As c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RJCA 297 297
As c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RICA 297
Requête 006/2015, As Ak CAc BpB and Bg As CAp
BqB c. République de Tanzanie
Arrêt, 23 mars 2018. Fait en anglais et en français, le texte anglais
faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSE, BEN ACHOUR,
MATUSSE, MUKAMULISA, MENGUE, CHIZUMILA et BENSAOULA
Les requérants avaient été reconnus coupables et condamnés pour
viol et crime contre nature. Ils ont introduit cette requête, alléguant des
violations de leurs droits par suite de leur détention et de leur jugement.
La Cour a estimé que les requérants n'avaient pas apporté la preuve de
prétendues irrégularités procédurales, à l'exception du refus d'autoriser
l’accès aux déclarations des témoins et de la possibilité de contre-
interroger des témoins, ce qui constituait une violation de la Charte. La
Cour a en outre conclu que le fait de ne pas avoir pris en compte la
demande de test de virilité requis par le premier requérant est contraire
aux droits que lui garantit la Charte.
Compétence (conformité des procédures nationales avec la Charte, 35,
Recevabilité (épuisement des recours internes, recours extraordinaires,
52 questions non soulevées dans les procédures internes, 53 ;
introduction dans un délai raisonnable, 61)
Preuve (charge de la preuve, 71, 81, 124 ; procès-verbal du procès, 90)
Traitement cruel, inhumain ou dégradant (détention au secret, preuve,
73
Procès équitable (informer promptement des charges retenues,
80 ; défense, accès aux déclarations des témoins, 99, 100 ; examens
médicaux, 116, 117)
Réparation (remise en liberté, demande sans objet, 141)
| Les parties
1 Les requérants, les sieurs As Ak CAc BpB, ci-après désigné premier requérant, et Bg As CAp BqB, ci-après désigné deuxième requérant, affirment qu’ils sont des ressortissants de la République démocratique du Congo, qui vivaient et travaillaient comme musiciens à Dar es-Salaam (Tanzanie). Le second requérant est le fils biologique du premier requérant.
2 L'État défendeur, à savoir la République-Unie de Tanzanie, est devenu partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après dénommée « la Charte »), le 21 octobre 1986, et au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l'homme
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et des peuples (ci-après dénommé « le Protocole »), le 10 février 2006. || a par ailleurs déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole le 29 mars 2010. L'État défendeur est devenu partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après désigné « le Pacte ») le 11 juin 1976.
Il. Objet de la requête
A Faits de la cause
3 Les requérants allèguent avoir été arrêtés par des agents de police le 12 octobre 2003 et conduits au poste de police de Magomeni (République Unie de Tanzanie). Les requérants, accompagnés de As Bo et Ai As, qui sont également les fils du premier requérant, ainsi que d’une tierce personne (identifiée ultérieurement comme enseignant) ont été mis en examen, le 16 octobre 2003 sous 10 chefs d'accusation de viol et de 11 chefs d'accusation de crime contre nature devant le Tribunal de première instance de Kisutu à Dar es- Salaam, dans l'affaire pénale n° 555 de 2003. Les personnes accusées dans cette affaire étaient respectivement As Ak CAc BpB, premier accusé ; Bg As CAp BqB, deuxième accusé ; As Bo, troisième accusé; Ai As, quatrième accusé ; et l'enseignant, cinquième accusé dans l'affaire en question. Ils ont plaidé non coupable de tous ces chefs d'accusation. Les dix (10) victimes alléguées étaient toutes des enfants âgées de six (6) à dix (10) ans et élèves de la même classe à Ax Bl Af (école primaire de Mashujaa) à Ah dans le district de Aj. Les dix (10) victimes auraient subi un viol collectif et des actes de sodomie à tour de rôle par cinq (5) adultes, dont les requérants.
4 Le 25 juin 2004, à l'exception du cinquième accusé, les requérants ainsi que les troisième et quatrième coaccusés ont tous été déclarés coupables de tous les chefs d'accusation retenus contre eux et condamnés à la peine de réclusion à perpétuité et au paiement de deux (2) millions de shillings tanzaniens à chacune des victimes. Les requérants, ainsi que les troisième et quatrième accusés ont alors interjeté appel devant la Haute Cour de Tanzanie, dans l'affaire pénale n° 84 de 2004. Dans son arrêt du 27 janvier 2005, la Haute Cour a conclu que les preuves produites correspondaient à la définition d’un viol collectif. Elle a donc requalifié le chef de crime contre nature en chef de viol collectif et rejeté l’appel.
5. Les requérants ainsi que les troisième et quatrième accusés ont formé un recours devant la Cour d’appel de Tanzanie dans l'affaire pénale n° 56 de 2005. Dans son arrêt rendu le 11 février 2010, la Cour
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d'appel a annulé la déclaration de culpabilité et la peine prononcées contre les troisième et quatrième accusés. Elle a en outre déclaré le premier requérant coupable de deux (2) chefs de viol et les deux requérants coupables de deux (2) chefs de viol collectif et les a acquittés des autres chefs d'accusation. La Cour d’appel a substitué la peine de réclusion à perpétuité par une peine de trente (30) ans de réclusion.
6. Le 9 avril 2010, les requérants ont déposé un avis de requête en révision de l’arrêt de la Cour d’appel. La requête en révision en matière pénale n° 5 de 2010 a été rejetée le 13 novembre 2013.
B. …Violations alléguées
7. Les requérants allèguent ce qui suit :
i.lls n’ont pas été immédiatement informés des accusations portées contre eux et ils ont été détenus au secret pendant quatre jours, sans possibilité d'entrer en contact avec un avocat ou avec toute autre personne. Ils ont été maltraités par des agents de police qui les ont insultés et ils sont restés en garde à vue pendant un certain temps avant qu’un agent de police ne leur signifie les accusations de viol ;
ii. Le procès était inéquitable pour diverses raisons. D'abord, le tribunal a plusieurs fois rejeté les demandes en vue de présenter des preuves, les résultats de leurs analyses de sang et d’urine n’ont pas été présentés comme preuve devant le tribunal de première instance et, alors même que les victimes alléguées affirmaient avoir été infectées par le VIH/sida et la blennorragie, le tribunal a rejeté la demande du premier requérant pour que des analyses médicales soient effectuées afin d'établir son impuissance sexuelle ;
iii. Le tribunal s’est fondé sur les déclarations des victimes alléguées comme éléments de preuve, alors qu’il s'agissait de récits décrivant de mémoire le local où le viol aurait eu lieu, sans tenir compte du fait que les enfants et leurs parents avaient visité la maison des accusés avant l'audience et qu’ils avaient plusieurs fois examiné les lieux ;
iv. Les chefs d'accusation portées contre eux ont été montés de toutes pièces à des fins de vengeance et le jugement rendu n’était pas fondé sur des preuves crédibles ;
v. Leur droit à un procès équitable a également été violé ;
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vi. L'État défendeur a violé tous les principes reconnus en matière de droits de l'homme et en droit international ;
vil. Leur procès a été inéquitable et entaché de vices de procédure imputables aux juridictions nationales et à d’autres agences et institutions de l'Etat défendeur ;
vi. Leur procès était inéquitable à tous les niveaux ; ils ont été harcelés et leurs moyens de défense n’ont pas été dûment pris en considération et tout cela a entraîné des violations de la Charte africaine en ses articles 1, 2, 3, 5, 7(1) (b), 13 et 18(1).
Il. Résumé de la procédure devant la Cour
8. La requête a été déposée le 6 mars 2015 et signifiée à l’État défendeur le 8 avril 2015, l’invitant à déposer la liste de ses représentants dans un délai de trente (30) jours et de faire connaître sa réponse à la requête dans un délai de soixante (60) jours à compter de la date de réception de la notification, conformément à l’article 35(2) (a) et (4)(a) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »).
