Bn c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RICA 461 461
Bn c. Tanzanie (fond) (2018) 2 RICA 461
Requête 020/2016 Bo Bn c. République-Unie de Tanzanie
Arrêt, 21 septembre 2018. Fait en anglais et en français, le texte anglais
faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE,
MUKAMULISA, CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA et ANUKAM
S’est récusée en application de l’article 22 : ABOUD
Le requérant a été reconnu coupable et condamné à 30 ans de prison
pour vol à main armée. || a introduit cette requête, alléguant diverses
violations du droit au procès équitable. La Cour a estimé que le droit du
requérant à une assistance judiciaire gratuite avait été violé.
Compétence (objet de la requête relative aux droits énoncés dans la
Charte ou dans d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme, 25)
Recevabilité (garanties d’un procès équitable, 41, 42 ; recours
extraordinaire, 43 ; introduction dans un délai raisonnable, 50)
Liberté et sécurité de la personne (libération sous caution, 61 ; but
légitime des restrictions, 65-68)
Procès équitable (absence de l'accusé, 81-83 ; reconstitution du
dossier, 85, 86 ; assistance judiciaire gratuite, 92-95)
Réparations (réparation, 106, 107)
| Les parties
1 Le requérant, sieur Bo Bn, est un ressortissant de la République-Unie de Tanzanie qui, au moment de la saisine de la Cour, purgeait une peine de trente (30) ans de réclusion à la Prison centrale de Butimba à Mwanza en Tanzanie.
2 L'État défendeur est la République-Unie de Tanzanie, devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, (ci- après « la Charte »), le 21 octobre 1986 et au Protocole, le 10 février 2006. Il a par ailleurs déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole le 29 mars 2010.
Il. Objet de la requête
A Faits de la cause
3 Il ressort du dossier que dans la nuit du 28 juillet 1997, quatre individus ont fait irruption dans le domicile d’un certain Av Bg Ac, dans le village de lzingo Bb qui, après l’avoir ligoté ainsi
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que son épouse, emportèrent une somme de huit cent mille shilling tanzaniens (800 000 TZS), un poste radio cassette, cinq pantalons, deux montres bracelets et trois paires de tissu-pagnes.
4 La même nuit, le requérant et trois autres individus ont été arrêtés par la police et inculpés pour vol à main armée avec violence. Par jugement du Tribunal du District de Muleba, rendu le 27 novembre 1997, trois d’entre eux dont le requérant ont été déclarés coupables et condamnés chacun à trente (30) ans de réclusion.
5. Le requérant a interjeté appel devant la Haute Cour de Mwanza. Le 6 juin 2003, la Haute Cour a tenu une audience en l'absence du requérant et sans le dossier original de l'affaire. Par arrêt rendu le 17 juin 2003, elle a rejeté l'appel du requérant et confirmé le jugement du tribunal. L'arrêt de la Haute Cour fut notifié au requérant le 4 février 2005.
6 Le 5 février 2005, le requérant et ses deux coaccusés ont introduit un recours devant la Cour d’appel de la Tanzanie siégeant à Mwanza. Le 28 janvier 2008, le greffe de la Cour d’appel les informe que leur avis d’appel n'avait pas été reçu. Le 27 février 2008, le requérant et ses coaccusés demandent alors une prorogation de délai pour se pourvoir devant la Haute Cour de la Tanzanie.
7 Le 29 septembre 2009, la Haute Cour a rejeté la demande de prorogation de délai en estimant que les motifs évoqués n'étaient pas pertinents et que le délai d’appel était largement dépassé.
8 S’étant estimés lésés par la décision de rejet de leur demande de prorogation de délai pour faire appel, le 18 novembre 2009, le requérant et ses coaccusés, ont saisi la Cour d'appel en l'appel criminel Numéro 120 de 2012. Par arrêt du 05 août 2013, la Cour d'appel a rejeté le pourvoi.
B Violations alléguées
9 Le requérant allègue que :
«i. le refus de lui accorder la liberté provisoire en attendant son procès était injuste, contraire à la Constitution tanzanienne et à ses droits à la liberté, à l’égalité devant la loi et à l’égale protection de la loi garantis par la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ;
Il sa culpabilité et sa condamnation à la peine de 30 ans de réclusion étaient fondées sur une infraction qui n'existait pas au moment des faits allégués ;
iii. il n’a pas joui de son droit de faire entendre sa cause parce qu’il n’était pas présent au procès ni devant la Haute Cour ni devant la Cour d’appel ;
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iv. les audiences devant la Haute Cour et devant la Cour d'appel étaient viciées parce qu’elles étaient conduites sans le procès-verbal d’instance dans l'affaire criminelle n°123 de 1997 par devant le tribunal du district de Muleba ; v. il a été privé du droit de se faire représenter par un conseil devant la Haute Cour et la Cour d’appel en violation de l’article 7(1)(c) de la Charte ».
10. 10. Pour toutes ces allégations, le requérant conclut que les jugements des juridictions de l’État défendeur ont été rendus en violation des articles 13(6) (a) et 18(a) de la Constitution de la République-Unie de Tanzanie ainsi que des articles 2, 3(1) et (2), 6, 7(1)(a) et (c), 7(2), 9(1) et (2) de la Charte.
