FM contre République du RWANDA
REQUETE 006/2017
ARRET (compétence et recevabilité) 04 JUILLET 2019
La Cour composée de :
Ben KIOKO, Vice-président; Rafad BEN ACHOUR,
Angelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA, Stella L ANUKAM et lmani D. ABOUD, Juges; et de Robert ENO, Greffier.
En application des articles 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après dénommé « le Protocole ») et 8(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après dénommé « le Règlement »), la Juge Marie-Thérèse MUKAMULISA, membre de la Cour, de nationalité rwandaise, n'a pas siégé dans l'affaire.
En l'affaire
FM, assurant lui-même sa défense
Contre REPUBLIOUE DU RWANDA,
non représentée après en avoir délibéré,
rend le présent arrêt par défaut
I. LES PARTIES
1. Le Requérant, FM, ressortissant de la République du Rwanda (ci-après désignée « l'Etat défendeur ») Résidant à Kigali, se plaint d'avoir été victime de violations en rapport avec l'exercice de son activité de transport urbain
2. L'état défendeur est devenu partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée la Charte ) le 21 octobre 1986 et au Protocole le 25 mai 2004. Il a également déposé, le 11 janvier 2013, la déclaration prévue à l'article 34(6) du Protocole, par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales. Cependant, le 29 février 2016, l'Etat défendeur a porté à la connaissance de la Commission de l'Union africaine sa décision de retirer ladite déclaration. Le 3 mars 2016, l'Union africaine en a informé la Cour. Le 3 juin 2016, la Cour a rendu une ordonnance, indiquant que le retrait de la déclaration prendra effet le 1er mars 2017.
II. OBJET DE LA REQUETE
A. Faits de la cause
3. Le Requérant allègue qu'avant 2013, il travaillait dans le secteur du transport urbain de personnes et que, le 18 juin 2013, il a saisi l'autorité de contrôle des services au Rwanda d'une demande de licence de transport. Cette demande a été rejetée au motif que la licence sollicitée est délivrée aux entreprises et non aux particuliers.
4. Le Requérant affirme également avoir contacté l'agence de transport STELLA, qui lui a prépare un dossier de demande de licence portant le logo et le numéro de téléphone de l'agence ainsi que le numéro de téléphone de l'autorité de contrôle, afin que les passagers puissent les contacter en cas de problème.
5. Le Requérant affirme que la licence a été refusée au motif que l'agence STELLA n'est pas propriétaire du bus et que la location n'est pas autorisée. Pour cette raison, il a, en partenariat avec d'autres personnes, créé la société Simba Express Ltd
6. Le 16 novembre 2013, l'autorité de contrôle des véhicules lui a infligé une contravention pour avoir affiché un numéro de téléphone erroné sur la vitre arrière du véhicule. La carte jaune (carte temporaire délivrée à tout acquéreur d'un nouveau véhicule) a été retenue sous réserve du paiement d'une amende et de la rectification du numéro de téléphone. Le Requérant fait valoir que les documents ne lui ont pas été restitués, même après le Règlement de l'amende, la correction du numéro de téléphone et le remplacement du logo de Stella par celui de sa nouvelle société, à savoir Simba Express Ltd.
7. Le Requérant affirme que tout véhicule dépourvu de carte jaune ou du récépissé de la contravention attestant de la rétention de la carte jaune ne peut être mis en circulation. Le Requérant a donc cessé l'exploitation de son bus en attendant une solution à son problème. Le 28 février 2014, son véhicule a été confisqué pour avoir été garé près du passage du convoi du Président. L'Autorité de contrôle des véhicules a ordonné la r6siliation de son adhésion à Simba Express Ltd, l'empêchant ainsi de continuer d'exercer l'activité de transporteur.
B. Violations alléguées
8. Le Requérant affirme que l'Etat défendeur a :
i violé son droit à la propriété prévu aux articles 17(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) et 14 de la Charte ;
ii omis de se prévaloir des recours internes requis en vertu de l'article2(3Xc) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques(PTDCP).
