An c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RJCA 257 257
An c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RICA 257
Requête 012/2015, An Aj An c. République-Unie de
Tanzanie
Arrêt, 22 mars 2018. Fait en anglais et en français, le texte français
faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSE, BEN ACHOUR,
MENGUE, MUKAMULISA, CHIZUMILA et BENSAOULA
Le requérant a été déporté au Kenya après que sa nationalité tanzanienne
lui ait été retirée. Le Kenya l’a par la suite déporté vers la Tanzanie où il est
resté bloqué dans la zone tampon à la frontière. Le requérant a allégué
que son droit à la nationalité, garanti par la Constitution tanzanienne
et la Déclaration universelle des droits de l'homme, avait été violé. La
Cour a estimé que ni la Charte, ni le PIDCP ne traitaient explicitement
du droit à la nationalité mais que le retrait de la nationalité qui rend le
requérant apatride viole la Déclaration universelle des droits de l'homme
ayant acquis le caractère de droit international coutumier. La Cour a en
outre conclu que la manière dont le requérant avait été expulsé était
contraire au PIDCP.
Compétence (instruments internationaux ratifiés par l'Etat défendeur,
35 ; caractère facultatif de la mention expresse des obligations découlant
de la Charte, 36)
Recevabilité (épuisement des recours internes, recours en révision,
expulsion, 52, 53 ; introduction dans un délai raisonnable, 57-59)
Interprétation (Déclaration universelle ayant acquis caractère de droit
international coutumier,
Nationalité (retrait, apatridie, 78, 79, 87, 88, 102 ; contestation, charge
de la preuve, 80-85 ; procédure, audience, 112)
Expulsion (arbitraire, 100-102, 105)
Réparations (pouvoir d'annulation de la décision d'expulsion)
| Les parties
1 Le requérant, An Aj An (ci-après dénommé « le requérant »), déclare qu’il est né en 1979 à Masinono, Butiama, en République-Unie de Tanzanie.
2 La requête a été introduite contre la République-Unie de Tanzanie, devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après dénommée « la Charte ») le 21 décembre 1986 et au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « le Protocole ») le 10 février 2006. L'État défendeur a en outre déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, reconnaissant la compétence de la Cour pour
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connaître des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales, le 29 mars 2010. Il est également devenu partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci- après dénommé « le PIDCP») le 11 juillet 1976 et au Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels (PIDESC) le 11 juin 1976.
Il. L’objet de la requête
3 La requête porte sur le retrait de la nationalité et à l'expulsion du requérant de ce dernier de la République-Unie de Tanzanie par l'Etat défendeur.
A Les faits de la cause
4 Le requérant déclare qu’en 2012, il s’est présenté devant les autorités tanzaniennes du commissariat du district de Babati pour accomplir les formalités requises pour son mariage. La police a décidé de saisir son passeport, au motif que sa nationalité tanzanienne avait suscité des soupçons. Sa nationalité tanzanienne lui a été retirée, il a été expulsé au Kenya d’où il a été ré-expulsé en Tanzanie, mais ne pouvant plus rentrer en Tanzanie, il est demeuré dans la « zone tampon » située entre la République-Unie de Tanzanie et la République du Kenya, à Sirari.
5. Le 02 septembre 2013, il a envoyé au Ministre des Affaires intérieures et de l'Immigration une lettre demandant à ce dernier les raisons du retrait de son titre de voyage par la police.
6 Entre avril et mai 2014, les services de l'immigration ont ouvert une enquête et interrogé certains habitants du village de Masinono, notamment ceux présentés par le requérant comme ses parents biologiques. Beaucoup ont attesté que le requérant était le fils biologique d’An Bc et de Ar Ay As. Une seule personne, son oncle Alal Bc (frère de son père), a déclaré que le requérant était né au Kenya, d’une certaine Ak Am et qu’il avait seulement émigré en Tanzanie.
7 Le requérant dit qu’il a écrit au Bureau chargé de la prévention et de la lutte contre la corruption, pour l’informer du fait que les agents de l'immigration lui ont demandé de leur donner des pots de vin, ce qu’il s’est refusé de faire.
8 Par lettre en date du 21 août 2014, le Ministre des Affaires intérieures et de l'Immigration a informé le requérant qu’après vérification minutieuse de tous les documents pertinents, les agents relevant de son département ont pu conclure qu’il n'est pas citoyen tanzanien et que son passeport tanzanien N°AB125581 avait été
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délivré sur la base de faux documents. Le Ministre ajoute dans sa lettre que ce passeport a été annulé et que le requérant était sommé de se rendre au bureau de l'immigration pour y être informé des démarches à suivre en vue de l'obtention de la nationalité tanzanienne.
9. En ce qui concerne cette invitation, Le requérant allègue qu’il n’avait pas connaissance de la lettre du Ministre au moment où il se rendait au bureau de l'immigration de Manyara, le 26 août 2014, pour demander la restitution de son passeport. Dès son arrivée, dit-il, il a été arrêté, mis en détention et battu. Sept jours plus tard, soit le 1er septembre 2014, il était expulsé, conduit sous escorte de la police de l'immigration jusqu’à la frontière du Kenya, après avoir été contraint de signer une notification d’expulsion et un document dans lequel il attestait de sa nationalité kenyane.
10. Le 5 octobre 2014, le père du requérant a saisi le Premier Ministre de l’État défendeur en vue de l’annulation de la décision privant son fils de sa nationalité et ordonnant son expulsion. La lettre du père du requérant a été transmise au Ministre des Affaires intérieures et de l'Immigration pour étude et suite à donner. Le 3 décembre 2014, le Ministre des Affaires intérieures et de l'Immigration a confirmé les mesures d'expulsion du requérant.
11. Au Ae, le 3 novembre 2014, le requérant a été trouvé dans un état comateux, avec des hématomes et des blessures, et conduit à l'hôpital. Le 6 novembre 2014, il a comparu devant le tribunal de première instance de Homa Bay du Kenya qui l’a déclaré en « situation irrégulière » sur le territoire kenyan et l’a condamné à payer une amende pour séjour illégal. Suite à cette décision, le requérant a été expulsé en Tanzanie.