Il. Résumé de la procédure devant la Cour
11. Le Greffe a reçu la Requête le 05 avril 2016 et l’a notifiée à l’État défendeur le 10 mai 2016.
12. Le 03 juin 2016, l’État défendeur a communiqué au Greffe les noms et les adresses de ses représentants et a déposé son mémoire en défense le 12 juillet 2016. Le mémoire en défense fut transmis au requérant le 09 août 2016. Celui-ci déposa sa réplique le 15 septembre 2016.
13. Le 10 juin 2016, le Greffe, en application de l’article 35(2) et 35(3) du Règlement, a transmis la Requête à la Présidente de la Commission de l’Union africaine et, à travers celle-ci, aux États Parties au Protocole. Le même jour la Requête a été communiquée à la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples.
14. Le 18 janvier 2017, le Greffe a informé les parties que la phase écrite est clôturée et que l'affaire est mise en délibéré.
15. Par lettre en date du 6 novembre 2017, reçue au greffe le 08 novembre 2017, le requérant informe la Cour qu’il s'attend à terminer sa peine d’emprisonnement le 26 novembre 2017 et communique à la Cour sa nouvelle adresse.
16. Le 27 juin 2018, le Greffe a demandé au requérant de soumettre les pièces justificatives de sa demande en réparation. Celle-ci est restée sans réponse jusqu’au moment du prononcé de l'arrêt.
17. Par lettre en date du 11 septembre 2018, le régisseur de la prison centrale de Butimba a informé la Cour que le requérant avait été remis en liberté le 25 décembre 2017.
IV. Mesures demandées par les parties
18. Dans sa Requête et dans sa réplique le requérant demande à
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la Cour de :
«i, intervenir en sa faveur en rapport avec la violation, par les juridictions de l’État défendeur, de la Constitution et de ses droits fondamentaux ;
ii. lui accorder des réparations conformément à l’article 27(1) du Protocole et l’article 34(5) du Règlement ;
iii. rendre toute(s) autre(s) ordonnance(s) ou mesure(s) qu’elle juge appropriée(s) au regard des circonstances de l’espèce ;
iv. lui faciliter l'obtention d’une assistance judiciaire en vertu de l’article 10(2) du Protocole et de l’article 31 du Règlement ;
v. se déclarer compétente et de recevoir sa requête ;
vi. dire que sa requête est bien fondée ;
vi. mettre les coûts de la procédure à la charge de l’État défendeur ».
19. Dans son mémoire en défense, l’État défendeur prie la Cour de : «i, se déclarer incompétente pour connaitre de la requête ; ii. dire que la requête ne remplit pas les conditions de recevabilité prévues aux articles 40(5) et (6) du Règlement de la Cour et la rejeter ;
iii. dire que l’État défendeur n’a pas violé les droits du requérant garantis aux articles 2, 3(1), 3(2), 6, 7(1)(a) et (c), 7(2) de la Charte ;
iv. déclarer que la requête n’est pas fondée ;
v. rejeter la demande de réparation ;
vi. mettre les frais de procédure à la charge du requérant ».
V. Sur la compétence
20. Conformément à l’article 39(1) du Règlement, « la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence… ».
A. Exception d’incompétence matérielle
21. L'État défendeur soulève l'exception d’'incompétence de la Cour, en invoquant l’article 3(1) du Protocole qui dispose que : « Conformément au Protocole, la Cour a compétence : a) pour connaitre de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits
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de l’homme et ratifié par les États concernés ». Il invoque également l’article 26(1)(a) du Règlement de la Cour qui reprend les termes de l’article 3(1) du Protocole.
22. || soutient que la présente Requête, contrairement à la disposition sus citée, tend plutôt à demander à la Cour de céans d’agir comme une juridiction de première instance et de statuer sur des allégations que le requérant n'avait jamais soulevées devant les juridictions nationales. L’État défendeur précise que devant les juridictions nationales le requérant n’avait pas soulevé les questions qu’il soumet pour la première fois devant la Cour de céans, notamment :
«i. le refus de lui accorder une liberté provisoire en attendant son procès ;
ii. l’application d’une peine découlant d’une ‘infraction qui n’existait” pas au moment de la commission des faits ;
iii. le refus de son droit d’être assisté par un conseil devant la Haute Cour et devant la Cour d’appel ;
iv. la conduite du procès devant la Haute Cour et devant la Cour d’appel en l’absence du requérant et sans les pièces originaux du dossier d’appel ».
23. L'État défendeur conclut que la Cour n’est pas compétente pour
connaitre de la Requête.
24. Le requérant réfute formellement les arguments de l’État défendeur. || affirme que dans la mesure où la Cour est investie de la mission de trancher les questions de violations des droits de l'homme dans l'intérêt de la justice et de l’égalité, elle a le pouvoir d'examiner sa demande quelles que soient ses faiblesses et peu importe si les questions soulevées devant la Cour de céans l’ont été ou non devant les juridictions nationales.
25. La Cour rappelle sa jurisprudence constante en la matière et réaffirme que sa compétence matérielle est établie si la requête portée devant elle, évoque des allégations de violations des droits de l’homme ; qu’il suffit, sur ce point, que l’objet de la Requête se rapporte aux droits garantis par la Charte ou par tout autre instrument pertinent des droits de l'homme ratifié par l’État concerné.‘
26. En l'espèce, la Cour constate que la Requête évoque des allégations de violations des droits de l'homme protégés par la Charte
1 Requête n°005/2013, Arrêt du 20 novembre 2015, Ax Bc c. République- Unie de Tanzanie, (ci-après dénommé « Arrêt Ax Bc c. République-Unie de Tanzanie »), para 45 ; requête n°001/2012, Arrêt du 28 mars 2014, Ay Aw Ar et autres c. République-Unie de Tanzanie, (ci-après dénommé « Arrêt : Ay Aw Ar et autres c. République-Unie de Tanzanie») para 115 ; requête n°003/2012, Arrêt du 28 mars 2014, As Ap Aa c. République-Unie de Tanzanie, (ci-après dénommé « Arrêt As Ap Aa c. République-Unie de Tanzanie»), para 114.
