ;
v. que l’État défendeur a violé tous les principes reconnus du droit international et des droits de l'homme ;
vi. que les requérants ont été privés de leur liberté, après avoir été acquittés le 11 mars 2005 dans l'affaire no 834/200 par le magistrat résident du Tribunal de By à Dar es-Salaam. Qu'ils ont été placés en garde à vue au Commissariat central de police de Dar es-Salaam par les autorités du défendeur, et y sont restés du 11 au 15 mars 2005, sans nourriture et privés de toute communication avec quiconque ;
vil. que la déclaration de culpabilité et la peine de trente (30) ans de réclusion prononcées à leur encontre étaient inconstitutionnelles et contraires à l’article 7(2) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples.
IV. Résumé de la procédure devant la Cour
14. La requête en l'espèce a été déposée au Greffe de la Cour le 7 janvier 2015.
15. Le 25 février 2015, conformément à l’article 35(2) et (3) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »), le Greffe a communiqué la requête à l’État défendeur, à la Présidente de la Commission de l’Union africaine et au Conseil exécutif de l’Union,
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ainsi qu’à tous les autres États parties au Protocole.
16. Le Greffier a également envoyé une copie de la lettre au Ministre des Affaires étrangères de la République du Kenya, conformément à l’article 35(4) (b) du Règlement, et a invité la République du Kenya à intervenir dans la procédure, si elle souhaitait, dans un délai de trente (30) jours, à compter de la réception de la lettre.-
17. L'État défendeur a déposé sa réponse à la requête le 31 juillet 2015.
18. À sa trente-sixième session ordinaire tenue du 9 au 27 mars 2015 à Arusha, la Cour a donné pour instructions au Greffe de demander à l’Union panafricaine des avocats (UPA) de fournir une assistance judiciaire aux requérants. Par lettre du 16 avril 2015, le Greffe a demandé à l’'UPA d'assurer la représentation juridique des requérants.
19. Par lettre du 30 juin 2015, l'UPA, a informé le Greffier et l’État défendeur que l’'UPA représenterait les requérants en l'espèce. Par lettre du 4 août 2015, le Greffier a transmis copie du dossier de l'affaire
20. Par lettre du 25 février 2016, l'UPA a déposé la réplique du requérant hors délai et a demandé à la Cour de la considérer comme étant valablement déposée, le retard ayant été causé par diverses circonstances imprévues et inévitables.
21. À sa quarante-et-unième session ordinaire tenue du 16 mai au 3 juin 2016 à Arusha (République-Unie de Tanzanie), la Cour a fait droit à la demande de l'UPA.
22. Le 29 juillet 2016, le Greffe a transmis copie de la réplique du requérant à l’État défendeur pour information et a informé les parties que la procédure écrite était close.
V. Mesures demandées par les parties
23. Dans leurs mémoires respectifs, les parties ont demandé les mesures suivantes :
Les requérants,
Les requérants demandent à la Cour de rendre les ordonnances suivantes :
“4. dire que l’État défendeur a violé les droits des requérants garantis par la Charte, en particulier en ses articles 1 et 7 ;
2. dire que le droit des requérants à un procès équitable a été violé dans le mesure où leurs images ont été diffusées à la télévision et dans les journaux avant que la séance d’identification n’ait lieu ;
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3. dire que la déposition du témoin à charge (PW 8) était illégale, étant donné que les éléments de preuve provenant de la séance d'identification auraient dû être rejetés dans leur intégralité ;
4. dire que l’État défendeur a violé l’article 7 de la Charte, pour n'avoir pas fourni d'assistance judiciaire aux requérants devant la Cour d'appel ;
5. enjoindre à l’État défendeur de prendre des mesures immédiates pour remédier aux violations commises tout au long du procès, en particulier durant la procédure d’appel ;
6. constater que le processus d’extradition a violé les normes du droit international en matière de procès équitable, pour n’avoir pas donné aux requérants la possibilité de faire appel de l’ordonnance d’extradition rendue par la juridiction de première instance ;
7. ordonner des mesures de réparation ;
8. 8. toute autre ordonnance ou mesure que la Cour estime appropriées ».
L’État défendeur,
Le défendeur prie la Cour d’ordonner ce qui suit en ce qui concerne la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête :
«I. que la Cour n’a pas compétence pour connaître de la présente requête ;
Il. que les requérants n’ont pas qualité pour saisir la Cour africaine et dès lors, devraient se voir refuser l'accès à la Cour, en application des articles 5 (3) et 34 (6) du Protocole ;
I. que la requête est rejetée, au motif qu’elle ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour ;
IV. que la requête est rejetée, car elle ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40(6) du Règlement intérieur de la Cour ».
24. Sur le fond, l’État défendeur demande à la Cour de constater : «i, que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé les principes reconnus des droits de l'homme et du droit international ;
ii. ii) que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie s’est conformé aux principes de l’état de droit tout au long du processus d’extradition ;
iii. iii) que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé l’article 3 de la Charte ;
iv. iv) que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé l’article 6 de la Charte ;
v. v) que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a
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pas violé l’article 7(1) de la Charte ;
vi. vi) que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé l’article 7(2) de la Charte ;
vil. vil) que la demande de réparation est rejetée ;
vil. viii) que la présente requête est rejetée dans son intégralité ;
ix. ix) que toutes les mesures demandées par les requérants sont rejetées ».
VI. Sur la compétence de la Cour
25. Conformément à l’article 39(1) du Règlement intérieur de la Cour, « la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence… ».
26. Dans ses observations, l’État défendeur soulève des exceptions d’incompétence matérielle et personnelle de la Cour. En conséquence, la Cour doit d’abord examiner ces exceptions préliminaires pour établir sa compétence pour connaître de la présente requête.
A. Exceptions préliminaires d’incompétence matérielle de la Cour
i. Observations du défendeur
27. L'État défendeur conteste la compétence matérielle de la Cour en faisant valoir que ni l’article 3(1) du Protocole ni l’article 26(1) (a) du Règlement intérieur ne permettent à la Cour de siéger en tant que tribunal de première instance ou en tant que Cour d'appel. || soutient que la requête contient des allégations qui obligeraient la Cour de céans à siéger à la fois comme une juridiction de première instance et une juridiction d'appel.
28. Le défendeur affirme que les allégations dans la requête qui exigeraient que la Cour de céans siège comme tribunal de première instance et comme cour d'appel sont les suivantes :
«i. l’allégation selon laquelle le gouvernement tanzanien, par toutes ses actions officielles, a violé tous les principes reconnus du droit international et des droits de l'homme ;
ii. l’allégation selon laquelle l’État défendeur a violé l’article 3 de la Charte ;
iii. l’allégation selon laquelle l’État défendeur a violé l’article 6 de la Charte, pour avoir arrêté à nouveau les requérants le 11 mars 2005, après que le juge de première instance les avait acquittés des chefs de vol à main armée et d'entente en vue de commettre des crimes, et les a gardés au secret dans une cellule du Commissariat central de police de Dar es-Salaam
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pendant quatre jours, sans nourriture ;
iv. l’allégation selon laquelle la déclaration de culpabilité et la peine de 30 ans de réclusion prononcées contre les requérants par la Haute Cour sont inconstitutionnelles et contraires à l’article 7(2) de la Charte.
29. L'État défendeur ajoute que la quatrième allégation selon laquelle la séance d'identification a été entachée d'irrégularités, soulève une question qui exige de la Cour de céans qu’elle siège comme « Cour suprême d’appel ». Le défendeur soutient que les requérants demandent à la Cour de statuer sur une question de moyen de preuve qui a déjà été examinée et tranchée par la Cour d’appel de Tanzanie.
30. Enfin, le défendeur conteste la compétence matérielle de la Cour en faisant valoir que l’allégation des requérants selon laquelle il a violé « tous les principes reconnus des droits de l'homme » est vague, et qu’ils ne citent aucun article particulier dont ils allèguent la violation.
iii — Observations des requérants
31. De leur côté, les requérants font valoir que la Cour a la compétence matérielle pour examiner la présente requête. À cet égard, les requérants affirment qu’il y a eu violation de leurs droits fondamentaux pourtant protégés par la Constitution de l’État défendeur et par la Charte à laquelle il est partie.
32. En réponse à l'exception soulevée par le défendeur selon laquelle la requête exige que la Cour aille au-delà de sa compétence et siège comme une de juridiction d'appel, les requérants soutiennent que tant que les droits dont la violation est alléguée sont protégés par la Charte ou par tout autre instrument des droits de l'homme ratifié par le défendeur, la Cour est compétente.
iii. Appréciation de la Cour
33. Pour établir sa compétence matérielle, la Cour examinera uniquement les deux exceptions préliminaires soulevées par le défendeur : l’allégation selon laquelle la déclaration de culpabilité et la peine de trente(30) ans de réclusion prononcées contre els requérant était inconstitutionnelle et contraire à l’article 7(2) de la Charte ; celle selon laquelle la séance d'identification était entachée d'irrégularités est une question qui exige que la Cour siège comme une « Cour suprême d'appel » ; et celle selon laquelle le défendeur a violé « tous les principes acceptés des droits de l'homme est « vague » et ne
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précise pas un article particulier dont la violation est alléguée*.
34. La Cour fait observer qu’en vertu de l’article 3(1) du Protocole, elle est compétente pour connaître de « toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ».