12. Le requérant allègue qu’il vit depuis lors en cachette, dans la « zone tampon » entre le territoire de l’État défendeur et la République du Kenya, dans des conditions très difficiles, sans aucun service social ou sanitaire de base.
B. Les violations alléguées
13. Le requérant allègue que la saisie de son passeport, la notification émise contre lui en tant qu’ « immigrant clandestin » et son expulsion de la République-Unie de Tanzanie le privent de son droit à la nationalité tanzanienne garanti et protégé par les articles 15(1) et 17 de la Constitution tanzanienne et 15(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
14. Dans sa réplique au mémoire de l’État défendeur, le requérant, par l'intermédiaire de son conseil, ajoute qu’en le privant de sa nationalité tanzanienne et en l’expulsant vers le Kenya qui, à son tour, l’a déclaré en « situation irrégulière », l’État défendeur a violé plusieurs
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de ses droits fondamentaux :
«i, le droit de circuler librement et de choisir sa résidence dans son pays, garanti par l’article 12 de la Charte ;
ii. le droit à la liberté, à la sécurité de sa personne et à la protection contre les arrestations ou les détentions arbitraires prévu aux articles 9(1) du PIDESC et 6 de la Charte ;
iii. le droit à l'égalité devant la loi ; le droit à la présomption d’innocence jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie ; le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, garantis par les articles 15 du PIDCP et 7(b) de la Charte ; le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur, prévu à l’article 7(a) de la Charte ;
iv. le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis, prévu à l’article 13(1) de la Charte et 25(1) du PIDCP;
v. le droit d’accéder aux fonctions publiques et d’user des services publics de son pays prévu aux articles 13(2) de la Charte et 25(2) du PIDCP ;
vi. le droit au travail prévu par les articles 15 de la Charte et 6 du PIDESC ;
vil. le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale garanti par l’article 16 de la Charte ;
viii. le droit à la protection de sa famille par l’État défendeur prévu à l’article 18 de la Charte et le droit à un niveau de vie suffisant pour soi et pour sa famille prévu à l’article 11 du PIDESC ;
ix. le droit de se marier et de fonder une famille, garanti par l’article 23 du PIDCP ;
x. le droit de prendre part à la vie culturelle de sa communauté prévu à l’article 17(2) de la Charte. »
Il. Résumé de la procédure devant la Cour
15. La requête datée du 24 mai 2015 a été introduite par courrier électronique envoyé au Greffe de la Cour le 25 mai 2015.
16. La question de la validité de ce courrier et de son enregistrement a été examinée par la Cour lors de sa 38ème session ordinaire. La
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Cour a ordonné que le courriel soit enregistré.
17. Le 15 septembre 2015, la requête a été transmise à l’État défendeur. Ce même jour, elle a été communiquée à tous les États parties au Protocole et, le 28 octobre 2015, aux autres entités mentionnées à l’article 35(3) du Règlement intérieur de la Cour (ci- après, le Règlement).
18. Le 30 décembre 2015, l’État défendeur a déposé son mémoire en défense. Le 5 janvier 2016, le Greffe a transmis ledit mémoire au requérant.
19. À sa 39ème session ordinaire, la Cour a décidé d'accorder une assistance judiciaire au requérant et a instruit le Greffe de contacter l'ONG Bi Ad Bb à cet effet. Le 4 février 2016, l'ONG a signifié son accord de prendre la défense du requérant.
20. Le 25 mars 2016, la Cour, en application des dispositions de l’article 45(2) de son Règlement, a sollicité l’avis de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples sur les questions de nationalité en relation avec la requête, compte tenu de son expertise en la matière. La Commission n’a pas répondu à la demande de la Cour.
21. Par requête datée du 18 novembre 2016 et reçue au Greffe le 28 novembre 2016, le requérant a demandé à la Cour d’ordonner des mesures provisoires visant à : (i) dissuader l’État défendeur de lui interdire de fouler le sol tanzanien ; (ii) lui permettre de regagner sa famille en Tanzanie en attendant la décision finale de la Cour. La requête a été communiquée aux parties le 2 décembre 2016.
22. Le 6 décembre 2016, le Greffe a informé les parties de la tenue d’une audience publique le 17 mars 2017. À la demande du requérant, la Cour a tenu ladite audience le 21 mars 2017. Pendant l'audience, les parties ont fait leurs plaidoiries et déposé leurs conclusions orales. Les membres de la Cour ont posé des questions auxquelles les Parties ont répondu.
23. À la demande de l’État défendeur pendant l’audience publique, les parties ont été autorisées à déposer des preuves additionnelles.
24. En application de l’article 45(2) de son Règlement, le 4 janvier 2017, la Cour a demandé à l'ONG Open Ab Justice Initiative - dont l'expertise sur le régime des nationalités et de l’apatridie est reconnue en droit international, son avis juridique sur cette question.
25. Le 7 mars 2017, Open Ab Justice Initiative a transmis ses observations qui ont été communiquées aux parties pour leurs commentaires.
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IV. Mesures sollicitées par les parties
A. Mesures sollicitées par le requérant
26. Le requérant demande à la Cour de déclarer la décision des autorités de l'immigration de l’expulser de son propre pays nulle et non avenue.
27. En outre, dans sa réplique au mémoire de l’État défendeur, le requérant prie la Cour d’ordonner les mesures suivantes :
«i, l'annulation de la notification le désignant « immigrant clandestin » et le rétablissement de sa nationalité en le déclarant citoyen de la République-Unie de Tanzanie ;
ii. lui donner autorisation de rentrer et de demeurer dans l’État défendeur comme tous les autres citoyens de l’État défendeur ;
iii. ordonner à l’État défendeur d'assurer sa protection comme il le fait pour les autres citoyens et de le protéger contre la victimisation qui résulterait de la présente affaire ;
iv. ordonner à l’État défendeur de réformer la loi sur l'immigration afin de garantir un procès équitable avant toute prise de décision susceptible de priver une personne d’un droit fondamental comme le droit à la nationalité. »
B. Mesures sollicitées par l’État défendeur
28. Dans sa réponse à la requête, l’État défendeur demande à la Cour de :
i. se déclarer incompétente pour connaître de la requête ;
ii. déclarer celle-ci irrecevable au motif qu’elle ne répond pas aux critères de recevabilité énoncés aux articles 40(5) et (6) du Règlement ;
iii. dire que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé le droit du requérant à la liberté individuelle et à la vie ;
iv. dire que les allégations de corruption sont fausses ;
v. rejeter la requête au motif qu’elle est sans fondement.
vi. et lui donner autorisation de déposer des preuves additionnelles en vertu de l’article 50 du Règlement.