II. RESUME DE LA PROCEDURE DEVANT LA COUR
9. La Requête a été reçue au Greffe de la Cour et le Greffe l’a signifiée le 31 mars 2017 à l'Etat défendeur, l’invitant à soumettre la liste de ses représentants dans les (30) trente jours la Cour et à déposer sa réponse à la requête dans les (60) soixante jours suivant réception de la notification, conformément aux articles 35(2)(a) et (4)(a) du Règlement intérieur de la Cour.
10. Le 9 mai 2017, le Greffe a reçu une lettre de l'Etat défendeur lui rappelant le retrait de sa déclaration faite en vertu de l'article 34(6) du Protocole et l'informant qu'il ne participerait à aucune procédure devant la Cour. Il a demandé par conséquent à la Cour de s'abstenir de lui transmettre toute information relative aux affaires concernant le Rwanda.
11.Le 22 juin 2017, la Cour a r6pondu à la lettre de l'Etat défendeur susmentionnée, précisant « qu'en tant qu'institution judiciaire et conformément aux dispositions du Protocole et de son Règlement intérieur, la Cour est tenue de communiquer toutes les pièces de procédure aux parties concernées ». En conséquence, toutes les pièces de procédure des affaires concernant le Rwanda dont la Cour est saisie doivent être signifiées à l'Etat défendeur y compris les arrêts clôturant ces affaires.
12. Le 30 juin 2017, |a Requête a été transmise aux Etats parties au Protocole et au Conseil exécutif de l'Union africaine, par l'intermédiaire de la Présidente de la Commission de l'Union africaine, conformément à l'article 35(3) du Règlement.
13. Le 25 juillet 2017, la Cour a accordé une première prorogation de quarante-cinq (45) jours du délai accordé à l’Etat défendeur pour déposer sa r6ponse.Le 23 octobre 2017, la Cour a accordé une deuxième prorogation de quarante-cinq (45) jours, indiquant qu'elle rendra un arrêt par défaut d'expiration de ce délai si la réponse n'était pas déposée.
14. En application de l'article 63 du Règlement, la Cour, à sa quarante-neuvième session ordinaire tenue du 16 avril au 11 mai 2018, a décidé de se prononcer sur le fond et les réparations dans un même arrêt. A cet effet, le 12 juillet 2018, le Requérant a été invité à déposer ses observations sur les réparations dans un délai de trente (30) jours, mais il n'a pas réagi.
15.Le 12 octobre 2018, le Greffe a porté à l'attention de l'Etat défendeur qu'au cours de sa 50eme session ordinaire, la Cour a décidé de lui accorder un dernier délai supplémentaire de 45 jours et que, passé ce délai, elle statuerait sur la requête par défaut Conformément à l'article 55 du Règlement et ce, dans l'interêt de la justice. La notification a été envoyée par courrier et l’Etat défendeur l'a reçue le 16 octobre 2018.
16.Bien qu'ayant reçu toutes ces notifications, l'Etat défendeur n'a répondu aucune d'elles
17.Par conséquent, dans l'intérêt de la justice, la Cour rend le présent arrêt par défaut, Conformément à l'article 55 du Règlement2.
18. Le 28 février 2019, la procédure écrite a été close et les Parties en ont été dûment notifiées.
IV. MESURES DEMANDEES PAR LES PARTIES
19. Le Requérant demande à la Cour de rendre les mesures suivantes
i ordonner à l'Etat défendeur de lui payer des dommages et intérêts pour préjudices subis
ii ordonner à l'Etat défendeur de lui restituer son véhicule ou de le dédommager en lui remettant un véhicule similaire
iii dire que le Rwanda a violé des instruments juridiques pertinents des droits de l'homme qu'il a ratifiés.