35. À cet égard, la jurisprudence de la Cour a établi dans l’arrêt Bd Aa c. République-Unie de Tanzanie, que :
« Tant que la violation alléguée porte sur des droits protégés par la Charte ou tout autre instrument de droits de l’homme ratifié par l’État concerné, la Cour peut exercer sa compétence sur la question? ».
36. La présente requête contient des allégations de violations des droits de l'homme protégés par la Charte et d'autres instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme et ratifiés par le défendeur, notamment le PIDCP. Ainsi, l’objet de la requête relève de la compétence matérielle de la Cour. En conséquence, l'exception préliminaire du défendeur tirée du fait que la requête contient des allégations vagues et ne cite aucun article de la Charte dont la violation est alléguée n’écarte pas la compétence matérielle de la Cour pour connaître de l'espèce.
37. S'agissant de l'argument du défendeur selon lequel la requête soulève des questions portant sur l'évaluation des moyens de preuve et conteste la durée de la peine prévue par la législation nationale, questions qui exigent que la Cour siège en tant que « Cour suprême d'appel », la Cour a tiré la conclusion suivante dans l’arrêt Bl c. Tanzanie :
« En ce qui concerne, en particulier, les éléments de preuve invoqués pour condamner le requérant, la Cour estime qu’en effet, il ne lui incombait pas de décider de leur valeur aux fins de l'examen de ladite condamnation. Elle est toutefois d’avis que rien ne l'empêche d'examiner ces éléments de preuve dans le cadre du dossier déposé devant elle pour vérifier d’une manière générale si l'examen de ces éléments de preuve par le juge national était conforme aux exigences d’un procès équitable au sens de l’article 7 de la Charte en particulier” ».
1 La Cour relève que les autres exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour soulevées par le défendeur portent sur la recevabilité de la requête et ces exceptions seront en conséquence examinées dans la partie du présent arrêt relative à la recevabilité.
2 Affaire Bd Bb Aa c. République-Unie de Tanzanie, requête 003/2014, arrêt du 8 mars 2014 (ci-après désignée « affaire Bd Aa »), paragraphe 114.
3 Affaire Az Bl c. République-Unie de Tanzanie, requête 007/2013, arrêt du 20 mai 2016, paragraphe 26 (ci-après désignée « affaire Bl »).
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38. En l'espèce, la Cour a ainsi le pouvoir de vérifier si l'évaluation des faits ou des éléments de preuve par les juridictions nationales de l'État défendeur a été manifestement arbitraire ou a entraîné un déni de justice à l'égard des requérants. La Cour est également compétente pour examiner la manière dont des éléments de preuve particuliers, qui ont donné lieu à la violation alléguée de droits de l'homme, ont été recueillis et si la procédure était entouré de garanties suffisantes
39. En ce qui concerne l’allégation des requérants selon laquelle la peine prévue par la législation nationale pour le crime de vol à main armée viole la Constitution de l’État défendeur ainsi que les droits inscrits à l’article 7(1) de la Charte, la Cour fait observer qu’elle n’a pas compétence pour examiner la constitutionnalité de la législation nationale. Toutefois, la Cour peut examiner dans quelle mesure une telle législation viole les dispositions de la Charte ou tout autre instrument international relatifs aux droits de l'homme et ratifiés par le défendeur. Une telle appréciation n’obligerait pas la Cour de céans à siéger en tant que Cour suprême d’appel, car elle n'applique pas « la même loi que les juridictions nationales tanzaniennes, c’est-à-dire la législation tanzanienne*. » Au contraire, la Cour n’applique exclusivement que « les dispositions de la Charte et de tout autre instrument pertinent relatifs aux droits de l'homme et ratifiés par les États concernés® ».
40. Compte tenu de ce qui précède, l'exception préliminaire d’'incompétence matérielle de la Cour soulevée par le défendeur pour ces motifs est rejetée et la Cour décide en conséquence qu'elle a la compétence matérielle pour connaître de l'espèce.
B. Compétence personnelle
i. Observations du défendeur
41. L'État défendeur conteste la compétence personnelle de la Cour de céans et affirme que la requête contient des allégations à l'encontre d’un État, en l’occurrence la République du Kenya, qui n’a pas fait la déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des ONG de son ressort, comme le prescrit l’article 34(6) du Protocole.
4 Ibid, paragraphe 28
5 Ibid
: Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2 RICA 67 77 ii. Observations des requérants
42. Pour leur part, les requérants soutiennent que la requête ne vise pas le Kenya en tant que tel, et que les allégations à l’encontre de la République du Kenya ne témoignent que de la volonté de donner un compte rendu complet des événements qui se sont déroulés dans le cadre de cette affaire.
iii. Appréciation de la Cour
43. La Cour relève que la requête est dirigée contre la République- Unie de Tanzanie, un État partie à la Charte et au Protocole et qui a fait la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, le 29 mars 2010, reconnaissant ainsi la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales et dirigées contre l’État défendeur.
44. S'agissant des allégations mettant en cause la République du Kenya, la Cour constate que celle-ci n’a pas déposé la déclaration requise à l’article 34(6) du Protocole permettant aux individus et aux ONG de la saisir directement. À cet égard, la Cour relève que le Greffe de la Cour, en application de l’article 35 (2) (b) et (4)(b) du Règlement intérieur, a invité la République du Kenya à intervenir dans l'affaire, si elle le souhaitait, les requérants étant ses ressortissants, mais que la République du Kenya ne l’a pas fait. Ainsi, elle est incompétente pour examiner des allégations visant le Kenya.
45. La Cour fait observer que le fait qu’elle n’est pas compétente pour connaître de certaines allégations soulevées par les requérants visant la République du Kenya ne l'empêche pas de procéder à l'examen de la requête en l'espèce et de statuer sur les allégations portées contre l'État défendeur. Les articles 5(3) et 34(6) du Protocole confèrent à la Cour la compétence pour examiner les allégations portées devant elle dans la mesure où ces allégations visent l’État défendeur qui a fait la déclaration requise.
46. Au vude ce qui précède, l'exception préliminaire d’incompétence de la Cour soulevée par le défendeur tirée du fait que la requête contient des allégations mettant en cause la République du Kenya est rejetée et la Cour a la compétence personnelle pour examiner la présente requête.
C. Autres aspects de la compétence
47. S'agissant des autres aspects de sa compétence, la Cour fait observer
«i. Qu’elle a la compétence temporelle dans la mesure où les
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violations sont de nature continue, les requérants ayant été déclarés coupables pour des motifs qu’ils estiment entachés d’irrégularités. [Voir jurisprudence de la Cour dans l'affaire
ii. Qu'elle a la compétence territoriale dans la mesure où les faits de la cause se sont produits sur le territoire d’un État partie au Protocole, en l’occurrence l'État défendeur.
48. La Cour conclut donc que le caractère continu des violations alléguées commises par l’État défendeur lui confère la compétence temporelle pour connaître de l'espèce.
VII. Sur la recevabilité de la requête
49. Les conditions de recevabilité d’une requête devant la Cour sont énoncées aux articles 50 et 56 de la Charte, 6(2) du Protocole, 39 et 40 du Règlement. Ces dispositions exigent que la Cour procède à un examen préliminaire des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte. L'article 40 du Règlement est libellé comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte [.…….….], les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
“a. indiquer l’identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat;
2. être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. être postérieures à l'épuisement des recours internes, s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément, soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit de dispositions de la Charte
ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».
50. Dans sa réponse, l’État défendeur n’a soulevé des exceptions
6 Voir Cour africaine en particulier dans l'affaire Bk et autres c. Bv Bu (exceptions préliminaires, arrêt du 21 juin 2013, paragraphes 71 à 77).
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sur deux des conditions ci-dessus, notamment sur l’épuisement des voies de recours internes et le délai de saisine de la Cour.
A. Exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
51. L'État défendeur fait valoir que la requête ne remplit pas les conditions énoncées à l’article 56(5) de la Charte. Il soutient que toutes les allégations de violation des droits des requérants ont été soulevées et portées à sa connaissance pour la première fois dans la présente requête alors que des voies de recours internes existaient.
52. À cet égard, le défendeur soutient que les requérants avaient la possibilité d’introduire un recours concernant les violations alléguées de leurs droits constitutionnels devant la Haute Cour en vertu de la Loi n°9, chapitre 3, 2002 sur les droits et les devoirs fondamentaux. Selon le défendeur, les requérants auraient dû exercer ces recours internes disponibles avant de saisir la Cour de céans. Le défendeur ajoute que la Cour n’est pas une juridiction de première instance mais plutôt une instance de dernier ressort.
