AFRICAN UNION ( y + UNION AFRICAINE AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES” RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES AFFAIRE
JOHN MWITA RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE REQUÊTE N° 044/2016
ARRÊT
13 FÉVRIER 2024 SOMMAIRE
SOMMAIRE
I LES PARTIES
Il OBJET DE LA REQUÊTE
A. Faits de la cause
B. Violations alléguées…
IN. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
IV DEMANDES DES PARTIES
SUR LA COMPÉTENCE
A. Sur l’exception d’incompétence matérielle
B. Sur les autres aspects de la compétence
VI SUR LA RECEVABILITÉ 10
A. Sur l'exception tirée du non-épuisement des recours internes 11
B. Sur l'exception tirée du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable
14
C. Sur les autres conditions de recevabilité 17
VII SUR LE FOND 18
A. Violation alléguée du droit à un procès équitable 19
! Violation alléguée du droit à ce que sa cause soit entendue 19
ii. Violation alléguée du droit à l’assistance judiciaire 23
B. Violation alléguée du droit à une totale égalité devant la loi et à une égale
protection de la loi 25
C. Violation alléguée du droit à la libération sous caution 28
VIII. SUR LES RÉPARATIONS 30
A. Réparations pécuniaires 32
! Préjudice matériel 32
ii. Préjudice moral 32
B. Réparations non pécuniaires 33
! Remise en liberté 33
Il Garanties de non-répétition 34
iii. Publication 35
IV Mise en œuvre et soumission de rapports 35 IX. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
X. DISPOSITIF La Cour, composée de : Modibo SACKO, Vice-président ; Ben KIOKO, Rafaâ BEN
ACHOUR, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise
TCHIKAYA, Stella |. ANUKAM, Dumisa B. NTSEBEZA et Dennis D. ADJEI — Juges,
et de Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et
des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement
intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »),! la Juge Imani D. ABOUD,
Présidente de la Cour et de nationalité tanzanienne, s’est récusée.
En l’affaire :
JOHN MWITA
assurant lui-même sa défense
contre
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
représentée par :
ii Dr Ca Xt AH, Bi Cp, Bureau du Solicitor General ;
ii. Mme Bn Bq C, Cc Bi Cp, Bureau du Solicitor
General ;
ii. Mme Aw Z, Directrice chargée des droits de l’homme, ministère
des Affaires constitutionnelles et juridiques ;
iv. M. Bz Bc Ay, Directeur adjoint, chargé des affaires constitutionnelles,
des droits de l’homme et du contentieux électoral, Bureau du Solicitor General ;
et
+ Article 8(2) du Règlement intérieur du 2 juin 2010.
v. Mme Aj X, ministère des Affaires étrangères et de la
Coopération Est-africaine.
après en avoir délibéré,
rend le présent Arrêt :
I. LES PARTIES
1. Le sieur Ac Bt Bci-après dénommé «le Requérant») est un
ressortissant tanzanien qui, au moment du dépôt de la Requête, purgeait
une peine de trente (30) ans de réclusion à la prison centrale de Butimba,
à Ah, après avoir été déclaré coupable de vol à main armée. Le
Requérant allègue la violation de son droit à un procès équitable dans le
cadre des procédures judiciaires nationales.
2. La Requête est dirigée contre la République-Unie de Tanzanie (ci-après
dénommée « l’État défendeur »), qui est devenue partie à la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la
Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Elle a
également déposé, le 29 mars 2010, la Déclaration prévue à l’article 34(6)
du Protocole, par laquelle elle accepte la compétence de la Cour pour
recevoir des requêtes émanant d’individus et d’organisations non
gouvernementales. Le 21 novembre 2019, l’État défendeur a déposé
auprès du Président de la Commission de l’Union africaine un instrument
de retrait de sa Déclaration faite en vertu de l’article 34(6) du Protocole. La
Cour a décidé que le retrait de la Déclaration n’avait aucune incidence, ni
sur les affaires pendantes, ni sur les nouvelles affaires introduites devant
elle avant sa prise d’effet un (1) an après le dépôt de l’instrument y relatif, à
savoir le 22 novembre 2020.?
2 Ck Ad Cd c. République-Unie de Tanzanie (arrêt) (26 juin 2020) 4 RICA 219, 8 38.
Il. OBJET DE LA REQUÊTE
A. Faits de la cause
3. | ressort du dossier que le Requérant, ainsi que trois autres personnes qui
ne sont pas parties à la présente affaire, ont été appréhendés et poursuivis
pour vol au préjudice d’un dénommé Bu Br, le 12 mars 2007
vers 20h45 dans la région de Mara, dans l’État défendeur. Les quatre
prévenus ont été mis en accusation pour vol à main armée, puni par l’article
287A du code pénal de l’État défendeur, devant le Tribunal de district de
Musoma qui, le 9 mai 2008, a condamné le Requérant et deux de ses co-
accusés à trente (30) ans de réclusion, mais a acquitté le troisième
coaccusé.
4. Le Requérant et les deux coaccusés reconnus coupables ont interjeté appel
de leur condamnation devant la Haute Cour sise à Ah qui a rejeté leur
recours par arrêt du 27 septembre 2010. Se sentant lésés, ils ont interjeté
appel de cette décision devant la Cour d’appel.
5. Le 12 mars 2013, la Cour d'appel a confirmé la décision de condamnation
du Requérant en se fondant sur la doctrine de la possession récente, mais
l’a infirmée en ce qui concerne les autres co-accusés en les acquittant et
en ordonnant leur mise en liberté.