9. Par notification du 8 avril 2015, la requête a été communiquée au Conseil exécutif de l'Union africaine et, par l’intermédiaire de la Présidente de la Commission de l'Union africaine, aux États parties au Protocole, conformément à l’article 35(3) du Règlement.
10. Suite à la demande d'assistance judiciaire formulée par les requérants, la Cour a donné pour instructions au Greffe de solliciter le concours de l’Union panafricaine des avocats (UPA) à cet égard. Celle-ci a marqué son accord pour représenter les requérants et les parties en ont été dûment informées par notification datée du 30 juin 2015.
11. L'État défendeur a soumis la liste de ses représentants le 26 mai 2015. Il a déposé sa réponse à la requête, hors délai, le 10 août 2015. La Cour a décidé, dans l'intérêt de la justice, d’accepter cette réponse qui a été communiquée au requérant par notification du 30 novembre 2015.
12. Par lettre du 5 janvier 2016, les requérants ont demandé à la Cour de leur accorder un délai supplémentaire pour déposer leur réplique à la réponse de l’État défendeur et par lettre datée du 11 mars 2016, le Greffe a informé les requérants de la décision de la Cour de proroger de 30 jours le délai pour déposer ladite réplique.
13. Par courriel daté du 15 avril 2016, l'UPA à déposé la réplique des requérants qui a été communiquée à l’État défendeur par notification datée du 19 avril 2016.
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14. Par notification datée du 14 juin 2016, le Greffe a informé les parties que la procédure écrite était déclarée close à compter du 4 juin 2016 et qu’elles pouvaient déposer de nouvelles preuves, conformément à l’article 50 du Règlement, si elles le souhaitaient. Aucune partie n’a demandé de déposer de nouvelles preuves en application de cette disposition du Règlement.
15. Le 11 juillet 2016, l’État défendeur a demandé l’autorisation de déposer une duplique, mais la Cour a estimé qu’il n’était pas indiqué de faire droit à cette demande, la procédure écrite était déjà clôturée. 16. Par lettre datée du 16 mars 2018 reçue le même jour au Greffe, le conseil des requérants a informé la Cour que les requérants ont été libérés de prison, bénéficiant d’une grâce présidentielle à l’occasion de la célébration marquant le cinquante-sixième anniversaire de l'indépendance de l’État défendeur. Cette lettre a été communiquée à l’État défendeur le 19 mars 2018, pour des observations éventuelles. 17. Par lettre datée du 20 mars 2018, l’État défendeur a informé la Cour que les requérants avaient été libérés par grâce présidentielle (mesure spéciale de rémission totale de peine ordonnée en 2017 en faveur de soixante-trois (63) personnes incarcérées, dont les requérants. Selon l’État défendeur, la Cour aurait dû informer les parties qu’elle ne tiendrait pas une audience publique en l’espèce avant de leur notifier le prononcé de l'arrêt. L'État défendeur a également demandé à la Cour que suite à la remise en liberté des requérants, leur requête soit retirée du rôle avant le prononcé de l'arrêt, ou que celui-ci soit reporté à une date ultérieure. L'État défendeur a formulé cette demande, du fait que la requête avait été dépassée par les événements, les requérants étant satisfaits de leur libération et ayant exprimé leur gratitude suite à la décision du Gouvernement à leur égard, ils doivent donc être entendus personnellement sur leur statut et leurs souhaits concernant leur requête. La lettre a été transmise aux requérants le 21 mars 2018 pour des éventuelles observations.
18. Parlettre du 21 mars 2018, le Greffier a informé l’État défendeur que la Cour attire son attention sur les dispositions de l’article 27(1) du Règlement portant sur la procédure orale ou écrite et sur les dispositions de l’article 58 du Règlement concernant le désistement. Il a fait remarquer que, outre leur remise en liberté, les requérants ont soulevé d’autres questions sur lesquelles la Cour doit statuer.
19. Par lettre du 22 mars 2018, le conseil des requérants a déposé les observations de ceux-ci sur la lettre de l’État défendeur en date du 20 mars 2018, indiquant que, selon le Règlement, la Cour n’était pas tenue d'organiser des audiences publiques pour chaque affaire. Il a également déclaré n’avoir pas reçu d’instructions de la part des requérants de se désister et ont demandé à la Cour de rendre son arrêt dans les meilleurs délais.
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20. Par correspondance du 22 mars 2018, le Greffier a informé les deux parties que la Cour avait confirmé que l'arrêt sera rendu le 23 mars 2018.
IV. Mesures demandées par les parties
21. Les mesures demandées par les requérants, tel qu’elles ont été formulées dans la requête sont les suivantes :
« 44. Nous demandons la Cour de prendre les dispositions nécessaires pour nous fournir une représentation juridique gratuite ou une assistance judiciaire, en vertu de l’article 31 du Règlement intérieur de la Cour et de l’article 10(2) du Protocole ;
45. Nous, les requérants, demandons à la Cour, en vertu de l’article 45(1) et (2) du Règlement intérieur de la Cour (Mesures d’instruction) d’entendre l’avis d’un expert qui, à notre avis, peut clarifier les faits de la cause et aider la Cour à accomplir sa tâche :
a. prendre les mesures nécessaires en vue de la comparution des personnes, témoins, experts susceptibles d'apporter leur assistance, notamment :
i. des parents de(s) jeune(s) enfant(s) (entre 6 et 8 ans) ;
ii. de l'enseignant des jeunes enfants (entre 6 et 8 ans) ;
iii. un expert pédiatre.
46. Les requérants réitèrent par la présente les mesures qu’ils sollicitent de la Cour de céans, à savoir :
i. Déclarer que l’État défendeur a violé les droits inscrits aux articles 1, 2, 3, 5, 7(1)(b), 13 et 18(1) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ;
ii. Rendre en conséquence, une ordonnance enjoignant à l’État défendeur de remettre les requérants en liberté;
iii. Les requérants demandent également à la Cour de rendre une ordonnance portant mesures de réparation, en vertu de l’article 27(1) du Protocole et de l’article 34(5) du Règlement intérieur de la Cour ;
iv. Toute autre ordonnance ou mesure de réparation que l'Honorable Cour estime appropriée de rendre ».
22. Dans leur réplique à la réponse de l’État défendeur, les requérants réitèrent leurs demandes à la Cour et la prient de :
« 46. a. Déclarer que l’État défendeur a violé les droits inscrits aux articles [sic] 2, 3, 5, 7 (1)(b), 13 et 18(1) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ;
b. prendre les mesures nécessaires en vue de la comparution des témoins ci-après en vertu de l’article 45(1) et (2) du Règlement intérieur de la Cour :
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i. les parents de(s) jeune(s) enfant(s) (entre 6 et 8 ans) ;
ii. l'enseignant des jeunes enfants (entre 6 et 8 ans) ;
iii. un expert pédiatre
c. Rendre une ordonnance enjoignant à l’État défendeur de remettre les requérants en liberté;
d. Rendre une ordonnance portant mesures de réparation ;
e. Ordonner toute autre mesure ou réparation qu’elle estime appropriée».
23. Dans sa réponse, l’État défendeur demande à la Cour de rendre les ordonnances ci-après concernant sa compétence et la recevabilité de la requête :
«1. Constater que la requête n'invoque pas la compétence de la Cour de céans.
2. Conclure que la requête ne remplit pas les conditions de recevabilité prescrites à l’article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour.
3. Constater que la requête ne remplit pas les conditions de recevabilité prescrites à l’article 40(6) du Règlement intérieur de la Cour.
4. Déclarer la requête irrecevable et la rejeter en conséquence ». 24. Sur le fond de la requête, l’État défendeur demande à la Cour de rendre les ordonnances ci-après :
«1. Rejeter la demande des requérants en vue de prendre toutes les mesures nécessaires en vue de la comparution des témoins 2. Rejeter la demande de réparation formulée dans la requête ». 25. L'État défendeur demande en outre à la Cour de dire qu’il n’a pas violé les articles 1, 2, 3, 5, 7(1)(b), 13 et 18(1) de la Charte.
