APDF
et A c. Mali (fond) (2018) 2 RICA 393 393
Association pour le progrès et la Défense des Droits des
Femmes Maliennes et Institute for Human Rights and
Developement in Africa c. Mali (fond) (2018) 2 RICA 393
Requête 046/2016 Association pour le Progrès et la Défense des Droits
des Femmes Maliennes (APDF) et the Institute for Human Rights and
Development in Ae (A) c. République du Mali
Arrêt, 11 mai 2018. Fait en anglais et en français, le texte français faisant
foi
Juges ORÉ, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSÉ, BEN ACHOUR,
MATUSSE, MENGUE, MUKAMULISA, CHIZUMILA et BENSAOULA
La Cour a estimé que de nombreuses dispositions du Code de la famille
du Mali relatives au mariage et à l'héritage étaient en violation de la
Charte africaine.
Recevabilité (épuisement des recours internes, requête constitutionnelle
en protection des droits fondamentaux, 39-45 ; introduction dans
un délai raisonnable, point de départ du délai, 51 ;situation de crise
exceptionnelle, 52-54)
Pratiques néfastes (mariage d'enfants, 74-75, 78)
Égalité, non-discrimination (différents âges de mariage pour les
hommes et les femmes, 77, 78)
Mariage (libre consentement, 91-94)
Héritage (femmes et enfants, 108-115)
Réparation (modification de la législation, 130)
| Les parties
1 L'Association pour le Progrès et laDéfense des Droits des Femmes Maliennes (APDF) se présente comme une association malienne jouissant du statut d’observateur auprès de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « la Commission »). Elle a pour mission de favoriser le regroupement des femmes pour la défense de leurs droits et intérêts contre toutes formes de violence et de discrimination.
2 Institute for Aj Af and Development in Ae BA) se présente de son côté comme une organisation non gouvernementale panafricaine basée à Banjul en Gambie. Elle a pour mission d'assister les victimes de violation des droits de l'homme en quête de la justice en utilisant les instruments de droits de l'homme à l’échelle nationale, africaine et internationale. Elle déclare également avoir le statut d’observateur auprès de la Commission.
3 Les deux entités ci-dessus sont ci-après désignées « les requérants ».
394 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
4 L'État défendeur est la République du Mali, devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « la Charte ») le 21 octobre 1986, au Protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « le Protocole ») le 25 janvier 2004. Il est également devenu partie au Protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relatif aux droits des femmes (ci-après « le Protocole de Maputo ») le 25 novembre 2005, à la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant (ci-après « la CADBEE) le 29 novembre 1999 et a, en outre, a déposé la Déclaration spéciale prévue par l’article 34 paragraphe 6 du Protocole, autorisant les individus et les ONG à saisir directement la Cour, le 19 février 2010. L'État défendeur est également devenu partie à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (ci-après dénommée « CEDEF ») le 10 septembre 1985.
Il. Objet de la requête
A Contexte et faits tels que décrits par les requérants
5. Dans le but de moderniser sa législation en la rendant conforme à l’évolution du droit international des droits de l’homme, le Gouvernement du Mali a lancé courant 1998, une vaste opération de codification du droit des personnes et de la famille. Ce projet, soumis à de larges consultations populaires, a reçu des contributions d'experts avant l’élaboration de la loi n° 2011-087 portant Code de la famille des personnes et de la famille (ci-après le Code de la famille) qui fut adoptée par l’Assemblée nationale du Mali le 3 août 2009.
6 La loi, bien accueillie par une grande partie de la population ainsi que les organisations de défense des droits de l'homme, n’a pu être promulguée en raison d’un vaste mouvement de protestations des organisations islamiques.
7 Soumise à une deuxième lecture, la loi contestée a finalement donné lieu à l'élaboration d’un nouveau Code de la famille des personnes et de la famille qui a été adopté le 2 décembre 2011 par l’Assemblée nationale et promulgué le 30 décembre 2011 par le Chef de l’État.
8 Les requérants estiment que la loi telle que promulguée viole plusieurs dispositions des instruments internationaux des droits de l'homme ratifiés par l’État défendeur.
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9. Les requérants allèguent les violations suivantes :
«i, Violation de l’âge minimal du mariage pour les filles (article 6(b) du Protocole de Maputo et articles 1(3), 2 et 21 de la Charte africaine sur les droits et le bien-être de
ii. Violation du droit de consentir au mariage (article 6.a du Protocole de Maputo et article 16(a) et (b) de la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDEF).
iii. Violation du droit à la succession (articles 21(2) du Protocole de Maputo et 3 et 4 de la CADBEE)
iv. Violation de l'obligation d’éliminer les pratiques ou attitudes traditionnelles qui nuisent aux droits de la femme et de l'enfant (articles 2(2) du Protocole de Maputo, 5(a) de la CEDEF et 1(3) de la CADBEE) ».
Il. Résumé de la procédure devant la Cour
10. Le Greffe a reçu la requête le 26 juillet 2016.
11. Par lettre du 26 septembre 2016, le Greffe a communiqué la requête à l’État défendeur. Celui-ci a été invité à communiquer le(s) nom(s) de son/ses représentant(s) dans un délai de 30 jours ainsi que sa réponse à la requête dans un délai de 60 jours, en application des articles 35(4) et 37 du Règlement intérieur de la Cour.
12. Par notification datée du 18 octobre 2016, le Greffe, conformément aux instructions de la Cour, a communiqué la requête aux États parties et autres entités.
13. Le 28 novembre 2016, l’État défendeur a déposé son mémoire en réponse transmis aux requérants le 13 décembre 2016.
14. Le 1“ février 2017, les requérants ont déposé leur réplique que le Greffe a communiquée, le 2 février 2017, à l’État défendeur, pour information.
15. Par notification du 25 avril 2017, les Parties ont été informées de la tenue par la Cour d’une audience publique le 16 mai 2017.