B. Violations alléguées
6. Le Requérant affirme que l’État défendeur a violé ses droits à une totale
égalité devant la loi et à une égale protection de la loi, son droit à la liberté
provisoire, son droit à l’assistance judiciaire gratuite et son droit à ce que sa
cause soit entendue, respectivement protégés par les articles 2, 3, 6 et 7
de la Charte.
Il. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
7. La Requête introductive d'instance a été déposée le 22 janvier 2016 et
communiquée à l’État défendeur le 25 juillet 2016.
8. Après plusieurs prorogations de délai, l’État défendeur a déposé sa
réponse, le 24 mai 2017. Ce mémoire a été communiqué au Requérant le
29 mai 2017.
9. Le 14 juillet 2017, le Requérant a déposé sa réplique qui a été
communiquée à l’État défendeur le 3 octobre 2017.
10. Le? juillet 2018, le Requérant a été requis de déposer ses observations sur
les réparations. En dépit des nombreux rappels adressés à cet effet, le
Requérant n’a pas donné suite.
11. Le 13 juin 2019, la Cour a décidé de clore les débats et les Parties en ont
dûment reçu notification.
IV. DEMANDES DES PARTIES
12. Le Requérant demande à la Cour de :
ii Annuler la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son
encontre ;
ii. Ordonner à l’État défendeur de procéder à sa remise en liberté
immédiate ;
iii. Lui accorder des réparations conformément à l’article 27(1) du
Protocole ; et
iv. Lui accorder toutes autres réparations jugées appropriées par la Cour.
13. L'État défendeur demande, pour sa part, à la Cour de se prononcer comme
suit, en ce qui concerne la compétence et la recevabilité :
i. Dire et juger que la Cour de céans n’est pas compétente pour connaître
de la Requête ;
ii. Dire et juger que la Requête ne satisfait pas aux conditions de
recevabilité énoncées à la règle 50(2)(e) du Règlement intérieur de la
Cour“ et la rejeter en conséquence ;
ii. Dire et juger que la Requête ne satisfait pas aux conditions de
recevabilité énoncées à la règle 50(2)(f) du Règlement intérieur de la
Cour* et la rejeter en conséquence ; et
iv. Rejeter la Requête avec dépens, celle-ci étant irrecevable.
14. S'agissant du fond de la Requête, l’État défendeur demande, en outre, à la
Cour de :
ii Dire et juger qu’il n’a pas violé les droits du Requérant protégés par
l’article 2 de la Charte ;
ii. Dire et juger qu’il n’a pas violé les droits du Requérant protégés par
l’article 3(2) et (3) de la Charte ;
iii. Dire et juger qu’il n’a pas violé les droits du Requérant protégés par
l’article 7(c) de la Charte ;
iv. Rejeter la Requête pour défaut de fondement ;
v. Rejeter les demandes formulées par le Requérant ;
vi. Dire et juger que le Requérant n’a droit à aucune réparation ; et
vii. Mettre les frais de procédure à la charge du Requérant.
V. SUR LA COMPÉTENCE
15. La Cour relève que l’article 3 du Protocole dispose :
1. La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de
tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation
et l’application de la Charte, du [...] Protocole, et de tout autre
instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les
États concernés.
3 Règle 50(2)(e) du Règlement intérieur de septembre 2020.
* Règle 50(2)(f), ibid.
2. En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est
compétente, la Cour décide.
16. Aux termes de la règle 49(1) du Règlement, « la Cour procède à un examen
préliminaire de sa compétence … conformément à la Charte, au Protocole
et au [...] Règlement ».
17. Il ressort des dispositions sus-citées que la Cour doit, à titre préliminaire,
procéder à un examen de sa compétence et statuer sur les éventuelles
exceptions d’incompétence.
18. La Cour constate qu’en l’espèce, l’État défendeur soulève une exception
d’incompétence matérielle. La Cour statuera sur ladite exception avant de
se prononcer, si nécessaire, sur les autres aspects de sa compétence.
A. Sur l’exception d’incompétence matérielle
19. L'État défendeur affirme que la Cour n’est pas compétente pour connaître
de la présente Requête dans la mesure où elle soulève des questions de
fait et de droit déjà tranchées de manière définitive par sa Cour d’appel. Il
soutient qu’en l’espèce, il est demandé à la Cour de se prononcer comme
une juridiction d'appel.
20. Invoquant la règle 29 du Règlement? et la décision de la Cour dans l’affaire
Xh Bj Cy c. République du Malawi, l’État défendeur soutient
également que la Cour de céans n’est pas compétente pour annuler la
condamnation du Requérant, ni ordonner sa mise en liberté, dans la mesure
où la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre ont
été confirmées par la Haute Cour de l’État défendeur.
21. L'État défendeur affirme, en outre, que le Requérant demande à la Cour de
siéger en tant que juridiction de première instance et de statuer sur des
questions qui n’ont jamais été soulevées devant les juridictions internes. À
5 Article 26 du Règlement intérieur de 2010.
cet égard, l’État défendeur précise que le Requérant soulève pour la
première fois devant la Cour de céans les allégations relatives au refus de
sa demande de mise en liberté sous caution, à sa condamnation alors qu’il
n’a pas eu la possibilité de défendre sa cause et au défaut d’assistance
judiciaire.
22. Le Requérant soutient que la compétence de la Cour est établie en vertu
de l’article 3(1) du Protocole et de la règle 26(2) du Règlement, qui lui
confèrent le pouvoir de statuer sur sa Requête. Il affirme que l’exception
soulevée par l’État défendeur est tirée d’une erreur d’appréciation ou
d'interprétation de la compétence de la Cour et des principes consacrés par
la Charte. Le Requérant fait valoir que sa Requête porte sur sa
condamnation et la peine à trente (30) ans de réclusion injustement
prononcées à son encontre en raison du caractère illégal de la hiérarchie
judiciaire de l’État défendeur. Il a donc entrepris de saisir la Cour de céans
afin de porter devant elle la question de cette illégalité, par conséquent, la
Cour ne siégerait pas en tant que juridiction d'appel en statuant sur la
présente affaire.