26. L'État défendeur demande également à la Cour de prendre les mesures suivantes :
« 10. Ordonner que les requérants continuent de purger leur peine.
11. Ordonner qu'aucune mesure de réparation n’est octroyée aux requérants.
12. Dire que la requête est rejetée car elle est dénuée de tout fondement ».
V. Demande des requérants en vue d’une citation des témoins à comparaître
27. Les requérants ont demandé à la Cour de citer à comparaître comme témoins les jeunes enfants, leurs parents et leur enseignant, ainsi qu’un pédiatre.
28. L'État défendeur maintient que cette requête doit être rejetée.
29. La Cour, considérant que les observations écrites étaient
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suffisantes pour l'examen de l'affaire, n’a pas estimé nécessaire de faire droit à la demande des requérants.
VI. Sur la compétence
30. Enapplication de l’article 39(1) du Règlement, «la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence… »
A. Exception d’incompétence matérielle
31. Dans son mémoire en réponse à la requête, l’État défendeur soutient que les requérants demandent à la Cour d’agir comme un Tribunal de première instance pour certaines allégations et comme une Cour suprême d’appel pour statuer sur des questions de droit et de preuve déjà tranchées par la Cour d’appel de Tanzanie, qui est la plus haute juridiction de l’État défendeur.
32. L'État défendeur fait également valoir qu’il est demandé à la Cour d'annuler une décision de la Cour d'appel de Tanzanie, ce qui constitue en réalité un recours contre les décisions de la Cour d’appel dans l'affaire pénale n° 56 de 2005 et dans la requête en révision n°5 de 2010.
33. L'État défendeur se réfère à la décision de la Cour de céans dans l'affaire Ernest Ai Ar c. République du Malawi, dans laquelle elle avait estimé : «[qu’] elle n’a pas compétence d'appel pour recevoir et examiner des recours portant sur des questions tranchées par les juridictions internes, régionales ou par d’autres Cours»!
34. Les requérants réfutent cette allégation et se fondent sur la décision de la Cour dans l'affaire Alex Be c. République-Unie de Tanzanie,? et l’affaire Aw Au Aa c. République-Unie de Tanzanie“ dans lesquelles la Cour a estimé que dès lors que des droits dont la violation est alléguée sont protégés par la Charte ou tout autre instrument des droits de l'homme, la Cour a compétence pour connaître de l'affaire.
35. La Cour réitère sa position, telle qu’elle l’a exprimée dans l'affaire Ernest Ai Ar c. République du Malawi,“ qu’elle n'est pas une
1 Requête 001/2013, décision du 15/3/2013, Ernest Ai Ar c. République du Malawi, paragraphe 14.
2 Requête 005/2013. Arrêt du 20/11/2015, Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 130.
3 Requête 003/2012. Arrêt du 28/3/2014, Aw Au Aa c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 114.
4 Requête 001/2013. Décision du 15/3/2013, Ernest Ai Ar c. République du Malawi, paragraphe 14.
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instance d'appel des décisions rendues par les juridictions nationales. Toutefois, comme elle l’a souligné dans l’arrêt du 20 novembre 2016 dans l'affaire Alex Be c. République-Unie de Tanzanie et confirmé dans l’arrêt du 3 juin 2016 dans l'affaire Bm Bc c. République-Unie de Tanzanie, cela n’écarte pas sa compétence pour apprécier si les procédures devant les juridictions nationales répondent aux normes internationales établies par la Charte ou par les autres instruments applicables des droits de l'homme auxquels l'État défendeur est partie. En l’espèce, la Cour a compétence pour déterminer si les procédures internes relatives aux chefs d’accusation pour infraction pénale qui constituent le fondement de leur requête devant elle ont été menées conformément aux normes internationales énoncées dans la Charte et dans la Convention. En conséquence, la Cour rejette l’exception soulevée par l’État défendeur, dans laquelle il est allégué qu’elle agit en l'espèce comme un Tribunal de première instance et comme une juridiction d'appel et se déclare compétente pour connaître de la présente requête.
36. Par ailleurs, en ce qui concerne l’allégation selon laquelle la requête demande à la Cour de siéger comme tribunal de première instance, la Cour relève que dans la mesure où la requête porte sur des violations alléguées des dispositions de certains instruments internationaux auxquels l’État défendeur est partie, elle a la compétence matérielle, en vertu de l’article 3(1) du Protocole, qui dispose que la Cour « a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés ».
37. En conséquence, la Cour rejette l'exception de l’État défendeur tirée du fait que la Cour agit en l'espèce comme un tribunal de première instance et comme une cour d'appel et déclare qu’elle a la compétence matérielle pour connaître de la présente requête.
B. Sur les autres aspects de la compétence
38. La Cour fait observer que l’État défendeur ne conteste pas sa compétence personnelle, temporelle et territoriale et que rien dans le dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente au regard de ces trois aspects. Elle constate donc qu’en l’espèce, elle a :
i. la compétence personnelle, dans la mesure où l’État défendeur
5 Requête 005/2013. Arrêt du 20/11/2015, Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 130 et requête 007/2013. Arrêt du 3/6/2016, Bm Bc c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 29.
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est un État partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration requise à l’article 34(6) de ce même Protocole autorisant les requérants à saisir directement la Cour en vertu de l’article 5(3) du Protocole ;
ii. la compétence temporelle, dans la mesure où, de par leur nature, les violations alléguées se poursuivent et que les requérants demeurent condamnés sur la base de ce qu'ils considèrent comme une procédure inéquitable ;
iii. la compétence territoriale, étant donné que les violations alléguées sont intervenues sur le territoire d’un État partie au Protocole, à savoir l'État défendeur.
39. Au vu de ce qui précède, la Cour déclare qu’elle est compétente pour connaître de la présente requête.
VII. Sur la recevabilité
40. En vertu de l’article 6(2) du Protocole, «[I]a Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte».
41. Conformément à l’article 39(1) de son Règlement, « La Cour procède à l'examen préliminaire … des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles… et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement. »
42. L'article 40 du Règlement reprend en substance l’article 56 de la Charte et il est libellé comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte [.…….….], les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. indiquer l’identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat;
2. être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. être postérieures à l'épuisement des recours internes, s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément, soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit de dispositions de la Charte
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ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».
43. Même si certaines conditions de recevabilité ne sont pas en discussion entre les Parties, l’État défendeur soulève des exceptions portant sur l'épuisement des voies de recours internes et sur le délai de saisine de la Cour.
A. Les conditions de recevabilité en discussion entre les parties
i. Exception tirée de l’allégation du non-épuisement des voies de recours internes
44. L'État défendeur soutient que la requête ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées aux articles 56(5) de la Charte, 6 du Protocole et 40(5) du Règlement.
45. || affirme également que les recours internes n’ont pas été épuisés car les requérants soulèvent les allégations suivantes pour la première fois devant la Cour de céans :
i. « Après avoir été emmenés au poste de police d’Urafiki, le 2° requérant et ses deux frères ont été molestés et ensuite transférés au poste de police de Magomeni où ils ont retrouvé leur père, le 1” requérant, enfermé dans une cellule aux conditions sanitaires inhumaines ».
ii. « Au moment de leur arrestation, les requérants n’ont pas été informés des accusations portées contre eux et ils ont été détenus au secret pendant quatre jours, privés de leur droit à contacter un avocat ou de recevoir la visite de quiconque »
iii. « Pendant leur garde à vue, ils ont été maltraités par des agents de police et une fois, ils ont été appelés par un groupe de policiers qui les ont insultés et leur ont signifié les accusations de viol avant de les reconduire dans leur cellule».
46. L'État défendeur fait en outre valoir que les requérants, qui étaient assistés par un conseil, avaient la possibilité de soulever ces allégations au cours du procès en première instance en vertu de l’article 9(1) de la Loi sur l'application des droits et des devoirs fondamentaux (chapitre 3) et aussi d’introduire une requête en inconstitutionnalité devant la Haute Cour de Tanzanie aux fins de réparation pour les violations alléguées.
