280 RECUEIL DE JURISPRUDENCE
Ae c. Côte d'Ivoire
(2018) 2 RICA 280
DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
(compétence et recevabilité)
Requête 038/2016, AG Ba Ae c. République de Côte
d'Ivoire
Arrêt, 22 mars 2018. Fait en anglais et en français, le texte français
faisant foi.
Juges B, NIYUNGEKO, GUISSE, BEN ACHOUR, MATUSSE,
MENGUE, MUKAMULISA, CHIZUMILA et BENSAOULA
S'’est récusé en application de l’article 22 : ORÉ
Requête déclarée irrecevable aux termes de l’article 56(7) de la Charte
africaine au motif que la même cause avait préalablement fait l’objet de
règlement par la Cour de justice de la Communauté CEDEAO.
Recevabilité (épuisement des recours internes, violation par les
juridictions internes des droits garantis par la Charte, 29 ; introduction
dans le délai raisonnable, 35-38 ; règlement antérieur, 45-49, 52-59)
Opinion individuelle : B et MATUSSE
Recevabilité (identité, personnalité juridique distincte des entreprises,
3, 5, 9-13, 19)
I Les parties
1 Le requérant, sieur AG Ba Ae, est Directeur de sociétés, de nationalité française, domicilié à Aq.
2. La requête est dirigée contre l'Etat de Côte d'Ivoire (ci-après « l’État défendeur ») qui est devenu partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « la Charte ») le 31 mars 1992 et au Protocole le 25 janvier 2004. L'Etat défendeur a également fait, le 23 juillet 2013, la déclaration prévue à l’article 34(6) autorisant les individus et les Organisations non-gouvernementales à saisir directement la Cour. Il est, en outre, devenue partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après « le PIDCP ») le 26 mars 1992.
Il. Objet de la requête
3 La requête a pour origine un contentieux de contrat entre privés qui a été porté devant les juridictions de l’État défendeur. Le requérant y allègue principalement la violation par lesdites juridictions de son droit à un procès équitable garanti par la Charte.
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A Les faits
4. Le requérant allègue que dans le cadre des activités des Sociétés C et AGRILAND dont il est fondateur et actionnaire majoritaire, il a obtenu du sieur Z A, propriétaire de la plantation industrielle d’agrumes ANDRE sise à Guitry, dans la région de Divo en Côte d’Ivoire, un accord pour la vente de ladite propriété. 5 L'accord fut conclu le 9 juin 1999 et le prix de Deux Cent Millions de Francs CFA (200.000.000 F CFA) convenu. Le vendeur encaissa la somme de Cent Soixante Millions de Francs CFA (160.000.000 F CFA) mais refusa de signer l’Acte notarié de vente établi par son propre Notaire. Le requérant, qui occupait déjà la plantation avec l'accord des créanciers hypothécaires, saisit alors les juridictions compétentes pour obliger le vendeur à honorer ses engagements.
6 Suite aux multiples procédures entreprises entre février 2000 et juin 2014, tant par le requérant que par le vendeur, plusieurs décisions ont été rendues par les juridictions ivoiriennes dont, entre autres, le Tribunal de Divo, la Cour d'appel de Ak et la Cour suprême de Côte d'Ivoire. Alors que certaines desdites décisions étaient en faveur du requérant, d’autres ne l’étaient pas.
7 Estimant que certaines de ces décisions violaient ses droits, le requérant a saisi la Cour de justice de la CEDEAO qui a rendu deux arrêts. Par le premier arrêt No ECW/CCJ/JUD du 24 avril 2015 portant sur le fond de l'affaire, la Cour a déclaré la requête sans fondement. Par le second arrêt No ECW/CCJ/RUL/08/16 du 17 mai 2016, la Cour a également déclaré sans fondement la requête aux fins d’omission de statuer introduite par le requérant. Insatisfait, le requérant a décidé de saisir la Cour de céans par requête enregistrée au Greffe le 11 juillet 2016.
B Les violations alléguées
8 Le requérant allègue :
a Que son droit d’être jugé par une juridiction impartiale protégé par l’article 7(1)(d) de la Charte a été violé en raison :
du fait pour la Cour d’appel de Ak de renoncer à l'expertise agricole qu’elle avait ordonnée et de chercher à mettre fin à la mise en état selon la volonté de la partie adverse ;
ul de l’annulation des décisions de séquestres et le rejet de sa demande de réintégration par la Juridiction présidentielle de la Section du Tribunal de Divo ;
iii. de la désignation d’un nouveau Conseiller chargé de la mise en état, de l'interruption de l’expertise antérieurement ordonnée et de la clôture de la mise en état par la Cour d'appel d’Abidjan ;
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iv. du fait, d’une part, pour la Cour suprême de rejeter toutes ses demandes alors qu’elle accorde toutes celles introduites par son adversaire et, d’autre part, le fait pour le Président de la Chambre judiciaire de retirer le dossier à la 2è"° Formation civile B au profit de la 1° Formation dont le Président est devenu le nouveau Conseiller-Rapporteur ;
b. Que son droit à l'égalité devant la loi protégé par les articles 7 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, 3 de la Charte et 2(2) de la Constitution a été violé en raison du rejet pour cause d’irrecevabilité par la Cour suprême de son mémoire ampliatif alors que celui-ci avait été déposé dans les délais légaux ;
c. Que son droit à un recours effectif protégé par les articles 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 3(4) du PIDCP et 7(1) de la Charte a été violé en raison de l'absence de recours en droit ivoirien contre les arrêts de rejet de la Cour suprême.