23. Le Requérant fait valoir que la deuxième exception selon laquelle certaines
de ses allégations sont soulevées pour la première fois devant la Cour de
céans a trait à l’exigence de l’épuisement des recours internes et que l’État
défendeur n’a aucune raison de la soulever afin de contester la compétence
de la Cour.
24. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 3(1) du Protocole, elle est
compétente pour examiner toutes les affaires dont elle est saisie, pour
autant qu’elles portent sur des allégations de violation de droits protégés
par la Charte ou par tout autre instrument relatif aux droits de l’homme et
ratifié par l’État concerné.
25. En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle la Cour exercerait une
compétence d'appel si elle venait à examiner les preuves sur le fondement desquelles le Requérant a été condamné, la Cour réaffirme sa position
constante selon laquelle elle n’exerce pas de compétence d'appel
relativement aux griefs déjà examinés par des juridictions nationales.®
26. La Cour rappelle également que, nonobstant ce qui précède, elle conserve
le pouvoir d’apprécier la conformité des procédures aux normes énoncées
dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme ratifiés
par l’État concerné.” Toutefois, ce pouvoir ne fait pas d'elle une juridiction
d'appel, mais relève la responsabilité de la Cour de réaffirmer et d’appliquer
les principes consacrés par les traités internationaux relatifs aux droits de
l’homme sans empiéter sur la compétence des juridictions internes pour
connaître des recours.8
27. S'agissant de l'exception formulée par l’État défendeur selon laquelle
certaines allégations du Requérant sont soulevées pour la première fois, la
Cour partage l’avis du Requérant et estime que celle-ci est relative à la
recevabilité de la Requête, en particulier à l’exigence de l’épuisement des
recours internes. La Cour examinera donc cette question au stade de la
recevabilité.
28. Au regard de ce qui précède, la Cour rejette l’exception et considère qu’elle
a la compétence matérielle en l’espèce.
B. Sur les autres aspects de la compétence
29. La Cour relève que les Parties ne contestent pas les autres aspects de sa
compétence et qu’aucun élément du dossier n'indique qu’elle n’est pas
compétente. Néanmoins, conformément à la règle 49(1) du Règlement, elle
€ Xh Bj Cy c. République du Malawi (compétence) (15 mars 2013) 1 RICA 197, 8 14 ; Bm Xv c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017) 2 RICA 67, 8 26 et Cx By BBg BhA et Cw Cx BXk BsA c. République-Unie de Tanzanie (fond) (23 mars 2018) 2 RICA 297, 8 35.
7 Co Xd c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (7 décembre 2018) 2 RICA 493, 8 33 ; Ch Bd Ch et un autre c. République-Unie de Tanzanie (fond) (7 décembre 2018) 2 RICA 539, 8 29 et Au Xr c. République-Unie de Tanzanie (fond) (20 novembre 2015) 1 RJCA 482, 8 130.
8 Ibid.
doit s'assurer que les exigences relatives à tous les aspects de sa
compétence sont remplies.
30. En ce qui concerne sa compétence personnelle, la Cour relève, comme
indiqué au paragraphe 2 ci-dessus, que l’État défendeur a déposé, le 21
novembre 2019, un instrument de retrait de sa Déclaration. La Cour a
décidé que le retrait de la Déclaration n'avait aucun effet rétroactif. Par
conséquent, ce retrait n’a aucune incidence, ni sur les affaires pendantes
devant la Cour avant le dépôt de l'instrument de retrait de la Déclaration, ni
sur les nouvelles affaires introduites avant sa prise d’effet, un (1) an après
le dépôt de l’instrument y relatif, à savoir le 22 novembre 2020. La présente
Requête introduite le 22 janvier 2016 soit avant le retrait de la Déclaration
de l’État défendeur, n’en est donc pas affectée. La compétence personnelle
de la Cour est donc établie.
31. En ce qui concerne la compétence temporelle, la Cour observe que les
violations alléguées dans la Requête découlent du jugement du Tribunal de
district du 9 mai 2008 et des arrêts de la Haute Cour et de la Cour d'appel
rendus respectivement les 27 septembre 2010 et 12 mars 2013. La Cour
observe que les trois (3) décisions judiciaires nationales ont été rendues
après la ratification, par l’État défendeur, de la Charte et du Protocole. Par
ailleurs, la condamnation du Requérant à une peine de réclusion de trente
(30) ans reste maintenue sur la base d’une procédure qu’il estime
inéquitable.® Il s’en infère que les violations alléguées ont un caractère
continu et que la Cour a la compétence temporelle pour examiner de telles
allégations.!°
32. La Cour estime qu’elle a la compétence territoriale dans la mesure où les
violations alléguées se sont produites sur le territoire de l’État défendeur.
9 Ar Cr Ct et Legal and Cj Xb Centre c. République-Unie de Tanzanie (fond) (14 juin 2013) 1 RICA 34, 8 84 ; Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. République du Xf (fond) (26 mai 2017) 2 RICA 9, 8 65 ; Xv c. Tanzanie (fond et réparations), supra, 8 29 (ii).
10 Bo Xg et autres v. Xa Bp (exceptions préliminaires) (21 juin 2013) 1 RICA 204, 8 68 ; et /gola Cq AG Bx Ci de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 020/2017, Arrêt du 1° décembre 2022, 8 18.
33. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour
connaître de la présente Requête.