47. Enfin, l’État défendeur réitère que le principe de l’épuisement des voies de recours internes est d’une importance capitale pour empêcher les justiciables de submerger la Cour de plaintes qui peuvent être tranchées au niveau national.
48. Dans leur mémoire en réplique, les requérants affirment que
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les voies de recours internes ont été épuisées et que toute autre mesure envisageable ne peut être qu’une « mesure extraordinaire ». Ils soutiennent que la Cour d’appel est la plus haute juridiction du pays et que rien ne les obligeait à exercer des recours extraordinaires.
49. Les requérants font encore valoir que la Cour africaine est compétente pour connaître de la présente requête dans la mesure où les voies de recours internes ont été épuisées.
50. Lesrequérants soutiennent en outre qu’il aurait été déraisonnable d'exiger d’eux qu’ils exercent des recours extraordinaires en déposant une nouvelle requête portant sur leur droit à un procès équitable devant la Haute Cour, qui est une juridiction inférieure à la Cour d’appel.
51. La Cour note que les requérants ont interjeté appel et ont eu accès à la plus haute juridiction de l’État défendeur, à savoir la Cour d'appel, afin qu’elle se prononce sur les différentes allégations, en particulier celles relatives aux violations du droit à un procès équitable. 52. S'agissant du recours en inconstitutionnalité pour la violation des droits des requérants, la Cour a déjà établi que ce recours constitue, dans le système judiciaire tanzanien, un recours extraordinaire que les requérants n’étaient pas tenus d’épuiser avant de saisir la Cour de
53. En ce qui concerne les questions que les requérants n’ont pas soulevées pendant les procédures au niveau national et qu’ils ont évoquées devant la Cour de céans pour la première fois, la Cour estime, conformément à l’arrêt rendu dans l'affaire Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, que ces griefs font partie des « faisceaux des droits et garanties » qui se rapportent à leur appel dans les procédures au niveau national qui ont abouti à leur déclaration de culpabilité et à leur condamnation à 30 ans de réclusion. Toutes ces questions participent « d’un ensemble de droits et garantis » relatifs au droit à un procès équitable sur lesquels portaient leurs recours en appel ou en constituaient le fond. Les autorités judiciaires nationales ont donc amplement eu la possibilité de statuer sur ces allégations même sans que les requérants ne les aient explicitement soulevées. Il serait donc déraisonnable d'exiger des requérants qu’ils déposent une nouvelle requête devant les juridictions internes pour demander réparation de ces griefs.”
6 Requête 005/2013. Arrêt du 29/11/2015, Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, paragraphes 60 à 62 ; requête 007/2013. Arrêt du 3/6/2016, Bm Bc c. République-Unie de Tanzanie, paragraphes 66 à 70 ; requête 011/2015. Arrêt du 28/9/2017, Bd At c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 44.
7 Requête 005/2013. Arrêt du 29/11/2015, Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, paragraphes 60 à 65.
As c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RJCA 297 309
54. Enconséquence, la Cour considère que les requérants ont épuisé les voies de recours internes visées aux articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement. Elle rejette donc l'exception d’irrecevabilité de la requête.
ii. — Exception tirée du non-dépôt de la requête dans un délai raisonnable
55. L'État défendeur affirme que la requête ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées aux articles 56(6) de la Charte et 40(6) du Règlement car elle n’a pas été déposée dans un délai raisonnable après l'épuisement des voies de recours internes.
56. L'État défendeur soutient encore que même si la Cour d’appel a rendu sa décision relative à l’appel des requérants le 11 février 2010, la période pertinente à cet égard est celle qui se situe entre le 29 mars 2010, date à laquelle l’État défendeur (Tanzanie) a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, lu conjointement avec l’article 5(3), et le 6 mars 2015, date à laquelle les requérants ont déposé leur requête devant la Cour, soit quatre (4) ans et onze (11) mois après le dépôt de la déclaration mentionnée plus haut.
57. Dans leur mémoire en réplique, les requérants contestent ce qui, selon l'interprétation de l’État défendeur, constitue un délai raisonnable au regard de l’article 40(6) du Règlement. Ils font valoir que leur requête a été introduite dans un délai raisonnable après l'épuisement des voies de recours internes, au vu des circonstances qui sont les leurs. Ils relèvent ainsi qu’ils sont et ont toujours été, tous les deux, des profanes en la matière, indigents et incarcérés et qu’ils n’ont pas bénéficié d’une assistance judiciaire. Les requérants ne contestent pas le fait que la Cour d'appel de l’État défendeur a rendu sa décision le 11 février 2010 et que leur requête devant la Cour céans est datée du 11 février 2015. Ils soulignent toutefois que leur situation justifie que la Cour de céans accueille la requête car il existe des motifs suffisants pour lesquels ils l'ont déposée à ladite date.
58. Pourétablir sila requête a été introduite dans un délai raisonnable ou non, la Cour estime que même si la procédure d’épuisement des voies de recours internes arrive à son terme après la saisine de la Cour d'appel qui a rendu sa décision le 11 février 2010, les requérants ne devraient pas être pénalisés pour avoir introduit un recours en révision de cette décision. Le recours en révision introduit par les requérants ayant été rejeté par la Cour d'appel le 13 novembre 2013, l’évaluation du caractère raisonnable du délai doit s'appuyer sur la période située
310 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
entre cette date et le 6 mars 2015, date du dépôt de la requête.®
59. La Cour note que les requérants ont introduit la présente requête un (1) an, trois (3) mois et vingt-et-un (21) jours après le rejet de leur recours en révision par la Cour d’appel.
60. Dans l'arrêt Ayants-droit de feu Bb Ao et autres c. Bn Bk, la Cour a établi le principe selon lequel « le caractère raisonnable d’un délai de sa saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire, et doit être apprécié au cas par cas ».° 61. Auvude la situation des requérants qui sont profanes en matière de droit, indigents et incarcérés sans conseil ni assistance judiciaire et, comme il ressort du dossier, le temps mis pour qu'ils aient accès aux pièces du dossier, leur tentative d’exercer des recours extraordinaires en déposant une requête en révision de la décision de la Cour d’appel, la Cour considère que ces raisons justifient à suffisance le dépôt tardif de leur requête au bout d’un an, trois (3) mois et (21) vingt-et-un jours après le rejet de leur recours en révision par la Cour d'appel.
62. || résulte de ce qui précède que la requête a été introduite dans un délai raisonnable conformément aux articles 56(6) de la Charte et 40(6) du Règlement. La Cour rejette en conséquence l'exception préliminaire d’irrecevabilité soulevée par l’État défendeur.
B. Conditions de recevabilité qui ne sont pas en discussion entre les parties
63. Les conditions relatives à l'identité du requérant, à la compatibilité de la requête avec l’'Acte constitutif de l'Union africaine, au langage utilisé dans la requête, à la nature des preuves, et au principe selon lequel la requête ne doit pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies ou de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine (alinéas 1, 2, 3, 4 et 7 de l’article 40 du Règlement) ne sont pas en discussion entre les parties.
64. Pour sa part, la Cour note que rien dans les pièces versées au dossier par les parties n'indique que l’une quelconque de ces conditions
8 Requête 003/2015. Arrêt du 28/9/2017, Ad Bh Am et un autre c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 65.
9 Requête 013/2011. Arrêt du 28/3/2014, Ayants droit de feus Bb Ao et autres c. Bn Bk, paragraphe 92. Voir aussi Requête 005/2013. Arrêt du 29/11/2015, Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 73 ; requête 007/2013. Arrêt du 3/6/2013, Bc c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 91 ; requête 011/2015. Arrêt du 28/9/2017, Bd At c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 52.
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n’a pas été remplie en l'espèce. Elle estime en conséquence que les conditions énoncées ci-dessus ont été remplies.
65. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la présente requête remplit toutes les conditions de recevabilité énoncées aux articles 50 de la Charte et 40 du Règlement et la déclare recevable en conséquence.
VIII. Sur le fond
A. Violations alléguées des droits au respect de la dignité et de l’intégrité de la personne inscrits à l’article 5 de la Charte
66. Les requérants soutiennent qu’ils ont été maltraités par des agents de police qui, à un moment donné, les ont appelés et insultés, puis les ont reconduits dans la cellule où ils ont été détenus au secret pendant quatre (4) jours sans contact avec l'extérieur.
67. Comme indiqué ci-dessus, les requérants soutiennent encore qu'après avoir été conduits au poste de police de Urafiki, le second requérant et ses deux frères, ainsi que les troisième et quatrième accusés dans l'affaire pénale no55 de 2003, ont été molestés et conduits par la suite au poste de police de Magomeni où ils ont retrouvé leur père, le premier requérant, enfermé dans une cellule d’une insalubrité insoutenable. Les requérants affirment que cet acte de la part de l’État défendeur constitue une violation de l’article 5 de la Charte.
68. L'État défendeur affirme que tous les postes de police sur son territoire sont dotés d’infrastructures de base et que les cas d’absence d'installations sanitaires sont traités à l’article 353 (14) du Règlement général de police. Il soutient que ces allégations n’ont jamais été soulevées devant les juridictions nationales.
69. L'article 5 de la Charte est libellé comme suit :
«[t] out individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d’exploitation et d’avilissement de l’homme notamment l’esclavage, la traite des personnes, la torture physique ou morale, et les peines ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants sont interdites ».
70. Dans les circonstances de l'espèce, avant de déterminer si le comportement de l’État défendeur constitue une violation de l’article 5 de la Charte comme l’allèguent les requérants, la Cour doit d’abord établir à qui incombe la charge de la preuve à cet égard.
71. Dans son arrêt antérieur dans l'affaire Ad Bh Am et un autre c. République-Unie de Tanzanie, la Cour a estimé que : «c’est une règle fondamentale de droit que quiconque formule une
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allégation doit en apporter la preuve. Toutefois, en ce qui concerne les violations des droits de l'homme, cette règle ne peut pas être appliquée de manière rigide. De par leur nature, certaines violations des droits de l'homme relatives aux cas de détention au secret… sont entourées de secret et sont habituellement commises au mépris de la loi et hors de la vue du public. Dans ces circonstances, les victimes de violations des droits de l'homme sont pratiquement incapables de prouver leurs allégations car les moyens de vérifier celles-ci sont susceptibles d’être contrôlés par l’État ».
72. Dans cette même affaire, la Cour, se fondant sur la jurisprudence de la Cour internationale de Justice,’ a estimé également que dans de telles circonstances, «aucune des parties ne supporte à elle seule la charge de la preuve » et la détermination de la charge de la preuve dépend du «type de faits qu’il est nécessaire d’établir pour pouvoir juger l'affaire». || appartient à la Cour d'examiner toutes les circonstances en vue d'établir les faits.
73. En l'espèce, les requérants affirment simplement qu’ils ont fait l’objet d’un mauvais traitement et qu’ils ont été détenus au secret dans une cellule de police pendant quatre (4) jours. Ils ajoutent que le premier requérant a été détenu dans une cellule, dans des conditions insalubres. Toutefois, les requérants n’ont produit aucune preuve prima facie pour étayer leurs allégations, qui pourrait permettre à la Cour de renverser la charge de la preuve sur l’État défendeur.
74. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que ces allégations sont dénuées de tout fondement et elle les rejette en conséquence.
B. …Violations alléguées du droit à un procès équitable garanti par l’article 7(1) de la Charte
75. Les requérants ont soulevé plusieurs allégations qui rentrent dans le champ de l’article 7 (1) (c) de la Charte qui est libellé comme suit :
«7(1) Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
1. Le droit de saisir les juridictions nationales compétences de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur,
2. Le droit à la présomption d’innocence, jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente ;
10 Ag Bj Bi (République de Guinée) c. République démocratique du Congo, CIJ, arrêt du 30 novembre 2010, paragraphe 56.
As c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RICA 297 313
3. Le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défendeur de son choix ;
4. Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale ».
i. Allégations selon lesquelles les requérants n’ont pas été immédiatement informés des charges portées contre eux et qu’ils ont été privés du droit de se faire assister par un conseil
76. Dans leur réplique, les requérants soutiennent qu’ils n'ont pas été informés, au moment de leur arrestation, des accusations portées contre eux et qu’ils ont été privés de leur droit d'appeler un avocat ou de recevoir la visite de quiconque.
77. Pour sa part, l’État défendeur soutient que ces allégations n’ont jamais été soulevées devant les juridictions nationales et qu’il s’agit en conséquence de spéculations après-coup; qu’elles ne sont pas fondées et devraient donc être rejetées.
78. L'obligation d'informer toute personne accusée des motifs de l'accusation portée contre elle et de l’autoriser à appeler un conseil a pour but de lui permettre de préparer une défense efficace. Conformément à l’article 14 (3) (a) du Pacte, cela doit être fait dans le plus court délai. L'article 14(3) du Pacte est libellé comme suit :
« 3. Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : (a) à être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l'accusation portée contre elle ».
79. La Cour note qu’à proprement parler, l’État défendeur n’a pas contesté la véracité des allégations des requérants à cet égard.
80. || ressort du dossier que les requérants ont été informés des charges retenues contre eux le 16 octobre 2003 lorsqu'ils ont été présentés au Magistrat résident de Kisutu, soit quatre jours après leur arrestation. La Cour de céans est d’avis que, compte tenu des circonstances spécifiques de l'affaire dans laquelle des allégations de viol des jeunes enfants ont été soulevées et de la possibilité que des enquêtes plus approfondies soient nécessaires, les requérants ont été immédiatement informés des charges pesant contre eux. Elle considère en conséquence qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7(1) (c) de la Charte à cet égard.
81. En ce qui concerne l’allégation selon laquelle l'assistance d’un conseil, leur a été refusé, il ressort du jugement de la Cour d’appel que les requérants étaient représentés par M° Mabere Marando lors de leur recours devant la Cour d’appel et l'arrêt de la Cour d’appel relatif à la
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requête en révision des requérants montre également que le même avocat, Me Mabere Marando, représentait les requérants pendant ces procédures. Aucune information sur les procédures devant le tribunal de première instance ne permet à la Cour de céans de vérifier si les requérants ont eu accès à un conseil lorsqu'ils ont été informés des charges pesant contre eux et durant le procès. Dans ces circonstances, la Cour conclut que cette allégation n’a pas été prouvée.
82. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette ces allégations.
ii. Allégations selon lesquelles la séance d’identification n’a pas été menée dans les règles
83. Dans leur réplique, les requérants ont fourni davantage de détails sur les méthodes utilisées pour leur identification. Les requérants affirment que lors de leur procès dans l'affaire pénale n°555 de 2003, le juge de première instance avait simplement demandé aux témoins de pointer du doigt les auteurs allégués des faits, qui étaient sur le banc des accusés, après avoir interverti l’ordre dans lequel ils étaient assis.
84. Selon les requérants, la manière informelle dont ils ont été identifiés constitue une violation des droits inscrits à l’article 7(1) de la Charte et, compte tenu de la gravité des infractions et des peines qu’ils encouraient, une séance officielle d'identification aurait dû avoir lieu suivant les procédures appropriées et avec les vérifications nécessaires, afin de répondre aux exigences d’un procès équitable. Les requérants font valoir qu’une séance d’identification en bonne et due forme était cruciale pour déterminer si les jeunes enfants, qui étaient tous âgés de moins de huit (8) ans à l'époque, connaissaient les auteurs des infractions alléguées.