53. Dans leur réplique, les requérants soutiennent que les voies de recours internes qui devaient avoir été épuisées, selon l’argument de l'État défendeur, sont des recours extraordinaires que les requérants ne sont pas tenus d’épuiser, selon la jurisprudence de la Cour.
i. Appréciation de la Cour
54. La Cour note que six des allégations formulées parles requérants n’ont pas été explicitement soulevées dans les procédures internes, relatives à la violation alléguée de « tous les principes reconnus du droit international » ; celle concernant le droit à l’égalité devant la loi et à l’égale protection par la loi ; celle relative à l'arrestation à nouveau des requérants après leur acquittement ; celle concernant la détention au secret des requérants, le fait que le défendeur n’ait pas donné copie des arrêts des juridictions nationales en temps voulu et la non-fourniture d’une assistance judiciaire aux requérants. Ces questions sont soulevées pour la première fois devant la Cour de céans. Cependant, les faits allégués se sont produits au cours de la procédure judiciaire interne qui a mené à la déclaration de culpabilité et à la condamnation des requérants à une peine de trente (30) ans de réclusion. Ils font tous partie de « l’ensemble des droits et des garanties » relatifs à leurs recours ou constituent le fondement de ceux-ci. Les autorités nationales ont donc largement eu la possibilité de remédier à ces allégations, même si les requérants ne les ont pas soulevées de manière explicite. Il ne serait donc pas raisonnable d’obliger les
80 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
requérants à déposer une nouvelle requête devant les juridictions internes pour demander réparation pour ces mêmes faits.”
55. En ce qui concerne les deux autres allégations relatives aux vices de procédure qui auraient entaché la séance d'identification et à la violation alléguée de la présomption d’innocence des requérants contrairement à l’article 7 de la Charte, il ressort du dossier devant la Cour que les requérants ont soulevé les deux allégations devant les juridictions nationales®. En conséquence, les requérants ont épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne ces allégations.
56. En outre, la jurisprudence de la Cour de céans a établi que l'exigence de l'épuisement des recours internes ne s'applique que pour les recours judiciaires ordinaires, disponibles et efficaces, et non pas pour les recours extraordinaires ou non judiciaires. À cet égard, le défendeur affirme que les requérants auraient pu déposer une requête en inconstitutionnalité devant la Haute Cour avant de saisir la Cour de céans. Sur cette question, la Cour a établi qu’un recours en inconstitutionnalité est un recours qui n’est « pas commun, qui n’est pas de droit et qui ne peut être exercé qu’à titre exceptionnel … et est un recours extraordinaire » dans l’État défendeur et ainsi donc le requérant n’était pas tenu de l’exercer°. Dans le même ordre d'idées, les requérants en l’espèce n’étaient pas tenus de saisir la Haute Cour d’une requête en inconstitutionnalité pour remédier aux violations de leurs droits, car ce recours était extraordinaire.
57. De ce qui précède, la Cour décide que l'exigence d’épuisement des voies de recours internes a été remplie aux termes de l’article 56(5) de la Charte.
B. Exception tirée du non-respect allégué du délai raisonnable avant le dépôt de la requête
i. Observations du défendeur
58. L'État défendeur fait valoir que la requête devrait être déclarée irrecevable au motif qu’elle n’a pas été déposée dans un délai raisonnable après l’épuisement des voies de recours internes. Il soutient que les requérants ont reçu l'arrêt de la Cour d’appel le 19
7 Affaire Bj Bn c. République de Tanzanie, requête 005/2014, arrêt du 20 novembre 2015, (ci-après désignée « affaire Bj Bn »), paragraphes 60 à 65.
8 Arrêt de la Haute Cour de Tanzanie, p. 250.
9 Affaire Bl, paragraphe 72.
Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2 RICA 67 81
décembre 2005 [sic] et qu’il a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole le 29 mars 2010. Selon l’État défendeur, le délai a commencé à courir à partir de la date à laquelle il a déposé sa déclaration, soit quatre (4) ans et deux (2) mois avant que la requête ne soit introduite devant la Cour le 7 janvier 2015.
59. Ence qui concerne le deuxième requérant, le défendeur soutient que la décision sur la requête en révision de l'arrêt de la Cour d'appel a été déposée le 12 juin 2013 alors que le défendeur avait déjà déposé le 29 mars 2010 la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole. Le 12 juin 2013 devrait donc être la date pertinente à partir de laquelle le délai prévu à l’article 56(6) de la Charte doit commencer à courir. Sur cette base, le défendeur soutient que trois (3) ans et deux (2) mois s'étaient écoulés au moment où la requête a été introduite ; ce qui, à son avis n’est pas un délai raisonnable.
ii. — Observations des requérants
60. Pour leur part, les requérants font valoir que l'arrêt de la Cour d'appel a été rendu le 24 décembre 2009, mais que des copies ne leur ont été communiquées que deux ans plus tard, à savoir le 2 novembre 2011. S'appuyant sur la jurisprudence de la Cour'°, les requérants soutiennent que l'appréciation du caractère raisonnable du délai prévu à l’article 56(6) de la Charte dépend des circonstances de chaque affaire, et qu’en l'espèce, étant donné que les requérants sont à la fois profanes, indigents et incarcérés, qu'ils n’ont pas de connaissances en droit et sont privés d'assistance judiciaire, leur situation particulière fournit des motifs qui justifient que leur requête soit recevable sur ce point.
iii. Appréciation de la Cour
61. La Cour relève que l’article 56(6) de la Charte n’indique pas de délai précis dans lequel une requête doit être portée devant elle. L'article qui lui correspond dans le Règlement intérieur de la Cour, à savoir l’article 40(6), prévoit simplement un « délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ». Il appartient donc à la Cour de déterminer le caractère raisonnable du délai dans lequel une requête a été déposée.
62. Aplusieurs occasions, la Cour de céans a souligné que la question de savoir si « une requête a été déposée dans un délai raisonnable
10 Affaire Bk (exceptions préliminaires), paragraphe 121
82 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
ou non après l'épuisement des recours internes est décidée au cas par cas en fonction des circonstances de chaque cas” ». La Cour a également souligné que, lorsque les recours internes ont été épuisés avant qu’un État défendeur n’ait fait la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, le délai raisonnable prévu à l’article 56(6) de la Charte sera calculé à partir de la date à laquelle le défendeur a déposé
63. En l'espèce, la Cour relève que l'arrêt de la Cour d'appel dans l'appel pénal n° 48 de 2006 a été, comme l’allèguent les requérants, effectivement rendu le 24 décembre 2009 et que ceux-ci n’ont reçu copie de cet arrêt que le 2 novembre 2011. La Cour note également que la requête en révision de l’arrêt de la Cour d'appel déposée par le deuxième requérant a été rejetée par la Cour d’appel le 9 juin 2014. Aucun élément du dossier n’indique que le premier requérant a, lui aussi, introduit une requête aux fins de révision.
64. Bien que l'arrêt de la Cour d'appel fût rendu le 24 novembre 2009, des copies dudit arrêt n’ont été communiquées aux deux requérants que le 2 novembre 2011. Concernant le premier requérant, le délai pertinent devrait donc courir à partir de cette date à laquelle il a reçu les copies de l'arrêt. Entre cette date et celle à laquelle la Cour a été saisie de l'espèce, à savoir le 7 janvier 2015, environ trois (3) ans et deux (2) mois se sont écoulés pour le premier requérant.
65. Par ailleurs, le deuxième requérant ayant choisi d’introduire une requête en révision devant la Cour d’appel, le 9 juin 2014 est la date pertinente pour juger du caractère raisonnable du délai, conformément à l’article 56(6), car c'est à cette date que la requête a été rejetée. Près de sept mois se sont donc écoulés entre cette date et la date de dépôt de la requête devant la Cour de céans.
66. La question essentielle que la Cour doit déterminer est celle de savoir si le délai de trois ans et deux mois pour le premier requérant et le délai de sept mois pour le deuxième requérant sont, compte tenu des circonstances de l’affaire, considérés comme raisonnables au regard de l’article 40(6) du Règlement intérieur.
67. En ce qui concerne le deuxième requérant, étant donné qu'il s’agit d’une personne profane en la matière, incarcérée, indigente et sans assistance judiciaire, la Cour estime que le délai de sept mois n’est pas déraisonnable.
68. S'agissant du premier requérant, la Cour observe que trois ans et deux mois sont une période relativement longue pour introduire
11 Ibid, voir aussi affaire Bd Aa, paragraphe 141, affaire Bl, paragraphe 91
12 Affaire Bj Bn, paragraphe 73
Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2 RICA 67 83
une requête devant la Cour. Cependant, tout comme le deuxième requérant, il s'agit d’une personne profane, incarcérée, indigente, sans formation juridique et sans assistance judiciaire jusqu’au moment où la Cour de céans lui a commis l’UPA pour lui fournir une représentation gratuite. Compte tenu de ce qui précède, en ce qui concerne le premier requérant [sic], la Cour conclut que le délai dans lequel il a déposé la requête est raisonnable.
69. En conséquence, la Cour conclut que la requête en l’espèce a été déposée dans un délai raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte, repris à l’article 40(6) du Règlement intérieur et que la requête remplit donc cette condition.
C. Conditions de recevabilité non contestées par les deux parties
70. Les exigences concernant l'identité des requérants, les termes utilisés dans la requête, compatibilité avec l’Acte constitutif de l’Union africaine, la nature des éléments de preuve et le principe non bis in idem (article 40(1) (2) (3) (4) (7) du Règlement de la Cour) ne sont pas contestés entre les parties.
71. Pour sa part, la Cour note également que rien dans les documents qui lui ont été soumis par les parties ne révèle que l’une des conditions ci-dessus n’a pas été remplie en l’espèce.
72. En conséquence, la Cour considère que les exigences à cet égard ont été pleinement respectées et conclut que la requête est recevable.