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et d’autres instruments relatifs aux droits de l'homme et ratifiés par l’État défendeur.
27. Par conséquent, la Cour rejette l’exception soulevée par l’État défendeur et déclare qu’elle a compétence matérielle pour connaitre de la Requête.
B. Sur les autres aspects de la compétence
28. La Cour observe que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’est pas contestée par l’État défendeur. De plus, rien dans le dossier n'indique qu’elle n’est pas compétente au triple plan personnel, temporel et territorial.
29. De ce fait la Cour conclut qu’en l’espèce :
i. elle est compétente sur le plan personnel étant donné que l’État défendeur est partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) qui permet aux individus d'introduire des requêtes directement devant elle, en vertu de l’article 5(3) du Protocole ;
ii. elle est compétente sur le plan temporel dans la mesure où les violations alléguées présentent un caractère continu, le requérant étant toujours condamné sur la base de ce qu’il considère comme étant des irrégularités? ;
iii. elle est compétente sur le plan territorial dans la mesure où les faits de l’affaire se sont déroulés sur le territoire d’un État partie au Protocole, en l’occurrence l’État défendeur.
30. Au vu de l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente Requête.
VI. Sur la recevabilité
31. Aux termes de l’article 6(2) du Protocole, « [I]a Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».
32. Conformément à l’article 39(1) de son Règlement, « la Cour procède à l'examen préliminaire ...des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».
33. L'article 40 du Règlement qui reprend en substance le contenu
2 Requête n°013/2011, Arrêt du 21 juin 2013 : Ayants droit de feu Az Af et autres c. Bl Bi, (ci-après dénommé « Arrêt Ayants droit de feu Az Af et autres c. Bl Bi»), para 73 à 74.
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de l’article 56 de la Charte, est libellé comme suit : « [.….] pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. indiquer l'identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
2. être compatible avec l’Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte ;
3. ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. être postérieures à l'épuisement des recours internes, s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément, soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique ».
34. La Cour note que, sur la recevabilité de la Requête, l’État défendeur soulève deux exceptions préliminaires relatives à l'épuisement des voies de recours internes et au délai de saisine de la Cour.
A. Conditions de recevabilité en discussion entre les parties
i. Exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
35. L'État défendeur soutient que le requérant évoque devant la Cour de céans des allégations de violation de ses droits qu’il n’a jamais soulevées devant les juridictions nationales. || ajoute que ces droits dont le requérant évoque la violation sont garantis et protégés par la Constitution tanzanienne en ses articles 13 et 15, en l’occurrence :
i. l'égalité devant la loi et l’égale protection de la loi, article 13(1)
ii. le droit à un procès équitable et le droit de faire appel, article 13(6) (a)
iii. l'interdiction de sanction pour des faits qui ne constituaient pas une infraction au moment où ils sont commis, article 13(6) (c)
iv. le droit à la liberté individuelle, article 15.
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36. L'État défendeur affirme que, selon l’article 30 de sa Constitution, toute personne dont les droits fondamentaux sont violés peut exercer des recours devant les juridictions nationales. Il précise que le requérant aurait dû user de ces recours avant de saisir la Cour.
37. Par ailleurs, l’État défendeur invoque l’article 9 de la Loi relative à la mise en œuvre des droits fondamentaux et des devoirs et fait valoir que le requérant avait la possibilité d'introduire une requête en inconstitutionnalité auprès de la Haute Cour de Tanzanie après sa condamnation par le Tribunal du District ou après l'arrêt de la Haute Cour.
38. Enfin, l’État défendeur soutient que le requérant n’ayant pas exercé ces recours disponibles au niveau national, sa requête ne remplit pas les exigences de l’article 40(5) du Règlement de la Cour et devrait être rejetée pour non épuisement des voies de recours internes. 39. Le requérant réplique, qu’il est un profane et d'autre part, qu’il n'a pas bénéficié d’une assistance judiciaire lui permettant de mieux appréhender les questions de droit et de procédure devant les juridictions nationales. Toutefois, il demande à la Cour de prendre en compte ses recours devant la Haute Cour et devant la Cour d’appel pour considérer qu’il a épuisé les recours internes et recevoir sa requête.
40. La Cour constate, qu'après le jugement du tribunal du district, le requérant a interjeté appel devant la Haute Cour puis devant la Cour d'appel pour contester tantôt les éléments de preuve, tantôt l'application de la peine par les juges donnant ainsi, aux juridictions saisies, la possibilité de se prononcer sur les différentes allégations de violations en relation avec son procès.
41. La Cour relève également que les violations alléguées par le requérant font partie d’« un faisceau des droits et garanties » qui se rapportent à son appel dans les procédures au niveau national et qui ont abouti à la déclaration de culpabilité et à sa condamnation à 30 ans de réclusion. Ces questions, en l'espèce, participent « d’un ensemble de droits et de garanties » relatifs au droit au procès équitable sur lesquels portait les recours du requérant en appel devant la Haute Cour et devant la Cour d’appel°.