Il. Résumé de la procédure devant la Cour
9. La requête a été déposée au Greffe de la Cour le 11 juillet 2016. Par lettre en date du 19 juillet 2016, le Greffe en a accusé réception et notifié le requérant de son enregistrement.
10. Par lettre en date du 29 septembre 2016, le Greffe a donné notification de la requête à l'Etat défendeur et l’a invité à transmettre les noms de ses représentants ainsi que sa réponse dans les délais prévus par le Règlement.
11. Par correspondance en date du 18 octobre 2016, le Greffe a transmis la requête aux autres entités mentionnées à l’article 35(3) du Règlement.
12. Le 3 janvier 2017, le Greffe a reçu la réponse de l’Etat défendeur qui a soulevé des exceptions d’irrecevabilité et demandé à la Cour, subsidiairement, de déclarer la requête sans fondement. Par lettre datée du 17 janvier 2017, le Greffe a transmis cette réponse au requérant.
13. Le 16 février 2017, le Greffe a reçu la réplique du requérant dont il a accusé réception et transmis copie à l'Etat défendeur, le 17 février 2017, pour information.
14. Lors de sa 44° Session ordinaire tenue au mois de mars 2017, la Cour a décidé de clore les débats. Par correspondance en date du 3 avril 2017, le Greffe a informé les Parties de la clôture des débats à compter de la même date.
IV. Demandes des parties
15. Le requérant demande à la Cour de :
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«i, Se déclarer compétente pour connaître de sa demande ; ii. Dire que sa requête est recevable ;
iii. Constater qu’il est propriétaire de la Société AGRILAND dont il détient quatre-vingt-quinze pour cent (95%) du capital social ;
iv. Juger que les violations des droits de l'homme frappant la Société AGRILAND le concernent directement ;
v. Constater que sa Société et lui ont été victimes de violations de leurs droits de l'homme par la justice ivoirienne ;
vi. Déclarer l'Etat responsable desdites violations ;
vi. Condamner l'Etat à lui payer la somme de Dix Milliards de Francs CFA (10.000.000.000 FCFA) au titre de
vi. Condamner l’Etat aux entiers dépens de l’instance dont distraction au profit de Maître Sonté Emile, Avocat à la Cour, aux offres de droit ».
16. Dans son mémoire en défense, l’État défendeur demande à la Cour de :
«i. Déclarer la requête irrecevable ;
ii. Dire le requérant mal fondé ;
iii. Dire et juger qu’il n’y a eu aucune violation des droits de l’homme par l’Etat défendeur ;
iv. Débouter le requérant de sa demande en paiement de dommages-intérêts ;
v. Condamner le requérant aux entiers dépens de
V. _ Sur la compétence
17. Aux termes de l’article 39(1) de son Règlement, la Cour « procède à un examen préliminaire de sa compétence ». La Cour doit par conséquent s'assurer que sa compétence pour connaître de la présente requête est établie sur les plans personnel, matériel, temporel et territorial.
18. La Cour note à cet égard que les Parties ne contestent pas sa compétence et qu’au vu des éléments du dossier, celle-ci est établie ainsi qu’il suit :
i. Compétence personnelle : la requête a été introduite le 11 juillet 2016, soit postérieurement aux dates rappelées plus haut auxquelles l'Etat défendeur a ratifié le Protocole et déposé la
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déclaration prévue à l’article 34(6) ;
ii. Compétence matérielle : le requérant allègue principalement la violation de dispositions de la Charte et du PIDCP, instruments auxquels est partie l’Etat défendeur ;
iii. Compétence temporelle : Les violations alléguées ont commencé antérieurement au dépôt de la déclaration mais se sont poursuivies postérieurement, c'est-à-dire jusqu’au 5 juin 2014, date à laquelle la Cour suprême a rendu l’arrêt mis en cause par le requérant.‘
iv. Compétence territoriale : Les faits se sont déroulés sur le territoire de l’Etat défendeur qui ne le conteste pas.