20. Le Requérant n'a pas déposé de demande détaillée sur les réparations
21. L’état défendeur ayant refusé de participer à la procédure, il n'a formulé aucune demande.
V. SUR LA COMPETENCE
22. En vertu de l'article 3(1) du Protocole, « [l]a Cour a compétence pour connaitre de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l’application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifi6 par les Etats concernés. » Par ailleurs, l'article 39(1) du Règlement prévoit que « []a Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence... ».
23. Après avoir procédé à l'examen préliminaire de sa compétence, et etantdonné que rien dans le dossier n'indique qu'elle n'est pas comp6tente, la Cour conclut qu'en l'espèce, elle a :
i. compétence personnelle étant donné que l'Etat défendeur est partie au Protocole et a déposé la déclaration prévue à l'article 34(6) dudit Protocole, ce qui a permis au Requérant de saisir la Cour au sens de l'article 5(3) du Protocole. Par ailleurs, la Requête a été déposée dans le délai d'un (01) an fix6 par la Cour pour la prise d'effet du retrait de la déclaration de l'Etat défendeur ;
ii. compétence matérielle, le Requérant alléguant la violation des articles1 el 14 de la Charte, de l'article 2(3Xc) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), de l'article 6(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et de l'article 17(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH). Tous ces instruments ont été ratifiés par l'Etat défendeur ; en outre, la Cour est investie du pouvoir de les interpréter et de les appliquer en vertu de l'article 3 du Protocole;
iii. compétence temporelle, les violations alléguées étant de nature continue;
iv.compétence territoriale car les faits de la cause se sont produits surle territoire d'un Etat partie au Protocole, à savoir l'Etat défendeur
24. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu'elle a compétence pour connaitre de l'espèce.
VI. SUR LA RECEVABILITE
25. Aux termes de l'article 6(2) du Protocole, « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées A l'article 56 de la Charte ».
26. Conformément à l'article 39(1) de son Règlement intérieur, « la Cour procède a un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la Requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et 40 du présent Règlement ».
27. L'article 40 du Règlement, qui reprend en substance l'article 56 de la Charte, est libellé comme suit : « En conformité avec les dispositions de l'article 56 de la Charte auxquelles renvoie l'article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les Requêtes doivent remplir les conditions ci-après ;
1. indiquer l'identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat;
2. être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Etre postérieures à l'épuisement des recours internes, s'ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Etre introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l'Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine. »
28. La Cour note que les conditions de recevabilité énoncées à l'article 40 du Règlement ne sont pas en discussion entre les Parties, l'Etat défendeur n'ayant pas participé à la procédure. Toutefois, en application de l'article39(1) de son Règlement, la Cour procède à l’examen des conditions derecevabilité de la Requête.
29. Il ressort clairement du dossier que l'identité du Requérant est connue, de même que sa nationalité. La Requête n'est pas incompatible avec l'Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte. Elle n'est pas rédigée dans un langage outrageant ou insultant, et ne se fonde pas exclusivement sur des informations diffusées par les moyens de communication de masse.
30. En ce qui concerne l'6puisement des recours internes, le Requérant affirme avoir saisi les hautes autorités politiques et administratives du pays, notamment la Police, le Parquet, le Ministère en charge des transports, le Ministère de la sécurité intérieure, le Ministère de la Justice, le Parlement, le Sénat, le Président de la République, la Commission nationale des droits de l'homme et la Société civile pour trouver une solution à son problème, mais ses démarches ont été vaines.
31. Le Requérant soutient en outre que « saisir les juridictions n'a pas été envisagé du fait qu'un dossier dans lequel la garde présidentielle serait impliquée n'a aucune chance d'aboutir au niveau des juridictions. En outre, la Requête aujourd'hui serait irrecevable en raison des délais prévus par les dispositions de l'article 339 de la loi no 1812004 du 20 juin 2006 portant Code de procédure civile, commerciale, sociale et administrative ».