42. De ces constatations, la Cour affirme que les juridictions nationales ont bien eu la possibilité de statuer sur les allégations du requérant, même s'il ne les a pas explicitement soulevées. La Cour rappelle qu’elle a déjà, dans de nombreuses affaires portées devant
3 Requête N°006/2015, Arrêt du 23 mars 2018, Ak Bk BAh BfA et Be Ak BAg BaA c. République-Unie de Tanzanie, (ci-après dénommé « Arrêt Ak Bk BAh BfA et Be Ak BAg BaA c. République-Unie de Tanzanie »), para 53.
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elle, décidé que lorsque les violations alléguées du droit au procès équitable font partie des moyens d'appel du requérant devant les instances nationales, celui-ci n’est pas tenu de les soulever séparément pour faire la preuve de l'épuisement des voies de recours internes.‘
43. S'agissant du recours en inconstitutionnalité, la Cour a déjà établi que ce recours dans le système juridique tanzanien est un recours extraordinaire que les requérants ne sont pas tenus d’épuiser avant de la saisir.“
44. En conséquence, la Cour rejette l'exception d’irrecevabilité de la Requête, soulevée par l’État défendeur, pour non-épuisement des voies de recours internes.
ii. — Exception tirée du non-dépôt de la requête dans un délai raisonnable
45. L'État défendeur soutient que le requérant n’a pas soumis sa requête dans un délai raisonnable comme le prescrit l’article 40(6) du Règlement. Il cite en exemple le paragraphe 108 de la Communication N°308/05 : At Ai c. Zimbabwe devant la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples et affirme que la jurisprudence internationale considère comme raisonnable le délai de six mois. Par conséquent, le requérant ayant introduit sa requête deux ans et huit mois (2ans et 8 mois) après l'arrêt de la Cour d'appel de la Tanzanie, rendu le 5 août 2013, la Cour de céans doit considérer ce délai comme déraisonnable et déclarer la Requête irrecevable.
46. Le requérant réfute l'argument de l’État défendeur et soutient que devant les juridictions nationales, en dépit du fait qu’il n’est qu’un profane, il n'avait pas bénéficié de l'assistance d’un conseil, d’où l'impossibilité pour lui d’avoir une idée de l'existence de la Cour de céans ainsi que des questions de procédure et de délais. Il conclut en demandant à la Cour, en vertu des pouvoirs dont elle est investie, de
4 Arrêt Ax Bc c. République-Unie de Tanzanie Op. Cit. para 60.
5 Idem, pars. 60-65 ; requête N°007/2013, Arrêt du 3 juin 2016, Aj c. la République-Unie de Tanzanie, (ci-après dénommé « Arrêt Aj c. la République-Unie de Tanzanie »), para 65-72 ; requête N°011/2015, Arrêt du 28 septembre 2017, Au An c. la République-Unie de Tanzanie, (ci-après dénommé « Arrêt Au An c. la République-Unie de Tanzanie »), para 44.
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recevoir et d'examiner sa Requête.
47. La Cour réaffirme que l’article 56(6) de la Charte, pas plus que l’article 40(6) du Règlement, ne fixe de délai spécifique dans lequel sa saisine doit intervenir.° Le Règlement se limite à énoncer que la saisine doit intervenir « dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des voies de recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ».
48. La Cour constate, en l'espèce, qu’entre la date du dernier recours interne, c'est-à-dire l’appel du requérant devant la Cour d'appel qui a rendu sa décision le 5 août 2013 et sa saisine le 05 avril 2016, il s’est écoulé deux (2) ans et huit (8) mois.
49. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle pour apprécier le caractère raisonnable d’un délai de procédure, elle tient compte des circonstances particulières de chaque affaire et qu’elle examine la question au cas par cas.” Dans son Arrêt du 28 septembre 2017 dans l'affaire Au An c. la République-Unie de Tanzanie, la Cour a affirmé que « le fait pour un requérant d'être incarcéré, le fait d’être un indigent, de n’ avoir pas eu l'assistance gratuite d’un avocat durant toute la procédure au niveau national, le fait d’être un illettré et d'ignorer l'existence de la présente Cour, en raison de sa mise en place relativement récente, sont autant de circonstances qui peuvent plaider en faveur d’une certaine souplesse dans l'évaluation du caractère raisonnable du délai de saisine de la Cour ».®
50. En l'espèce, il ressort du dossier que le requérant se trouve dans une situation analogue à celle décrite ci-dessus puisqu'il ressort du dossier qu’il avait assuré sa propre défense faute de moyens pour honorer les services d’un avocat. La Cour note également que le requérant se trouvant en détention depuis 1997 jusqu’à la date de la saisine, il a pu ignorer l’existence de la Cour. De ces observations, la Cour conclut que le délai de deux (2) ans et huit (8) mois dans lequel elle a été saisie est un délai raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte.
51. En conséquence, la Cour rejette l'exception d’irrecevabilité fondée sur le non-dépôt de la Requête dans un délai raisonnable soulevée par l’État défendeur.
6 Arrêt Au An c. la République-Unie de Tanzanie Op.Cit. para 36
7 Arrêt Ayants droit de feu Az Af et al. c. Bl Bi, Op. Cit. para 121. 8 Arrêt Au An c. la République-Unie de Tanzanie, Op. Cit. para 53.