V. Sur la compétence
29. En application de l’article 39(1) du Règlement, « La Cour
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procède à un examen préliminaire de sa compétence … ».
30. En l’espèce, l’État défendeur soulève une exception d’incompétence matérielle sur laquelle la Cour doit statuer avant d'examiner les autres aspects de la compétence.
A. _L’exception d’incompétence matérielle de la Cour
31. L'État défendeur a soulevé l'exception d’incompétence matérielle de la Cour, en invoquant les articles 3(1) du Protocole et 26(1) et (2) du Règlement. En son point (1), ce dernier dispose comme suit : «La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ».
32. L'État défendeur soutient que, contrairement à cette disposition, le requérant ne demande pas à la Cour d’interpréter ou d’appliquer un article de la Charte ou du Règlement ; il n’invoque pas non plus un quelconque instrument de droits de l’homme ratifié par la République- Unie de Tanzanie.
33. Le requérant réfute l'exception d’incompétence matérielle de la Cour soulevée par l’État défendeur et soutient que même en l’absence d’une quelconque référence expresse à la Charte ou au Protocole, les faits allégués entrent dans le champ d’application des instruments internationaux en vertu desquels la Cour est compétente.
34. La Cour constate qu’effectivement la requête n'indique pas les articles ou les instruments de droits de l'homme qui garantissent les droits dont le requérant allègue la violation.
35. Mais dans sa réplique au mémoire en défense, le requérant précise les droits dont il allègue la violation ainsi que les instruments internationaux qui en assurent la garantie. I! s'ensuit que la requête évoque des allégations de violation des droits de l'homme garantis par des instruments juridiques internationaux applicables devant la Cour de céans et ratifiés par l’État défendeur, en particulier, la Charte, le PIDCP et le PIDESC.
36. La Cour rappelle sa jurisprudence constante sur cette question et réaffirme que les droits dont la violation est alléguée ne doivent nécessairement pas être précisés dans la requête ; qu’il suffit que l’objet de la requête soit en rapport avec des droits garantis par la Charte ou par tout autre instrument pertinent des droits de l'homme
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ratifié par l’État concerné.‘
37. En conséquence, la Cour rejette l'exception soulevée par l'Etat défendeur et conclut qu’elle a la compétence matérielle.
B. Les autres aspects de la compétence
38. La Cour observe que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’est pas contestée par l’État défendeur. De plus, rien dans le dossier n'indique qu’elle n’est pas compétente au triple plan personnel, temporel et territorial. Ainsi, la Cour conclut :
i. qu’elle a la compétence personnelle étant donné que l’État défendeur est partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration prévue à l’article 34 (6) qui permet aux individus d’introduire des requêtes directement devant elle, en vertu de l’article 5(3) du Protocole.
ii. qu’elle a la compétence temporelle dans la mesure où les violations alléguées sont postérieures à la ratification, par l’État défendeur, du Protocole portant création de la Cour de céans. iii. qu’elle a la compétence territoriale dans la mesure où les faits de l'affaire se sont déroulés sur le territoire de l’État défendeur.
39. Au vu de ce qui précède, la Cour déclare qu’elle a compétence pour connaître de la présente affaire.
VI. Sur la recevabilité
40. En application de l’article 39(1) du Règlement, « La Cour procède à un examen préliminaire des conditions de recevabilité de la requête telle que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et 40 du présent Règlement ». L'État défendeur soulève une exception d'irrecevabilité sur la base des articles 6 du Protocole et 40(5) du Règlement. Il soutient d’une part que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et d'autre part, que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable.
41. Aux termes de l’article 40 du Règlement qui reprend en substance le contenu de l’article 56 de la Charte, les requêtes sont recevables si elles remplissent les conditions suivantes :
«1. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la
1 Voir Requête 005/2013.Arrêt du 20 novembre 2015 : Au Aq c. République- Unie de Tanzanie, para 45 ; Requête 001/2012, Arrêt du 28 mars 2014 : Av At Bd et autres c. République-Unie de Tanzanie, para 115 ; Requête 003/2012, Arrêt du 28 mars 2014 : Ao Al Aa c. République-Unie de Tanzanie, para 115 http://www.african-court.org
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Charte ;
3. 3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. 4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. 5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. 6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. 7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique ».
A. _ Sur l’exception tirée du non épuisement des voies de recours internes
42. L'État défendeur soutient que le requérant pouvait exercer le recours en contestation de la décision du Ministre des Affaires intérieures et de l'Immigration en déposant auprès de cette autorité une requête aux fins de dérogation ou d’annulation de la notification le déclarant « immigrant clandestin » et introduire une demande d'autorisation de rentrer en République-Unie de Tanzanie en précisant les raisons d’un tel retour. Il fait valoir qu’en vertu de la loi sur l'immigration (The Be Act, 1995), le Ministre des Affaires intérieures et de l'Immigration dispose d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant d'accorder des dérogations dans certaines situations de séjour irrégulier ; qu’il s’agit là d’un recours que le requérant n’a jamais
43. Selon l’État défendeur, le requérant avait la possibilité de contester la décision du Ministre de publier la notification le déclarant « immigrant clandestin » tel que prévu par la loi portant réforme des lois, en son chapitre 310 qui donne droit à des recours aux personnes qui se sentent lésées par une mesure d’un organe ou d’une autorité administrative.