VI. SUR LA RECEVABILITÉ
34. Aux termes de l’article 6(2) du Protocole, « la Cour statue sur la recevabilité
des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de
la Charte ».
35. Conformément à la règle 50(1) du Règlement, « [a Cour procède à un
examen de la recevabilité des requêtes introduites devant elle
conformément aux articles 56 de la Charte et 6(2) du Protocole, et au
présent Règlement ».
36. La règle 50(2) du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de
l’article 56 de la Charte, est libellée comme suit :
Les requêtes introduites devant la Cour doivent remplir les conditions
ci-après :
a. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour
de garder l’anonymat ;
b. Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la
Charte ;
c. Ne pas contenir des termes outrageants ou insultants à l’égard de
l’État concerné et ses institutions ou de l’Union africaine ;
d. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées
par les moyens de communication de masse ;
e. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à
moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces
recours se prolonge de façon anormale ;
f. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis
l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la
Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa saisine ;
g. Ne pas concerner des affaires qui ont été réglées par les États
concernés, conformément aux principes de la Charte des Nations
Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine ou des dispositions de
la Charte.
37. L'État défendeur soulève deux exceptions d’irrecevabilité tirées, l’une, du
non-épuisement des recours internes et l’autre, du dépôt de la Requête
dans un délai non-raisonnable. La Cour statuera sur lesdites exceptions
avant de se prononcer, si nécessaire, sur les autres conditions de
recevabilité.
A. Sur l’exception tirée du non-épuisement des recours internes
38. L'État défendeur affirme que le Requérant n’a pas épuisé les recours
internes et qu’en conséquence, sa Requête devrait être déclarée
irrecevable. Il soutient que les allégations de violation de droits de l’homme
ont été soulevées pour la première fois devant la Cour de céans. L'État
défendeur estime qu’un tel procédé est contraire à la règle de l’épuisement
des recours internes.
39. Il affirme que des recours internes étaient disponibles et que le Requérant
aurait pu les exercer avant de saisir la Cour. En ce qui concerne les
allégations du Requérant selon lesquelles il n’aurait pas bénéficié d’une
mise en liberté sous caution et n'aurait pas pu défendre sa cause, l’État
défendeur soutient que le Requérant aurait pu introduire un recours en
inconstitutionnalité auprès de la Haute Cour de Tanzanie en vertu de la loi
sur les droits et devoirs fondamentaux et ainsi faire valoir ses droits. De
même, l’État défendeur soutient, en ce qui concerne l’allégation relative au
défaut d'assistance judiciaire gratuite, que le Requérant aurait pu en faire
la demande conformément à la loi sur l’assistance judiciaire. Il soutient que
le Requérant n’a pas formulé cette demande avant de saisir la Cour et qu’en
conséquence, sa Requête devrait être rejetée pour non-épuisement des
recours internes.
40. Le Requérant réfute l'argument de l’État défendeur et fait valoir que sa
Requête satisfait à l’exigence de l'épuisement des recours internes. Il
soutient qu’il a porté l’affaire devant différentes juridictions de l’État
défendeur, notamment devant la Haute Cour et la Cour d'appel. Le
Requérant affirme que les juridictions internes devraient se conformer aux
lois applicables lors de l'examen des affaires même si les parties ne se
réfèrent pas à elles. Il soutient que le rôle des tribunaux est de s’assurer
que la justice est rendue conformément à la loi applicable et non
uniquement sur le fondement des règles citées par les parties.
41. La Cour note que, conformément à la règle 50(2)(e) du Règlement, toute
requête dont elle est saisie doit satisfaire à l’exigence de l’épuisement des
recours internes, à moins que ceux-ci ne soient indisponibles, inefficaces
ou que la procédure pour les exercer ne se prolonge de façon anormale.!!
La règle de l’épuisement des recours internes vise à donner aux États la
possibilité de traiter les violations des droits de l’homme relevant de leur
juridiction avant qu’un organe international des droits de l’homme ne soit
saisi pour déterminer la responsabilité de l’État à cet égard. Elle renforce le
rôle subsidiaire des organes internationaux de protection des droits de
l’homme. Dans sa jurisprudence constante, la Cour a toujours souligné que
pour que cette condition de recevabilité soit remplie, les recours à épuiser
doivent être des recours judiciaires ordinaires.!?
42. La Cour relève, en l'espèce, que le Requérant formule quatre (4) allégations
de violations de droits de l’homme, à savoir, ses droits à une totale égalité
devant la loi et à une égale protection de la loi, son droit à la liberté
provisoire, son droit à ce que sa cause soit entendue et son droit à
1! Xr c. Tanzanie (fond), supra, 8 64 ; Bm Bb Xc et Xp Az At c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017) 2 RICA 67, 8 56 et Ch et Ch c. Tanzanie (fond), supra, 8 40.
12 Am Ax Ao et 9 autres c. République-Unie de Tanzanie (réparations) (4 juillet 2019) 3 RICA 322, 8 95.
l’assistance judiciaire, protégés respectivement par les articles 2, 3, 6 et 7
de la Charte.
43. La Cour observe, en outre, que l’allégation relative à la privation du droit à
une libération sous caution est soulevée pour la première fois devant elle.
Il ressort du dossier que cette allégation n’avait jamais été soulevée en
première instance et ni constitué un moyen d’appel devant la Haute Cour et
la Cour d'appel.
44. Toutefois, l’article 148(5) de la loi portant code de procédure pénale de l’État
défendeur (CPP) prévoit que : « tout fonctionnaire de police responsable
d’un commissariat de police, ou tout tribunal devant lequel une personne
accusée est attraite ou comparaît, ne peut accorder à cette personne la
liberté sous caution si : « elle est accusée de : (i) meurtre, trahison, vol à
main armée ou viol ».