VIII. Sur le fond
73. Les allégations des requérants portent notamment sur la violation des articles 1, 3, 5, 6 et 7 de la Charte. La Cour va à présent procéder à une appréciation de chacune de ces allégations, des réponses fournies par l’État défendeur et du fond des prétentions de chaque partie. Au vu de la succession des événements ayant conduit aux différentes violations alléguées, la Cour estime qu’il convient d'examiner d’abord ces allégations à la lumière desdits articles, en commençant par les allégations relatives à l’article 7 de la Charte.
A. _ Allégations de violation du droit à un procès équitable, au regard de l’article 7 de la Charte
74. En ce qui concerne l’article 7 de la Charte, les allégations des requérants ont plusieurs volets, qui sont examinés l’un après l’autre, comme suit :
84 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
i. Allégation relative à l’extradition illégale
a. …— Observations des requérants
75. Les requérants soutiennent qu’ils avaient été extradés illégalement du Kenya, étant donné qu'il n'existait aucun traité d’extradition entre le Kenya et la Tanzanie. Ils allèguent également qu’ils avaient été privés de leur droit de faire appel, suite à la décision d’extradition rendue par le Tribunal de première instance de Nairobi en date du 22 mars 2003, puisqu'ils avaient immédiatement été emmenés en République-Unie de Tanzanie par un contingent de policiers kényans et tanzaniens.
b. Observations du défendeur
76. Le défendeur fait valoir que l’extradition des requérants n’avait rien d’illégal, étant donné qu’elle s'est déroulée conformément aux lois régissant l’extradition dans les deux pays sur la base de la réciprocité. Le défendeur a joint en annexe le document intitulé « Loi d’extradition, 1965 » qui comprend un accord d’extradition entre le défendeur et la République du Kenya. Sur cette base, le défendeur soutient que cette allégation est sans fondement et doit être rejetée.
c. … Appréciation de la Cour
77. La Cour relève que le grief des requérants par rapport à leur extradition comporte deux volets : tout d’abord, l'affirmation que les requérants avaient été extradés en l'absence d’un accord d’extradition préalable entre l’État défendeur et la République du Kenya. Ensuite, l’allégation selon laquelle les requérants avaient été privés de leur droit d'interjeter appel contre la décision d’extradition, du fait de l'exécution précipitée de cette décision par des policiers tanzaniens et kényans.
78. Toutefois, la Cour tient à rappeler ses premières conclusions, à savoir que la compétence de la Cour ne se limite qu'aux allégations impliquant la responsabilité de l’État défendeur, étant donné que la République du Kenya n’a pas fait la déclaration permettant aux individus et aux ONG de saisir la Cour de céans.
79. La Cour fait observer que c’est la République du Kenya qui a extradé les requérants et le défendeur ne peut en aucun cas endosser la responsabilité de la conduite de la République du Kenya lors de l’extradition. En conséquence, l’allégation des requérants selon laquelle ils ont été illégalement extradés est rejetée. La Cour conclut donc que cette allégation des requérants selon laquelle leur droit de
Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2 RJCA 67 85
faire appel en vertu de l’article 7(1)(a) de la Charte a été violé est rejetée.
ii. Violations alléguées relatives à la séance
d’identification
a. Observations des requérants
80. Les requérants allèguent que la séance d’identification a eu lieu le 25 mars 2003, après que leurs images et la description de leurs portraits ont été diffusées la veille par les chaînes de télévision |.T.V. et TVT à la frontière de Ad et se trouvaient dans la plupart des journaux locaux. De l'avis des requérants, il était donc plus facile pour certains témoins de les identifier et de ce fait, la séance d’identification n’était pas valable, car elle n’a pas respecté les procédures requises.
b. Observations du défendeur
81. L'État défendeur soutient que les éléments de preuve provenant de l'identification des intéressés ont été examinés minutieusement par la Cour d’appel dans l'affaire pénale n° 48 de 2006, que la Cour d'appel a écarté tout élément de preuve qui n’était pas irréfutable et n’a admis comme preuve que les éléments qui répondaient à la norme de « preuve au-delà de tout doute raisonnable ». L'État défendeur soutient donc que cette allégation est sans fondement et qu’elle devrait être rejetée.
c. … Appréciation de la Cour
82. L'article 7(1) de la Charte est libellé comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
a. le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violent des droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ;
b. le droit à la présomption d’innocence jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente ;
c. le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ;
d. le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale ».
86 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
83. Au vu des arguments des deux parties, la principale question qui se pose est de savoir si la séance d'identification qui a conduit à la condamnation des requérants s’est faite ou non conformément aux dispositions de la Charte ou d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme.
84. ||ressort du dossier qui a été soumis à la Cour que le seul élément de preuve sur lequel la Cour d’appel s’est fondée pour confirmer la condamnation des requérants par la Haute Cour est la déposition d’un témoin oculaire (PW 8) qui a affirmé avoir identifié les requérants lors de la séance d’identification.*
85. La Cour relève également que les témoins qui ont participé à la séance d'identification avaient indiqué dans leurs dépositions qu’ils n’avaient pas vu les requérants à la télévision avant ladite séance. Toutefois, les requérants allèguent encore que leurs images et des descriptions de leurs portraits ont été diffusées non seulement à la télévision, mais aussi dans les journaux locaux, avant la séance d'identification. Ce que l’État défendeur n’a pas directement réfuté.
86. En matière pénale, le bon sens voudrait que la séance d'identification ne soit pas une nécessité et ne soit pas organisée si les témoins connaissaient ou ont vu le ou les suspect(s) auparavant. C’est un principe général également accepté sur le territoire de l’État
87. En l'espèce, les comptes rendus d’audience devant la Haute Cour et devant la Cour d’appel n’indiquent pas que cette exigence a été respectée. Même si certains des témoins ont déclaré sous serment qu’ils n'avaient pas regardé la télévision avant la séance d'identification, aucun d’eux (y compris PW 8 dont le seul témoignage a été utilisé pour confirmer la condamnation) n’a clairement indiqué qu’il/elle n'avait pas vu les images des requérants dans les journaux locaux avant ladite séance d'identification, comme l'allèguent les requérants. Cela suppose que la séance d’identification a eu lieu en dépit du fait qu’il était probable que les témoins aient vu les requérants dans les journaux locaux.
88. À cet égard, le défendeur n’a fourni aucun élément de preuve indiquant que la Haute Cour et la Cour d'appel avaient pris des mesures pour vérifier si les témoins avaient lu les journaux'® ou non. Compte tenu de la forte probabilité que les témoins aient vu les requérants sur
13 Arrêt de la Cour d'appel, p. 20.
14 Affaire Ah c. Br Ak (1936) 3 Cour d’appel d'Afrique de l'Est 29. Voir aussi Police Ao Al (PGO) No 232 of Tanzania. L'une des conditions à remplir pour une séance d'identification valable est que les témoins n'aient pas vu l'accusé avant la séance.
15 Duplique, p. 9.
Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2 RICA 67 87
les chaînes de télévision locales et dans les journaux, les garanties appliquées dans l'appréciation des éléments de preuve ont été manifestement insuffisantes'°. Étant donné que la condamnation des requérants n’était fondée que sur la déposition d’un témoin unique lors de cette séance d'identification, il existe une raison supplémentaire de douter du contexte dans lequel ils ont été déclarés coupables. Dans ce contexte, la Cour n’a pas d’autre option que de conclure que les irrégularités de procédure dans la séance d’identification ont affecté l'équité du procès et de la déclaration de culpabilité des requérants.
89. Pour cette raison, la Cour conclut qu’il y a eu violation du droit des requérants à un procès équitable inscrit à l’article 7(1) de la Charte.
iii. — Allégation relative à l’alibi des requérants
a. …— Observations des requérants
90. Les requérants soutiennent que leur droit au respect de la présomption d’innocence, garanti à l’article 7(1)(b) de la Charte [sic], a été violé, du fait que leur défense d’alibi a été arbitrairement rejetée par la Cour d’appel et la Haute Cour.”
91. Toujours selon les requérants, ils avaient déposé des éléments de preuve attestant qu’ils n'avaient jamais séjourné en Tanzanie avant leur extradition et qu’ils se trouvaient au Kenya le jour et à l'heure où le crime allégué a été commis. Ils affirment également que la Haute Cour et la Cour d’appel ont toutes les deux reconnu, dans leurs arrêts respectifs, que rien dans les passeports des requérants n’indiquait que ceux-ci se soient rendus en Tanzanie le jour où le crime a été commis. Malgré cela et en dépit du fait qu'aucun élément de preuve à charge n’a été produit, les deux juridictions ont ignoré l’alibi des requérants sur la base de fausse conjecture que les requérants auraient pu utiliser des voies illégales (voies détournées ou panya) pour entrer en Tanzanie ; ce qui n'aurait pas laissé de traces dans leurs passeports.
b. Observations du défendeur
92. L'État défendeur n’a pas fait de commentaire sur cette allégation spécifique.
16 Dans le même ordre d'idées, arrêt Bl, paragraphes 181 à 184.
88 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
c. … Appréciation de la Cour
93. La Cour fait observer que l’alibi est un moyen de défense essentiel qui affecte l’équité d’un procès. La défense d’alibi est implicitement reconnue dans le droit à un procès équitable et devrait être minutieusement examinée et éventuellement écartée avant toute déclaration de culpabilité®°. Dans son arrêt en l'affaire Bl c.
