AFRICAN UNION UNION AFRICAINE AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES” RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES
AFFAIRE
X C
RÉPUBLIQUE TUNISIENNE
REQUÊTE N° 006/ 2022
ORDONNANCE
(MESURES PROVISOIRES) La Cour, composée de Imani D. ABOUD, Présidente, Blaise TCHIKAYA, Vice-
président ; Ben KIOKO, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika
BENSAOULA, Stella |. ANUKAM, Aa Ar Y, Ag B et Aq At
A Juges ; et Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et
des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement intérieur
de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »), l’'Honorable Rafaâ BEN ACHOUR, Juge
à la Cour et de nationalité tunisienne, s’est récusé.
En l’affaire
X C
Représenté par :
Maître Mohamed Ali ABBES, Avocat à la Cour de cassation
Contre
République tunisienne
Non représentée
après en avoir délibéré,
rend la présente Ordonnance :
I. LES PARTIES
1. Le sieur X C est un ressortissant tunisien (ci-après désigné
le « Requérant »). Il allègue que l’État défendeur en promulguant les décrets
54 et 55-2022 a violé les droits de l’égalité entre l'homme et la femme, l’égalité
de chances, la liberté d'expression, l’inviolabilité du domicile et la confidentialité
des correspondances.
2. La Requête est dirigée contre la République tunisienne (ci-après dénommée
« l’État défendeur »), qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples (ci-après désignée la « Charte ») le 21 octobre 1986
et au Protocole le 5 octobre 2007. Elle a également déposé, le 2 juin 2017, la
Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole (ci-après désignée la
Déclaration »), par laquelle elle accepte la compétence de la Cour pour
recevoir des requêtes émanant d'individus et d'organisations non
gouvernementales
Il. OBJET DE LA REQUÊTE
3. Le Requérant allègue que les Décrets présidentiels n° 2022-54 et 55 violent
les droits garantis par la Charte, le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux, la
Déclaration universelle des droits de l’homme et la Constitution de l’État
défendeur.
Il. VIOLATIONS ALLÉGUÉES
4. || ressort du dossier que le Requérant allègue la violation des droits à la non-
discrimination, à l’égalité, droit au procès équitable, droits à la participation à la
direction des affaires publiques, droits garantis par les articles 2,3, 7, 13 et 20 de la Charte, l’article 14 du Pacte international relatif aux droits politiques et
civils.
5. Le Requérant allègue par ailleurs que lesdits décrets violent les articles 22,23,
26, 30, 37, 38, 39, 51 et 123 de la Constitution de l’État défendeur du 25 juillet
2022.
IV. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
6. Le 25 octobre 2022, le Greffe a reçu la Requête assortie d’une demande de
mesures provisoires.
7. Le 16 novembre 2022, la Requête a été notifiée à l’État défendeur, lui
demandant de déposer ses observations sur la Requête au fond et sur la
demande de mesures provisoires dans un délai de respectivement quatre-
vingt-dix (90) et sept (7) jours. Il a été également demandé à ‘État défendeur
de soumettre les noms de ses représentants dans un délai de trente (30) jours.
8. L’État défendeur n’a pas répondu sur la demande de mesures provisoires.
V. DEMANDES DES PARTIES
9. Le Requérant demande à la Cour de :
i. Se déclarer compétente
ii. Déclarer la Requête recevable.
ii. Ordonner à l’État défendeur de prendre les mesures nécessaires en vue
de surseoir à l’application des Décrets-lois n° 2022-54 et 2022- 55 ;
iv. Dire que les Décrets-lois n° 2022-54 et 55 sont nuls et de nul effet ;
v. Ordonner à l’État défendeur de promulguer un décret portant création de
la Cour constitutionnelle dans un délai de trois (3) mois ;
vi. Ordonner à l’État défendeur, par l’intermédiaire de l’Instance Ab
Ap pour les Élections, de renoncer à organiser les élections
législatives prévues pour le 17 décembre 2022, lesdites élections
législatives étant basées sur le Décret n° 55 qui est anticonstitutionnel et
contraire aux instruments internationaux ratifiés par l’État défendeur, et
d’ordonner à l’État défendeur de ne pas tenir lesdites élections jusqu’à ce
que la Cour Constitutionnelle soit créée.