85. Les requérants soutiennent encore qu’au moment de leur arrestation, des agents de police étaient même venus sur les lieux du crime en compagnie de certaines des victimes alléguées et c'est ainsi que celles-ci ont pu voir les requérants pendant leur arrestation et durant leur garde à vue. Ils soutiennent également que malgré le fait que les victimes présumées n’avaient pas pu identifier Ap Bq, le second requérant, et qu’elle ait plutôt identifié As Bo et Ai As comme étant Ap Bq, le juge de première instance a décidé qu’une séance d'identification n’était pas nécessaire.
86. L'État défendeur n’a pas répondu aux allégations soulevées par les requérants dans leur réplique.
87. La question que la Cour de céans doit trancher est celle de savoir si la manière dont s’est déroulée la séance d'identification était conforme à l’article 7(1)(c) de la Charte.
88. La Cour est d'avis que la décision sur la forme d'identification
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des accusés relève du pouvoir discrétionnaire des autorités nationales compétentes étant donné que ce sont elles qui déterminent la valeur probante de ces éléments de preuve et qu’elles jouissent d’un large pouvoir de discrétion à cet égard. La Cour de céans s’en remet généralement à la décision des juridictions nationales tant que cela ne donne pas lieu à un déni de justice.
89. En l'espèce, la Cour relève qu’il ressort du dossier que durant les procédures devant les juridictions internes, le Tribunal du Magistrat résident a examiné les dépositions des témoins portant sur l'identification des requérants et, ayant été convaincu par leur récit a décidé de poursuivre le procès. De l'avis de la Cour, de manière générale rien dans le dossier n’indique que cet aspect particulier de la procédure a entrainé un déni de justice. La Cour conclut dès lors qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 7(1)(c) de la Charte.
iii. — Allégations selon lesquelles n’ont pas reçu copie des déclarations des témoins à charge et que les témoins clés n’ont pas été appelés à la barre pour un contre-interrogatoire
90. Les requérants affirment que leur demande en vue d'obtenir copie des déclarations de témoins durant le procès a été rejetée par le Tribunal de première instance qui, à leur avis, a violé de ce fait leur droit à un procès équitable. Ils soutiennent également que ce refus constituait une violation de leur droit à un procès équitable, d'autant plus que le Ministère public ne leur avait pas communiqué les éléments de preuve pertinents qui auraient pu renforcer leur défense.
91. Les requérants soutiennent encore que le juge de première instance a délibérément omis de s'acquitter de l’obligation qui lui incombait de faire comparaitre les témoins clés. Selon les requérants, les personnes qui auraient dû être appelées à la barre comme témoins clés sont Bf An qui a affirmé avoir d’abord informé Ay Az Al (témoin à charge n° 1), de ce que Av Ba (témoin à charge n° 2), aurait reçu de l’argent du premier requérant; Ab Ae qui a été accusée d’avoir enlevé les enfants pour les conduire auprès du premier requérant; Zizel, petit-fils du premier requérant; et Mangi, le propriétaire de la boutique conteneur située près de la maison du premier requérant.
92. Toujours selon les requérants, cette omission a entraîné la violation du principe de l'égalité des armes. Le fait de n'avoir pas cité les quatre (4) personnes ci-dessus à comparaître alors que le Ministère public s'était fondé sur des informations fournies par eux a empêché la défense de les contre-interroger, car elles n’ont jamais été citées pour témoigner.
93. Les requérants affirment que «l'égalité des armes» est un
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principe du système de la common law qui prescrit un juste équilibre entre les Parties. Ils affirment qu’il s’agit d’une caractéristique essentielle du droit à un procès équitable, qui est un aspect intrinsèque à une procédure contradictoire. Ils soutiennent que chaque partie doit avoir une possibilité raisonnable de faire entendre sa cause, en particulier ses moyens de preuve, dans des conditions qui ne le mettent pas dans une situation de net désavantage par rapport à l'adversaire.
94. Les requérants soutiennent encore que le principe de «l'égalité des armes» impose au Ministère public l’obligation de communiquer toute pièce en sa possession qui est susceptible d'aider l’accusé à se défendre.
95. Pour sa part, l’État défendeur fait valoir que les requérants doivent étayer l’allégation selon laquelle les quatre (4) personnes ci- dessus n’ont pas été appelées à la barre afin de donner la possibilité aux requérants de les contre-interroger. || affirme que personne ne pouvait témoigner des faits, mieux que les victimes elles-mêmes et ce, d'autant plus qu’il incombait au Ministère public d'établir que les victimes connaissaient le lieu du crime.
96. La Cour relève que l’État défendeur n’a pas réfuté l’allégation selon laquelle les dépositions des témoins n’ont pas été remises aux requérants et que les quatre témoins ci-dessus n’ont pas été cités à comparaître et n'ont donc pas été contre-interrogés par les requérants. 97. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 7 (1) (c) de la Charte, toute personne a droit à la défense, et que conformément à l’article 14 (3) du Pacte, «toute personne accusée d’une infraction pénale a droit…
- (b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix». La Cour note également que l’article 14 (3) (e) du Pacte dispose que «Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit… À interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ».
98. La Cour est d'avis qu'en l'espèce, des copies des dépositions des témoins à charge auraient dû être remises aux requérants afin de les aider à préparer leur défense. Cela n’ayant pas été fait, les requérants se sont retrouvés dans une situation désavantageuse par rapport au Ministère public, en violation du principe de l’égalité des armes. De la même manière, les requérants se sont vu refuser la possibilité de contre-interroger les quatre (4) témoins clés ci-dessus, ceux-ci n'ayant pas été appelés à la barre et, de ce fait ils ont encore une fois été désavantagés.
99. En conséquence, la Cour estime que le refus opposé aux requérants d’accéder aux dépositions des témoins à charge et de la possibilité de contre-interroger des personnes qui auraient été des
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témoins clés constitue une violation de l’article 7(1)(c) du Pacte par
iv. Allégation selon laquelle l’alibi des requérants a été rejeté indûment
100. Dans leur mémoire en réplique, les requérants soutiennent que le Tribunal de première instance a rejeté leur alibi et que, ce faisant, il a violé les droits que leur reconnait l’article 7(1)(b) de la Charte. Ils soutiennent également que la maison dans laquelle le crime allégué a été commis était toujours occupée par des membres de l’orchestre Aq qui s'en servaient comme local de répétitions, ce qui rendait impossible la commission des crimes allégués.
101. Le second requérant soutient également qu’il se trouvait hors de Dar es-Salaam, où il faisait la promotion de son album au moment où le crime aurait été commis et il ne pouvait donc pas être présent sur le lieu allégué du crime.
102. Pour sa part, l’État défendeur soutient que lorsqu'elle a examiné la déclaration de culpabilité des requérants, la Cour d’appel avait réévalué l’ensemble des éléments de preuve, ainsi que les arguments de la défense, de même que l’alibi invoqué pour chacun des chefs d'accusation et avait tiré ses propres conclusions.
103. Dans son arrêt antérieur dans l'affaire Bm Bc c. République-Unie de Tanzanie, la Cour a tiré la conclusion suivante :
« Lorsqu’un alibi est établi avec certitude, il peut être décisif sur la question de la culpabilité de la personne poursuivie »"*.
104. Toutefois, il ressort du dossier de la procédure devant les juridictions nationales que l’alibi invoqué par les requérants a été examiné et rejeté, par les juridictions internes de l’État défendeur en première instance et en appel. Le compte rendu des audiences révèle que la Haute Cour et la Cour d’appel avaient évalué en particulier l’alibi invoqué, l’a rejeté après l'avoir confronté aux témoignages, concluant que ceux-ci étaient suffisamment fiables pour écarter l’alibi. La Cour considère que dans l’ensemble, rien dans le dossier n'indique que le rejet de l’alibi des requérants a donné lieu à un déni de justice.
105. En conséquence, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas violé le droit des requérants à un procès équitable tel qu’il est inscrit à l’article 7(1)(b) de la Charte et rejette cette allégation en conséquence.