Tanzanie, la Cour a considéré que :
« Lorsqu’un alibi est établi avec certitude, il peut être décisif sur la question de la culpabilité de la personne poursuivie. L’alibi dans la présente affaire était d’autant plus important que l’inculpation des requérants reposait sur les déclarations d’un témoin unique, et qu'aucune séance d’identification n’avait été faite »"°.
94. Dans la présente affaire, les comptes rendus des procédures judiciaires devant les juridictions internes montrent clairement que les requérants avaient invoqué un alibi pendant leur procès et que les juridictions nationales du défendeur l’ont effectivement examiné. La Cour d'appel a particulièrement examiné la question et a rejeté l’alibi après l’avoir mis sur la balance avec la déposition du témoin identifié comme PWB8, et a conclu que la déposition de ce témoin était suffisamment crédible pour écarter l'alibi des requérants.
95. La Cour rappelle cependant ses conclusions ci-dessus selon lesquelles la déposition du seul témoin à charge PW8 a été obtenue à la suite d’une séance d'identification entachée d’irrégularités. En conséquence, la condamnation des requérants uniquement sur la base de la déposition du seul témoin PW8 et des suppositions non corroborées selon lesquelles les requérants auraient emprunté des voies illégales (voies détournées ou panya) pour entrer en Tanzanie, a violé le droit des requérants à la défense, garanti à l’article 7(1)(c) de la Charte et constitue de ce fait une violation du droit des requérants à un procès équitable.
18 Arrêt Bl, paragraphe 192
19 Ibid. paragraphe 191
20 Voir l'arrêt de la Cour d’appel, p. 20 à 22
Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2 RICA 67 89
iv. Allégation relative à la déclaration de culpabilité et la condamnation des requérants à 30 ans de réclusion
a. Observations des requérants
96. Les requérants allèguent que leur déclaration de culpabilité et leur condamnation à 30 ans de réclusion étaient contraires à la Constitution et à l’article 7(2) de la Charte.
b. Observations du défendeur
97. Le défendeur rejette ces allégations et soutient que la déclaration de culpabilité et la condamnation des requérants étaient fondées sur les articles 285 et 286 du Code pénal de l’État défendeur, Chap. 16 (qui définissent les infractions de vol et de vol à main armée) et sur la loi sur les peines minimales (1972) telle que modifiée par la loi n° 10 de 1989, elle-même modifiée par la loi n° 6 de 1994 (qui fixe les peines pour les infractions de vol et de vol à main armée). Il soutient aussi que la déclaration de culpabilité et la condamnation des requérants avaient été prononcées dans le respect du droit applicable dans l'État défendeur et conformément à la Constitution et à l’article 7(2) de la Charte. Le défendeur ajoute que, si les griefs des requérants portent sur la durée de la peine imposée pour vol à main armée, la Cour n’est pas compétente pour connaître d’un recours en inconstitutionnalité contre la durée de la peine prévue par la législation nationale de l’État défendeur pour sanctionner un crime.
c. … Appréciation de la Cour
98. La Cour note, au vu des circonstances particulières de l'espèce que, sur la peine d'emprisonnement, les requérants affirment simplement que leur condamnation à 30 ans de réclusion est contraire à la Constitution de l’État défendeur et à l’article 7(2) de la Charte, qui est libellé comme qui suit :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement punissable. Aucune peine ne peut être infligée si elle n'a pas été prévue au moment où l'infraction a été commise. La peine est personnelle et ne peut frapper que le délinquant ».
99. Il ressort du dossier que la question qui se pose est celle de savoir si la peine à laquelle les requérants ont été condamnés, le 19 décembre 2005, et qui a été confirmée le 24 décembre 2009, n’était pas prévue par la loi.
90 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
100. Enl’espèce, le dossier soumis à l'examen de la Cour indique que le vol à main armée dont les requérants ont été reconnus coupables a été commis le 5 novembre 2002. Suite à leur extradition vers l’État défendeur le 24 mars 2003, les requérants ont été mis en accusation devant le Tribunal de première instance de Dar es-Salaam, à By, pour les crimes de vol à main armée et d'entente en vue de commettre un acte criminel, réprimés par les articles 285 et 286 du Code pénal, modifié par la loi n° 10 de 1989. Ces deux crimes sont visés par le Code pénal et la loi qui en porte modification. Aux termes de l’article 286 dudit Code pénal, quiconque est reconnu coupable de vol à main armée est passible d’une peine d'emprisonnement à perpétuité, avec ou sans châtiment corporel. L'article 5(b) de la loi sur les peines minimales de 1972, telle que modifiée par la loi de 1994, prescrit également que la peine minimale prévue pour cette infraction est de trente (30) ans de réclusion. Il ressort de ces deux dispositions, lues conjointement, que la peine minimale prévue pour le crime de vol à main armée est de trente (30) ans de réclusion.
101. || en résulte que les requérants ont été reconnus coupables et punis sur la base d’une législation qui existait avant la date de la commission du crime, soit le 5 novembre 2002, et que la peine qui a été prononcée à leur encontre était prescrite par cette même législation. L'allégation des requérants selon laquelle la déclaration de leur culpabilité et leur condamnation violeraient la Charte n’est donc pas fondée et, par conséquent, la Cour conclut qu’il n'y a pas eu violation de l’article 7(2) de la Charte.
v. Violation relative à l’assistance judiciaire gratuite
a. …— Observations des requérants
102. Dans leurs observations, les requérants affirment que leurs droits en vertu de l’article 7(1)(c) de la Charte ont été violés du fait qu’il ne leur a été accordé aucune assistance judiciaire devant la Cour d’appel, alors qu’ils étaient profanes, indigents, incarcérés et passibles de lourdes peines. Ils affirment aussi que le non-octroi d'une assistance judiciaire viole les règles prévues par plusieurs instruments internationaux, y compris par le droit non contraignant, qui font obligation au défendeur de fournir une assistance judiciaire aux justiciables.
b. Observations du défendeur
103. L'État défendeur n’a pas répondu à cette allégation
Ax et Aj c. Tanzanie (fond) (2017) 2 RICA 67 91
c. … Appréciation de la Cour
104. La Cour relève que la Charte africaine ne prévoit pas explicitement le droit à l'assistance judiciaire. Toutefois, dans une décision antérieure rendue en l'affaire Bj Bn c. République- Unie de Tanzanie, la Cour a conclu que l'assistance judiciaire gratuite est un droit implicite qui relève du droit à la défense consacré à l’article 7(1)(c) de la Charte. Dans la même affaire, la Cour a identifié deux conditions cumulatives requises pour qu’un accusé puisse bénéficier du droit à l’assistance judiciaire : l'indigence et l'intérêt de la justice.
105. 105.Enappréciant ces conditions, la Cour prend en considération plusieurs facteurs, notamment (i) la gravité du crime ; (ii) la sévérité de la peine encourue ; (iii) la complexité de l'affaire ; (iv) la situation sociale et personnelle du défendeur et, pour les procédures d'appel, le fond de l'appel (s’il contient une affirmation qui requiert des connaissances ou compétences juridiques) et la nature de « la procédure dans son entièreté », par exemple, s’il existe des divergences considérables sur les points de droit ou de fait dans les jugements des juridictions
106. La Cour fait observer que dès lors que les conditions justifiant l'octroi d’une assistance judiciaire sont réunies, une assistance judiciaire gratuite doit être mise à disposition pendant tous les procès en première instance et en appel.
107. En l’espèce, la Cour relève que les requérants étaient représentés par des avocats, aussi bien en première instance que devant la Haute Cour, même si le dossier n'indique pas clairement si des avocats avaient été constitués par les requérants eux-mêmes ou par l’État défendeur. C’est donc uniquement devant la Cour d’appel que les requérants n'étaient pas représentés. La question qui se pose est celle de savoir si les conditions qui justifient la représentation juridique existaient au moment de la procédure devant la Cour d’appel. 108. En ce qui concerne la première condition, à savoir l’indigence, l'État défendeur n’a pas contesté l'affirmation des requérants selon laquelle ils sont indigents. La Cour considère donc que cette exigence a été remplie.
109. S'agissant de la deuxième condition qui est que l’intérêt de la justice justifie une assistance judiciaire, la Cour estime que la déclaration de culpabilité et la peine de 30 ans de réclusion prononcées
21 Affaire Bj Bn c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 118. Voir aussi affaire Granger c. Royaume-Uni, requête 11932/86, arrêt du 28 mars 1990, paragraphe 44.
22 Jugement du Tribunal de première instance de By, Dar es-Salaam, p. 2, arrêt de la Haute Cour de Tanzanie, Dar es-Salaam, p. 2.
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à l’encontre des requérants pour le crime de vol à main armée sont tous les deux graves et ont des incidences considérables sur le droit des requérants à la liberté.
110. L'affaire soulève également de nombreuses questions juridiques et factuelles complexes (22 témoins à charge et 10 témoins à décharge) qui nécessitent, en matière de plaidoirie, des connaissances juridiques et des compétences techniques dont des personnes ordinaires et profanes en la matière, comme les requérants, ont rarement la maîtrise. À cet égard, la Cour note que, au cours des procédures au niveau national, la juridiction de première instance et la Haute Cour étaient parvenues à des conclusions divergentes en droit et en fait. Alors que le Juge de première instance avait acquitté les requérants, la Haute Cour avait infirmé cette décision en condamnant les requérants. En outre, même si la Cour d'Appel avait confirmé la décision et la peine prononcée par la Haute Cour, elle avait suivi un raisonnement différent. Tous ces faits confirment la complexité de l'affaire.