44. L'État défendeur ajoute que le requérant pouvait aussi saisir la Haute Cour de Tanzanie d’une requête en révision afin de remédier à la violation alléguée de ses droits.
45. I fait valoir que les recours ci-dessus mentionnés existent parce qu’ils sont prévus par les lois tanzaniennes ; que ces recours sont disponibles et qu’il n'existe aucune entrave à leur exercice.
46. L'État défendeur conclut que le requérant n'ayant pas exercé
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ces recours disponibles au niveau national, la requête ne remplit pas les conditions de l’article 40(5) du Règlement et devrait donc être rejetée.
47. Lerequérant fait valoir qu’il a épuisé les voies de recours internes disponibles dans l’État défendeur conformément à l’article 10(f) de la Loi tanzanienne sur l'immigration qui dispose que « toute déclaration du directeur est soumise à la confirmation du ministre, et la décision du ministre est définitive ».
48. Le requérant soutient en outre qu’il a interjeté appel de la décision le déclarant « immigrant clandestin » auprès du Ministre par l'intermédiaire de son père et que le Ministre a néanmoins confirmé la décision.
49. Le requérant soutient en outre qu'après avoir été expulsé par l’État défendeur, il a adressé une correspondance au Premier Ministre (par l'intermédiaire de son père) interjetant appel contre la décision portant son expulsion et que le ministre chargé par le Premier Ministre d'examiner sa demande a répondu en confirmant cette expulsion. Par conséquent, l’État défendeur avait connaissance de la volonté du requérant de retourner sur son territoire ; les voies de recours internes disponibles ont été ainsi épuisées.
50. Le requérant souligne aussi que la loi tanzanienne sur l'immigration n’ouvre aucun recours judiciaire contre les décisions des autorités de l'immigration. Le seul autre recours était donc celui en révision qui est, dit-il, inefficace, indisponible et illogique.
51. La Cour note que le requérant a effectivement exercé les recours prévus par la loi tanzanienne sur l'immigration en saisissant, en premier lieu, le Ministre des Affaires intérieures et de l'Immigration” et par la suite le Premier Ministre. La Cour note aussi qu’au-delà de ces remèdes exercés par le requérant, la loi tanzanienne sur l'immigration est muette sur la possibilité d’un recours contre la décision du ministre devant une cour de justice.
52. S'agissant de l’argumentation de l’État défendeur selon laquelle le requérant aurait pu introduire un recours en révision de la décision du ministre devant la Haute Cour, la Cour de céans note qu’au moment où le requérant était en mesure de l'exercer il était déjà expulsé de la Tanzanie et ne se trouvait plus sur le territoire de l’État défendeur. Dans ces conditions, il aurait été très difficile pour lui d'exercer le recours en révision.
53. Par conséquent, la Cour rejette l'exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non- épuisement des voies de recours internes,
2 Voir ci-dessus para 5 de l'arrêt.
3 Voir ci-dessus para 10 de l’arrêt
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soulevée par l’État défendeur.
B. …L’exception tirée du non dépôt de la requête dans un délai raisonnable
54. L'État défendeur allègue que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable conformément à l’article 40(6) du Règlement. Il soutient que le requérant a saisi la Cour de céans neuf (09) mois après la publication de la notification le déclarant « immigrant clandestin » et considère un tel délai déraisonnable.
55. Dans sa réplique, le requérant rappelle que la lettre du ministre en réponse à son appel a été signée en décembre 2014 et qu’il a saisi la Cour de céans en mai 2015. Cela signifie que cinq (05) mois seulement se sont écoulés entre la décision finale du ministre et la saisine de la Cour de céans.
56. La Cour relève que l’article 40(6) du Règlement, qui reprend en substance l’article 56(6) de la Charte, parle simplement d’un « délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ».
57. Dans des arrêts antérieurs, la Cour a établi que le caractère raisonnable du délai de sa saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire et doit être apprécié au cas par cas.“
58. En l'espèce, la Cour note que le requérant a effectivement introduit la présente requête le 24 mai 2015 alors que la lettre du ministre en réponse à son appel date du 3 décembre 2014, soit une période de cinq (5) mois et 21 jours entre les deux dates. Pour la Cour, compte tenu en particulier du fait que le requérant se trouvait à l'extérieur du pays, ce délai est raisonnable.
59. La Cour rejette donc l'exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non-respect du délai raisonnable dans la soumission de ladite requête.
C. Conditions de recevabilité non contestées par les parties
60. La Cour constate que la conformité aux points 1, 2, 3, 4 et 7 de l’article 40 du Règlement (voir paragraphe 39 ci-dessus) n’est pas
4 Requête 005/2013. Arrêt du 20 novembre 2015, Au Aq c. la République- Unie de Tanzanie, para 73 ; Requête 007/2013. Arrêt du 3 juin 2016, Ac Aw c. la République-Unie de Tanzanie, para 91 ; Requête 11/2015. Arrêt du 28 septembre 2017, Ax Az c. la République-Unie de Tanzanie, para
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contestée et que rien dans le dossier n'indique que ces points n’ont pas été respectés. La Cour conclut, de ce qui précède, que les exigences de recevabilité sont respectées et que la requête en l'espèce est donc recevable.
VII. Sur le fond
61. La Cour relève que la requête en l'espèce évoque la violation de trois droits essentiels : (i) le droit à la nationalité du requérant (ii) le droit de ne pas être expulsé de manière arbitraire (iii) le droit d’être entendu par une juridiction.
62. La Cour note que les droits dont le requérant allègue la violation portent non seulement sur les droits ci-dessus cités, mais aussi sur d’autres droits connexes.
A. Sur les violations découlant de la déchéance de la nationalité et des droits connexes
i. Le droit du requérant à la nationalité et de ne pas être arbitrairement privé de sa nationalité
63. Le requérant fait valoir qu’il est tanzanien de naissance tout comme ses deux parents, en l’occurrence, son père, Bc An et sa mère Ar Ai. || déclare en outre qu’il est détenteur d’un acte de naissance tanzanien valide et d’un passeport tanzanien qui a été confisqué par les autorités de l’État défendeur.