11 Requête 007/2013. Arrêt du 3/6/2016, Bm Bc c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 191.
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v. … Allégation selon laquelle les rapports des examens d’urine et de sang des requérants et le test pour établir l’impuissance sexuelle alléguée du premier requérant ont été rejetés indûment
106. Les requérants soutiennent dans leur mémoire en réplique que le 14 octobre 2003, ils ont été conduits à l'hôpital où des échantillons de leur sang et de leur urine avaient été prélevés pour être examinés. Ils affirment également que les résultats de ces examens n’ont pas été versés au dossier, bien que le second requérant soulevait la question durant leur procès dans l'affaire pénale n° 555 de 2003. Ils affirment donc que la juge de première instance les avait déclarés coupables sans avoir examiné ni pris en compte tous les éléments de preuve.
107. Toujours selon les requérants, le 14 octobre 2003, le premier requérant a demandé à être conduit auprès d’un médecin pour subir des examens devant établir qu’il souffrait d’impuissance sexuelle, mais sa demande a été rejetée alors que le tribunal aurait dû prendre les dispositions nécessaires pour que l'examen soit effectué. Les requérants affirment que le premier requérant a une nouvelle fois au cours du procès formulé sa demande durant le procès mais qu'elle a encore été rejetée. Ils soutiennent que dans le jugement qu’elle a rendu par la suite, la juge de première instance a renversé la charge de la preuve en l'imputant aux requérants, contredisant de ce fait le principe de droit bien établi selon lequel la charge de la preuve incombe à l'accusation. Les requérants considèrent en outre que l'interprétation que l’État défendeur fait de l’article 114(1) de la Loi sur la présentation des moyens de preuve (Cap 6 RE 2002) n’est pas compatible avec l’article 3(2) (a) de ladite loi.?
108. Pour sa part, l'État défendeur fait valoir que les requérants n’ont pas invoqué ce moyen lorsqu'ils ont interjeté appel devant la Haute Cour de Tanzanie dans l'affaire pénale n° 84/2004, encore moins lors de la procédure devant la Cour d'appel dans l'affaire n° 56/2005. Il fait observer que le Tribunal de première instance avait établi qu'aucune des victimes n’étant atteinte du VIH/Sida ni de l'herpès, selon la déposition du médecin qui les avait examinées (témoin à charge n° 20), les résultats des analyses de sang et des urines étaient devenus sans objet.
12 L'article 3(2) de la Loi sur la présentation des moyens de preuve dispose qu’en matière pénale, le Ministère public doit établir les faits au-delà de tout doute raisonnable ; l’article 114(1) de la même loi prévoit que la charge de la preuve incombe à l'accusé s’il prouve l'existence de circonstances pour lesquelles l'affaire doit faire l’objet d’une exception ou d’une dérogation au regard de l'application de la loi créant l'infraction dont il est accusé. Cette charge est réputée avoir été acquittée lorsque le Ministère public en produit la preuve.
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109. L'État défendeur ajoute que ni le tribunal de première instance, ni la Haute Cour et ni même, la Cour d’appel de Tanzanie dans une moindre mesure n’ont fondé leur déclaration de culpabilité sur les résultats des analyses de sang et d’urine.
110. L'État défendeur affirme en outre que la question de savoir à qui il incombait d’établir l'impuissance sexuelle du premier requérant a été définitivement tranchée dans l’arrêt de la Cour d’appel, qui a conclu qu’il incombait au requérant d'apporter la preuve de son absence de virilité.
111. L'État défendeur soutient également que le premier requérant n’a fait état de son impuissance sexuelle et de son incapacité à avoir une érection que lors du contre-interrogatoire mené par le Ministère public. Il s'agit dès lors d’allégations a posteriori de la part des requérants.
112. Selon l’État défendeur, la Cour d'appel a définitivement statué sur la question en prenant en compte les éléments de preuve disponibles, à savoir que les victimes avaient déclaré avoir été violées et que les rapports médicaux avaient corroboré leurs dires.
113. Les requérants allèguent la violation des articles 2 et 3 de la Charte qui garantissent le droit de ne pas être discriminé, le droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi. Toutefois, la Cour examinera cette allégation à la lumière de l’article 7(1)(c) de la Charte, car elle se rapporte en réalité au droit à la défense.
114. La Cour fait observer que toutes les pièces à conviction ayant un impact sur la défense de la personne accusée doivent être prises en compte et que les motifs pour les écarter doivent être explicités, car sa liberté en dépend.
115. La Cour note que les résultats des analyses de sang et d’urine des requérants qui, selon eux, auraient renforcé leur défense, n’ont pas été versés au dossier comme preuve devant le Tribunal de première instance, leur refusant ainsi la possibilité de produire des preuves matérielles à décharge. Toutefois, la Cour relève que dans les circonstances de l'espèce, ni la Haute Cour ni la Cour d’appel n’ont fondé leur verdict sur les résultats des analyses d’urine et de sang. Le droit des requérants n’a donc pas été violé à cet égard.
116. En revanche, en ce qui concerne le test de virilité, la Cour est d'avis que, dès lors que le premier requérant avait soulevé la question, l'État défendeur aurait dû prendre les dispositions nécessaires pour que l'analyse soit faite car les résultats de celle-ci auraient déterminé si le premier requérant était en mesure de commettre le crime. Pour cette raison, la Cour considère que, dans la mesure où le Tribunal de première instance a rejeté la demande du premier requérant d’effectuer un test pour établir son impuissance sexuelle, l’État défendeur a violé son droit inscrit à l’article 7(1)(c) de la Charte.
320 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
vi. Allégation selon laquelle le juge de première instance n’a pas été impartial et que certaines observations et certains éléments de preuve n’ont pas été dûment examinés ou pris en compte
117. Dans leur mémoire en réplique, les requérants soutiennent que le juge de première instance n’a pas fait preuve d’impartialité et qu’il n'avait pas accordé à leur témoignage le poids qu’il méritait. Ils font valoir que certaines questions ont certes été traitées par la Cour d'appel, mais que d’autres moyens d’appel n’ont pas été examinés.
118. Les requérants soutiennent en outre que le droit à un procès équitable englobe l'obligation pour un tribunal de rendre des jugements motivés et qu’en l'espèce, le jugement rendu par la juge de première instance était biaisé et contenait des remarques injustifiées à l'égard des témoins à décharge, portant à croire qu’elle avait un parti pris et avait forgé sa propre opinion sur l'affaire.
119. Pour sa part, l’État défendeur réitère que la Cour d’appel avait remédié à cette violation alléguée en évaluant chacun des vingt-et-un (21) chefs d'accusation sur lesquels le Tribunal de première instance avait fondé la déclaration de culpabilité des requérants et tel que confirmé par la Haute Cour. L'État défendeur affirme encore qu'après avoir examiné chacun des chefs d'accusation, la Cour d’appel n’a déclaré les requérants coupables que de quatre (4) chefs pour lesquels des peines de prison ont été prononcées contre eux. Il s’agit de deux (2) chefs de viol de deux (2) victimes différentes retenus contre le premier requérant et deux (2) chefs de viol collectif portés contre les deux requérants. || soutient également que l’examen des arguments et des preuves à décharge faisait partie intégrante de cette appréciation. 120. La Cour rappelle une fois de plus qu’au niveau du procès en première instance, les accusés étaient au nombre de cinq (5) et devaient répondre de vingt-et-un (21) chefs d'accusation, soit dix (10) chefs de viol et onze (11) chefs de crime contre nature. Le cinquième accusé, l'enseignant, a été acquitté, tandis que les autres accusés ont été déclarés coupables et condamnés à une réclusion à perpétuité. La Haute Cour a confirmé la déclaration de culpabilité des premier, deuxième, troisième et quatrième accusés sous dix (10) chefs de viol et onze (11) chefs de crime contre nature, prononcée par le Tribunal de première instance mais a requalifié les onze (11) chefs de crime contre nature pour lesquels il avaient été déclarés coupables en chefs de viol collectif.