45. Le crime pour lequel le Requérant a été condamné, à savoir le vol à main
armée, constitue donc une infraction ne pouvant donner lieu à une libération
sous caution dans l’État défendeur. En conséquence, la demande du
Requérant n’aurait, en aucun cas, pu prospérer, même s'il avait soulevé la
question de la privation de son droit à la liberté sous caution devant les
tribunaux internes. En d’autres termes, aucun recours disponible et efficace
ne s’offrait à lui dans le système judiciaire de l’État défendeur en ce qui
concerne cette allégation. En pareilles circonstances, il ne saurait être exigé
du Requérant d’épuiser des recours internes qui n’existaient pas.!*
46. La Cour observe, en outre, que l’allégation de violation des droits à une
totale égalité et à une égale protection de la loi et celle du droit à ce que sa
cause soit entendue sont étroitement liées. Par ailleurs, l’allégation du
Requérant relative à la violation de son droit à l’assistance judiciaire gratuite
découle de son procès et de ses appels devant les juridictions nationales,
et est également liée à celle du droit à ce que la cause du Requérant soit
entendue.
13 Cs c. Xa Bp (fond) (2014) 1 RICA 324, 8 108.
47. À la lumière de sa jurisprudence constante, la Cour considère que ces
violations alléguées se sont produites au cours de la procédure judiciaire
devant les juridictions nationales à l'issue desquelles le Requérant a été
condamné à une peine de trente (30) ans de réclusion. Ces allégations font
partie du « faisceau de droits et de garanties » lié au droit à un procès
équitable, objet des recours du Requérant en appel et qui en constituait le
48. Les autorités judiciaires de l’État défendeur, notamment la Cour d’appel, sa
plus haute juridiction, ont eu la possibilité de traiter les allégations, même si
le Requérant ne les a pas soulevées explicitement. Il ne serait donc pas
raisonnable d’exiger du Requérant qu’il introduise une nouvelle requête
devant les juridictions internes afin de demander réparation de ce grief.‘
49. En ce qui concerne l’allégation de l’État défendeur relative au recours en
inconstitutionnalité, la Cour considère, conformément à sa jurisprudence
constante que ledit recours, tel qu’il s'applique dans le système judiciaire
tanzanien, est un recours extraordinaire que le Requérant n’est pas tenu
d’épuiser avant de la saisir.!°
50. Au regard de ce qui précède, la Cour considère que le Requérant a épuisé
les recours internes conformément à l’article 56(5) de la Charte et à la règle
50(2)(e) du Règlement.
B. Sur l’exception tirée du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable
51. L'État défendeur affirme que la Requête n’a pas été déposée dans un délai
raisonnable après l’épuisement des recours internes. À cet égard, l’État
défendeur affirme qu’il a déposé la Déclaration, le 9 mars 2010 et que la
Cour d’appel a rendu son arrêt le 7 mars 2013. Toutefois, le Requérant a
14 Xr c. Tanzanie (fond), supra, 8 60 et Xc et At AG Ap (arrêt), supra, 8 68.
1 Ibid, 88 60 à 65.
16 Bf Xo c. République-Unie de Tanzanie (fond) (3 juin 2016) 1 RICA 624, 8 72 et Xc et At AG Ap (fond), supra, 8 56.
saisi la Cour le 25 juillet 2016, soit trois (3) ans plus tard, délai qui, selon
l’État défendeur, n’est pas raisonnable.
52. L’État défendeur relève, en outre, que ni le Règlement ni la Charte ne
déterminent le caractère raisonnable du délai de saisine de la Cour.
Toutefois, il soutient qu’un délai de six (6) mois est la période établie par la
jurisprudence internationale en matière de droits de l’homme comme étant
raisonnable. À l’appui de cette affirmation, l’État défendeur invoque la
décision de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples
dans l’affaire Xn c. Zimbabwe.
53. Rappelant que les conditions de recevabilité énoncées à la règle 50(2) du
Règlement sont cumulatives, l’État défendeur demande à la Cour de
déclarer la Requête irrecevable.
54. Le Requérant soutient, quant à lui, que sa Requête a été soumise dans un
délai raisonnable et conclut au rejet de l’exception soulevée par l’État
défendeur à cet égard. Il affiime que bien que l’État défendeur ait déposé
sa Déclaration le 9 mars 2010, il n’a eu connaissance de l'existence de la
Cour qu’entre la fin de l’année 2015 et le début de l’année 2016. Le
Requérant estime donc que cette méconnaissance de l’existence de la Cour
est imputable à l’État défendeur qui, selon lui, l’a privé de toute information
sur la Cour.
55. Il affirme, en outre, que la période de six (6) mois indiquée par l’État
défendeur comme délai de référence dans la jurisprudence internationale
en matière de droits de l’homme sur cette question, ne devrait pas
automatiquement s’appliquer à sa situation. Il soutient qu’étant incarcéré
sans avoir bénéficié d’une assistance judiciaire, la Cour devrait tenir compte
de sa situation, dans son appréciation du caractère raisonnable du délai de
saisine, afin de lui garantir une décision juste et équitable.
56. La Cour note que ni l’article 56(6) du Protocole, ni la règle 50(2)(f) du … Règlement ne fixent le délai raisonnable dans lequel les Requêtes doivent être introduites. À cet égard, la Cour a constamment considéré que : «
le caractère raisonnable du délai de sa saisine dépend des circonstances
particulières de chaque affaire et qu’elle doit le déterminer au cas par
57. La Cour a notamment tenu compte de circonstances telles que le fait d’être
incarcéré, profane en droit et de ne pas bénéficier d’une assistance
judiciaire,"® d’être indigent, analphabète, de ne pas avoir connaissance de
l'existence de la Cour,!° ainsi que l'exercice de recours extraordinaires.”