IV. Mesures demandées par les parties
16. Les requérants demandent à la Cour de condamner l’État défendeur à :
«i. Modifier son Code de la famille des personnes et de la famille en ramenant l’âge minimal de mariage des filles à
396 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
18 ans accomplis ;
v. Éliminer les dispositions du Code de la famille qui permettent les dispenses d’âge ;
vi. Introduire un programme de sensibilisation de la population sur les dangers du mariage précoce ;
vil. Modifier les articles 283 à 287 du Code de la famille pour exiger les mêmes conditions de consentement pour les mariages contractés devant un ministre du culte.
vi. Modifier l’article 287 pour imposer les mêmes peines à un ministre du culte qui procède à un mariage sans avoir vérifié le consentement des époux ;
ix. Ajouter à la section Il intitulée « De la célébration devant le ministre du Culte » une disposition qui oblige ce dernier de vérifier le consentement des époux ;
x. Insérer dans le Code de la famille une disposition qui exige une procuration notariée de l'homme et de la femme lorsque ceux-ci ne sont pas présents lors d’un mariage religieux ;
xi. Traduire et disséminer le Code de la famille dans les langues accessibles aux officiers de culte ;
Xi. Introduire un programme de formation pour les ministres du culte sur la procédure de célébration du mariage ;
xiii.Introduire un programme de sensibilisation et d'éducation de la population à l'usage des dispositions du Code de la famille qui assurent le partage égal de l'homme et de la femme en matière de succession ;
xiv. Développer une stratégie pour éliminer la pratique du partage inégal entre l'homme et la femme en matière de succession
xv. Développer un programme pour assurer l’accès de la population rurale aux services d’un notaire ;
xvi. Développer un programme de sensibilisation de la population sur l’usage des dispositions du CODE DE LA FAMILLE qui assurent le partage successoral égal entre l’enfant légitime et l'enfant naturel ».
17. Dans sa réponse à la requête, l’État défendeur soulève deux exceptions préliminaires, l’une tirée de l'incompétence de la Cour et l’autre, d’irrecevabilité pour non-respect du dépôt de la requête dans un délai raisonnable conformément à l’article 6 de la Charte et prie la Cour de :
i. Faire droit aux exceptions soulevées ;
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ii. Se déclarer incompétente dès lors que la demande des requérants renvoie plus à des questions de sensibilisation, de vulgarisation et d'harmonisation des textes nationaux avec la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples plutôt qu’à des problèmes d'application et d'interprétation de la Charte et des autres conventions qui n’existent ni techniquement, ni réellement et n’ont jamais été prouvés dans la pratique judiciaire au Mali ;
iii. Déclarer la requête irrecevable pour non-respect de la condition du dépôt de la requête dans un délai raisonnable. 18. S'agissant du fond, l'État défendeur demande à la Cour de rejeter purement et simplement la requête comme étant non fondée.
V. Sur la compétence de la Cour
19. Aux termes de l’article 39(1) du Règlement, la Cour « procède à un examen préliminaire de sa compétence… ».
A. _ L’exception d’incompétence matérielle de la Cour
20. L'État défendeur affirme que l’objet de la requête ne concerne aucun des cinq domaines de compétence de la Cour énumérés à l’article 26(1) du Règlement de la Cour.
21. l’État défendeur soutient qu’il est évident que les cas de figure énumérés dans l’article 26(1)(a)" ne correspondent pas à l’objet de la requête qui évoque des cas de violation des conventions relatives aux droits de l’homme. Pour l’État défendeur la requête ne concerne pas un problème d'interprétation de la Charte ou d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme.
22. L'État défendeur affiime que ces instruments ne rencontrent aucune difficulté d'application dans le système juridique et judiciaire malien ; que la preuve en est que l’article 116 de la Constitution prévoit que les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ; que le Code de la famille des personnes et de la famille ne peut donc pas constituer un obstacle à l'interprétation et l'application des dispositions des conventions internationales régulièrement ratifiées.
23. L'État défendeur affirme, en outre, que dans le cas d'espèce, on
1. « La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les Etats.»
398 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
ne peut retenir que de simples questions techniques d'harmonisation entre le Code de la famille et les instruments internationaux afin de rendre plus commode l'application de la législation nationale.
24. Enfin, l'État défendeur soutient que la requête renvoie plus à des questions de sensibilisation et de vulgarisation plutôt qu’à des problèmes d'interprétation et d'application de la Charte et autres instruments internationaux ratifiés par le Mali et demande, en conséquence, à la Cour de se déclarer incompétente.
25. Dansleurréplique, les requérants soutiennent que la compétence de la Cour est délimitée par l’article 3(1) du Protocole qui dispose que la Cour est compétente pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés; qu’en promulguant le Code de la famille dont certaines dispositions sont contraires aux traités ratifiés, le Mali viole lesdits traités ; qu’en d’autres termes , la Cour est appelée à élucider les implications de la ratification des traités par un État en matière de législation interne ; qu’elle est également appelée à se prononcer sur l'application de ces traités au Mali.
26. En conclusion, les requérants affirment que la Cour est investie de cette compétence d'interprétation et d'application des traités ratifiés, en vertu de l’article 3(1) du Protocole et demandent, en conséquence, à la Cour de rejeter l'exception d’incompétence matérielle soulevée par l’État défendeur.
27. La Cour fait observer que sa compétence matérielle est fondée sur l’article 3(1) du Protocole et que dans le cas d'espèce, la violation des droits allégués est en rapport avec les droits de l'homme garantis par la Charte et d’autres instruments ratifiés par la République du Mali. 28. En conséquence, la Cour déclare que sa compétence matérielle est établie et rejette l'exception tirée de l’incompétence matérielle.
B. Les autres aspects de la compétence
29. La Cour observe que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’a pas été contestée par l’État défendeur et que rien dans le dossier n'indique qu’elle n’est pas compétente au regard de ces trois aspects. Elle constate donc qu’en l’espèce, elle a :
i. la compétence personnelle dans la mesure où l'État défendeur est partie au Protocole et a également déposé la déclaration spéciale prévue à l’article 34(6) du Protocole ; et que les requérants ont le statut d’observateur auprès de la Commission. ii. la compétence temporelle du fait que les faits allégués sont postérieurs à l'entrée en vigueur, à l’égard de l’État défendeur, des instruments internationaux ci-dessus mentionnés.