64. Le requérant soutient que le bureau de l'immigration de Manyara l’a invité à venir prendre possession de son passeport, le 26 août 2014 et que lorsqu'il s’y est rendu, il a été plutôt arrêté et mis en détention pendant six jours, battu et forcé d'admettre qu’il est Kényan. Il affirme que deux documents lui ont été remis au sixième jour de sa détention- le 1er septembre 2014, dont une lettre indiquant ce qui suit :
a. Il n’est pas citoyen de la République-Unie de Tanzanie ;
b. Son passeport N°AB125581 a été invalidé parce qu’il l’a obtenu avec de faux documents ;
c. Il devra se rendre au bureau de l'immigration de Manyara pour obtenir des informations sur la procédure pour légaliser son séjour ou prendre des dispositions pour quitter le pays.
65. Au septième jour de sa détention, le requérant a été conduit sous escorte policière au Kenya.
66. Le requérant allègue que la décision le déclarant « immigrant clandestin » n’a pas été bien motivée car son arrestation et sa détention se sont fondées sur des preuves non étayées et fabriquées de toutes
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pièces ; qu’il a été arrêté, détenu puis expulsé vers le Ae sans aucune possibilité pour lui de contester devant la justice la décision portant statut d’ « immigrant clandestin » délivrée contre lui par le Ministre des Affaires intérieures.
67. Le requérant dit que les actes qui ont conduit à l’invalidation de son passeport n’ont pas suivi la procédure légale prévue par l’article 15(2)(a) de la Constitution de la République-Unie de Tanzanie.
68. Le requérant dit que son père, tanzanien de naissance, à qui les responsables de l’État défendeur affirment avoir parlé, a demandé un test d'ADN pour prouver leur lien de parenté et que malheureusement les responsables de l’État défendeur n’ont pas accédé à sa demande. 69. L'État défendeur soutient que le passeport du requérant était un document obtenu sur présentation de faux documents puisque les informations sur la copie de l’acte de naissance de son père jointe à la demande de passeport en 2006 ne sont pas identiques aux informations concernant ses parents révélées par l'enquête du 29 novembre 2012.
70. L'État défendeur ajoute que la déclaration de naissance délivrée le 6 septembre 2015 dont se prévaut le requérant qui l’a versée au dossier devant la Cour de céans a été établie à partir de faux documents.
71. L'État défendeur soutient que le requérant a été déclaré non tanzanien après l'enquête menée au village de Masinono où le requérant dit être né. Face aux divergences entre le questionnaire rempli par le requérant au bureau de l'immigration et les déclarations obtenues lors de l'enquête du 28 novembre 2015, les services de l'immigration ont conclu que le requérant n’est pas citoyen de la République-Unie de Tanzanie.
72. Pour l’État défendeur, le requérant a eu l’occasion de changer son statut en un statut légal puisqu'il lui a été demandé, dans une lettre datée du 21 août 2014, de fournir davantage de précision, de légaliser son séjour, faute de quoi il serait expulsé ; mais le requérant ne s’est pas soumis à ces formalités.
73. La Cour note que jusqu’au retrait de son passeport, le requérant était considéré par l’Etat défendeur citoyen tanzanien, avec tous les droits et devoirs que confère cette nationalité (Voir paragraphes 80 et 81 ci-dessous).
74. || est important de rappeler ici que l'attribution de la nationalité à quiconque est un acte souverain des États.
75. La Cour observe en conséquence que la question ici posée est de savoir si le retrait de la nationalité du requérant a été arbitraire ou conforme aux normes internationales des droits de l'homme.
76. La Cour note que ni la Charte ni le PIDCP ne disposent d’un article traitant spécifiquement du droit à la nationalité. Par contre, la
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Déclaration universelle des droits de l'homme qui est reconnue partie intégrante du Droit coutumier international* dispose en son article 15 que : « … 1. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ». Dans certains arrêts de la Cour internationale de Justice, il a été fait expressément mention de la Déclaration universelle des droits de
77. En droit international, il est admis que l’octroi de la nationalité relève de la souveraineté des États® et par conséquent, chaque État détermine les conditions d'attribution de la nationalité.
78. Cependant, le pouvoir de priver une personne de sa nationalité doit être exercé conformément au droit international, pour lutter contre l’apatridie.
79. Le droit international n’admet la déchéance de la nationalité que dans les situations très exceptionnelles suivantes : i) être fondées sur une base juridique claire ; ii) servir un but légitime conforme au droit international ; iii) être proportionnelle à l'intérêt qu’elle vise à protéger ; V) respecter les garanties procédurales permettant à l’intéressé de faire valoir tous ses moyens de défense devant un tribunal indépendant.”
80. En l'espèce, le requérant soutient qu’il est de nationalité tanzanienne, ce que l’État défendeur conteste. Il s’agit dans ces conditions de savoir sur qui repose la charge de la preuve. Pour la Cour, dès le moment où l’État défendeur conteste la nationalité que le requérant possédait de fait depuis sa naissance sur la base de documents légaux fournis par l’État défendeur lui-même, la charge de la preuve du contraire lui incombe.
81. La Cour note qu’en l'espèce, le requérant a toujours eu la nationalité tanzanienne, avec tous les droits et devoirs y afférents ; jusqu’au moment de son arrestation, il possédait un acte de naissance et un passeport comme tous les autres citoyens tanzaniens.