La Cour a, toutefois, souligné que ces circonstances doivent être prouvées.
58. La Cour observe, en l’espèce, qu'entre la date de l’arrêt de la Cour d'appel
sur le recours du Requérant, le 12 mars 2013, et celle du dépôt de la
Requête, le 25 juillet 2016, une période de trois (3) ans, quatre (4) mois et
treize (13) jours s’est écoulée.
59. La question que la Cour doit trancher est celle de savoir si ce délai peut être
considéré comme étant raisonnable, au sens de l’article 56(6) de la Charte,
lu conjointement avec la règle 50(2)(f) du Règlement.
60. Le Requérant soutient que le retard du dépôt de sa Requête est dû à son
incarcération et à son ignorance de l’existence de la Cour. || affirme n’avoir
connu de l’existence de la Cour que vers la fin de l’année 2015. La Cour
note que l’État défendeur ne conteste pas l’argument du Requérant à cet
égard.
17 Bo Xg et autres c. Xa Bp (fond) (2014) 1 RICA 226, 8 92. Voir également Xr c. Tanzanie (fond), supra, 8 73.
18 Xr c. Tanzanie, ibid., 8 73 ; Cl Ce c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017) 2 RICA 105, 8 54 ; Amir Aq c. République-Unie de Tanzanie (fond) (11 mai 2018) 2 RICA 356, 8 83.
19 Aq c. Tanzanie, ibid., 8 50 ; Ce c. Tanzanie (fond), ibid., 8 54.
2 Xd c. Tanzanie (fond et réparations), supra, 8 56 ; Ch et Ch c. Tanzanie (fond), supra, 8 49 ; Xe Ba As c. République du Ghana (fond et réparations) (28 juin 2019) 3 RICA 245, 88 83 à 86.
61. La Cour observe également que le Requérant assure lui-même sa défense
devant elle et que, du fait de son incarcération, il est isolé, coupé de tout
flux d’information possible et est restreint dans ses mouvements.
62. Au regard de ce qui précède, la Cour estime que le délai de trois (3) ans,
quatre (4) mois et treize (13) jours dans lequel le Requérant l’a saisie est
raisonnable et que, par conséquent, sa Requête a été déposée dans un
délai raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte et de la règle
50(2)(f) du Règlement.
C. Sur les autres conditions de recevabilité
63. La Cour note que les conditions énoncées à la règle 50(2)(a), (b), (c), (d) et
(g) du Règlement ne sont pas contestées par l’État défendeur. Néanmoins,
elle doit s'assurer que ces exigences ont été satisfaites.
64. La Cour note que le Requérant a clairement indiqué son identité,
conformément à la règle 50(2)(a) du Règlement.
65. La Cour relève également que les demandes formulées par le Requérant
visent à protéger ses droits garantis par la Charte. En outre, l’un des
objectifs de l’Acte constitutif de l’Union africaine, tel qu’énoncé en son article
3(h), est la promotion et la protection des droits de l'homme et des peuples.
En conséquence, la Cour considère que la Requête est compatible avec
l’Acte constitutif de l’UA et la Charte et satisfait donc à l’exigence de la règle
50(2)(b) du Règlement.
66. La Cour relève, en outre, que les termes dans lesquels est rédigée la
Requête ne sont ni outrageants, ni insultants à l’égard de l’État défendeur,
ce qui la rend conforme à la règle 50(2)(c) du Règlement.
67. S’agissant de la condition énoncée à la règle 50(2)(d) du règlement, la Cour
souligne que la Requête n’est pas fondée exclusivement sur des nouvelles
diffusées par les moyens de communication de masse, mais sur des décisions des juridictions nationales de l’État défendeur. La Cour considère
donc que la Requête est conforme au texte susvisé.
68. La Cour note, enfin, en ce qui concerne les conditions de recevabilité
énoncées à l’article 56(7) de la Charte, que la Requête ne concerne pas
une affaire déjà réglée par les Parties conformément aux principes de la
Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine, des
dispositions de la Charte ou de tout instrument juridique de l’Union africaine.
La Cour estime donc que la Requête est conforme à la règle 50(2)(g) du
Règlement.
69. Au regard de ce qui précède, la Cour considère que toutes les conditions
de recevabilité sont satisfaites et que la Requête est recevable.
VII. SUR LE FOND
70. Le Requérant allègue la violation, par l’État défendeur, de son droit à ce que
sa cause soit entendue, son droit à l’assistance judiciaire, son droit à la
liberté, ses droit à une totale égalité devant la loi et à une égale protection
de la loi, protégés, par les articles 2, 3, 6 et 7 de la Charte.
71. La Cour précise que les allégations de violation du droit du Requérant à ce
que sa cause soit entendue et de son droit à une assistance judiciaire,
relèvent du droit à un procès équitable inscrit à l’article 7 de la Charte. Par
ailleurs, les allégations de violation des articles 2 et 3 formulées par le
Requérant portent sur son allégation selon laquelle il a fait l’objet d’un
traitement inéquitable en violation de son droit à une totale égalité et à une
égale protection de la loi. En outre, l’allégation formulée par le Requérant
concernant la privation de son droit à la liberté sous caution relève de
l’article 6 de la Charte, qui garantit le droit à la liberté. La Cour examinera
successivement ces allégations.
A. Violation alléguée du droit à un procès équitable
i. Violation alléguée du droit à ce que sa cause soit entendue
72. Le Requérant allègue la violation de son droit à ce que sa cause soit
entendue au cours de la procédure qui a abouti à sa condamnation et, par
la suite, dans le cadre de ses recours. Il affirme avoir été inculpé sur la base
de preuves insuffisantes obtenues à partir des dépositions des témoins à
charge (PW | et PW 6) et de la pièce à conviction (P 2) produite par le
ministère public.