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B. Conditions de recevabilité qui ne sont pas en discussion entre les parties
52. La Cour constate que les conditions relatives à l'identité du requérant, à la compatibilité de la requête avec l’acte constitutif de l’Union africaine, au langage utilisé dans la requête, à la nature des preuves et au principe selon lequel la requête ne doit pas concerner des cas qui ont été déjà réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies ou de l’Acte constitutif de l’Union africaine, soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine (alinéas 1, 2, 3, 4 et 7 de l’article 40 du Règlement) ne sont pas en discussion entre les Parties.
53. La Cour note également que rien dans les pièces versées au dossier par les Parties n’indique qu’une quelconque de ces conditions n’a pas été remplie en l'espèce. En conséquence, la Cour estime que les conditions énoncées ci-dessus ont été remplies.
54. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la présente Requête remplit toutes les conditions de recevabilité énoncées aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement et la déclare recevable.
VII. Sur le fond
55. Le requérant allègue que l’État défendeur a violé son droit à la liberté et à un procès équitable. Il conteste la légalité de la peine qui lui a été appliquée et invoque, pour l’ensemble de toutes ces violations, le non -respect des articles 2, 3(1) et (2), 6, 7(1)(a) et (c) et (2), 9(1) et (2) de la Charte.
A. Violation alléguée du droit à la liberté
56. Le requérant soutient qu'après son arrestation et pendant sa détention préventive, il a demandé sa mise en liberté provisoire en attendant son procès qui lui a été refusée. || affirme que ce refus de lui accorder la liberté provisoire viole son droit à la liberté garanti par les articles 13 et 15 de la Constitution tanzanienne et l’article 6 de la Charte.
57. L'État défendeur soutient que conformément aux dispositions constitutionnelles pertinentes, la mise en liberté provisoire n’est pas un droit absolu. || soutient que l'exigence de la liberté et ses limites étant contenues dans l’article 15(1) et (2) de la Constitution tanzanienne.
58. L'État défendeur ajoute que le droit à la liberté tel qu’il est prévu par l’article 6 de la Charte n’est pas, non plus, un droit absolu dans la mesure où ledit texte consacre aussi des exceptions à la liberté.
59. Pour justifier la restriction en droit tanzanien, l’État défendeur
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évoque l’article 148(5) de la loi portant Code de procédure pénale en son titre 20 et affirme que la détention du requérant et le refus de lui accorder la liberté provisoire sont conformes à l’esprit des dispositions de la Constitution tanzanienne et de la Charte. Il conclut que ce refus ne viole pas le droit à la liberté du requérant.
60. L'article 6 de la Charte, qui garantit le droit à la liberté dispose que : « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans les conditions préalablement déterminées par la loi… ».
61. La Cour relève que les éventuelles limites à la liberté qu’évoque l’article 6 de la Charte, en particulier l'arrestation ou la détention, constituent des exceptions que la Charte soumet à des exigences strictes de légitimité et de légalité. En l'espèce, pour déterminer si le refus d'accorder la liberté provisoire au requérant a violé son droit à la liberté, la Cour recherche si ce refus est prévu par la loi, s’il est justifié par des motifs légitimes et si la restriction est proportionnelle.
62. Sur ce point, la Cour note que l’article 15 alinéa 1 et 2 de la Constitution tanzanienne prévoit deux hypothèses où la liberté d’un individu peut connaitre des limites : lorsque l'individu est mis sous l'exécution d’un jugement, d’une ordonnance ou d’une sentence prononcée par un tribunal à la suite d’une décision judiciaire ou d’une condamnation pour infraction pénale, d’une part et dans d’autres circonstances et selon des procédures prédéfinies par la loi, d'autre part. Ce texte dispose que : « Dans le but de préserver les libertés individuelles et le droit de vivre librement, nul ne peut être arrêté, emprisonné, détenu, expulsé ou autrement privé de sa liberté, sauf :
a. dans les circonstances et selon les procédures prévues par la loi,
ou
b. aux fins d'exécution d’un jugement, d’une ordonnance ou d’une sentence prononcée par le tribunal à la suite d’une décision
judiciaire ou d’une condamnation pour infraction pénale ».
63. La Cour relève également que l’article 148(5) du Code de procédure pénale dispose que :
« Un officier de police responsable d’un poste de police ou un tribunal devant lequel un accusé est appelé à comparaître, n’accordera pas de liberté sous caution si :
a. Cette personne est accusée de :
i. meurtre, trhison, vol à main armée, ou de défloration ».
64. La Cour note, en outre, que l’article 148(5)(a)(i) est libellé en des termes suffisamment clairs et précis de manière à être compréhensible et à « permettre aux individus d'adapter leur comportement en
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fonction de la règle »° comme l’exigent les normes internationales et la jurisprudence. En conséquence la Cour constate que la restriction à la liberté est bien prévue par la loi.
65. Mais la Cour rappelle qu’il ne suffit pas qu’une restriction soit prévue par la loi, il faut que la restriction vise un but légitime et les raisons de la restriction doivent servir un intérêt général ou public.°
66. En l'espèce, la restriction à la liberté prévue à l’article 148(5) (a)(i) de la loi tanzanienne portant Code de procédure pénale vise à préserver la sécurité publique, à protéger les droits d'autrui et à éviter d'éventuelles répétitions de l’infraction dans la mesure où cette disposition vise les cas de vol à mains armées. La restriction est aussi justifiée par la nécessité de s'assurer de la comparution effective du prévenu aux fins d’une bonne administration de la justice. Par conséquent, la Cour note que la restriction à la liberté vise des objectifs légitimes.