82. La Cour note que dans l'affaire en l'espèce :
1. le passeport AB125581 en cause a été délivré par les services compétents de l’État défendeur ;
2. l’acte de naissance du requérant joint au dossier indique qu'il a pour nom An Aj An et pour père Bc An ;
5 Voir Affaire relative au personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran) CIJ., Recueil 1980, page 3. Voir aussi Affaire du Sud-Ouest africain (Ag c. Afrique du Sud, Bf c. Afrique du Sud) (exceptions préliminaires) (Bustamente, Juge, opinion individuelle), CIJ, Collection 1962, page 319, ainsi que Section 9 f) de la Constitution de la République-Unie de Tanzanie, 1977
6 CIJ, Affaire Af, (Liechtenstein contre ApB Arrêt du 6 avril 1955, page 20
7 Rapport du Secrétaire Général, Conseil des droits de l'Homme, vingt-cinquième session, 19 décembre 2013
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3. l'État défendeur affirme que l’acte de naissance du père joint à la demande de passeport par le requérant en 2016 porte le nom de An Aj, mais que selon le témoignage de son oncle, son père serait plutôt Bh An ;
4. Monsieur Bc An a affirmé, sous serment, qu'il était bien le père du requérant et a, de surcroît, demandé un test d'ADN pour corroborer ses affirmations ;
5. Madame Ar Ay Am a aussi affirmé sous serment, qu’elle était la mère du requérant ;
6. Des habitants du village parmi les personnes âgées et les notables ont affirmé par écrit, que le requérant est tanzanien né en Tanzanie. Parmi ces personnes, la nommée Patrisia O. Ah affirme avoir été présente et avoir assisté la mère, au moment de la naissance du requérant, décrivant ce lieu avec précision.
83. La Cour note que l’argument de l’État défendeur repose d’une part sur la déclaration de l’oncle du requérant qui affirme que la mère de ce dernier est de nationalité kenyane et d'autre part, sur la contradiction constatée entre les informations fournies par le requérant et les déclarations de ses supposés parents.
84. La Cour constate que le requérant n’a vu sa nationalité contestée que 33 ans après sa naissance ; qu’il s’en est prévalu pendant toutes ces années, menant une vie ordinaire, poursuivant des études dans des écoles de l’État défendeur et dans d’autres pays. Il a toujours vécu et travaillé comme tout citoyen sur le territoire de l’État défendeur en y exerçant une profession connue.
85. La Cour relève également que l’État défendeur ne conteste pas la nationalité tanzanienne des parents du requérant, et n’a pas engagé de poursuites pour faux et usage de faux contre le requérant.
86. La Cour estime, par ailleurs, que compte tenu des contradictions dans les déclarations des témoins, la preuve aurait été le test d'ADN. Un test scientifique d'ADN a été voulu et demandé par Bc An qui, jusque- là, affirme qu’il est le père du requérant.
87. En refusant d'effectuer le test ADN sollicité par Bc An, l'État défendeur a véritablement raté l’occasion d'établir la preuve de ses allégations. Il s'ensuit que la décision de priver le requérant de sa nationalité n’est pas justifiée.
88. La Cour estime que les preuves fournies par l’État défendeur pour justifier le retrait de la nationalité du requérant ne sont pas convaincantes et en conclut que l’annulation de la nationalité du requérant a été arbitraire, contraire à l’article 15(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
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ii. Le droit du requérant de ne pas être expulsé de manière arbitraire
89. Le requérant soutient que son arrestation et son expulsion résultent de son refus de donner des pots de vin aux agents de l'immigration. C’est pourquoi il a écrit au bureau chargé de la prévention et de la lutte contre la corruption pour se plaindre.
90. Il estime que les fonctionnaires de l’État défendeur ont saisi son passeport en cour de validité de manière illicite, l'ont annulé et rayé du registre et ensuite l’ont expulsé vers le Kenya.
91. Le requérant soutient qu’il est illégal de le déclarer « immigrant clandestin » et de l’expulser de son pays. Il dénonce le fait que les autorités tanzaniennes lui appliquent l’article 11(1) de la loi tanzanienne sur l'immigration, lequel dispose que « l’entrée en Tanzanie de tout immigrant clandestin est illégale ».
92. L'État défendeur estime quant à lui, que le passeport du requérant a été annulé suite à une enquête menée par les services de l'immigration, qui a permis de prouver que les informations utilisées pour obtenir le passeport sont fausses. La décision de l’expulser a été prise par le Ministre des Affaires intérieures, seul compétent en la matière.
93. L'État défendeur soutient que le séjour du requérant dans son territoire est illégal ; que la notification le déclarant « immigrant clandestin » a été conforme à la loi et son expulsion légale.
94. L'État défendeur dit qu'après l’annulation de son passeport, le requérant a eu la possibilité de régulariser sa situation en Tanzanie mais a refusé de le faire.
95. La Cour note que le requérant a allégué la violation de l’article 12 de la Charte qui stipule que (1) « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence.…. » ; et que (2) « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son
96. La Cour est d’avis que l’article 12(2) est la disposition pertinente par rapport à l'affaire en l'espèce, en particulier, le droit « de revenir dans son pays ». En l'espèce, c’est cet aspect que la Cour va examiner, même si le requérant a quitté le territoire de l'Etat défendeur contre sa volonté.
97. La Cour a déjà conclu que le retrait de la nationalité du requérant était arbitraire, la question qui se pose maintenant est de savoir si on peut expulser un citoyen de son propre pays ou l'empêcher d’y retourner.
98. A cet égard, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a estimé « …qu'’il existe peu de circonstances dans lesquelles l'interdiction d'entrer dans son propre pays pourrait être raisonnable.
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Un État partie ne peut, en privant arbitrairement une personne de sa nationalité ou en expulsant une personne vers un pays tiers, empêcher cette personne de rentrer dans son propre pays ».®
99. La Cour relève que l'expulsion du requérant a pour origine la contestation de sa nationalité par les autorités de l’État défendeur. Sur la base des informations contenues dans le dossier, la Cour note qu'entre la date de son arrestation et celle de son expulsion du territoire, il s’est écoulé exactement sept jours pendant lesquels le requérant était détenu dans un poste de police et donc n’avait aucune possibilité de recours. Une telle procédure est contraire aux prescriptions du droit international selon lesquelles « Un État ne peut faire de son ressortissant un étranger aux seules fins de l’expulser ».° 100. Cependant, la Cour note que même si l’État défendeur considérait le requérant comme un étranger, il est évident que les conditions de son expulsion n’ont pas respecté la règle prescrite à l’article 13 du PIFCP qui stipule comme suit :
«Un étranger qui se trouve légalement sur le territoire d’un État partie au présent Pacte ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et, à moins que des raisons impérieuses de sécurité nationale ne s’y opposent, il doit avoir la possibilité de faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion et de faire examiner son cas par l'autorité compétente, ou par une ou plusieurs personnes spécialement désignées par ladite autorité, en se faisant représenter à cette fin ».°
101. La Cour note que l’article du PIDC ci-dessus cité a pour objectif de protéger un étranger contre toute forme d'expulsion arbitraire en lui donnant des garanties judicaires. I! doit pouvoir faire valoir sa cause devant une juridiction compétente et ne peut en aucun cas être arbitrairement expulsé.