121. || ressort du dossier que la Cour d'appel a examiné chaque chef d'accusation et a fini par acquitter les troisième et quatrième accusés et ramené à quatre (4) le nombre de chefs d'accusation retenus contre les requérants au lieu des vingt-et-un (21) chefs initiaux.
As c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RJCA 297 321
122. La Cour de céans a estimé dans le passé que, «[d]es affirmations d'ordre général selon lesquelles un droit a été violé ne sont pas suffisantes. Des preuves plus concrètes sont requises ».'*
123. La Cour note cependant qu’en l'espèce, les requérants n’ont pas rapporté de preuve suffisante pour étayer leur allégation de parti pris et des effets possibles des violations alléguées sur le jugement du Tribunal de première instance.
124. La Cour conclut que la violation alléguée n’a pas été prouvée et la rejette en conséquence.
C. Violations alléguées du droit de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays (article 13 de la Charte) et du droit à la protection de la famille (article 18 de la Charte)
125. Dans leur réplique, les requérants font grief d’une manière générale à l’État défendeur d’avoir violé les droits consacrés aux articles 13 et 18(1) de la Charte.
126. L'État défendeur n’a pas répondu à cette allégation.
127. L'article 13 de la Charte est libellé comme suit :
«1. Tous les citoyens ont le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis, ce, conformément aux règles édictées par la loi.
2. Tous les citoyens ont également le droit d'accéder aux fonctions publiques de leurs pays.
3. Tout personne a le droit d’user des biens et services publics dans la stricte égalité de tous devant la loi ».
128. L'article 18(1) de la Charte dispose que :
« [Ja famille est l'élément naturel et la base de la société. Elle doit être protégée par l’État qui doit veiller à sa santé physique et morale ».
129. Sur ces questions, la Cour relève que les requérants se bornent à affirmer que leurs droits inscrits aux articles 13 et 18(1) ont été violés par l’État défendeur. Ils ne précisent pas cependant ni la manière ni les circonstances des violations alléguées.
130. Comme indiqué plus haut, la Cour de céans a estimé dans ses arrêts précédents que « des affirmations d’ordre général selon lesquelles le droit a été violé ne sont pas suffisantes » et que « Des
13 Requête n°005/2013. Arrêt du 29/11/2015, Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe140.
322 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
preuves plus concrètes sont requises ».‘*
131. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les allégations de violation des articles 13 et 18(1) de la Charte n’ont pas été prouvées et les rejette en conséquence.
D. Violation alléguée de l’article 1er de la Charte africaine par l’État défendeur
132. Dans leur mémoire en réplique, les requérants font grief à l’État défendeur d’avoir manqué à ses obligations pour n’avoir pas donné effet aux dispositions de l’article 1er de la Charte africaine.
133. L'État défendeur ne s’est pas prononcé sur cette allégation.
134. La Cour fait observer que chaque fois qu’une violation de l’article 1 de la Charte a été alléguée, elle a déclaré que lorsqu’elle « constate que l’un quelconque des droits, des devoirs ou des libertés inscrits dans la Charte a été restreint, violé ou non appliqué, elle en déduit que l'obligation énoncée à l’article 1 de la Charte n’a pas été respectée ou que cet article a été violée ».'°
135. En l’espèce, la Cour a déjà conclu que l’État défendeur a violé l’article 7(1)(c) de la Charte en ce qui concerne certaines allégations des requérants (paragraphes 98 et 115 supra). Sur la base des observations ci-dessus, la Cour conclut que la violation de ces droits entraîne la violation de l'article 1er de la Charte.
IX. Sur les mesures demandées
136. Comme indiqué aux paragraphes 21 et 22 du présent arrêt, les requérants demandent, entre autres, à la Cour de rendre une ordonnance enjoignant à l’État défendeur de les remettre en liberté et de leur octroyer des réparations en vertu des articles 27(1) du Protocole et 34(5) du Règlement.
137. Comme indiqué aux paragraphes 23 et 26 du présent arrêt, l’État défendeur demande à la Cour d’ordonner que les requérants continuent de purger leur peine et de rejeter leurs demandes de réparation.
138. L'article 27(1) du Protocole dispose que « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme et des peuples, la Cour
15 Requête 005/2013. Arrêt du 29/11/2015, Alex Be c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 135 ; Requête 013/2011. Arrêt du 28/3/2014, Ayants droit de feu Bb Ao et autres c. Bn Bk, paragraphe 199 ; Requête 003/2015. Arrêt du 28/9/2017, Ad Bh Am et un autre c. République-Unie de Tanzanie, paragraphe 159.
As c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RJCA 297 323
ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l'octroi d’une réparation ».
139. À cet égard, l’article 63 du Règlement est libellé comme suit : « La Cour statue sur la demande de réparation introduite en vertu de l’article 34 (5) du présent Règlement, dans l'arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l'homme ou des peuples, ou si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».
140. En ce qui concerne la demande des requérants d’ordonner leur remise en liberté, la Cour relève que celle-ci est sans objet, dans la mesure où selon les deux Parties, ils ont été libérés par grâce
141. S'agissant des autres formes de réparation, la Cour fait observer qu'aucune des Parties n’a présenté d’arguments détaillés à ce sujet. Elle se prononcera en conséquence sur cette question dans un arrêt séparé, après avoir entendu les Parties.
X. _ Sur les frais de procédure
142. Les requérants demandent à la Cour de condamner l'État défendeur à supporter les frais de la procédure.
143. L'État défendeur n’a pas formulé de demande concernant les frais de procédure.
144. La Cour note à cet égard que l’article 30 de son Règlement dispose «qu’à moins qu’elle n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
145. Après avoir examiné les circonstances de l'espèce, la Cour décide qu’elle rendra sa décision sur la question des frais de procédure au moment où elle examinera les autres formes de réparation.
146. Par ces motifs :
La Cour,
Sur la compétence :
ii. Déclare qu’elle est compétente ;
Sur la recevabilité de la requête :
iii. Rejette l'exception d’irrecevabilité ;
16 Paragraphes 16 et 17 supra.
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iv. Déclare la requête recevable ;
Sur le fond :
V. Dit que l’État défendeur n’a pas violé l’article 5 de la Charte ;
vi. Dit que l’État défendeur n’a pas violé l’article 7(1)(c) de la Charte en ce qui concerne les allégations relatives à la non signification immédiate aux requérants des charges portées contre eux, au refus de leur accorder la possibilité de faire appel à leur conseil, à la procédure d'identification des requérants, au rejet de l’alibi des requérants, à la non-acceptation comme preuve des rapports des examens d’urine et de sang ainsi qu’au parti pris allégué des juridictions nationales ;
vi. Dit que l’État défendeur a violé l’article 7(1)(c) de la Charte, pour avoir refusé de remettre aux requérants les dépositions des témoins et de citer les témoins clés à la barre ainsi que de prendre les dispositions nécessaires pour permettre au premier requérant de faire des examens pour établir son impuissance ; constate en conséquence que l’État défendeur a violé l’article 1 de la Charte:
vi. Conclut que les allégations de violation des articles 13 et 18(1) de la Charte n’ont pas été établies ;
ix. Constate que la demande des requérants d’ordonner leur remise en liberté est devenue sans objet ;
x. Ordonne à l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour rétablir les requérants dans leurs droits et d'en faire rapport à la Cour dans un délai de six (6) mois à compter de la date du présent arrêt.
xi. Réserve sa décision sur la demande des requérants relative aux autres formes de réparation, ainsi que sur les frais de procédure ;
xii. Accorde aux requérants, en application de l’article 63 de son Règlement, un délai de trente (30) jours à compter de la date du présent arrêt pour déposer leurs observations écrites sur les autres formes de réparation, et à l’État défendeur un délai de trente (30) jours, à compter de la date de réception des observations écrites des requérants, pour y répondre.