19. De ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente requête.
VI. Sur la recevabilité
20. En vertu de l’article 6(2) du Protocole, « [[Ja Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». Conformément à l’article 39 du Règlement, « [Ja Cour procède à un examen préliminaire des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».
21. L'article 40 du Règlement qui reprend en substance le contenu de l’article 56 de la Charte stipule :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par
1 Voir Requête 013/2011. Arrêt du 21/06/2013 sur les exceptions préliminaires, Ae Ar et autres c. Am Ay, para. 62 ; Requête 001/2014. Arrêt 18/11/2016 sur le fond, APDH c. Côte d'Ivoire, para. 66.
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la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».
22. La Cour note que, sur la recevabilité de la requête, l'État défendeur soulève trois exceptions préliminaires relatives à l'épuisement des voies de recours internes, à la saisine tardive et au règlement antérieur du différend conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte Constitutif de l’Ah Az et de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples.
A. Exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
juridictions internes contre la Compagnie de Gestion et de Participation (CGP), personne morale de droit privé, le requérant n’a pas entrepris utilement et n’a donc pas épuisé les recours internes. || avance que les procédures visant à épuiser les recours internes auraient plutôt dû être dirigées contre l'Etat ivoirien au sens des dispositions des articles 56 de la Charte et 40 du Règlement.
24. En réponse, le requérant fait valoir qu’alors que les recours doivent être disponibles et satisfaisants, il n'existe dans le corpus juridique de l'Etat défendeur aucun recours relatif aux situations juridiques soumises à l'appréciation de la Cour de céans.
25. Le requérant avance en outre qu’il a épuisé les voies de recours internes s'agissant du litige opposant la Société AGRILAND à la Société CGP. Il cite à cet égard les décisions rendues par diverses juridictions internes du Tribunal de Divo à la Cour suprême en passant par les Cours d'appel de Ak et d’Aq. Le requérant fait référence en particulier à l’arrêt No 405/14 du 5 juin 2014 par lequel la 1ère Formation Civile B de la Chambre Judiciaire de la Cour suprême a, après avoir écarté des débats son mémoire ampliatif, rejeté le pourvoi en cassation introduit par lui.
26. La Cour note qu'il résulte des pièces au dossier que la plus haute juridiction compétente, c'est-à-dire la Cour suprême de Côte d'Ivoire, a rejeté le pourvoi en cassation formé dans cette cause mettant ainsi un terme aux procédures devant les juridictions internes.
27. Cependant, l'Etat défendeur allègue le défaut d’épuisement des voies de recours internes au motif que les procédures y afférentes étaient dirigées contre une entité privée. Sur ce point, la Cour fait
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observer que l'épuisement des voies de recours internes procède de l’utilisation de tous les moyens procéduraux utiles prévus dans le corpus juridique de l’Etat défendeur à l'effet de régler le différend porté devant les autorités nationales compétentes. Pris dans ce sens, les recours internes sont censés être dirigés contre l'entité considérée par le plaignant comme responsable de la violation alléguée qu'il s'agisse d’un particulier ou d’une personne morale de droit privé ou public telle
28. En l’espèce, la Cour relève que le différend initial opposait la Société AGRILAND, dont le requérant allègue être le fondateur et actionnaire majoritaire, à la Société CGP. Les deux parties étant des personnes morales de droit privé, les procédures internes n'auraient pas pu être dirigées contre l'Etat de Côte d'Ivoire à moins de prouver sa responsabilité. C’est donc à juste titre que les procédures devant les juridictions internes visaient la Société CGP et non l'Etat.
29. En revanche, dans la procédure devant la Cour de céans, le requérant invoque la responsabilité de l'Etat défendeur pour violation par les juridictions internes de ses droits garantis par la Charte. Sur ce point, l'Etat défendeur ne conteste pas que toutes les voies de recours disponibles ont été épuisées puisque l'arrêt de la Cour suprême était insusceptible de recours.
30. De ce qui précède, la Cour conclut que les voies de recours internes ont été épuisées et rejette l'exception d’irrecevabilité soulevée à cet égard.
B. Exception tirée du défaut d’introduction de la requête dans un délai raisonnable
31. Dans son mémoire en réponse, l’Etat défendeur reconnaît à la Cour « le pouvoir souverain d'appréciation du délai dans lequel devraient être introduites les requêtes ».
32. || allègue cependant que la présente requête n’a pas été introduite dans un délai raisonnable. I| avance à cet égard le fait qu’alors que l'arrêt de la Cour suprême auquel la requête fait référence a été rendu le 5 juin 2014, la Cour de céans n’a été saisie que le 11 juillet 2016 soit deux ans et un mois plus tard.
