AFRICAN UNION qd UNION AFRICAINE
AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES” RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES
AFFAIRE
Ac Ad ET AUTRES
REPUBLIQUE TUNISIENNE
REQUÊTE N°001/2023
ORDONNANCE
(MESURES PROVISOIRES)
17 MARS 2023 La Cour composée de Imani D. ABOUD, Présidente ; Blaise TCHIKAYA Vice-
président, Ben KIOKO, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika
BENSAOULA, Stella |. ANUKAM, Ab At X, Ah B, As Ar
A — Juges, et Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de
l'homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et
des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement
intérieur de la Cour! (ci-après désigné «le Règlement »), le Juge Rafâa BEN
ACHOUR, de nationalité tunisienne, s’est récusé.
En l’affaire :
Le sieur Ac Ad et autres
Représentés par Me Ridha Ajmi Ralegal, Avocat au barreau de Fribourg, Suisse.
Contre
RÉPUBLIQUE TUNISIENNE
Non représentée.
Après en avoir délibéré,
Rend la présente Ordonnance :
1 Article 8(2) du Règlement de la Cour du 2 juin 2010.
I. LES PARTIES
1. Les sieurs Ac Ad, Ap Au et Ag Al, (ci — après
dénommés «les Requérants ») sont des ressortissants tunisiens. Ils
contestent le décret-loi n°2022-55 modifiant et complétant la loi organique
n°2014 du 26 mai 2014 relative aux élections et référendums (ci-après
désigné « le décret-loi »).
2. La Requête est dirigée contre la République tunisienne (ci-après
dénommée « l’État défendeur »), devenue partie à la Charte africaine des
droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21
octobre 1986 et au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de
l'homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de
l’homme et des peuples (ci-après désigné « le Protocole ») le 5 octobre
2007. L'État défendeur a également déposé, le 2 juin 2017, la Déclaration
prévue à l’article 34(6) du Protocole par laquelle il accepte la compétence
de la Cour pour recevoir contre elle des requêtes émanant des individus et
des organisations non gouvernementales (ci-après désignée «la
Déclaration »).
Il. OBJET DE LA REQUÊTE
3. Dans leur Requête introductive d'instance déposée le 06 janvier 2023, les
Requérants contestent le décret-loi n°2022-55 modifiant et complétant la loi
organique n°2014 du 26 mai 2014 relative aux élections et référendums.
4. Is allèguent que le président de la République de l’État défendeur a pris
plusieurs actes illégaux et antidémocratiques qui ont mis fin à la démocratie
constitutionnelle, entrainant le pays dans un système totalitaire. Ils citent,
notamment, l’abrogation de la Constitution de 2014 et la dissolution de
l'instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets
de loi par le décret-loi n°2021-117 du 22 septembre 2021, et la dissolution
du Parlement par le décret-loi n°2022-309 du 30 mars 2022.
5. Les Requérants affirment que c’est dans ce contexte que le président de la
République a pris, le 15 septembre 2022, le décret-loi dont l’objet est, selon
eux, d’organiser des élections, notamment législatives, sans aucun respect
du processus démocratique avec, pour objectif, la mise en place d’un
parlement sans réel pouvoir législatif, dépendant du pouvoir exécutif.
6. Ils soulignent, enfin, que les élections législatives étant fixées au 17
décembre 2022 la Cour de céans doit prendre des mesures provisoires
suffisantes dans l’attente du prononcé de l’arrêt.
7. Les Requérants allèguent :
i. La violation du droit de participer librement à la direction des affaires
publiques de leur pays, protégé par les articles 13(1)(2) et 24 de la
Charte,1(1) et du 14 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques (PIDCP) et 1(1) du Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels (PIDESC) ;
ii. La violation du droit à la non-discrimination protégé par les articles 2 et
18(3) de la Charte et 2 du PIDCP ;
iit. La violation du droit à la liberté d’association, protégé par l’article 10(1)
de la Charte ;
IV. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
8. Les Requérants ont déposé, le 6 janvier 2023, leur Requête introductive
d'instance contenant une demande de mesures provisoires. Le 2 février
2023, la Requête a été communiquée à l’État défendeur pour ses
observations sur le fond et les mesures provisoires respectivement dans les
délais de quatre-vingt-dix jours (90) et quinze (15) jours à compter de la réception de la communication. Il lui a été également demandé de
soumettre les noms de ses représentants dans un délai de trente (30) jours.
9. L'État Défendeur n’a pas conclu.
V. SUR LA COMPÉTENCE PRIMA FACIE
10. L'article 3(1) du Protocole dispose :
La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous
les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et
l’application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument
pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés.
11. Aux termes de la règle 49(1) du Règlement? « la Cour procède à un examen
préliminaire de sa compétence… ». Toutefois s'agissant des mesures
provisoires, la Cour n’a pas à assurer qu’elle a compétence sur le fond de
l'affaire, mais seulement qu’elle a compétence prima facie®.