APDF et A c. Mali (fond) (2018) 2 RICA 393 399
iii. la compétence territoriale du fait que les allégations de violations ont lieu sur le territoire de l’État défendeur.
30. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente affaire.
VI. Sur la recevabilité
31. En vertu de l’article 6 du Protocole, «La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».
32. Aux termes de l’article 39 du Règlement, la Cour procède à un examen préliminaire des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du Règlement.
33. L'article 40 du Règlement qui reprend en substance le contenu de l’article 56 de la Charte dispose que :
« En conformité avec les dispositions de l'article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6.2 du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».
34. Alors que certaines de ces conditions ne sont pas en discussion entre les Parties, l’État défendeur a soulevé deux exceptions. l‘une en rapport avec l'épuisement des voies de recours internes et l’autre concernant le délai de saisine de la Cour.
400 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
A. Conditions en discussion entre les parties
i. L’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes
35. L'État défendeur soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes avant de saisir la Cour, en faisant valoir qu’ils avaient pourtant toute la latitude de saisir les autorités judiciaires nationales de leurs plaintes ; que le pouvoir judiciaire malien est totalement indépendant et séparé du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif ; que les requérants n’ont pourtant fait aucun effort pour soumettre les prétendues violations aux juridictions nationales.
36. À l’audience publique du 16 mai 2017, répondant à une question de la Cour, l’État défendeur a déclaré en outre que les requérants sont allés trop vite en besogne étant entendu qu’ils n’excipent aucun fait précis pour étayer les allégations de violations ; qu’ils auraient pu ester en justice sur la base des articles 115 et 116 de la Constitution avant de saisir la Cour.
37. En conclusion, l’État défendeur demande à la Cour de constater que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes et, en conséquence, de rejeter purement et simplement leur requête.
38. Selon les requérants, aucun recours n’existe au niveau national ; que l’État défendeur se contente d'affirmer que les requérants avaient la latitude de saisir la justice malienne sans préciser la juridiction compétente pour connaître de cette action.
39. La Cour observe que le seul recours que les requérants pouvaient exercer est le recours en inconstitutionnalité de la loi contestée.
40. L'article 85 de la Constitution malienne dispose que « La Cour Constitutionnelle est juge de la Constitutionnalité des lois et elle garantit les droits fondamentaux de la personne humaine et les libertés
41. L'article 88 de la même Constitution dispose que « Les lois organiques sont soumises par le Premier Ministre à la Cour constitutionnelle avant leur promulgation. Les autres catégories de lois, avant leur promulgation, peuvent être déférées à la Cour Constitutionnelle soit par le Président de la République, soit par le Premier Ministre, soit par le Président de l'Assemblée nationale ou un dixième des députés, soit par le Président du Haut Conseil des collectivités ou un dixième des Conseillers nationaux, soit par le Président de la Cour suprême ».
42. Cette disposition est intégralement reprise par l’article 45 de la Loi n°97-010 du 11 février 1997 portant loi organique déterminant les règles d'organisation et de fonctionnement de la Cour constitutionnelle
APDF et A c. Mali (fond) (2018) 2 RJCA 393 401
malienne ainsi que la procédure suivie devant elle.
43. || ressort de ces dispositions que les ONG de défense des droits de l’homme n’ont pas qualité pour saisir la Cour constitutionnelle des recours en inconstitutionnalité des lois.
44. De ce qui précède, la Cour conclut qu'aucun recours n’était disponible pour les requérants.
45. En conséquence, la Cour rejette l'exception d’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes soulevée par l’État défendeur.
ii. — L’exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai raisonnable
46. Dans sa réponse, l’État défendeur soutient que le Code de la famille a été promulgué le 30 décembre 2011 et que c'est seulement le 26 juillet 2016 que les requérants ont saisi la Cour de céans, soit environ cinq (5) ans après la promulgation de la loi attaquée ; qu'aucun argument n’est avancé par les requérants pour justifier ce délai particulièrement long, mis pour saisir la Cour.
47. Les requérants dans leur réplique, soutiennent que les violations alléguées continuent toujours d'exister et que dans ces circonstances, le délai ne peut commencer à courir qu'après la cessation de ces violations.
48. La Cour note que les articles 56(6) de la Charte et 40(6) du Règlement précisent que les requêtes doivent être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des voies de recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine.
49. Comme cela vient d’être indiqué (paragraphes 46- 47), alors que pour l’État défendeur, le délai de saisine de la Cour doit courir à partir de la promulgation de la loi contestée, pour les requérants, ce délai n’a pas encore commencé à courir, les violations alléguées n’ayant pas encore cessé.
50. La Cour est donc d'avis que, dans la présente affaire où aucun recours n’était ouvert aux requérants au niveau interne, la date de départ du délai de saisine de la Cour est celle de la prise de connaissance, par les requérants, de la loi contestée.
51. La Cour européenne des droits de l'homme a adopté la même position dans l'affaire Ad et autres c. Royaume-Uni. Elle a déclaré ce qui suit : « Lorsque le requérant ne dispose d'aucun recours effectif, le délai prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle le requérant en prend connaissance ou en ressent
402 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
les effets ou le préjudice ».?
52. La question ici est donc de savoir si le délai de quatre (4) ans, six (6) mois et vingt-quatre (24) jours après lequel les requérants ont saisi la Cour, c'est-à-dire entre le 30 décembre 2011 (date de promulgation de la loi contestée) et le 26 juillet 2016 (date de saisine de la Cour), est un délai raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte.
53. Dans ses arrêts antérieurs, la Cour a établi que le caractère raisonnable du délai de sa saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire, et doit être apprécié au cas par cas.*
54. Dans la présente affaire, pour déterminer si le délai de saisine de la Cour est raisonnable, il convient de prendre en considération deux éléments importants: premièrement, le fait que les requérants ont besoin du temps pour vérifier la conformité de la nouvelle loi avec les instruments internationaux auxquels l’État défendeur est partie ; deuxièmement, compte tenu du climat de peur, des intimidations et menaces qui caractérisaient la période postérieure à l'adoption du premier Code de la famille le 3 août 2009, il est raisonnable que requérants aient été affectés par la situation, le pays s'étant retrouvé dans une situation de crise exceptionnelle avec un vaste mouvement de protestation des forces religieuses qui, selon l’État défendeur lui- même, pouvait « être fatale pour la paix, la cohabitation et la cohésion sociale.».