32.Comme elle l’a déjà affirmé, la Cour estime que [l]es recours internes qui doivent être épuisés par les Requérants sont des recours judiciaires ordinaires sauf s'il est manifeste que ces recours ne sont pas disponibles, efficaces et suffisants ou si les procédures y relatives se prolongent de façon anormale. ll s'ensuit que les recours non judiciaires exercés par le Requérant en l’espèce n'ont aucune pertinence en ce qui concerne l'épuisement des recours internes.
33. Dans la présente affaire, le Requérant a clairement reconnu qu'il n'avait pas exercé les recours internes, alléguant que :
i.ces recours n'auraient pu prospérer parce qu'un élément de la garde présidentielle était impliqué ;
ii.le délai pour saisir les juridictions nationales était expiré lorsque les démarches devant les autorités administratives et politiques ont pris fin.
34. En ce qui concerne la première allégation, la Cour estime que le Requérant allègue que la procédure devant les juridictions de l'Etat défendeur ne pouvait prospérer, sans pour autant apporter le moindre élément de preuve pour 6tayer son allégation. La Cour rejette donc l'allégation du Requérant5.
35. S'agissant de la deuxième allégation, la Cour fait observer que le Requérant n'a pas introduit son recours devant les juridictions nationales car, comme il l'affirme lui-même, il tentait d'obtenir un Règlement du différend auprès des instances administratives et politiques. Cependant, rien n'empêchait le Requérant d'exercer simultanément les recours non judiciaires et judiciaires. ll aurait donc dû exercer les recours requis pour épuiser les voies de recours internes.
36. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le Requérant n'a pas épuisé les recours internes disponibles dans l'Etat défendeur et qu'aucun des motifs avancés pour le justifier ne fait partie des exceptions prévues à l'article 40(5) du Règlement.
VII. SUR LES FRAIS DE PROCEDURE
37. La Cour note que l'article 30 de son Règlement intérieur dispose qu' « à moins que la Cour n'en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure.
38. Compte tenu des circonstances de l'espèce, la Cour décide que chaque partie supportera ses frais de procédure.
VIII. DISPOSITIF39. Par ces motifs, la Cour A l'unanimité
i. Déclare qu'elle est compétente ;
ii. Dit que les voies de recours internes n'ont pas été épuisées ;
iii. Déclare la Requête irrecevable ;
iv. Dit que chaque Partie supportera ses frais de procédure10
Ont signé :
Ben KIOKO, Vice-président;
Rafad BEN ACHOUR, Angelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA, Stella L ANUKAM et lmani D. ABOUD, Juges;
et Robert ENO, Greffier.
Conformément d l'article 28(7) du Protocole et d I'article 60(5) du Règlement, l'opinion individuelle de la Juge Chafika BENSAOULA est jointe au présent arrêt
Fait à Arusha, ce quatrième jour du mois de juillet de l'an deux mil dix-neuf, en arabe, anglais et français, le texte français faisant foi
1 Requête n° 003/2014. Ordonnance du 03/06/2016, lngabire Victoire Umuhoza c.par l'Etat défendeur de la déclaration faite en vertu de l’article 34(6)2du Protocole
2 Requête no 003/2014. Arrêt du 0711212018, (Réparations) lngabire Victoire Umuhoza c. Rwanda, 514,15 et 17
3 Requête n" 00712013. Arrêt du 03/06/2016 - Mohamed Abubakari c. R6publique-Unie de Tanzanie, §64 ; voir également requête 005/2013. Arrêt du 2011112015 - Alex Thomas c. Tanzanie, § 64 ; et requête n°006/2013. Arrêt du 1010312016 - Wilfred Onyango Ngani & 9 autres c. République Unie de Tanzanie, § 95
4 Requête n°00412013. Arrêt du 511212014 (Fond) - Lohé Issa Konate c. Burkina Faso, 77, voir également requête n" 00312012. Arrêt (Recevabilité et Compétence) - Peter Chacha c. République Unie de Tanzanie, § 40.
5 Alex Thomas c. Tanzanie, op. crt., § 140