67. La Cour note également que la restriction est nécessaire et appropriée pour assurer la réalité du but visé sans compromettre l’idéal de liberté et de sécurité individuelle prévu à l’article 6 de la Charte. Dans les circonstances comme celles prévues à l’article 148(5)(a)(i) de la loi tanzanienne portant Code de procédure pénale, la détention provisoire est sans doute la restriction nécessaire pour atteindre
68. 68. La Cour conclut que la détention du requérant en attente de son procès n’était pas dénuée de tout motif raisonnable et le refus d’ordonner sa liberté provisoire ne constitue pas une violation de son droit à la liberté. L'article 6 de la Charte n’a donc pas été violé.
B. Violation alléguée du droit à une égale protection de la loi et à l’égalité devant la loi
69. Le requérant fait valoir que le refus de lui accorder la liberté provisoire, est une mesure discriminatoire qui viole son droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi prévue par l’article 3(2) de la Charte
70. L'État défendeur n’a soumis aucune réponse à cette allégation. 71. La Cour rappelle que le droit à l'égalité devant la loi signifie que tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice".
9 Requête n°004/2013, Arrêt du 05/12/2014, Al Ao Bd c. Bl Bi, (ci- après dénommé « Arrêt Al Ao Bd c. Bl Bi»), para 129
10 Arrêt Al Ao Bd c. Bl Bi, Op. Cit. para 131
11 Requête n°032/2015, Arrêt du 21 mars 2018 : Am Bh c. la République-Unie de Tanzanie, (ci-après dénommé « Arrêt Am Bh c. la République-Unie de Tanzanie») para 85.
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Mais, la Cour estime que pour se prévaloir de la discrimination ou d’une inégale protection de la loi, le plaignant doit apporter la preuve que, se trouvant dans une situation identique que d’autres face à la loi, il a été traité différemment.
72. En la matière, la Cour considère comme règle fondamentale de droit que quiconque formule une allégation doit en apporter la preuve. En l'espèce le requérant n'apporte pas la preuve que des personnes se trouvant dans la même situation que lui ou dans une situation analogue aient été traitées différemment.
73. Faute donc pour le requérant d'apporter la preuve d’un traitement différencié, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas violé son droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi.
C. Violation alléguée du droit à un procès équitable
74. Le requérant soulève plusieurs allégations de violation de ses droits prévus par l’article 7(1)(a) et (c) et (2) qui dispose :
« Article 7 :
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
a. le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ;
c. le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ;
2. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement punissable. Aucune peine ne peut être infligée si elle n’a pas été prévue au moment où l’infraction a été commise… ».
i. Violation alléguée du droit à la défense
75. Le requérant soutient que les procès devant la Haute Cour et la Cour d'appel se sont déroulés en son absence en violation de son droit de se faire entendre par une juridiction tel que prévu par l’article 7(1)(a) de la Charte.
76. || ajoute que le fait pour la Haute Cour et la Cour d’appel de tenir leur audience respective en son absence alors que le ministère public était présent est une violation de son droit à l'égalité devant la loi et de son droit d'exprimer ses opinions garantis par l’article 9(1) et (2) de la Charte. Le requérant affirme que dans ces circonstances il n’a pas eu
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les mêmes possibilités de s'exprimer comme l’a fait le ministère public. 77. Le requérant soutient, en outre, que tout au long du procès en appel, l’on a fait usage d’un dossier présenté comme étant le résumé des preuves soumises devant le Tribunal du District en remplacement du dossier original déclaré introuvable ou encore perdu. Il fait valoir qu’il émet de sérieux doutes sur l'authenticité de ce document qu’il considère comme étant déjà tempéré en faveur du ministère public et dénonce l’irrégularité de la procédure.
78. Selon lui, les autorités judiciaires, au moment de la reconstitution du dossier, n'avaient pris aucune mesure pour se prémunir contre le risque de falsification des preuves en faveur du Ministère public. Il conclut que l'examen de son appel sans le dossier original viole son droit à une égale protection de la loi.
79. L'État défendeur réfute les allégations du requérant et affirme que celui-ci a participé à toutes les étapes de la procédure devant le tribunal du district et avait opté de ne pas se présenter aux procès en appel devant la Haute Cour. L'État défendeur affirme que le requérant a aussi participé à l’audience devant la Cour d'appel et de ce point de vue il ne peut pas tenir l’État défendeur responsable de son absence à l'audience d'appel devant la Haute Cour.
80. L'État défendeur conteste également les allégations du requérant selon lesquelles le procès en appel est entaché d’irrégularité faute de l'original du procès - verbal de l'audience du Tribunal. Il fait valoir que ledit procès-verbal a été de nouveau saisi et a été finalement rendu disponible.
81. La Cour rappelle que le droit du requérant à ce que sa cause soit entendue exige qu’il prenne part à toutes les audiences relatives à son procès et présente ses moyens de preuves dans le respect des règles du contradictoire. Toutefois, l'individu garde toujours la possibilité de ne pas participer à l'audience de son procès pour peu que sa renonciation soit établie de manière non équivoque.'?