12. La Cour rappelle, en l’espèce, que l’État défendeur a ratifié le Protocole et
déposé la Déclaration. En outre, comme mentionné au paragraphe 2 de la
présente Ordonnance, les droits dont les Requérants allèguent la violation
sont protégés par la Charte, le PIDCP, le PIDESC, instruments auxquels
l’État défendeur est partie*.
13. La Cour en conclut qu’elle a la compétence prima facie pour connaître de
la demande de mesures provisoires.
2 Règlement de la Cour du 1°" septembre 2020.
3 Af Ak c. République du Bénin, (mesures provisoires) (2 décembre 2019) 3 RICA 752, 8 14. * L'Etat défendeur est devenu partie au PIDCP et au PIDESC, le 18 mars 1969.
VI. SUR LES MESURES PROVISOIRES DEMANDÉES
14. Les Requérants sollicitent les mesures provisoires suivantes :
- Ordonner à l’État défendeur de suspendre l'exécution du décret-loi n°2022-
55 du 15 septembre 2022 modifiant et complétant la loi organique n°2014-
16 du 26 mai 2014 relative aux élections et référendums ;
- Ordonner à l'Etat défendeur le report des élections législatives du 17
décembre 2022 à une date ultérieure.
15. A l’appui de leur demande, ils font valoir que les élections législatives fixées
au 17 décembre 2022 sont extrêmement « graves » dans la mesure où le
président de la République qui détient déjà des pouvoirs étendus et sans
contrôle, veut mettre en place un parlement totalement à ses ordres. Ils
estiment que ces élections vont à l’encontre de l'arrêt de la Cour de céans
du 22 septembre 2022 qui a ordonné à l’Etat défendeur de rétablir la
16. Les Requérants affirment, en outre, que le peuple tunisien encourt un
préjudice imminent et irréparable eu égard au fait que ces élections peuvent
faire sombrer le pays dans le désordre institutionnel et des troubles
politiques pour un temps illimité.
17. L'État défendeur n’a pas conclu.
18. La Cour relève que l’article 27(2) du Protocole dispose :
Dans les cas d'extrême gravité ou d'urgence et lorsqu'il s'avère
nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la
Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes.
5 Ibrahim Ben Ae Ai An Ao C Aq Aa, CATDHP, Requête n° 017/2021, arrêt du 22 septembre 2022 (fond et réparations).
19. La Cour rappelle que l'urgence, consubstantielle à l'extrême gravité,
s'entend du « risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé
avant qu'elle ne rende sa décision »°. La Cour a jugé que le risque en cause
doit être réel, ce qui exclut le risque purement hypothétique et explique la
nécessité d'y remédier dans l’immédiat”-
20. En ce qui concerne le préjudice irréparable, la Cour estime qu’il doit exister
une « probabilité raisonnable de matérialisation » eu égard au contexte et
à la situation personnelle du requérant.®
21. La Cour souligne que les deux conditions exigées par l'article susvisé, à
savoir, l’urgence ou l'extrême gravité et le dommage irréparable sont
cumulatives, de sorte que si l’une d'elles fait défaut, la mesure sollicitée ne
peut être ordonnée.
22. Concernant la demande de suspension du décret-loi, la Cour observe que
les Requérants n’ont produit ni la preuve de l’urgence ou de l’extrême
gravité ni celle du préjudice irréparable qui résulterait de l’exécution dudit
décret-loi. IIs se sont, en effet, limités à formuler la demande sans
démontrer l’existence des conditions exigées par l’article 27(2) du
Protocole.
23. La Cour estime, en pareille circonstance, qu’il ne peut être fait droit à cette
demande de suspension et la rejette.
24. S'agissant de la demande du report des élections du 17 décembre 2022, la
Cour note que les Requérants ont déposés la requête introductive
d'instance ainsi que leur demande de mesures provisoire le 6 janvier 2023
soit postérieurement auxdites élections.
8 Am Aj c. République du Bénin, CAfDHP, Requête n° 062/2019, Ordonnance du 17 avril 2020 (mesures provisoires), 8 61.
8 Ibid., 8 63.
25. Dès lors, la Cour considère que 4 la demande des Requérants est devenue sans objet.
26. La Cour rappelle, pour éviter toute ambigüité, que la présente ordonnance a un caractère provisoire et ne préjuge en aucune manière les conclusions de la Cour sur sa compétence, la recevabilité et le fond de la Requête.
VII. DISPOSITIF
27. Par ces motifs
LA COUR
À la majorité de neuf (9) voix pour et une (1) voix contre, la Juge Chafika BENSAOULA ayant émis une opinion dissidente :
Rejette les mesures provisoires sollicitées.
Ont signé :
Imani D. ABOUD, Présidente; {|
Et Robert ENO, Greffier. £|
Conformément à l’article 28(7) du Protocole et à la règle 70(1) du Règlement,
l’opinion dissidente de la Juge Chafika BENSAOULA est jointe à la présente
ordonnance.
Fait à Arusha, ce dix-septième jour du mois de mars de l’an deux mille vingt-trois, en
français et en anglais, la version française faisant foi.