VI. SUR LA COMPÉTENCE PRIMA FACIE DE LA COUR
10.Les deux parties n’ont pas fait d’observations sur la compétence prima facie
de la Cour.
11.Lorsqu’elle est saisie d’une requête, la Cour procède à un examen préliminaire
de sa compétence, sur la base des articles 3,5(3) et 34(6) du Protocole.
12.L'article 3(1) du Protocole dispose :
La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et tous les
différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l’application de
la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif
aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés.
13.La règle 49(1) du Règlement prévoit que « La Cour procède à un examen
préliminaire de sa compétence (.…) conformément à la Charte, au Protocole et
au présent Règlement ». Toutefois, s'agissant des mesures provisoires,
conformément à sa jurisprudence constante, la Cour n’a pas à s'assurer qu’elle
a compétence sur le fond de l'affaire, mais simplement qu’elle a compétence
1 Voir Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. Grande Aj arabe libyenne populaire et socialiste (mesures provisoreries) (25 mars 2011) RICA 18, 8 10 ; Ad Ak c. République du Bénin (mesures provisoires (2 décembre 2019) 3 RICA 752, 8 14. An Ao c. République-Unie de 14.Aux termes de l’article 5(3) du Protocole, « La Cour peut permettre aux
individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées du
statut d’observateur auprès de la Commission d’introduire des requêtes
directement devant elle, conformément à l’article 34(6) de ce Protocole ».
15.Comme mentionné au paragraphe 2 de la présente Ordonnance, l'État
défendeur est partie à la Charte, au Protocole et a également fait la Déclaration
acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes des individus
et des organisations non gouvernementales conformément à l’article 34(6) du
Protocole lu conjointement avec l’article 5(3) du Protocole.
16. Sur le fond, les droits dont le requérant allègue la violation sont protégés par la
Charte, qui est un instrument que la Cour est habilitée à interpréter et appliquer
en vertu de l’article 3(1) du Protocole.
17.À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a compétence prima
facie pour connaitre des demandes de mesures provisoires.
VII. MESURES PROVISOIRES DEMANDÉES
18.Le Requérant sollicite de la Cour au titre de mesures provisoires, qu’elle :
i. Ordonne à l’État défendeur, par l'intermédiaire de l’Instance Ab
Ap pour les Élections, de renoncer à organiser les élections
législatives prévues pour le 17 décembre 2022, lesdites élections
législatives étant basées sur le Décret n° 55 qui est anticonstitutionnel et
contraire aux instruments internationaux ratifiés par l’État défendeur, et
d’ordonner à l’État défendeur de ne pas tenir lesdites élections jusqu’à ce
que la Cour Constitutionnelle soit créée.
Tanzanie, CAfDHP, Requête n°12/2019, Ordonnance du 09 avril 2020 (mesures provisoires), 8 14 ; As Ae Al et cinq (5) autres c. République du Malawi, CATDHP, Requête n° 13/2021 Ordonnance (mesures provisoires), 11 juin 2021 8 11.
19.La Cour rappelle que l’article 27(2) du Protocole dispose :
Dans les cas d’extrême gravité ou d’urgence et lorsqu’il s'avère
nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des
personnes, la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge
pertinentes.
20.La Cour note que la Règle 59(1) du Règlement prévoit ce qui suit :
Conformément à l’article 27, alinéa 2 du Protocole, à la demande d’une
partie ou d'office, dans les cas d’extrême gravité ou d'urgence et lorsqu'il
s'avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes,
la Cour peut ordonner les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes,
en attendant de statuer sur la requête principale.
21.1l ressort de ce qui précède que la Cour dispose d’un pouvoir discrétionnaire
pour décider dans chaque cas si, au regard des circonstances particulières,
elle doit exercer les pouvoirs dont elle est investie en vertu des dispositions
susmentionnées.
22.La Cour observe que l'urgence, consubstantielle à l'extrême gravité, s'entend
de ce qu’un « risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé
avant qu’elle ne rende sa décision définitive»?