82. La Cour note qu’il ressort des pièces jointes au dossier que le requérant a participé à son procès devant le Tribunal du district et devant la Cour d'appel. Par contre à l'appel des parties au procès devant la Haute Cour, il a été dit que le requérant et les deux autres coaccusés ont fait savoir qu’ils ne souhaiteraient pas comparaître. Ce que le Requérant ne conteste pas puisqu'il affirme dans sa réplique qu’il prend note des observations de l’État défendeur à cet égard.
83. Le requérant ayant renoncé à participer à son procès, la Cour conclut que la tenue de l'audience devant la Haute Cour en son
12 Affaire Bm c. Italie n°56581/00, par. 39, CEDH 2004-II, ou affaire Ab c. France, para 33, CEDH 1993-II
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absence ne viole pas son droit à ce que sa cause soit entendue.
84. Sur l’allégation selon laquelle le requérant n’a pas été entendu faute pour la juridiction d'appel de statuer sur le dossier original de l'affaire, la Cour estime que si en toute procédure, les documents originaux constituent des pièces importantes et précieuses dans l'examen des affaires de sorte que leur inexistence puisse mettre de sérieux doutes sur l’équité du procès, il n’en demeure pas moins qu'il soit possible de reconstituer le dossier en partie ou en tout.
85. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier devant la Cour de céans que pour introduire l’appel du requérant devant la Cour d’appel, son dossier a été reconstitué à partir de l'arrêt de la Haute Cour ainsi que des notes d’audience devant ladite Cour. Le requérant conteste l'authenticité du dossier reconstitué sans dire en quoi les éléments reconstitués manquent de crédibilité.
86. Par conséquent, la Cour considère que faute d'éléments de preuve que le dossier reconstitué a été falsifié, en tout ou du moins en partie, elle rejette les prétentions du requérant et considère que la procédure devant la Haute Cour n’a pas été viciée comme le prétend le requérant.
iii — Allégation portant sur le défaut d’assistance judiciaire
87. Lerequérant se plaint du fait qu’il n'a pas bénéficié de l'assistance judiciaire devant la Haute Cour et devant la Cour d'Appel. Il soutient qu’en ne lui accordant pas cette assistance, les juridictions nationales ont failli à leurs obligations prévues à l’article 3, du Code de procédure pénale et violé ainsi l’article 7(1)(c) de la Charte.
88. L'État défendeur affirme que si le droit à la défense est un droit absolu dans sa législation interne, le droit à l'assistance judiciaire n’est obligatoire que dans les cas d’'homicide, de meurtre ou d’'homicide involontaire ; que pour tous les autres cas d’infractions pénales l’aide judiciaire n’est accordée qu’à la demande de l'accusé s’il est prouvé que celui-ci est indigent et incapable de payer les honoraires d’un conseil. Il conclut au rejet des allégations du requérant qui, à aucun moment de la procédure, n’a formulé une telle demande mais au contraire avait opté pour assurer sa propre défense.
89. Dans sa réplique, le requérant fait valoir qu’étant profane, il ignorait totalement qu'il lui était possible d’obtenir de l'assistance judiciaire en vertu des dispositions légales, notamment de l’article 3 de la loi tanzanienne portant Code de procédure pénale tel qu’indiqué dans le mémoire en défense. Il ajoute qu’au regard de l'amendement porté à la loi pénale sur l'infraction de vol à main armée qui a élevé la peine minimale de 15 ans à 30 ans de réclusion, il était du devoir de l'État défendeur de lui accorder une représentation devant ses
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juridictions.
90. L'article 7(1)(c) de la Charte dispose que :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend : ……
a. le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ».
91. La Cour relève que même si l’article 7 de la Charte garantit le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix, la Charte ne prévoit pas expressément le droit à une assistance judiciaire gratuite.
92. Toutefois, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l'assistance judiciaire gratuite est un droit inhérent au procès équitable et estime que, lorsque l'intérêt de la justice l'exige, toute personne accusée d’une infraction pénale doit être informée de son droit à une assistance judiciaire ou de se voir attribuer d’office un conseil si elle est indigente ou si l'infraction est grave et la peine prévue par la loi est
93. En l'espèce, le requérant était accusé d’une infraction punie d’une peine lourde peine de 30 ans de réclusion ; il était donc de l'intérêt de la justice de lui octroyer une assistance judiciaire gratuite. Celle-ci était d'autant plus nécessaire que le requérant affirme être un profane en droit et qu’il était aussi dans l'incapacité de se payer les frais d’une représentation.
94. La Cour note également qu’à aucun moment, le requérant n’a été informé qu’il pouvait solliciter et obtenir une assistance judiciaire quand bien même l’État défendeur ne conteste pas que le requérant était dans l’indigence.
95. La Cour conclut que ne l’ayant pas fait, l’État défendeur a violé l’article 7(1)(c) de la Charte.
iii. — Allégation selon laquelle la peine de 30 ans de réclusion n’est pas prévue par la loi
96. 96. Le requérant affirme que la condamnation et la peine de trente (30) ans de réclusion prononcées contre lui reposent sur une infraction inexistante et constituent une violation de l’article 7(2) de la Charte, qui dispose que « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement punissable. Aucune peine ne peut être infligée si elle n'a pas été prévue au moment où l’infraction a été
13 Arrêt Aj c. la République-Unie de Tanzanie, Op. Cit. para 139. Voir aussi Arrêt Au An c. la République-Unie de Tanzanie, Op. Cit. para 77.