73. Le Requérant affirme que les juridictions nationales se sont contentées
d’examiner le comportement de ces témoins pour vérifier leur crédibilité. Il
conteste également le fait que les juridictions d'appel se soient appuyées
sur la pièce P 2 pour confirmer sa condamnation, invoquant à tort le principe
de la possession récente. Selon le Requérant, cette manière de procéder a
violé son droit à ce que sa cause soit entendue, protégé par l’article 7 de la
Charte.
74. L'État défendeur conclut au débouté en soutenant que le Requérant doit
rapporter la preuve de ses allégations. Il fait valoir que les procès du
Requérant en première instance et en appel se sont déroulés
conformément aux lois nationales et aux instruments internationaux de
protection des droits de l’homme.
75. À cet égard, il affirme que le Requérant a été arrêté et inculpé, puis a
comparu à l’audience préliminaire ainsi qu’au procès, phases au cours
desquelles il a eu la possibilité de défendre sa cause, de citer des témoins,
de contre-interroger les témoins à charge, de consulter et contester la
validité des pièces à conviction. L'État défendeur affirme que le Requérant
a, par la suite, eu la possibilité d’exercer son droit de recours devant la
Haute Cour et la Cour d'appel. Il considère, donc, que le droit du Requérant à ce que sa cause soit entendue lui a été garanti tout au long du procès et
de la procédure en appel.
76. La Cour relève que l’article 7(1) du Protocole dispose :
1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit
comprend :
a. le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de
tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont
reconnus et garantis par les conventions, les lois,
règlements et coutumes en vigueur ;
b. le droit à la présomption d’innocence, jusqu’à ce que sa
culpabilité soit établie par une juridiction compétente ;
c. le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par
un défenseur de son choix ;
d. le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une
juridiction impartiale.
77. La Cour souligne que le droit à ce que sa cause soit entendue confère aux
individus plusieurs droits, notamment celui de saisir un tribunal compétent,
de s'exprimer sur les questions et les procédures ayant une incidence sur
ses droits, et du droit de faire appel devant les instances ou juridictions
supérieures lorsque l’on se sent lésé par les décisions des instances ou
juridictions inférieures.?* Le droit à ce que sa cause soit entendue est
consacré à l’article 7 de la Charte qui implique également qu’un requérant
prenne part à toutes les audiences et présente ses moyens de défense,
dans le respect du principe du contradictoire.??
78. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle «un procès
équitable requiert que la condamnation d’une personne à une sanction
?L Ch et Ch c. Tanzanie (fond), supra, 8 69 ; Bv c. Tanzanie (arrêt) (2020) 4 RICA 466, 8 96 ; Av Bl Bf Bl Av Xq c. République tunisienne, Requête n° 017/2021, Arrêt du 28 septembre 2022 (fond et réparations), 8 96.
22 Ae Cv c. République-Unie de Tanzanie (fond) (21 septembre 2018) 2 RICA 461, 8 81.
pénale, et particulièrement à une lourde peine de prison, soit fondée sur
des preuves solides ».?° La nature ou la forme des preuves exigées pour
parvenir à une condamnation pénale peut varier en fonction des différentes
traditions juridiques, mais elles doivent toujours peser suffisamment pour
établir la culpabilité de l’accusé.
79. La Cour rappelle, en outre, « qu’elle n’est pas une juridiction d’appel et,
qu’en principe, il est du ressort des juridictions nationales de décider de la
valeur probante d’un élément donné ».?* En conséquence, elle « ne peut
pas s'approprier ce rôle, dévolu aux juridictions nationales, d’examiner les
détails et les caractéristiques des preuves utilisées au cours de la procédure
interne afin d'établir la responsabilité pénale des individus ».°* L'intervention
de la Cour n’est requise qu’en cas d’erreur manifeste dans l’appréciation
des preuves, par les juridictions nationales, pouvant être constitutive d’un
déni de justice.
80. Il ressort du dossier que le ministère public a cité cinq (5) témoins. Toutefois,
le Tribunal de district a décidé de fonder sa décision uniquement sur les
dépositions de trois (3) témoins à charges (PW 1, PW 2 et PW 5), écartant
ainsi les témoignages de PW 3 et PW 4 en raison des doutes sur leur
crédibilité.
81. En ce qui concerne plus particulièrement le Requérant, la juridiction de
jugement a invoqué le principe de possession récente au motif qu’il aurait
été trouvé en possession des objets volés deux heures seulement après
les faits. Il importe de relever que devant le tribunal d’instance, le Requérant
n’a fourni aucune explication quant aux circonstances dans lesquelles il est
entré en possession des objets en question.
82. La Haute Cour a adopté une motivation différente de celle du Tribunal de
district quant à l’exactitude des témoignages fournis par PW 1, PW 2 et PW
23 Xo c. Tanzanie (réparations) supra, 8 174.
24 Ibid.
5 qu’il a jugés insatisfaisants. En ce qui concerne spécifiquement PW 2, la
Haute Cour a expurgé du dossier ses aveux qui lui avaient été extorqués et
donc obtenus illégalement. La Haute Cour s’est, toutefois, fondée sur le
principe de la possession récente pour confirmer la condamnation du
Requérant.
83. La Cour d’appel a également examinés les comptes rendus des différentes
audiences devant les juridictions internes. Elle a considéré que les
témoignages de PW 3 et PW 4, qui avaient été expurgés par les juridictions
inférieures, pouvaient être « reversés au dossier ».?° La Cour d'appel a
estimé qu’il s'agissait d’une simple question de procédure, les témoignages
ayant été recueillis sans que les règles applicables en matière de déposition
sous serment n’aient été observées.