33. En réponse, le requérant rappelle que les dispositions de l’article 40(6) du Règlement n’enferment pas les actions devant la Cour de céans dans un délai au-delà duquel la requête serait tardive et irrecevable. Selon le requérant, l’article 56(7) de la Charte lui offrait
2 Arrêt Ar sur les exceptions préliminaires, précité, paras. 68-70 ; Arrêt APDH, précité, para. 93-106.
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l'option de saisir d’abord la Cour de justice de la CEDEAO « avant d’aller au plan continental » [sic]. Le requérant allègue en conséquence que le délai mis en cause par l’Etat défendeur est parfaitement raisonnable d'autant qu’il s’agit du temps qu’a duré la procédure devant la Cour de justice de la CEDEAO.
34. En vertu de l’article 56(6) de la Charte, les requêtes devant la Cour de céans doivent « être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ».
35. La Cour observe, comme elle l’a conclu plus haut, que les voies de recours internes ont été épuisées dans la présente requête. Le point de départ pour la computation du délai raisonnable prévu à l’article 56(6) est par conséquent la date de l'arrêt de la Cour suprême, c'est-à-dire le 5 juin 2014.
36. La Cour rappelle qu’elle a été saisie de la présente requête le 11 juillet 2016. En notant que le délai écoulé entre la date de l'épuisement des recours internes et celle de sa saisine est de deux ans et un mois, il revient à la Cour de céans de déterminer si un tel délai est raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte. Dans sa jurisprudence relative au délai raisonnable, la Cour a retenu une approche au cas par cas.* 37. La Cour observe que le recours exercé devant la Cour de justice de la CEDEAO n'est pas un recours à épuiser aux sens des articles 56(5) et 56(6) de la Charte. Toutefois, puisque l’article 56(7) lui en donne la faculté, le fait pour le requérant de saisir la Cour de justice de la CEDEAO avant de saisir la Cour de céans est un facteur qui peut être pris en compte dans l'évaluation du caractère raisonnable du délai évoqué à l’article 56(6).*
38. De ce qui précède, la Cour conclut que le délai de deux ans et un mois mis par le requérant pour la saisir est raisonnable au sens de l’article 56(6). Elle rejette en conséquence l’exception de l'Etat défendeur tirée de sa saisine tardive.
3 Arrêt Ar précité, para. 121 ; requête 005/2013. Arrêt du 20/11/2015 sur le fond, Ap As c. République Unie de Tanzanie, paras. 73-74.
4 Voir requête 003/2015. Arrêt du 28/09/17 sur le fond, Af At Aa et Aw Ad Av Bb c. Tanzanie, para. 65. La Cour de céans a considéré que lorsque le requérant a choisi d'exercer un recours supplémentaire tel que la révision, il ne doit pas être sanctionné pour l'avoir fait. La détermination du caractère raisonnable du délai de saisine doit, dans ce cas, prendre en compte le délai mis à épuiser le recours concerné.
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C. Exception tirée du règlement antérieur du différend par la Cour de justice de la CEDEAO
39. L'Etat défendeur soutient que la présente requête est irrecevable étant donné que le requérant a préalablement saisi dans les mêmes termes la Cour de justice de la CEDEAO qui, à deux reprises, l’a débouté de sa demande en se fondant sur les instruments juridiques cités à l’article 56(7).
40. Le défendeur allègue en outre que la même exception s'applique à la saisine par le requérant du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) qui a refusé d'enregistrer la requête au motif que le différend excédait manifestement sa compétence.
41. En réponse, le requérant avance que la Cour de justice de la CEDEAO n’a fait application des textes visés par l’article 56(7) de la Charte dans aucun des deux arrêts qu’elle a rendus. Le requérant fait observer à cet égard que dans sa première décision, ladite Cour a conclu à l'absence de preuve des violations alléguées alors que dans la seconde décision, elle a n’a fait que réitérer les conclusions de la première.
42. Le requérant soutient par ailleurs que la présente requête « n’est pas totalement identique à celle soumise à la Cour de justice de la CEDEAO » ; que dans cette dernière, il « n’a pas évoqué la situation du dessaisissement de la Cour d’appel de Ak comme un cas de violation des droits de l'homme ». Il en conclut que « cette demande présentée pour la première fois n’entre pas dans les prévisions de l’article 40(7) du Règlement ».
43. En vertu des dispositions de l’article 56(7) de la Charte, reprises par l’article 40(7) du Règlement, les requêtes doivent, pour être examinées, « ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de la Charte de l'Organisation de l'Unité Africaine, soit des dispositions de la présente Charte ».
44. Alalumière des dispositions ainsi rappelées, examiner le respect de cette condition revient à s'assurer à la fois que l'affaire n’a pas été « réglée » et qu’elle ne l’a pas été « conformément aux principes » auxquels il est fait référence.