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commise. … ». || précise que la peine de trente (30) ans de réclusion n’était pas applicable au moment où l'infraction lui était reprochée ; qu’à cette date la peine maximale applicable était de quinze (15) ans. 97. L'État défendeur réfute les allégations du requérant et fait valoir que, dans l'affaire pénale n°123 de 1997, le requérant avait été accusé de vol à main armée, en application des articles 285 et 286 du Code pénal tanzanien ; qu’au moment de sa condamnation et de la détermination de la peine, la loi sur les peines minimales dénommée la Minimum Sentence Act de 1972 avait été modifiée par la loi n°6/1994 ; que cette nouvelle loi de 1994 a abrogé la peine de 15 ans d'emprisonnement et a introduit une peine minimale obligatoire de trente (30) ans de réclusion lorsque le vol est commis avec arme, instrument dangereux ou avec violence.
98. La Cour note que le requérant, dans sa réplique, affirme avoir pris note des observations de l’État défendeur sur ce moyen. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a déjà fait observer qu’en République- Unie de Tanzanie, la peine minimale applicable à l'infraction de vol à main armée ou avec violence est de 30 ans depuis la loi de 1994.“
99. La Cour conclut que l’État défendeur n’a pas violé l’article 7(2) de la Charte et que la condamnation du requérant à la peine de trente (30) ans de réclusion est conforme à la loi.
VIII. Sur les réparations
100. Comme indiqué au paragraphe 18 du présent arrêt, le requérant sollicite qu’il plaise à la Cour de : (i) lui accorder une réparation adéquate conformément à l’article 27 du Protocole ; (ii) mettre les coûts de la procédure à la charge de l’État défendeur ; (iii) rendre toute(s) autre(s) ordonnance(s) ou ordonner toute(s) autre(s) mesure(s) que la Cour juge appropriée(s) au regard des circonstances de l'espèce.
101. Cependant, invité à préciser sa demande de réparation et à fournir les pièces justificatives, le requérant n’a donné aucune suite à cette invitation.
102. L'État défendeur, dans son mémoire en défense, demande à la Cour de rejeter la demande de réparation formulée par le requérant et de mettre les frais de procédure à sa charge.
103. L'article 27(1) du Protocole dispose que « Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour
14 Arrêt Ad Aj c. la République-Unie de Tanzanie, Op. Cit. para 210 ; Arrêt Au An c. la République-Unie de Tanzanie Op. Cit. para 85.
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ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l'octroi d’une réparation ».
104. L'article 63 du Règlement, il dispose que « la Cour statue sur la demande de réparation (…) dans l’arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l'homme ou des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».
105. La Cour rappelle sa jurisprudence dans l'affaire Ae Au Aq Bj c. République-Unie de Tanzanie, selon laquelle en application de l’article 27(1) du Protocole, « …toute violation d’une obligation internationale ayant causé un préjudice doit être réparée ».'° 106. La Cour relève qu’en l’espèce le droit du requérant à l'assistance judiciaire a été violé sans pour autant affecter l'issue de son procès. Elle observe également que la violation qu’elle a constatée a causé un préjudice non-pécuniaire au requérant qui a demandé une compensation adéquate conformément à l’article 27(1) du Protocole pour ce préjudice.
107. Par conséquent, la Cour accorde au requérant la somme de trois cent mille (300 000 TSH) shilling tanzaniens à titre de réparation équitable.
IX. Sur les frais de procédure
108. Conformément à l’article 30 du Règlement, « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses propres frais de procédure ».
109. La Cour observe que les parties se sont exprimées sur les frais de procédure même si elles n’ont pas indiqué le montant desdits frais. En l'espèce les Parties ont réciproquement, demandé à la Cour de mettre les frais de procédure de l’une à la charge de l’autre.
110. Dans la présente affaire, la Cour décide que l’État défendeur supportera les frais de procédure.
111. Par ces motifs,
La Cour,
À l’unanimité
Sur la compétence :
15 Requête n°011/2011, arrêt du 13/6/2014, Ae Au Aq Bj c. République-Unie de Tanzanie para 27.
480 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 2 (2017-2018)
ii. Déclare qu’elle est compétente;
Sur la recevabilité :
iii. Rejette les exceptions d’irrecevabilité ;
iv. Déclare la Requête recevable ;
Sur le fond,
V. Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit du requérant à la liberté prévu par l’article 6 de la Charte ;
vi. Dit que l’État défendeur n’a pas violé les articles 2 et 3(1) et (2) de la Charte relatifs à la non-discrimination, à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi ;
vi. Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit du requérant à ce que sa cause soit entendue prévu par l’article 7(1)(a) de la Charte ;
viii. Dit que la peine de 30 ans de réclusion est conforme à la loi et ne viole pas l’article 7(2) de la Charte ;
ix. Dit que l’État défendeur a violé le droit du requérant à la défense, prévu par l’article 7(1)(c) de la Charte, pour n'avoir pas accordé à celui-ci l'assistance judiciaire gratuite ;
x. Accorde au requérant un montant de trois cent mille (300 000 TZS) shilling tanzanien à titre de réparation équitable ;
xi. Ordonne à l’État défendeur de payer ladite somme au requérant et d'en faire rapport à la Cour dans un délai de six (6) mois à compter de la date de notification du présent arrêt ;
xii. Met les dépens à la charge de l'Etat défendeur ;