? Ah Af Am c. République du Bénin, CAfDHP, Requête N° 00004/2020, Ordonnance portant mesures provisoires (15 août 2022) ; Ai Ac c. République du Bénin, CAfDHP, Requête N° 062/2019, Ordonnance portant mesures provisoire (17 avril 2020), 8 61.
23. La Cour souligne que le risque en question doit être réel, ce qui exclut le risque
purement hypothétique et explique la nécessité d’y remédier dans un proche
24.En ce qui concerne le préjudice irréparable, la Cour estime qu’il doit exister une
« probabilité raisonnable de matérialisation » eu égard au contexte et à la
situation personnelle du Requérant.*
25. Au regard des dispositions susmentionnées, la Cour rappelle que les mesures
provisoires ont un caractère préventif et n’excluent pas une décision sur le fond
de la Requête.”
26.La Cour examine la demande du Requérant de surseoir aux élections
législatives prévues en décembre 2022.
i. Sursis à l’organisation des élections législatives du mois de décembre
2002
27.Le Requérant demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur, à travers
L’Instance Ab Ap pour les Élections (ISIE) de suspendre les
élections législatives prévues le 17 décembre 2022, conformément au décret
n° 55 de 2022, du fait que ledit décret est inconstitutionnel et contraire aux
instruments internationaux ratifiés par l’État défendeur, en enjoignant à lISIE
le refus de supervision de toutes élections avant la mise en place de la Cour
constitutionnelle.
3 Ibid, 8 27, Ibid 62.
# Ibid, 28, Ibid 63.
28. La Cour note que cette demande vise à ordonner à l’État défendeur de surseoir
aux élections législatives prévues les 15, 16 et 17 décembre 2022 pour élire
les membres de l'Assemblée des représentants du peuple.
29.La Cour note que le Requérant a déposé sa requête auprès du Greffe le 21
octobre 2022. Il vise le décret les deux décrets-lois n° 44 et n° 55 de 2022 du
13 et 15 septembre 2022 relative respectivement à la lutte contre les infractions
se rapportant aux systèmes d’information et de communication et la
modification de la loi organique n° 2014-16 du 26 mai 2014 relative aux
élections et au référendum.
30.La Cour note que le Requérant n'a pas indiqué le lien direct entre la date de la
convocation des élections législatives et le décret-loi faisant l'objet de sa
requête. Aussi la demande de mesures provisoires ne peut pas se distinguer
des demandes au fond.
31.La Cour fait observer que pour établir l'existence d’un préjudice que la
demande de mesures provisoires tend à éviter, il y a lieu de déterminer une
connexion entre les mesures demandées et la cause au fond. La Cour note à
cet égard qu'il n'existe aucun rapport entre la demande de sursis à la tenue de
l'élection concernée et les droits allégués par le Requérant dans la Requête
introductive d'instance. En effet, les violations alléguées ne le sont pas dans le
contexte de l’élection dont la suspension est demandée.
32.Par conséquent, La Cour rejette la demande du Requérant tendant à faire
ordonner qu’il soit sursis à l’organisation de l’élection concernée.
33.Pour éviter tout équivoque, la Cour précise que la présente ordonnance est de
nature provisoire et ne préjuge en rien les décisions qu’elle pourrait prendre
sur sa compétence, la recevabilité et le fond de la requête.
VIII. DISPOSITIF
34.Par ces motifs,
LA COUR,
À la majorité de neuf (9) pour un (1) contre, la Juge Chafika BENSAOULA étant
dissidente,
Rejette la demande d'ordonner à l'État défendeur de surseoir à
l'organisation des élections législatives prévues le 17 décembre 2022
jusqu'à ce qu'elle puisse examiner le fond de l'affaire.
Ont signé :
Juge Robert Imani ENO, D. Greffier ABOUD, cn Présidente-—— 7
Conformément à l’article 28(7) du Protocol et à la règle 70(1) du Règlement, l’opinion
dissidente de la Juge Chafika BENSAOULA est jointe à la présente Ordonnance.
Fait à Arusha, ce seizième jour du mois de décembre de l’année deux-mille vingt-deux,
en arabe, en anglais et en français, le texte en arabe faisant foi.