55. De ce qui précède, la Cour rejette l'exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non-respect d’un délai raisonnable dans la soumission de la requête à la Cour.
B. Conditions qui ne sont pas en discussion entre les parties
56. La Cour constate que le respect des points 1, 2, 3, 4, et 7 de l’article 40 du Règlement n’est pas contesté et que rien dans le dossier n’indique non plus qu’ils ne sont pas respectés. La Cour estime donc que les exigences de ces dispositions sont remplies.
57. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la présente requête remplit toutes les conditions de recevabilité énoncées aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement et la déclare en
2. Cour européenne des droits de l'homme, Affaire Ad et autres c. Royaume Uni, (n°76573/01), arrêt du 2 juillet 2002, page 6.
3. Requête N013/2011. Arrêt du 21 juin 2013, exceptions préliminaires, Affaire Aa et al. c. Ai Ag, para 121; Requête N° 005/2013. Arrêt du 20 novembre 2015, Alex Ac c. la République-Unie de Tanzanie, par. 73 ; Requête N°007/2013. Arrêt du 3 juin 2016, par. 91, Ab c. la République-Unie de Tanzanie, par. 91, www.african-court.org
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conséquence recevable.
VII. Sur le fond
58. Dans la requête, il est allégué que l’État défendeur a violé les articles 2(2), 6(a) et (b) et 21(2) du Protocole de Maputo, les articles 1(3) et 5(a) de la CEDEF et les articles 3 et 4 de la CADBEE.
A. Violation alléguée relative à l’âge minimal du mariage
59. Les requérants relèvent que l’article 281 de la loi contestée portant Code de la famille des Personnes et de la Famille fixe l’âge minimum pour contracter mariage à 18 ans pour le garçon et 16 ans pour la fille alors que l’article 6(b) du Protocole de Maputo fixe cet âge à 18 ans pour la fille.
60. Les requérants indiquent, en outre, que la loi contestée prévoit une dispense d’âge à partir de 15 ans moyennant le consentement du père et de la mère pour le garçon et le consentement du père seulement pour la fille.
61. Les requérants soulignent que selon un sondage réalisé par la Banque mondiale au Mali entre 2012 et 2013, 59,9% des femmes âgées de 18-22 ans se sont mariées avant 18 ans, 13,6% à l’âge de 15 ans et 3,4% avant d’atteindre 12 ans ; qu’en dépit de ces statistiques inquiétantes sur le mariage précoce, le Mali n’a pas pris des mesures appropriées pour éradiquer ce phénomène.
62. Les requérants rappellent les dispositions pertinentes de la CADBEE, à savoir l’article 1(3) qui dispose que « toute coutume, tradition, pratique culturelle ou religieuse incompatible avec les droits, devoirs et obligations énoncés dans la présente Charte doit être découragée dans la mesure de cette incompatibilité » ; l’article 2 qui définit l'enfant comme « tout être humain âgé de moins de 18 ans » et l’article 21 qui dispose que « les États parties doivent prendre toutes les mesures appropriées pour abolir les coutumes et pratiques négatives, culturelles et sociales qui sont au détriment du bien-être, de la dignité, de la croissance et du développement normal de l’enfant, en particulier celles qui sont préjudiciables à la santé et à la vie de l'enfant ainsi que celles qui constituent une discrimination à l'égard de certains enfants, pour des raisons de sexe ou autres raisons ».
63. L'État défendeur dans sa réponse fait valoir que l’Assemblée nationale malienne a adopté, le 03 août 2009, le Code de la famille qui contenait des dispositions conformes aux engagements internationaux pris par le Mali mais que ce Code de la famille n’a pu être promulgué suite à un cas de « force majeure » qui a pesé sur le processus.
64. L'État défendeur indique qu’avant la promulgation du texte par
404 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
le Président de la République, un vaste mouvement de protestations contre le Code de la famille a freiné le processus ; que l’État était face à une grande menace de fracture sociale, de déchirure de la nation et de déclenchement de violences dont l'issue pouvait être fatale pour la paix, la cohabitation et la cohésion sociale ; que la mobilisation des forces religieuses a atteint un niveau tel qu'aucune action de résistance ne pouvait la canaliser.
65. L'État défendeur indique en outre que face à cette situation, le Gouvernement a été obligé de soumettre le texte à une deuxième lecture avec toujours l'implication des organisations islamiques dont les travaux ont abouti au Code de la famille des personnes et de la famille de 2011, adopté par l'Assemblée nationale le 02 décembre 2011 et promulgué par le Président de la République le 30 décembre 2011 ; qu’il est donc hasardeux de lui reprocher une violation des droits quand il n’a fait que réaménager le premier texte pour obtenir le consensus et éviter des drames inutiles ; que ces réaménagements sont des souplesses qui ne violent en rien les droits protégés par la Charte et les autres instruments des droits de l'homme auxquels il est partie.
66. En ce qui concerne l’allégation de violation de l’âge minimum de mariage, l’État défendeur soutient que les règles que l’on édicte ne doivent pas occulter les réalités sociales, culturelles et religieuses ; que la distinction consacrée par l’article 281 du Code de la famille ne doit pas être considérée comme un abaissement de l’âge du mariage ou une discrimination vis-à-vis de la fille, mais comme une disposition plus conforme aux réalités maliennes ; qu’il ne sert à rien d’adopter une législation qui ne sera jamais appliquée ou tout au moins difficilement ; que la loi doit être en harmonie avec les réalités socio culturelles ; qu’il ne sert à rien de créer un fossé entre les deux surtout que, selon toujours l’État défendeur, à l’âge de 15 ans, les conditions biologiques et psychologiques du mariage sont réunies et cela en toute objectivité, sans aucune sympathie pour les propos tenus par certains milieux islamistes.