102. La Cour relève également qu’en l’espèce, le requérant a été expulsé vers le Kenya qui, à son tour, a déclaré qu’il était en situation irrégulière. Ce qui prouve qu’avant son expulsion l’État défendeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour éviter que le requérant ne se retrouve dans une situation d’apatridie. En effet, avant son expulsion vers le Ae, l’État défendeur aurait pu s'assurer que si le requérant n’est pas tanzanien, il est kenyan.
103. La Cour note aussi que la situation actuelle du requérant, renié
8 Comité des droits de l'homme de l'ONU, Observations générale No 27 sur la liberté de la circulation.
9 Projet d'articles sur l'expulsion des étrangers, Commission du droit international Soixante-sixième session, Assemblée générale des Nations Unies, A/CN.4/L.797, 24 Mai 2012.
10 Voir article 12(4) du PIDCP.
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par la Tanzanie autant que par le Ae, fait de lui un apatride tel que défini par l’article 1 de la Convention relative au Statut des apatrides."! 104. En conséquence, la Cour retient qu’étant donné qu’il était considéré de nationalité tanzanienne jusqu’au moment de son arrestation, le requérant ne pouvait pas être considéré comme « immigrant clandestin ».
105. Dans tous les cas, en supposant même qu'il soit considéré étranger, l'Etat défendeur n'aurait pas dû l’expulser de manière arbitraire comme il l’a fait, en violation de l’article 13 du PIDC.
106. La Cour conclut en conséquence que l’expulsion du requérant est une violation des articles 12(1)(2) de la Charte et 13 du PIDCP, soit en tant que citoyen tanzanien soit en tant qu’étranger.
iii. Le droit du requérant d’être entendu par un juge
107. Selon le requérant, en le privant de sa nationalité et en l’expulsant de son pays, l'Etat défendeur a violé plusieurs de ses droits garantis par le PIDCP et la Charte, dont le droit de saisir les juridictions nationales compétentes. II soutient également qu’après l'annulation de son passeport, il n’a pas été traduit devant un tribunal conformément à l’article 30 de la loi sur l'immigration.
108. Le requérant soutient qu’en procédant de cette manière, les agents de l'Etat défendeur l’ont condamné sans lui donner la possibilité d'être entendu et de se défendre. Il conclut que l’Etat défendeur a ainsi manqué à son devoir de protection, en tolérant l'arrestation et
109. L'État défendeur soutient que le Ministre de l'Intérieur estl’autorité compétente à cet égard, et que le requérant aurait pu porter l'affaire à son attention et demander la levée de l'interdiction et l'autorisation de rentrer dans le pays. Il soutient en outre que le requérant avait la possibilité de contester la décision du ministre devant la Haute Cour, mais a choisi de ne pas le faire. L'Etat défendeur soutient également que même étant à l'extérieur du pays, le requérant avait la possibilité d'être entendu par les tribunaux nationaux en se faisant représenter par celui qu’il dit être son père, comme il l’a fait en écrivant par ce père au Premier Ministre.
110. L'article 7 de la Charte stipule que « 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
11 Convention des Nations Unies relative au statut des apatrides, Article 1(1) de 1954. La Commission du Droit International (CDI) a déclaré que la définition de l’article 1(1) “Peut sans aucun doute être considérée comme ayant acquis un caractère coutumier”, Voir CDI, Projet d'articles sur la protection diplomatique et commentaires y relative, Annuaire de la CDI Vol 2(2)(2006) p 48-49.
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a. Le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ;
b. Le droit à la présomption d’innocence, jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente ;
c. Le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix,
111. L'article 14 du PIDCP stipule que « Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère
112. La Cour observe que la Commission africaine des droits de l'homme a estimé qu’en matière de déchéance de la nationalité, l'État a « l’obligation d’offrir à l'individu la possibilité de contester la décision d’expulsion, et doit mener une enquête judiciaire en bonne et due forme conformément à la législation nationale».
113. En l’espèce, la Cour relève qu’en matière d'immigration la loi tanzanienne de 1995 prévoit que la décision du Ministre des Affaires intérieures déclarant une personne « immigrant illégal » sera définitive (article 10 f). Il en résulte que le requérant n'avait pas à priori la possibilité d'introduire un recours contre la décision administrative du ministre devant une juridiction nationale.
114. La Cour estime dans tous les cas que face au silence de la loi précitée sur l'immigration, le requérant avait au titre d’un principe général de Droit, le droit de recourir à une juridiction nationale. Le fait qu’il a été arrêté puis expulsé immédiatement vers le Kenya ne lui a pas laissé la possibilité d'exercer un tel recours. De même, lorsque par la suite, il s’est retrouvé dans la zone tampon, il lui était très difficile d'utiliser ce recours.
115. La Cour conclut qu’en déclarant le requérant « immigrant illégal», lui déniant ainsi la nationalité tanzanienne dont il jouissait jusqu'alors, sans lui accorder la possibilité d’un recours devant une juridiction nationale, l’État défendeur a violé son droit à ce que sa cause soit entendue par un juge au sens de l’article 7(1)(a), (b) et (c) du PIDCP. 116. La Cour observe par ailleurs que la loi tanzanienne relative à la nationalité présente des lacunes, en ce qu’elle ne permet pas aux
12 Ba Bg c. Zambie, Comm. No 212/98 (1999P par. 36-38. Voir aussi l’étude “ le Droit à la Nationalité en Afrique 36 (2004).
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individus d’exercer des recours judiciaires en cas de contestation de leur nationalité comme l'exige le droit international. Pour la Cour, l’État défendeur a l’obligation de combler cette lacune.