111. Dans ces circonstances, la Cour estime que l'intérêt de la justice rendait particulièrement indispensable la fourniture d’une assistance judiciaire gratuite aux requérants pendant la procédure devant la Cour
112. La Cour conclut, en conséquence, que pour n’avoir pas fourni une assistance judiciaire gratuite aux requérants, notamment devant la Cour d'appel, l’État défendeur a violé leur droit à la défense, garanti par l’article 7(1)(c) de la Charte.
vi. Allégation relative au retard dans la transmission des copies de l’arrêt
a. …— Observations des requérants
113. Les requérants allèguent que leur droit à un procès équitable a été violé par le fait que, jusqu’à deux ans après l’arrêt rendu par la Cour d’Appel dans l'affaire pénale n° 48 de 2006, l’État défendeur n’avait pas transmis les copies de la décision. Ils font valoir que, en raison de ce retard, ils n'avaient pas été en mesure d’introduire un recours contre l'arrêt de la Cour d'appel et leur demande de prorogation du délai fixé pour le recours avait été rejetée.
b. Observations du défendeur
114. Pour sa part, l'État défendeur reconnaît que la décision relative à l’Appel n° 48 de 2006 avait été rendue le 24 décembre 2009 et que les requérants n’avaient reçu la décision de la Cour d'appel que le
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2 novembre 2011. Le défendeur admet également que le délai dans lequel les requérants pouvaient introduire un recours pour obtenir une révision du jugement avait déjà expiré au moment où les requérants ont reçu copie dudit jugement.
115. Néanmoins, l’État défendeur soutient que le motif du rejet de la demande du second requérant aux fins de prorogation de délai pour déposer une demande en révision ne concernait pas le temps écoulé, mais était basé sur le fond de la demande qui, selon le juge de la Cour d'appel, ne justifiait pas l’octroi d’une prorogation de délai.
c. … Appréciation de la Cour
116. La Cour déduit des observations des parties que l’objet du litige est de savoir si ce retard accusé pour transmettre des copies de l'arrêt a porté atteinte au droit des requérants de former un recours en révision de la décision de la Cour d'appel et si cette situation constitue une violation de leur droit à ce que leur cause soit entendue, droit relevant des conditions d’un procès équitable énoncées à l’article 7(1) de la Charte.
117. La Cour relève que le droit à ce que sa cause soit entendue comprend un ensemble d’autres droits énumérés à l’article 7(1) de la Charte et dans d’autres instruments internationaux des droits de l'homme ratifiés par l’État défendeur. Le terme « comprend » à l’article 7(1) de la Charte présuppose que la liste n’est pas exhaustive et que le droit d'être entendu peut également intégrer d’autres droits individuels, tant en droit international que dans la législation interne de l’État concerné. En l'espèce, les appels des requérants ont été entendus respectivement par la Haute Cour et par la Cour d’appel de l'État défendeur. La législation nationale prévoit, en outre, la possibilité d’une révision de la décision de la Cour d’appel dans le cas où une telle décision serait entachée d'’irrégularités ayant causé une injustice à l’une des parties.
118. Il est évident qu’une partie ne peut introduire un recours en révision d’une décision donnée que si elle est en possession des copies du jugement dont elle cherche à obtenir la révision. À cet égard, la fourniture en temps opportun des copies d’un jugement est un facteur important, en particulier dans les cas où le droit des individus à introduire des recours éventuels disponibles dans le système interne est compromis par un retard considérable. Dans l'affaire Bj Bn c. République-Unie de Tanzanie, la Cour de céans a tiré la conclusion suivante :
23 Voir article 66(1) du Règlement de la Cour d'appel de Tanzanie.
94 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
« Il incombait aux juridictions de l’État défendeur de fournir au requérant le dossier d’instance dont il avait besoin pour poursuivre son recours. Que le défendeur ait failli à cette obligation et persiste à affirmer que le retard est le fait du requérant lui-même est inacceptable. L'affaire n’était pas complexe et le requérant a fait de nombreuses tentatives pour obtenir les comptes rendus pertinents, mais les autorités judiciaires ont prolongé indûment les délais avant de lui remettre ces documents. »°*
119. La Cour note que, dans l'affaire Bj Bn c. Tanzanie, le retard était dû à l’indisponibilité du dossier d'instance permettant de former un recours. En revanche, en l’espèce, le retard est dû à la non-disponibilité des copies des arrêts sur lesquels les requérants pouvaient se fonder pour introduire une demande en révision. La Cour estime que le principe énoncé dans l'affaire Bj Bn c. Tanzanie s'applique également en l'espèce en ce que le droit des requérants à poursuivre un possible recours disponible dans le système interne a été compromis par le retard observé pour leur fournir des copies de l’arrêt.
120. La Cour considère en conséquence que le fait que défendeur n’ait pas fourni aux requérants des copies de l'arrêt de la Cour d'appel pendant près de deux ans et sans la moindre justification constitue un retard excessif. La Cour estime également que ce retard a en effet porté atteinte au droit des requérants de demander une révision dans les délais prévus par la loi nationale.
121. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le retard injustifié de deux ans pour fournir les copies du jugement constitue une violation du droit des requérants à être entendus consacré aux articles 7(1) de la Charte et 14 du PIDCP.
B. Allégations relative à l’arrestation arbitraire en violation de l’article 6 de la Charte
122. Aux termes de l’article 6 de la Charte, les requérants invoquent la responsabilité du défendeur pour la violation de leur droit à la liberté, suite à leur présumée arrestation arbitraire en République du Kenya, avant d’être extradés et arrêtés à nouveau par les autorités tanzaniennes, après leur acquittement par le Tribunal de première instance des charges pénales qui pesaient sur eux.
24 Affaire Bj Bn, paragraphe 109. C’est dans cet esprit général que la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples a déclaré que « toutes les décisions des organes judiciaires doivent être publiées et disponibles pour tout le monde », à fortiori, pour les parties à une affaire dont les enjeux sont importants.
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i. Allégation relative à la garde à vue des requérants pendant trois semaines
123. Les requérants affirment qu’ils avaient été placés en garde à vue pendant trois semaines par les autorités de la République du Kenya avant d’être déférés devant le juge, ce qui constitue une violation de leurs droits fondamentaux. Le défendeur affirme que cette allégation s'adressait à la République du Kenya, qui n’est pas partie à la présente requête.
124. La Cour réaffirme sa position qu’elle n’a pas compétence pour connaître des allégations dirigées contre la République du Kenya et elle rejette cette allégation en conséquence.
ii. — Allégation relative à l’arrestation à nouveau après l’acquittement
a. …— Observations des requérants
125. Les requérants allèguent que leurs droits garantis à l’article 6(1) (b) de la Charte ont été violés lorsqu'ils ont été arrêtés de nouveau par la police, après avoir été acquittés par le juge de première instance à By. Ils affirment encore que, suite à leur acquittement des chefs d'accusation de vol à main armée et d'entente pour commettre des crimes, ils avaient été immédiatement arrêtés de nouveau et inculpés pour les crimes de vol et de vol à main armée, respectivement réprimés par les articles 265 et 287 du Code pénal de l’État défendeur, devant le Tribunal de première instance de Dar es-Salaam, à By. Toujours selon les requérants, cette nouvelle arrestation et les chefs d'accusation de vol et de vol à main armée qui leur ont été notifiées par la suite constituent une violation de leur droit à la présomption
b. Observations du défendeur
126. Le défendeur soutient que les requérants avaient été arrêtés conformément à la loi et que les deuxièmes charges avaient été retirées par la suite, dans l'intérêt de la justice et du respect chefs
c. … Appréciation de la Cour
127. La Cour relève qu’il ressort du dossier que le 26 mars 2003, les requérants ont été déférés devant le magistrat résident du Tribunal
96 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
de By à Dar es-Salaam et inculpés pour deux chefs d'accusation, en vertu du Code pénal, Cap. 16. Le premier chef, entente en vue de commettre une infraction, crime prévu et réprimé par l’article 384 ; le deuxième chef, vol à main armée est prévu et réprimé par les articles 285 et 286 du Code pénal. Les détails de l'affaire et aussi le fait que le défendeur ne les a pas contestés indiquent également qu'après que le magistrat résident de By les a acquittés de ces chefs d'accusation, ils ont été de nouveau déférés devant la même Cour le 14 mars 2005 pour deux nouveaux chefs d'accusation : (i) vol, crime prévu et réprimé par l’article 265 du Code pénal, en l'affaire pénale n°399/2005 et (ii) vol à main armée, crime prévu et réprimé par l’article 287 du Code pénal en l'affaire pénale n°400/2005.