67. L'État défendeur conclut qu’il ne s’agit pas de violation des obligations internationales ou du maintien des pratiques à décourager mais plutôt d’une adaptation de ces engagements aux réalités sociales et que, pour toutes ces considérations, il y a lieu de rejeter ce moyen comme étant mal fondé.
68. Dans leur réplique, les requérants font valoir que par la ratification de la Charte, du Protocole de Maputo et de la Convention sur les droits et le bien-être de l'enfant, l’État Malien s’est engagé à mettre entièrement ces instruments en œuvre ; que la menace que faisait peser les protestations ne peut justifier une dérogation aux obligations qui lui incombent en tant qu’État partie à ces instruments.
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69. S'agissant de l’âge minimum de mariage, les requérants soutiennent que les limitations dont se prévaut l’État défendeur pour s'exonérer de ses engagements internationaux ne sont pas admises par l’article 6(b) du Protocole de Maputo qui fixe, sans exception, l’âge minimum de mariage pour la fille à 18 ans.
70. En ce qui concerne l’allégation de l’État défendeur selon laquelle à 15 ans, les conditions biologiques et psychologiques du mariage sont réunies pour la jeune fille, les requérants font valoir que ces affirmations sont contredites par la jurisprudence du Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant“ et par celle du Comité pour l’élimination de la discrimination à l'égard des femmes° ainsi que les recherches menées en ce qui concerne les inconvénients du mariage précoce.
71. L'article 2 de la CADBEE définit l'enfant comme « tout être humain âgé de moins de 18 ans ».
72. L'article 4 (1) de la CADBEE énonce « Dans toute action concernant un enfant, entreprise par une quelconque personne ou autorité, l'intérêt supérieur de l'enfant sera la considération primordiale
73. L'article 21 de la même Charte dispose que « les États parties doivent prendre toutes les mesures appropriées pour abolir les coutumes et pratiques négatives, culturelles et sociales […] ainsi que celles qui constituent une discrimination à l’égard de certains enfants, pour des raisons de sexe ou autres raisons ».
74. _ L'article 6(b) du Protocole de Maputo stipule « Les États veillent à ce que l’homme et la femme jouissent de droits égaux et soient considérés comme des partenaires égaux dans le mariage. À cet égard, les États adoptent les mesures législatives appropriées pour garantir « que » : b) l’âge minimum de mariage est de 18 ans ».
75. La Cour note que toutes les dispositions précitées mettent l’accent sur l’obligation qui incombe à l’État de prendre toutes les mesures appropriées pour abolir les coutumes et pratiques négatives et les pratiques discriminatoires à l'égard de certains enfants pour des raisons de sexe, notamment des mesures pour garantir l’âge minimum de mariage à 18 ans.
76. La Cour note également que l’État défendeur comme indiqué dans les paragraphes 64, 65 et 66 ci-dessus, admet de manière implicite que le présent Code de la famille adopté face à une situation de « cas de force majeure » n’est pas conforme aux exigences du droit
4. Centre for Human Rights and Rencontre Ah pour la Défense des Droits de l'Homme c. Sénégal (2014), ACERWC 003/12, para 71
5. Recommandation générale N° 21, 1994 [Comité 21], para 36
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international.
77. La Cour note par ailleurs, que l’article 281 du Code de la famille attaqué fixe effectivement l’âge de mariage à 18 ans pour l’homme et 16 ans pour la femme. En outre, l’article inclut aussi une possibilité pour l’autorité administrative d’accorder une dispense d’âge de 15 ans pour des “motifs graves”
78. La Cour conclut qu’il incombe à l’État défendeur de garantir le respect de l’âge minimum du mariage, à savoir 18 ans et le droit à la non-discrimination. Que ne l'ayant pas fait, l’État défendeur a violé les articles 6.b du Protocole de Maputo, 2, 4(1) et 21 de la CADBEE.
B. Violation alléguée du droit au consentement au mariage
79. Les requérants indiquent que la loi contestée en son article 300 donne compétence aux ministres du culte, à côté des officiers d'état civil, pour célébrer les mariages mais qu’aucune disposition de cette loi ne prévoit la vérification du consentement des époux par les ministres du culte.
80. Les requérants indiquent, en outre, que l’article 287 de la loi contestée prévoit des sanctions contre l'officier d'état civil qui procède à la célébration des mariages sans vérification du consentement des futurs époux mais qu’aucune sanction n’est prévue à l'encontre d’un ministre du culte qui n’aurait pas procédé à la même vérification.
81. Les requérants ajoutent que l’article 283 de la loi contestée spécifie que le consentement doit être donné oralement et en personne devant l'officier d'état civil par chacun des futurs époux mais qu’une telle disposition n’a pas été prévue pour les ministres du culte ; que les conditions que doit remplir l'officier d’état civil pour pouvoir célébrer un mariage sans la présence des époux ne sont pas, non plus, exigées des ministres du culte.
82. Les requérants affirment que la façon dont se déroulent les mariages religieux au Mali présente beaucoup de risques ; que ces derniers soient forcés ou non dans la mesure où ils se font, en général, sans la présence du couple ; que ces mariages consistent en l'échange de noix de kola entre les deux familles en présence d’un spécialiste de la religion musulmane ; que même quand ces mariages se font à la mosquée, la présence de la fille n’est pas requise ; que cette pratique, combinée avec des attitudes traditionnelles qui encouragent le mariage de la fille dès la puberté, présente un gros risque que ces mariages se fassent sans le consentement de la fille.
83. Les requérants concluent de ce qui précède qu’en adoptant une loi qui permet la continuation des coutumes et traditions des mariages sans le consentement des époux, l’État défendeur a violé
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son engagement prévu aux articles 6(a) du Protocole de Maputo et 16(a) et (b) de la convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes.
84. Dans sa réponse, l’État défendeur réfute cette allégation. Il fait valoir que l’article 283 du Code de la famille en son alinéa 1er dispose clairement qu’il n’y a pas de mariage lorsqu'il n’y a point de consentement; qu’en outre, l’article 300 du même le Code de la famille précise clairement que le mariage est célébré publiquement par le Ministre du culte sous réserve du respect des conditions de fond du mariage et des prohibitions édictées par le Code de la famille; que ce sont là des garanties du respect de l'obligation de s'assurer du consentement des futurs époux avant toute célébration.