B. Les autres violations alléguées
117. Le requérant affirme que l’État défendeur l’a abandonné dans une « zone de non-droit » depuis le 1er septembre 2014 dans des conditions innumaines, humiliantes et dégradantes, caractérisées par l'absence d’eau potable, de nourriture et de sécurité, ce qui lui a causé de nombreuses souffrances physiques et psychologiques.
118. || allègue également la violation par l’État défendeur d’un nombre important de ses droits garantis par divers instruments relatifs aux droits de l'homme dont la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, la Déclaration universelle des droits de l'homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le requérant évoque particulièrement : le droit au bien être, aux meilleures conditions de vie et de jouir du meilleur état de santé physique et mental possible (Article 16 de la Charte); le droit de circuler librement et de choisir sa résidence dans son pays, (Article 12 de la Charte) ; le droit à la liberté, à la sécurité de sa personne et à la protection contre les arrestations ou les détentions arbitraires Article 9(1) du PIDESC et 6 de la Charte ; le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis, Article 13(1) de la Charte et 25(1) du PIDCP ; le droit d’accéder aux fonctions publiques et d’user des services publics de son pays Article 13(2) de la Charte et 25(2) du PIDESC ; le droit au travail (Article 15 de la Charte et 6 du PIDESC) ; le droit de se marier et de fonder une famille (Article 23 du PIDCP).
119. || soutient que lesdites violations sont consécutives à la déchéance illégale de sa nationalité et à son expulsion du territoire tanzanien et spécialement au fait qu’il s’est retrouvé dans la situation d'apatride dans la « zone tampon » entre le Kenya et la République- Unie de Tanzanie.
120. La Cour constate que les violations alléguées tiennent les unes des conditions de vie du requérant dans cette « zone tampon » tandis que les autres se rapportent aux droits dont aurait jouit le requérant s’il n’avait pas perdu sa nationalité et été expulsé de la République-Unie de Tanzanie.
121. Pour la Cour, la violation de ces droits connexes sont les conséquences des violations principales. La Cour ayant constaté les violations du droit de ne pas être privé arbitrairement de sa nationalité,
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du droit de ne pas être expulsé arbitrairement, et du droit à un recours judiciaire, renvoie l'examen des violations connexes à la phase ultérieure de l'examen de la demande de réparation.
VIII. Les mesures demandées par les parties
122. Dans sa requête, le requérant demande à la Cour : (i) d’ordonner l’annulation de la décision des services d'immigration l’expulsant de son propre pays, notamment la notification le déclarant « immigrant clandestin » et la restauration de sa nationalité en le déclarant citoyen de la République-Unie de Tanzanie ; (ii) de l’autoriser à rentrer et à rester dans l’État défendeur comme tous les autres citoyens de l’État défendeur ; (iii) d’ordonner sa protection par l’État défendeur contre la victimisation du fait de la présente requête ; (iv) d’enjoindre à l’État défenseur de modifier sa législation sur l'immigration afin de garantir un procès équitable aux personnes susceptibles d’être privées de leur droit à la nationalité.
123. Au cours des plaidoiries orales, le requérant a réitéré les mesures demandées en réparation mais aussi le « paiement d’une compensation pour sévices subis ».
124. L'État défendeur estime que la décision d’annuler son passeport, de le déclarer immigrant illégal et de l’expulser, a été prise à l’issue d'enquêtes conduites par les services de l'immigration et mise en œuvre conformément à la loi en vigueur. Par conséquent, pour l’État défendeur, la requête doit être rejetée.
125. L'article 27(1) du Protocole dispose que « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l'octroi d’une réparation ».
126. L'article 63 du Règlement dispose : « La Cour statue sur la demande de réparation introduite en vertu de l’article 34(5) du présent Règlement, dans l'arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l'homme ou des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé. »
127. La Cour note cependant qu’elle n’a pas le pouvoir d’ordonner l'annulation de la décision des services de l'immigration portant son expulsion comme le demande le requérant au paragraphe 122.
128. La Cour observe que les parties n’ont pas soumis de mémoires sur les autres formes de réparation. Elle statuera donc sur cette question à une phase ultérieure de la procédure.
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IX. Frais de procédure
129. La Cour constate que dans leurs plaidoiries, aucune des parties n’a fait d'observation relative aux frais.
130. Aux termes de l’article 30 du Règlement : « À moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
131. La Cour statuera sur la question des frais de procédure dans un arrêt sur les autres formes de réparation.
132. Par ces motifs,
La Cour,
À l’unanimité
Sur la compétence
i. Rejette l'exception d’incompétence soulevée parl’Etat défendeur ii. Déclare qu’elle est compétente ;
Sur la recevabilité
iii. Rejette les exceptions d'’irrecevabilité soulevées par l'Etat défendeur;
iv. Déclare la requête recevable ;
Sur le fond,
V. Déclare que l’État défendeur a violé le droit du requérant de ne pas être privé arbitrairement de sa nationalité tanzanienne prévue à l’article 15(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
vi. Déclare que l’État défendeur a violé le droit du requérant de ne pas être expulsé arbitrairement ;
vil. Déclare que l'Etat défendeur a violé le droit du requérant d’être entendu par la justice, garanti par les articles 7 de la Charte et 14 du PIDCP.
vi. Ordonne à l’État défendeur d’amender sa législation pour ouvrir aux individus des recours judiciaires en cas de contestation de leur nationalité ;
ix. Ordonne à l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour rétablir le requérant dans ses droits, en lui permettant de revenir sur le territoire national, d'assurer sa protection et de faire rapport à la Cour dans un délai de 45 jours.
x. Réserve sa décision sur les autres formes de réparation et sur les frais.
xi. Accorde au requérant de soumettre à la Cour son mémoire sur les autres formes de mesures de réparation dans les trente (30) jours
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suivant la date du présent arrêt et à l’État défendeur de soumettre à la
Cour son mémoire en réponse sur les réparations dans les trente (30)
jours qui suivront la réception du mémoire du requérant.