128. Ces chefs d'accusation ont été abandonnés par la suite lorsque l'appel interjeté devant la Haute Cour sur le chef initial de vol à main armée a été entendu ; leur acquittement par le tribunal de première instance a été annulé, la déclaration de culpabilité ainsi que la peine de réclusion de 30 ans lui ont été substituées. Il ressort de cette série de faits que les autorités de l’État défendeur ont retenu contre les requérants un nouveau chef d'accusation en vertu de diverses sections du Code pénal, sur la base des mêmes faits que ceux invoqués dans le chef initial de vol à main armée et devant le même juge de première instance.
129. Au vu de ce qui précède, la question qui se pose est celle de savoir si la nouvelle arrestation des requérants était contraire aux dispositions de l’article 6 de la Charte libellé comme suit :
« Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement déterminés par la loi ; en particulier nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement“ »
130. En vertu de l’article 6 de la Charte, le droit à la liberté interdit l'arrestation arbitraire qui généralement implique une privation de liberté contraire à la loi ou aux motifs et conditions spécifiés parla loi”. La notion d'arbitraire couvre également la privation de liberté contrairement à la norme qu'’est le caractère raisonnable de l'arrestation, c'est-à-dire si celle-ci est « juste, proportionnée et équitable par opposition à injuste,
25 Voir aussi les articles 3 et 9, Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (1950), article 7 de la Convention américaine des droits de l'homme (1969), l'article XXV de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme (1948), l’article 14 de la Charte arabe des droits de l'homme.
26 Bo
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absurde et arbitraire” ».
131. Pour déterminer si une privation de liberté particulière est arbitraire ou non, la jurisprudence internationale en matière de droits de l'homme, s'appuie sur trois critères que sont la légalité de la privation, l'existence de motifs clairs et raisonnables et la disponibilité de garanties procédurales contre l'arbitraire’. Ces conditions sont cumulatives et le non-respect d’une seule d’entre elles rend la privation de liberté arbitraire.
d. … Légalité de la détention
132. La Cour relève que l'arrestation ou la détention sans une base juridique est arbitraire.’ Toute privation de liberté doit avoir une base juridique ou être menée « conformément à la loi*° ».
133. En l'espèce, l’État défendeur soutient généralement que la nouvelle arrestation des requérants était légale sans indiquer la loi spécifique sur la base de laquelle cette nouvelle arrestation a été faite. Néanmoins, la Cour déduit de l'argument non contesté des requérants qu'ils ont été arrêtés à nouveau en vertu de l’article 265 du Code pénal du défendeur. La Cour estime donc qu’il existe une base juridique adéquate pour l’arrestation à nouveau des requérants et qu’elle a été menée « conformément à la loi ».
e. L’existence de motifs clairs et raisonnables
134. La Cour fait observer que la privation de liberté doit reposer sur des motifs clairs et raisonnables. Bien que l’article 6 de la Charte n’exige pas explicitement que les motifs soient clairs ou raisonnables, l'expression « motifs et conditions » signifie implicitement que l'arrestation ou la détention ne peuvent être menées sans justification
27 Voir c. Bt Ac Bm, c. communication adoptée Cameroun, le 21 Comm. juillet n °305/1988, n° 1994, 458/1991, paragraphe Doc. Comité ONU. 9.8 ; des ÉCPRIC/20/D/305/4; affaire droits Hugo de l'homme van Alphen 988 des (1990), Pays-Bas, paragraphe 5.8 ; affaire A c. Australie, communication n °560/1993, U.N. Doc. CCPR/C/59/D/ 560/1 993 (30 avril 1997), paragraphe 9.2.
28 Voir Principes et lignes directrices sur le droit à un procès équitable et l'assistance judiciaire en Afrique, Commission africaine, DOC/OS (XXX) 247 (2001).
29 Observation générale n°35, article 9 (Liberté et sécurité de la personne), Comité des droits de l'homme de l'ONU, CCPR/C/GC/35 (2014), paragraphe 11 ; affaire Aq Ba Ba c. Guinée équatoriale, communication no 414/1990, U.N. Doc. CCPR/C/51/D/414/1990 (1994), paragraphe 6.5.
30 Ibid. Voir aussi Communication 368/09 At Bx, Ali Bx & autres c. République du Soudan, Commission africaine, (2014), paragraphe 79-80; Principe 2, Ensemble de principes de l'ONU pour la protection de toutes les personnes sous toute forme de détention ou d'emprisonnement Assemblée générale A/RES/43/173, 9 décembre 1988.
98 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
appropriée ou sans motifs raisonnables.‘
135. En l'espèce, les requérants ont été arrêtés sur la base d’une accusation en matière pénale. || est de jurisprudence constante que l'arrestation etla détention des personnes poursuivies en matière pénale sont courantes et valables et reconnues aussi bien par la législation nationale du défendeur que par le droit international des droits de l’homme“. Toutefois, la Cour estime que la validité d’un motif particulier de privation de liberté doit également être examinée en fonction des circonstances de chaque cas et à la lumière de l'exigence du caractère raisonnable précité. Dans le cadre des procédures pénales, une fois qu’un accusé a été acquitté par un tribunal d’un crime particulier, le droit fondamental à la liberté exige qu’il soit immédiatement libéré et qu’il soit autorisé à jouir de sa liberté sans entrave.
136. || ressort de la présente requête que les requérants ont été arrêtés à nouveau immédiatement et maintenus en détention après leur libération suite à la décision du tribunal de première instance les acquittant des chefs de vol à main armée et entente pour commettre un acte criminel. Ils ont ensuite été accusés d’un autre crime de vol et de vol à main armée fondé sur les mêmes faits en vertu d’une section différente du Code pénal. Le défendeur n’a donné aucune raison justifiant de la nécessité de porter de nouvelles accusations de vol et vol à main armée sur la base des mêmes faits après qu’un tribunal de droit a acquitté les requérants de faits similaires.
137. La Cour est d’avis qu’il est inapproprié et injuste et donc arbitraire d'arrêter une nouvelle fois quelqu’un et de porter contre lui de nouvelles accusations sur la base des mêmes faits sans justification après qu’il ou elle a été acquittée d’un crime particulier par un tribunal. Le droit à la liberté devient illusoire et la procédure judiciaire finit par être imprévisible si les individus peuvent être à nouveau arrêtés et accusés de nouveaux crimes après qu’un tribunal de justice a déclaré leur innocence. La Cour constate qu’il n'y a donc pas eu de motif raisonnable pour la nouvelle arrestation des requérants entre le moment où ils ont été acquittés par le tribunal de résidence et la déclaration de culpabilité prononcée à leur encontre en appel par la Haute Cour de l’État défendeur.
138. En conséquence, la Cour estime qu’il n'est pas nécessaire d'examiner si la troisième exigence relative à la disponibilité des garanties procédurales contre l'arbitraire a été respectée.
31 Communication n °379/09, Am Ar, Aw Bw et Bz An Breprésentée par la FIDH et l'OMCT) c. le Soudan, 10 mars 2015, paragraphe 105. 32 L'article 9 du PIDCP prévoit expressément une situation où les individus peuvent être privés de liberté sur la base d’une accusation en matière pénale. (voir paragraphe 3).
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139. La Cour conclut que le droit à la liberté des requérants, qui est garanti à l’article 6 de la Charte a été violé par l’État défendeur lorsqu'il a arbitrairement procédé à nouveau l'arrestation des requérants et a porté contre eux de nouvelles accusations après leur acquittement des mêmes crimes par le tribunal.
C. Allégation de détention des requérants au secret en violation de l’article 5 de la Charte
i. Observations des requérants
140. Les requérants affirment qu’ils ont été détenus pendant quatre jours dans une cellule de police sans nourriture et sans accès au monde extérieur. Ils allèguent que leur détention était illégale et violait leurs droits consacrés à l’article 5 de la Charte.
iii — Observations du défendeur
141. L'État défendeur réfute dans son intégralité l’allégation selon laquelle les requérants ont été détenus au secret pendant quatre jours, sans nourriture et sans accès au monde extérieur, et demande que les requérants en apportent la preuve irréfutable.
iii. Appréciation de la Cour
142. La Cour relève que c’est une règle fondamentale de droit que quiconque formule une allégation doit en apporter la preuve. Toutefois, en ce qui concerne les violations des droits de l'homme, cette règle ne peut s'appliquer de manière rigide. De par leur nature, certaines violations des droits de l'homme relatives aux cas de détention au secret et de disparition forcée sont entourées de secret et sont habituellement commises hors la loi et hors de la vue du public. Dans ces circonstances, les victimes de violations des droits de l'homme sont pratiquement incapables de prouver leurs allégations, car les moyens de vérifier celles-ci sont susceptibles d’être contrôlés par l’État.3
143. Dans de tels cas, « aucune des parties ne supporte à elle seule la charge de la preuve“ » et la détermination de la charge de
33 Cour interaméricaine des droits de l'homme, affaire Ve/âsquez-Rodriguez c. Honduras, arrêt du 29 juillet 1988, paragraphes 127 à 136.
34 _ Affaire Bg Bf Bh (République de Guinée c. République démocratique du Congo), Cour internationale de justice, arrêt du 30 novembre 2010, paragraphe 56.
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la preuve dépend du « type de faits qu’il est nécessaire d’établir pour pouvoir juger l’affaire* ». Il appartient à la Cour d’examiner toutes les circonstances en vue d'établir les faits.
144. En l'espèce, les requérants affirment simplement qu’ils ont été détenus pendant quatre jours dans une cellule de police sans nourriture et sans accès au monde extérieur. Compte tenu des conditions particulières de leur détention, la Cour comprend qu'il peut leur être difficile de prouver leur affirmation.