85. S'agissant de l’organisation pratique de la célébration du mariage, l’État défendeur indique qu’elle est laissée en tout lieu et en tout temps à l'appréciation des futurs époux qui peuvent célébrer leur mariage dans l'enceinte de la mosquée, dans leur famille ou dans un centre d’état civil avec comme seule condition le respect de l’ordre public et la loi.
86. l’État défendeur fait, en outre, valoir qu’une autre garantie du respect des conditions est prévue par les articles 303(3) et 304 qui conditionnent la validité du mariage célébré par le ministre du culte à la transmission de l’acte de mariage à l'officier d’état civil et à son enregistrement dans les Registres d'état civil.
87. Dans leur réplique, les requérants rappellent que ce qui est contesté dans le Code de la famille de 2011, en vigueur, est le fait : (1) de ne pas prescrire que le consentement doit être donné oralement et en personne devant le ministre du culte, (2) de ne pas prévoir des sanctions à l’endroit du ministre qui célèbre un mariage sans vérification du consentement des époux, (3) d’être silencieux sur la vérification du consentement par le ministre du culte en cas d’empêchement d’un des futurs époux et, (4) de ne pas prescrire au ministre du culte les modalités de vérification du consentement des futurs époux.
88. Les requérants soulignent que l’État défendeur se limite à dire que l’organisation pratique de la célébration du mariage est laissée en tout lieu et en tout temps à l'appréciation des futurs époux sans apporter aucune contradiction à tous ces reproches.
89. L'article 6(a) du Protocole de Maputo dispose : «Les États veillent à ce que l'homme et la femme jouissent de droits égaux et soient considérés comme des partenaires égaux dans le mariage. À cet égard, les États adoptent les mesures législatives appropriées pour garantir qu’ :
a. aucun mariage n’est conclu sans le plein et libre consentement des deux ».
90. La Cour observe que le Protocole de Maputo dans ses articles
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2(1)(a) et 6 et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes dans ses articles 10 et 16 énoncent le principe de libre consentement au mariage.
91. La Cour note qu’en dépit du fait que ces instruments soient ratifiés par le Mali, le Code de la famille en vigueur prévoit l’application de la loi islamique (article 751) et donne compétence aux ministres du culte pour célébrer les mariages, mais n’exige pas d’eux la vérification du libre consentement des époux.
92. De plus, alors que des sanctions sont prévues à l'égard de l'officier d’état civil en cas de non vérification du consentement des futurs époux, aucune sanction n’est prévue pour un ministre du culte qui ne respecte pas cette obligation. La vérification du consentement donné oralement et en personne est exigée devant l'officier d'état civil en application de l’article 287 du Code de la famille, alors qu’elle ne l’est pas concernant le ministre du culte.
93. La Cour relève également que les conditions que doit remplir un officier d’état civil pour célébrer un mariage hors la présence des époux, sont la déposition par la partie empêchée, d’un acte dressé par l'officier civil de sa résidence, condition non exigée dans le mariage célébré par un ministre du culte.
94. La Cour fait remarquer que la manière dont se déroule le mariage religieux au Mali présente des risques graves pouvant donner lieu à des mariages forcés et constitue une pérennisation des pratiques traditionnelles qui violent les normes internationales qui consacrent les conditions précises quant à l’âge et au consentement des époux pour qu’un mariage soit valide.
95. La Cour relève que dans la procédure de célébration du mariage, la loi contestée permet l'application des droits religieux et coutumier concernant le consentement au mariage. Elle ménage, en outre des régimes différents selon que le mariage est célébré par l’officier d’État civil ou par le Ministre du culte, ce qui constitue une violation des instruments internationaux à savoir, le Protocole de Maputo sur les droits de la femme et la CADBEE.
C. Violation du droit à la succession pour les femmes et les enfants naturels
96. Dans la requête, il est affirmé que la loi attaquée consacre le droit religieux et coutumier comme un régime applicable par défaut en matière de successions dans la mesure où les dispositions du nouveau Code de la famille des personnes et de la famille ne s'appliquent que si « la religion ou la coutume n’est pas établie par écrit, par témoignage, par le vécu ou la commune renommée ou si, de son vivant, le défunt n’a pas manifesté par écrit ou par devant témoins sa volonté de voir
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son héritage dévolu autrement » (article 751 du Code de la famille).
97. Pour ce qui est de la femme, les requérants affirment qu’au Mali, le droit islamique donne à la femme la moitié de ce que reçoit l’homme. Ils soulignent, en outre, que la majorité de la population n’a pas la capacité de recourir aux services d’un notaire pour authentifier un testament et que, par ailleurs, les notaires estimés au nombre de 40 dans tout le pays ne peuvent pas servir plus de 15 millions de maliens. 98. Les requérants concluent de ce qui précède qu’en adoptant la loi contestée, l’État défendeur a violé l’article 21 du Protocole de Maputo. 99. Les requérants indiquent que le Comité sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a également déclaré que les pratiques qui ne donnent pas aux femmes les mêmes parts que les hommes en matière de succession que les hommes constituent une violation de la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes.
100. Concernant l’enfant, les requérants relèvent que selon le nouveau Code de la famille les enfants naturels n’ont pas droit à l'héritage ; que ces derniers ne peuvent bénéficier de l'héritage que si leurs géniteurs le veulent bien et si les conditions prévues à l’article 751 du Code de la famille sont remplies. (Voir supra 97).
101. Les requérants soutiennent également que l’État défendeur a, en outre, violé l’article 4(1) de la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l'enfant et l’article 3 de la même Charte qui interdisent toute forme de discrimination légal ».
102. Les requérants soulignent que bien que le nouveau Code de la famille prévoit le partage égal entre l'enfant légitime et l'enfant naturel lors de la succession lorsque celle-ci est régie par les dispositions du Code de la famille , ce droit est rendu illusoire par l’application du régime coutumier ou religieux comme droit applicable à défaut d’un testament contraire ; que le régime applicable à la plupart des enfants naturels au Mali reste le droit coutumier ou religieux et que dans ces conditions le l'héritage n’est plus un droit mais une faveur pour les enfants naturels issus des familles musulmanes.