45. La Cour observe que la notion de « règlement » implique la réunion de trois conditions majeures qui sont : 1) l'identité des parties ; 2) l'identité des demandes ou leur caractère additionnel, alternatif ou découlant d’une demande introduite dans une première cause ; et 3)
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l'existence d’une première décision sur le fond.®
46. En ce qui concerne la première condition, il y a lieu d'établir seulement l’identité des requérants étant donné qu’il n’y a pas de doute sur ce que l'Etat de Côte d’Ivoire est défendeur dans les deux causes. À première vue, le requérant devant la Cour de céans est le sieur AG Ba Ae alors que la Société AGRILAND avait agi devant la Cour de justice de la CEDEAO. Cependant, un examen plus approfondi des éléments du dossier révèle que devant la Cour de justice de la CEDEAO, la Société AGRILAND agissait comme demanderesse « aux poursuites et diligences de son Président Directeur Général, Monsieur AG Ae ayant élu domicile en l'étude de son conseil Maître Emile SONTE, avocat à la Cour d'appel d’Abidjan ». La requête dont a été saisie la Cour de céans a, quant à elle, été introduite par « Monsieur Ae AG Ba pour qui domicile est élu en l'étude de son conseil, Maître SONTE Emile, avocat à la Cour d'appel d’Abidjan ».
47. La Cour de céans considère qu’en tant que juridiction des droits de l'homme et des peuples, elle ne peut en principe connaître que des violations des droits des individus, des groupes d’individus ou des peuples sur saisine des entités et personnes mentionnées à l’article 5 du Protocole mais pas des droits des autres personnes morales de droit privé ou de droit public.
48. En l'espèce, la Cour relève qu’en dépit du fait que la Société AGRILAND était demanderesse devant la Cour de justice de la CEDEAO, les droits auxquels elle prétendait affectent directement les droits individuels du requérant devant la Cour de céans, vu qu’il est Président Directeur Général, fondateur et actionnaire majoritaire de ladite Société.
49. De qui précède, la Cour conclut à l'identité des parties et, par conséquent, au respect de la première condition.
50. Pour ce qui est de la deuxième condition, à savoir l'identité des demandes, la Cour de céans note que dans la cause examinée par la Cour de justice de la CEDEAO, le requérant demandait à ladite juridiction de « dire et juger que les actes posés et les décisions rendues par les juridictions ivoiriennes … constituent de graves violations de ses droits » garantis, entre autres, par la Charte et de
5 Voir Communication 409/12 Luke Ac Ab et An Ad Al (représentés by Ao AxY c. Angola et treize autres (CADHP 2013) para. 112 ; Référence No 1/2007 Ai Au et autres c. Secrétaire général de la Communauté d'Afrique de l'Est et un autre (2007) AHRLR 119 (EAC 2007) paras. 30-32 ; Affaire 7920 Arrêt du 29 juillet 1988, Velâsquez-Rodriguez c. Honduras CIADH para. 24(4) ; Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (AH c. Serbie-et-Monténégro) Arrêt du 26 février 2007, C.l.J., Recueil 2007, p. 43.
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« condamner l’Etat de Côte d'Ivoire à lui payer la somme de deux milliards (2.000.000.000) FCFA de dommages et intérêts » ainsi que les dépens de l’instance. Ces demandes sont identiques à celles formulées devant la Cour de céans à l’exception de celle relative à la partialité de la Cour d’appel de Ak.
51. Dans sa réplique, le requérant soutient en effet que la présente requête « n’est pas totalement identique à celle soumise à la Cour de justice de la CEDEAO » en ce que devant ladite Cour il « n'avait pas évoqué la situation du dessaisissement de la Cour d'appel de Ak comme un cas de violation des droits de l'homme ». Sur ce point, la Cour de céans observe que ladite prétention ne saurait être détachée de celles qui ont été examinées par la Cour de justice de la CEDEAO de sorte qu’il s'agit en réalité d’un ensemble de prétentions. En référence à l’acception de la notion de « règlement » retenue plus haut, l'identité des prétentions s'entend également de leur caractère additionnel, alternatif ou découlant d’une prétention examinée dans une cause précédente.
52. En l'espèce, la Cour de céans note que, par les moyens qu’il invoque, le requérant « convaincu de la flagrante partialité de la Première Chambre Civile de la Cour d'appel de Ak » a saisi la Cour suprême d’une procédure de dessaisissement pour cause de suspicion légitime. Selon le requérant, la Cour suprême a fait droit à sa demande en dessaisissant la Cour d'appel de Ak au profit de la
53. Dans ces circonstances, la Cour de céans considère qu’en se prononçant sur l’allégation de violation liée à la procédure devant la Cour d'appel d’Abidjan, la Cour de justice de la CEDEAO a couvert le règlement de l’allégation de violation tirée de la partialité de la Cour d'appel de Ak, les deux allégations ne formant qu’un ensemble de prétentions. En conséquence, la Cour conclut à l'identité des demandes et au respect de la deuxième condition.