145. Néanmoins, les requérants n’ont soumis aucun élément de preuve prima facie pour étayer leur allégation, qui aurait permis à la Cour de déplacer la charge de la preuve sur le défendeur. La Cour rappelle que les requérants ont été assistés par des avocats devant le tribunal de première instance et devant la Haute Cour et rien dans le dossier ne montre qu’ils ont soulevé la question devant les juridictions du défendeur ou fait part des conditions de leur détention à leurs avocats ou à leur gouvernement.
146. De ce qui précède, la Cour constate que cette allégation n’est pas fondée et la rejette en conséquence.
D. Allégation de violation de l’article 3 de la Charte
i. Observations des requérants
147. Les requérants allèguent d’une manière générale que l’État défendeur a violé le droit qui leur est garanti à l’article 3 de la Charte.
ii. Observations du défendeur
148. L'État défendeur soutient que les articles 12 et 13 de la Constitution de la République-Unie de Tanzanie garantissent ces droits de manière péremptoire et que les requérants n’ont pas démontré en quoi ces garanties d'égalité leur ont été niées, entraînant ainsi les violations alléguées. Le défendeur rappelle également que l’article 9(1) de la Loi sur les droits et les devoirs fondamentaux [Cap 3 RE 2002] offre également les garanties appropriées contre la violation alléguée.
iii. Appréciation de la Cour
149. L'article 3 de la Charte africaine est libellé comme suit :
« Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi.
35 Ibid, paragraphes 54 et 55.
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Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi ».
150. Cette disposition comprend deux volets, d’une part le droit à l'égalité devant la loi et d'autre part le droit à une égale protection de
151. En ce qui concerne le droit à une protection égale de la loi, la Cour constate que ce droit est reconnu et garanti dans la Constitution de l’État défendeur et que les dispositions pertinentes (articles 12 et 13) consacrent le droit sacré dans sa forme et son contenu à égalité prévu par la Charte, en interdisant notamment toute discrimination.
152. Ence qui concerne le droit à l'égalité devant la loi, les requérants en l'espèce allèguent que le droit prévu à l'article 3 a été violé par l'État défendeur, sans préciser comment ni dans quelles circonstances ils ont été victimes de discrimination. Dans l'affaire Bl c. Tanzanie, la Cour a statué qu’ « il incombe à la Partie qui prétend avoir été victime d’un traitement discriminatoire d’en fournir la preuve® ». Les requérants n’ont pas indiqué les circonstances dans lesquelles ils ont été soumis à un traitement différencié injustifié, par rapport à d’autres personnes dans une situation similaire’. Comme la Cour de céans l’a déclaré dans sa jurisprudence, dans l'arrêt Bj Bn c. Tanzanie, « les déclarations générales selon lesquelles [un] droit a été violé ne suffisent pas. Une plus grande justification est requise“ ».
153. La Cour rejette donc l’allégation des requérants selon laquelle leurs droits garantis à l’article 3 de la Charte ont été violés.
E. … Allégation relative à la violation de tous les principes reconnus des droits de l’homme et du droit international
i. Observations des requérants
154. Les requérants ont également soutenu de manière générale que par leurs actes, les Gouvernements kényan et tanzanien ont violé tous les principes reconnus des droits de l'homme et du droit international.
ii. Observations du défendeur
155. En réponse à la partie de cette allégation dirigée contre lui, l’État défendeur fait valoir qu’elle n’est ni claire ni précise et que les
36 Affaire Bl, paragraphe 153.
37 Ibid, paragraphe 154.
38 Affaire Bj Bn, paragraphe 140.
102 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
requérants n’ont pas indiqué les principes et les domaines du droit international qui ont été violés. De l’avis du défendeur, l'expression « tous les principes reconnus des droits de l'homme et du droit international » est vague et générale.
iii. Appréciation de la Cour
156. La Cour a déjà rejeté l’allégation des requérants à l'encontre du Gouvernement du Kenya, pour défaut de compétence personnelle, comme indiqué plus haut (paragraphe 44).
157. En ce qui concerne le défendeur, la Cour a précédemment statué qu’elle ne peut examiner une allégation de violation des droits de l'homme que si les faits qui révèlent cette violation ou la nature du droit qui a été violé sont formulés de manière adéquate dans la requête“. L'allégation en l'espèce manque de précision sur ces deux points. Les requérants n’ont pas clairement indiqué le droit ou le principe des droits de l'homme ou du droit international qui auraient été violés. Ils n’ont pas non plus précisé la base factuelle d’une telle allégation. En conséquence, la Cour ne peut juger du fond de l’allégation des requérants, en raison de sa nature générale et conclut qu’il n’y a pas eu violation d’un droit protégé par la Charte ou par d’autres instruments internationaux relatif aux droits de l'homme et ratifiés par l’État défendeur.
F. Allégation selon laquelle l’État défendeur a violé l’article 1 de la Charte
158. Les requérants allèguent que l’État défendeur a failli à l’obligation qui est la sienne en vertu de l’article 1 de la Charte, pour avoir omis de donner effet aux droits qui y sont énoncés.‘° Le défendeur n’a pas fait d'observations sur cette allégation.
159. La Cour réitère sa position dans l'affaire Bj Bn c. Tanzanie selon laquelle l’article 1 de la Charte africaine impose l'obligation générale aux États parties de reconnaître les droits qui y sont garantis et d’adopter des mesures législatives et autres, pour donner effet à ces droits, devoirs et libertés‘’. En conséquence, pour savoir si un État a violé ou non l’article 1 de la Charte, la Cour examine
39 Voir affaire Be Au Ab, The Ai and Bi As Centre et Bc Ap Av c. République-Unie de Tanzanie, requête 009&011/2011, paragraphe 12 ; affaire Bd Aa, paragraphes 121, 122, 131 et 134.
41 Affaire Bj Bn, paragraphe 135
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non seulement la disponibilité des mesures législatives nationales prises par cet État, mais également si l’application de ces mesures législatives ou autres, garantit le respect des droits, devoirs et libertés consacrés dans la Charte, c’est-à-dire, à la réalisation des buts et des objectifs de la Charte“. « Si la Cour conclut que l’un des droits, devoirs et libertés énoncés dans la Charte est réduit, violé ou non, cela signifie nécessairement que l’obligation énoncée à l’article 1 de la Charte n’a pas été respectée et a été violée“ ».
160. En l’espèce, la Cour a déjà conclu que l’État défendeur a violé les articles 6 et 7 de la Charte. Sur cette base, la Cour conclut que la violation de ces droits révèle en même temps une violation par le défendeur de l'obligation qui est la sienne en vertu de l’article 1 de la Charte de respecter et de faire respecter les garanties qui y sont inscrites.
IX. Réparations
161. Dans la requête, il est notamment demandé à la Cour d'accorder des réparations et toute autre mesure ou réparation qu’elle estime appropriées.
162. Par ailleurs, l’État défendeur a demandé à la Cour de rejeter la demande de réparation et toutes les autres mesures de redressement demandées par les requérants.
163. L'article 27(1) du Protocole portant création de la Cour dispose que « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l'octroi d’une réparation ».
164. À cet égard, l’article 63 du Règlement intérieur de la Cour prévoit que « la Cour statue sur la demande de réparation … dans l’arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l’homme ou des peuples ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».
165. En l'espèce, la Cour entend statuer sur certaines formes de réparation dans le présent arrêt et sur d’autres formes de réparation à un stade ultérieur de la procédure.
X. Frais de procédure
166. Dans leurs observations, les requérants et le défendeur n’ont fait aucune mention des frais de procédure.
104 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
167. La Cour relève qu'aux termes de l’article 30 du Règlement, « À moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
168. La Cour se prononcera sur la question des frais de la procédure lorsqu'elle statuera sur les autres formes de réparation.
169. Par ces motifs
La COUR,
à l’unanimité,
i. rejette les exceptions préliminaires d’incompétence personnelle et matérielle de la Cour soulevée par l'État défendeur ;
ii. déclare que la Cour est compétente ;
iii. rejette les exceptions préliminaires d’irrecevabilité de la requête soulevées par l’État défendeur tirée du non-épuisement des voies de recours internes et du fait qu’elle n'aurait pas été déposée dans un délai raisonnable après l’épuisement des voies de recours internes ;
iv. déclare la requête recevable ;
V. dit que l’État défendeur n’a pas violé les articles 3, 5, 7(1)(a), 7(1)(b) et 7(2) de la Charte ;
vi. dit que l’État défendeur a violé les articles 1, 6, 7(1) et 7(1)(c) de la Charte ;
vi. ordonne à l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires, qui permettrait d'effacer les conséquences des violations constatées, le retour à la situation antérieure et le rétablissement des requérants dans leurs droits, dans un délai de six (6) mois à compter de la date du présent arrêt, des mesures prises à cet effet ;
vi. accorde aux requérants, conformément à l’article 63 du Règlement de la Cour, un délai de trente (30) jours pour déposer leurs observations sur la demande de réparations, et à l’État défendeur d’y répondre dans les trente (30) jours suivant réception des observations des requérants ;
ix. réserve sa décision sur les demandes portant sur d’autres formes de réparation et sur les frais de procédure.