103. Dans sa réponse, l’État défendeur indique que jusqu’à une date récente, le Mali ne disposait pas de législation en matière de successions qui relevaient intégralement de la coutume ; que par un engagement prononcé, l’État malien a réglementé la succession dans le Code de la famille de 2009 en consacrant l'égalité des parts entre l'homme et la femme et la participation de l'enfant naturel dans la dévolution successorale au même titre que l’enfant légitime ; mais que, sous la poussée et la crainte d’une fracture sociale, l’État a dû
6. Voir Affaire A.T c. Hongrie (2005) CEDAW 2/2005, para 9(3)
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consentir à un réaménagement de ce texte.
104. L'État défendeur soutient que le Code de la famille promulgué en 2011 a l’avantage d’être souple en ce sens qu’il permet de concilier les positions tranchées en offrant à chaque citoyen la possibilité de déterminer son mode successoral ; que celui qui ne souhaite pas que sa succession se fasse selon les règles de la religion ou de la coutume exprime tout simplement sa volonté de voir sa dévolution successorale effectuée selon les règles du Code de la famille ou son testament ; que le législateur a simplifié les modes d'expression de ce choix qui peut être opéré même par témoignage.
105. L'État défendeur conclut de ces considérations qu’il y a lieu de reconnaître que le Code de la famille offre des possibilités immenses à chaque citoyen et qu’il ne viole donc pas le droit à la succession.
106. Dans leur réplique, les requérants maintiennent les arguments développés dans leurs conclusions, à savoir qu’en droit musulman, le fait d’accorder des parts égales aux hommes et aux femmes et des parts égales aux enfants légitimes et aux enfants naturels constituent une faveur et non un droit.
107. Les requérants demandent, en conséquence, à la Cour de juger qu’en légalisant la discrimination à l'égard des femmes et des enfants naturels, l'État défendeur viole l’article 21 du Protocole de Maputo, l’article 16(h) de la CEDEF et l’article 4 de la CADBEE.
108. En ce qui concerne la femme l’article 21 du Protocole de Maputo dispose « la veuve a le droit à une part équitable dans l'héritage des biens de son conjoint et que tout comme les hommes, les femmes ont le droit d’hériter des biens de leurs parents, en parts équitables ».
109. En ce qui concerne l'enfant, l’article 3 de la Charte des droits de l’enfant ci-dessus (paragraphe 105) reconnait à l'enfant tous les droits et libertés et proscrit toute forme de discrimination quelle qu’en soit le fondement. La Charte des droits de l'enfant ne fait donc aucune discrimination entre les enfants et tous ont droit à la succession.
110. La Cour observe qu’il ressort des instruments précités, qu’en matière de succession, une importante place est accordée aux droits de la femme et de l'enfant, la veuve et l'enfant naturel ayant les mêmes droits que les autres. Lesdits instruments garantissent une égalité de traitement pour les femmes et pour les enfants sans distinction aucune. 111. La Cour note que dans la présente affaire, le Code de la famille applicable au Mali consacre le droit religieux et coutumier comme le régime applicable en l'absence de tout autre régime de droit ou d’un écrit authentifié par les services d’un notaire. L'article 751 du Code de la famille prévoit que « L'héritage est dévolu selon les règles du droit religieux ou selon les dispositions du présent livre… »
112. Par ailleurs, il ressort des documents du dossier qu’en matière d'héritage, le droit islamique donne à la femme la moitié de ce que
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reçoit l'homme et que les enfants naturels n’ont droit à l'héritage que selon la volonté de leurs géniteurs.
113. La Cour note que l'intérêt supérieur de l’enfant exigé en matière de succession tel que prévu par l’article 4.1 de la CADBEE dans toute procédure n’a pas été pris en compte par le législateur malien au moment de l’élaboration du Code de la famille.
114. La Cour relève que le droit musulman actuellement applicable dans le territoire de l’État défendeur en matière de succession ainsi que les pratiques coutumières ne sont pas conformes aux instruments ratifiés par ce dernier.
115. La Cour conclut que l’État défendeur a violé les articles 21(2) du Protocole de Maputo et 3 et 4 de la CADBEE.
D. Violation de l’obligation d’éliminer les pratiques ou attitudes traditionnelles qui nuisent aux droits de la femme et de l’enfant
116. Les requérants soutiennent qu’en adoptant la loi contestée, l'État défendeur fait preuve d’une absence de volonté d’éliminer les attitudes et pratiques traditionnelles qui nuisent aux droits des femmes/ filles et enfants naturels, notamment le mariage précoce, l’absence de consentement au mariage, l’inégalité successorale et ce, contrairement à l’article 1(3) de la CADBEE.
117. Les requérants font valoir que la loi contestée rend le mariage précoce des jeunes filles plus facile par rapport au Code de la famille de 1962 qui ne permettait le mariage des filles de 15 à 17 ans qu’avec le consentement du père et de la mère, alors que la loi de 2011 permet le mariage des filles de 16 et 17 ans sans le consentement des parents. Ils font valoir aussi que le Code de 1962 conditionnait la dispense d’âge des filles de 15 ans à l'accord du père et de la mère de la fille, alors que la loi contestée permet que les filles de 15 ans puissent se marier même si la mère s'y oppose, le consentent du père étant suffisant
118. En conclusion, les requérants maintiennent leurs arguments et réitèrent leurs demandes (voir supra paragraphe 16).
119. Dans son mémoire en réponse, l’État défendeur soutient qu’il est excessif d'affirmer que le Mali ne fournit pas d'efforts pour éliminer ces pratiques ; le Code de la famille de 2009 en étant une illustration éloquente. Il rappelle les efforts fournis en la matière notamment, la mise en place des programmes de sensibilisation et de promotion des droits de la femme et de l’enfant et les différents des textes élaborés pour garantir la protection de ces droits.