54. S'agissant enfin de la troisième condition, elle est également remplie puisque les Parties s'accordent sur ce que la Cour de justice de la CEDEAO a rendu deux décisions sur le fond de la même affaire. Il s’agit en l'occurrence de l’arrêt No ECW/CCJ/JUD du 24 avril 2015 portant sur le fond et de l'arrêt No ECW/CCJ/RUL/08/16 du 17 mai 2016 portant sur une requête aux fins d’omission de statuer sur l'arrêt précité.
55. De ce qui précède, il ressort que la présente requête a été réglée par la Cour de justice de la CEDEAO au sens de l’article 56(7) de la Charte en ce qui concerne la première condition posée par ledit article.
aux principes » évoqués à l’article 56(7). À cet égard, la Cour de céans considère que des trois instruments mentionnés audit article, la Charte
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est applicable en l'espèce.
57. Au vu des éléments du dossier, la Cour de céans note que la Cour de justice de la CEDEAO a examiné l'affaire sur la base des dispositions ci-après de la Charte :
i. Egalité de la justice, procès équitable et impartialité de la justice (article 7 de la Charte) : la Cour a défini les droits concernés, s’est prononcée sur leur violation à l’aune des faits rapportés par le requérant et du comportement des juridictions nationales avant de déclarer la prétention mal fondée en concluant soit que le droit concerné n'avait pas été violé soit que la preuve n’en n’avait pas été faite.®
ii. Egalité devant la loi (article 3 de la Charte) : après avoir énoncé une définition du droit concerné, la Cour, en rappelant sa jurisprudence, a examiné les allégations de violation à l’aune des faits et du comportement des juridictions nationales. Elle a, de même que pour le chef précédent, déclaré la prétention mal fondée pour défaut de preuve.”
iii. Recours effectif devant les juridictions nationales (article 7(1) de la Charte) : par un raisonnement identique à celui adopté concernant les prétentions précédentes, la Cour a tranché dans le même sens.
58. LaCourde céans, après comparaison, note que la Cour de justice de la CEDEAO a examiné l’affaire sur la base des mêmes dispositions de la Charte que celles invoquées par le requérant dans la présente requête. En conséquence, l'affaire a été réglée conformément aux principes de l’un des instruments évoqués à l’article 56(7) de la Charte en ce qui concerne la deuxième condition posée par ledit article.
59. De ce qui précède, la Cour conclut que la présente requête ne remplit pas la condition posée à l’article 56(7) de la Charte. Elle retient donc l'exception d’irrecevabilité tirée du règlement antérieur du différend par la Cour de justice de la CEDEAO.
60. Ayant conclu dans ce sens, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur les autres conditions de recevabilité et sur l'exception tirée du règlement de l'affaire par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). 61. La Cour note qu'aux termes des dispositions de l’article 56 de la Charte, les conditions de recevabilité sont cumulatives de sorte que lorsque l’une d’entre elles n’est pas remplie, c’est l'entière requête qui ne peut être reçue. En l'espèce, la requête ne remplit pas la condition
6 Société AGRILAND c. Etat de Côte d'Ivoire, Arrêt No ECW/CCJ/JUD du 24 avril 2015, paras. 36-39.
7 Idem, paras. 40-47.
8 Idem, paras. 48-52
292 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
posée à l’article 56(7) puisque l'affaire a fait l’objet d’un règlement antérieur par la Cour de justice de la CEDEAO.
62. En conséquence, la Cour déclare la requête irrecevable.
VII. Frais de procédure
63. Aux termes de l’article 30 du Règlement de la Cour, « A moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
64. La Cour note que dans la présente procédure chacune des Parties demande que l’autre soit condamnée aux dépens. Dans ces circonstances, la Cour estime que chaque partie doit supporter ses frais de procédure.
65. Par ces motifs,
La Cour,
À l’unanimité,
Sur la compétence
i. Déclare qu’elle est compétente ;
Sur la recevabilité
ii. Rejette l'exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes ;
iii. Rejette l'exception d’irrecevabilité tirée du défaut d’introduction de la requête dans un délai raisonnable ;
iv. Retient l'exception d’irrecevabilité tirée du règlement du différend au sens de l’article 56(7) de la Charte ;
V. Déclare en conséquence la requête irrecevable ;
Sur les frais de procédure
vi. Dit que chaque partie doit supporter ses frais de procédure ;
Opinion individuelle conjointe : B et MATUSSE
1. Nous souscrivons, à tous égards, à l'arrêt rendu par la majorité, dont nous faisons, tous deux, partie, déclarant la requête, telle que déposée par M. AG Ba Ae contre la République de
Ae c. Côte d’Ivoire (compétence et recevabilité) (2018) 2 RJCA 280 293
Côte d'Ivoire, irrecevable au motif que le cas a été « réglé » au sens de l’article 56(7) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. La disposition prescrit qu’une requête déposée devant la Cour ne devrait pas « concerner des cas qui ont été réglés … conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de la Charte de l’Organisation de l'Unité africaine et soit des dispositions de la présente Charte ».
2. Nous avons toutefois jugé nécessaire de faire connaître notre position en ce qui concerne la question de l'identité du requérant et de sa société AGRILAND qui, en application de l'article 56(1) de la Charte ou de l’article 40(1) du Règlement intérieur de la Cour, constitue un critère important de recevabilité. Il s'agit d’une question qui s'est posée à plusieurs reprises dans l'arrêt.
3. Nous estimons que la Cour aurait dû se prononcer sur la question dès le début et donner des explications détaillées sur les raisons pour lesquelles le requérant et AGRILAND sont réputés être la même personne aux fins de la requête. Quoique le requérant et la société soient deux personnes distinctes, la Cour a choisi de lever le voile social de la société AGRILAND et de considérer les deux comme une seule personne, sans démontrer suffisamment comment elle est parvenue à cette conclusion. À notre avis, les justifications données par la Cour à l'appui de ses positions sont insuffisantes pour les raisons suivantes.
4. Premièrement, la Cour n’a indiqué que le requérant et sa société AGRILAND" sont deux personnalités différentes qu’à un stade ultérieur de l’arrêt. Compte tenu de l'importance d’établir clairement l'identité des parties aux fins de l'examen de la Requête par la Cour, cette démarche aurait dû être suivie et clairement énoncée plus tôt, au moins, à l’étape de la recevabilité (paragraphes 21 et 22).
5. Deuxièmement, dans certains cas, la Cour a supposé que le requérant était celui qui avait porté l’affaire devant la Cour de justice de la CEDEAO, bien qu'il soit clair que ce n’était pas lui et que ladite Cour avait été saisie par AGRILAND. Si la Cour avait clarifié cette question plus tôt, il n’y aurait pas eu une telle confusion quant à la véritable identité du requérant.
6. Enfin, l'identité des Parties est une question sur laquelle ont statué d’autres juridictions internationales dans des affaires similaires. La réticence de la Cour africaine à faire de même, tirant des conclusions sans avoir clairement établi la véritable identité du requérant sans raisons convaincantes, semble donc en contradiction
1 Requête 038/2016.Arrêt du 22/03/2018, AG Ba Ae c. République de Côte d'Ivoire, para 46.
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avec la jurisprudence internationale. Nous sommes d’avis que la Cour aurait dû s'inspirer des juridictions similaires qui ont établi une jurisprudence pertinente à cet égard.
7. En l'espèce, nous nous référons à deux affaires particulières, à savoir Aj c. Argentine et Ag et autres c. Grèce.” Ces deux affaires portaient sur la question de l’identité des actionnaires individuels et de la société ainsi que sur la question du voile social. Dans les deux cas, la Cour interaméricaine des droits de l'homme et la Cour européenne des droits de l'homme, ont respectivement fait face à l’épineuse question de savoir si les actionnaires individuels peuvent être considérés comme étant la même personne que la société.
8. Bien que les approches des deux Cours dans les cas évoqués ci-dessus ne soient pas les mêmes, elles ont toutes deux fourni des raisons détaillées pour justifier leurs conclusions.®
9. Le fait que l’arrêt rendu à la majorité n’ait pas expliqué pourquoi la Cour est parvenue à la conclusion que le requérant et AGRILAND sont réputés être la même personne morale laisse la porte grande ouverte à diverses interprétations.
10. Cette situation devient plus préoccupante lorsque nous examinons la question de la recevabilité aux termes de l’article 56(6) de la Charte, au sujet de laquelle la Cour a jugé que les voies de recours internes avaient été épuisées quoique la Partie qui les ait épuisées au niveau interne soit la société AGRILAND, et non le requérant devant la Cour.
11. Nous sommes conscients du fait qu’au niveau national, le voile social n’est levé que dans des circonstances exceptionnelles et que les actionnaires ne portent généralement pas de responsabilité individuelle à ce niveau pour les violations commises par leurs sociétés, mais peuvent saisir la Cour pour des questions de violation de leurs droits individuels s'ils peuvent rapporter la preuve que l’État défendeur a eu la possibilité de remédier à une telle violation par le biais de ses procédures judiciaires internes.* Pour notre part, une telle démarche garantirait que la Cour adopte une approche prudente lorsqu'elle applique les articles 56(6) de la Charte et l’article 40(1) du Règlement dans de telles circonstances.