120. L'article 2(2) du Protocole de Maputo dispose que : « les États s'engagent à modifier les schémas et modèles de comportements socioculturels de la femme et de l'homme par l’éducation du public par
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le biais des stratégies d'informations, d'éducation et de communication, en vue de parvenir à l'élimination de toutes les pratiques culturelles et traditionnelles néfastes et de toutes autres pratiques fondées sur l’idée d'infériorité ou de supériorité de l’un ou l’autre sexe, ou sur les rôles stéréotypés de la femme et de l'homme ».
121. L'article 5(a) de la CEDEF dispose :
« Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour :
a. Modifier les schémas et modèles de comportement socio- culturel de l'homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de toute autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ;
122. Les articles 16(1)(a) et (b) de la Convention sur l’élimination de toute les formes de discrimination à l'égard de la femme stipule que : « Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux et, en particulier, assurent, sur la base de l'égalité de l'homme et de la femme :
a. Le même droit de contracter mariage ;
b. Le même droit de choisir librement son conjoint et de ne contracter mariage que de son libre et plein consentement. »
123. L'article 21(1) de la Charte sur les droits de l'enfant dispose :
« Les États parties à la présente Charte prennent toutes les mesures appropriées pour abolir les coutumes et les pratiques négatives, culturelles et sociales qui sont au détriment du bien-être, de la dignité, de la croissance et du développement normal de l’enfant, en particulier :
a. les coutumes et pratiques préjudiciables à la santé, voire à la vie de l’enfant ;
b. les coutumes et pratiques qui constituent une discrimination à l'égard de certains enfants, pour des raisons de sexe ou autres raisons. »
124. La Cour ayant déjà établi la violation des dispositions relatives à l’âge minimum du mariage, au droit au consentement au mariage et au droit à la succession pour les femmes et les enfants naturels, conclut que l’État défendeur en adoptant le Code de la famille et en y maintenant des pratiques discriminatoires qui nuisent aux droits de la femme et de l'enfant, a violé ses engagements internationaux.
125. De ce qui précède, la Cour constate la violation par l’État défendeur des articles 2(2) du Protocole de Maputo, 5(a) de la CEDEF et 1(3) et 21 de la CADBEE.
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VIII. Sur les réparations
126. Dans la requête, il est demandé à la Cour d’ordonner des mesures énumérées au paragraphe 16 qui visent l'amendement de la législation d’une part et en adoptant des mesures visant l’information, l’éducation et la sensibilisation des populations d’autre part.
127. Dans sa réponse, l’État défendeur demande que la requête soit purement et simplement rejetée comme étant mal fondée.
128. L'article 27(1) du Protocole dispose que « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ».
129. À cet égard, l’article 63 du Règlement prévoit que « La Cour statue sur la demande de réparation (…) dans l'arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l'homme ou des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».
130. Concernant les mesures demandées par les requérants au paragraphe 16(i), (ii), (iv), (v), (vi) et (vil) du présent arrêt et visant l'amendement de la législation nationale, la Cour considère en effet que l’État défendeur doit modifier sa législation pour la rendre conforme aux dispositions des instruments internationaux applicables.
131. S'agissant des mesures demandées au paragraphe 16 (iii), (viii), (ix), (x), (xi), (xii) et (xiii), la Cour note que l’article 25 de la Charte stipule que les États parties ont le devoir de « promouvoir et d'assurer par l’enseignement, l'éducation et la diffusion, le respect des droits et libertés contenus dans la présente Charte et de prendre des mesures en vue de veiller à ce que ces libertés et droits soient compris de même que les obligations et devoirs correspondant. ». L'État défendeur doit se conformer aux engagements pris en vertu de l’article 25 de la Charte.
IX. Sur les frais de procédure
132. Dans la présente affaire, ni les requérants ni l’État défendeur n’ont soulevé la question des frais de procédure.
133. La Cour note à cet égard que l’article 30 du Règlement dispose qu‘ « a moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte les frais de procédure ».
134. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, la Cour décide que chaque partie prend en charge ses frais de procédure.
135. Par ces motifs,
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La Cour,
À l’unanimité :
ii. Déclare qu’elle est compétente ;
iii. Rejette les exceptions d’irrecevabilité ;
iv. Déclare la requête recevable ;
V. Dit que l’État défendeur a violé l’article 6(b) du Protocole de Maputo et les articles 2 et 21 et de la Charte africaine des droits et bien-être de l’enfant relatifs à l’âge minimum du mariage ;
vi. Dit que l’État défendeur a violé l’article 6(a) du Protocole de Maputo et l’article 16.1 (a) et (b) de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, relatifs au droit de consentir au mariage ;
vi. Dit que l’État défendeur a violé les articles 21 (1) et (2) du Protocole de Maputo et les articles 3 et 4 de Charte africaine des droits et bien-être de l'enfant relatifs au droit à la succession pour les femmes et les enfants naturels ;
ix. Dit que l’État défendeur a violé l’article 2(2) du Protocole de Maputo, les articles 1(3) et 21 Charte africaine des droits et bien-être de l’enfant et l’article 5(a) de Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, portant sur l’élimination des pratiques ou attitudes traditionnelles, religieuses qui nuisent aux droits de la femme et de l’enfant ;
x. Dit en conséquence, que l’État défendeur a violé l’article 2 du Protocole de Maputo, les articles 3 et 4 de la Charte africaine des droits et bien-être de l’enfant et l’article et 16(1) de la Convention sur l'élimination de toute forme de discrimination à l'égard des femmes relatifs au droit à la non-discrimination de la femme et de l’enfant ;
xi. Ordonne à l’État défendeur de modifier la loi contestée en l’harmonisant avec les instruments internationaux et de prendre les dispositions utiles afin de mettre fin aux violations constatées ;
xii. Dit que la constatation des violations ci-dessus constitue en soi une forme de réparation pour les requérants ;
xiii. Ordonne à l'Etat défendeur de se conformer à ses engagements en vertu de l’article 25 de la Charte, concernant l'information, l’enseignement, l'éducation et la sensibilisation des populations.
xiv. Ordonne à l’État défendeur de lui soumettre un rapport sur les mesures prises conformément aux paragraphes x et xii dans un délai raisonnable qui dans tous les cas n'excède pas 2 ans à compter de la date du présent arrêt ;
xv. Décide que chaque partie supporte ses frais de procédure.