12. D'autre part, le fait que les actionnaires puissent saisir la Cour
2 Cour interaméricaine des droits de l'homme, Affaire Aj c. Argentine, Arrêt du 7 septembre 2001 (Exceptions préliminaires) et Affaire Ag et autres c. Grèce 14807/89, (1996) CEDH 250, [1995] CEDH 42.
3 Aj c. Argentine (Exceptions préliminaires), pars. 27- 31 et Affaire Ag et autres c. Grèce, paras 62 et 66.
4 Requête 006/2012. Arrêt du 28/05/2017, Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. République du Kenya, para 94.
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africaine pour faire valoir des violations de leurs droits individuels est une illustration de la manière dont le voile social peut être levé et, sur cette base, les actionnaires et la société peuvent être considérées comme étant la même personne morale.
13. C’est sur la base de la considération susmentionnée que la Cour a estimé que les voies de recours internes avaient été épuisées, au motif que le requérant et sa société AGRILAND étaient la même personne morale. En outre, étant donné que le requérant et X ont été considérés comme étant la même personne morale, il n'aurait pas été nécessaire pour le requérant d’intenter une action devant les juridictions nationales fondée sur les mêmes faits et découlant des mêmes questions ayant donné lieu à la procédure introduite par AGRILAND.
14. En ce qui concerne la question de l’identité des parties comme étant une des conditions à remplir pour que l'autorité de la chose jugée soit applicable en vertu de l’article 56(7). Il importe de noter les positions de la jurisprudence évoquée de la Cour interaméricaine des droits de l'homme et de la Cour européenne des droits de l'homme.
15. Dans l'affaire Aj c. Argentine, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a déclaré ce qui suit :
« L’Argentine fait valoir que la Convention américaine n’aborde pas la question des personnes morales, et qu’en conséquence, ses dispositions ne leur sont pas applicables, puisque les personnes morales n’ont pas de droits de l’homme. Cependant, la Cour observe que, de manière générale, les droits et obligations reconnus aux entreprises deviennent des droits et obligations pour les personnes qui les composent ou qui agissent en leur nom ou les représentent ».° [Traduction]
16. Dans l'affaire Ag et autres c. Grèce, la Cour européenne des droits de l'homme fait observer ce qui suit :
« Leur grief (les requérants) se fonde exclusivement sur l’allégation selon laquelle la violation du droit de la Brasserie au respect de ses biens aurait porté atteinte à leurs seuls intérêts financiers liés à la baisse de la valeur de leurs actions qui en serait résultée. Assimilant les pertes financières subies par l’entreprise ainsi que les droits de celle-ci aux leurs, elles se prétendent victimes, même indirectes, de la violation alléguée. En somme, elles tentent d'obtenir la levée de la personnalité juridique de la Brasserie à leur profit ».
17. La Cour européenne des droits de l'homme fait également observer que le fait de lever le « voile social » ou de faire abstraction de la personnalité juridique d’une société ne se justifie que dans des
5 Affaire Aj c. Argentine, Arrêt du 7 septembre 2001 (Exceptions préliminaires), para 27.
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circonstances exceptionnelles ».°
18. Sur la base des passages cités plus haut en l'espèce, nous sommes d'avis que l’une des raisons pour lesquelles l’identité du requérant a été jugée comme étant la même que celle de sa société, est que le voile social a été levé et, par conséquent, les droits et obligations qui ont été reconnus à la société sont devenus les droits et obligations du requérant, ce qui signifie que les deux ont la même identité. Ce sont les mêmes observations qui ont été faites par la Cour interaméricaine des droits de l'homme et la Cour européenne des droits de l'homme dans les passages cités plus haut. Nous estimons donc que les opinions susmentionnées auraient dû être adoptées et explicitement énoncées dans l'arrêt rendu à la majorité.
19. Une dernière question sur laquelle nous voudrions insister concernant l’article 56(7) de la Charte est que la raison pour laquelle le voile social a été levé et l'identité du requérant et celle de sa société ont été considérées comme étant la même au niveau national tient au fait qu’il a été relevé dans l'arrêt (notamment dans les demandes du requérant) que le requérant détenait quatre-vingt-quinze pour cent (95 %) du capital de la société AGRILAND et en est le PDG, le fondateur et l’actionnaire majoritaire.” C’est dire que les pertes subies par la société sont ses pertes tout comme les gains réalisés par la société sont aussi ses gains. Nous estimons que l'arrêt aurait dû souligner et clarifier ce point.
6 Affaire Ag et autres c. Grèce 14807/89, (1996) CEDH 250, [1995] CEDH 42, para 66.
7 Requête 038/2016. Arrêt du 22/03/2018, AG Ba Ae c. République de Côte d'Ivoire, par.15 (iii) et par. 48.