84. La Cour d’appel a, toutefois, estimé que les témoignages de PW 3 et PW 4
ainsi que celui de PW 1 concernant l'identité du prévenu étaient incohérents
et que leur identification visuelle du Requérant n’était « rien d'autre qu’une
identification au banc des accusés ».?” La Cour d’appel a donc rejeté leur
identification visuelle comme étant une preuve insatisfaisante. Toutefois,
elle a confirmé la condamnation du Requérant, en fondant sa décision sur
le principe de la possession récente. La Cour d’appel a souligné que les
objets volés correspondaient à la description fournie par la victime (PW 1),
or, le Requérant n’a invoqué aucun argument lorsque les objets ont été
produits comme pièces à conviction.
85. La Cour observe qu’en dépit de quelques différences dans leur
raisonnement, en particulier sur les dépositions des témoins à charge, les
trois juridictions nationales ont rendu la même décision sur la culpabilité du
Requérant.
86. La Cour considère, en substance que l’évaluation des preuves sur le
fondement desquelles le Requérant a été condamné ne révèle aucune
26 Arrêt de la Cour d'appel, p. 6.
erreur manifeste et n’est donc pas constitutive d’un déni de justice à son
égard. Reconnaissant la marge d'appréciation dont jouissent les juridictions
nationales quant à l’examen des preuves et au regard des circonstances de
l'espèce, la Cour estime qu’il est judicieux de déférer à leurs conclusions.”
87. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’État défendeur n’a
pas violé le droit du Requérant à ce que sa cause soit entendue, protégé
par l’article 7(1) de la Charte.
ii. Violation alléguée du droit à l’assistance judiciaire
88. Le Requérant allègue que l’État défendeur a violé son droit à l’assistance
judiciaire, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte. Il affirme que, bien qu’il
ait été accusé d’un délit grave, il n’a pas bénéficié d’une assistance
judiciaire gratuite durant ses procès en instance et en appel.
89. L'État défendeur admet que le Requérant n’a pas bénéficié de l’assistance
d’un avocat lors des procédures engagées à son encontre. Néanmoins,
soutient-il, le Requérant a, constamment pu se défendre en personne, selon
son choix bien qu’il ait eu la possibilité de demander à bénéficier d’une
assistance judiciaire en vertu de l’article 3 de sa loi sur l’assistance judiciaire
en matière de procédure pénale.
90. À cet égard, l’État défendeur affirme que devant ses juridictions, le droit à
une représentation juridique gratuite est garanti d’office dans les affaires
d’homicide. Toutefois, ajoute l’État défendeur, pour toutes les autres
infractions, cette assistance est assujettie à une demande de la personne
poursuivie qui doit, d’ailleurs, prouver qu’elle est indigente et incapable de
rémunérer les services d’un avocat. L'État défendeur demande donc à la
Cour d'appliquer le principe de la marge d’appréciation, en tenant compte
de ses capacités financières limitées et de rejeter l’allégation formulée par
du Requérant.
c. Tanzanie (fond), supra, 8 63.
91. Aux termes de l’article 7(1)(c) de la Charte, le droit à ce que sa cause soit
entendue comprend « le droit à la défense, y compris celui de se faire
assister par un défenseur de son choix ».
92. La Cour a constamment interprété l’article 7(1)(c) de la Charte à la lumière
de l’article 14(3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
(PIDCP),?° et considéré que le droit à la défense comprend le droit de
bénéficier d’une assistance judiciaire gratuite.*°
93. La Cour observe qu’en l’espèce, le Requérant n’était pas représenté par un
avocat lors des procédures devant les juridictions internes. Bien
qu’encourant une peine minimale de trente (30) ans de réclusion pour vol à
main armée, ce qui constitue une lourde peine, il n’a pas eu le bénéfice
d’une assistance judiciaire et a dû assurer lui-même sa défense à toutes les
étapes de la procédure. La Cour relève que l’État défendeur admet que le
Requérant n’a pas été représenté par un avocat, mais qu’il insiste sur le fait
que le Requérant aurait dû en faire la demande s’il en éprouvait le besoin.
La Cour observe, en outre, que l’État défendeur ne conteste pas l’indigence
du Requérant.
94. La Cour a constamment considéré que lorsqu’une personne est poursuivie
pour une infraction passible d’une lourde peine et qu’elle est indigente,
l'assistance judiciaire gratuite doit lui être fournie d’office.3!
95. De plus, il est de jurisprudence constante que l’obligation de fournir une
assistance judiciaire gratuite aux personnes indigentes poursuivies pour
des infractions passibles d’une peine lourde s'applique à toutes les étapes
2 L'État défendeur est devenu partie au PIDCP le 11 juin 1976.
3 Xr c. Tanzanie (fond), supra, 8 114 ; Cf AG Ap (fond), supra, 8 72 ; Xc et At AG Ap (fond), supra, 8 104.
31 Xr c. Tanzanie (fond), 8 123 ; Cf AG Ap, ibid, 8 78 ; Xc Bb Xc et At AG Ap, ibid., 88 104 et 106.
de la procédure. Les États devraient accorder d'office l’assistance
judiciaire tant que l'intérêt de la justice l’exige.
96. En l'espèce, la Cour estime que, compte tenu de la situation du Requérant,
l'intérêt de la justice commandait le bénéfice d’une assistance judiciaire à
toutes les étapes de la procédure. Dans la mesure où le Requérant était
mis en accusation pour une infraction passible d’un minimum de trente (30)
ans de réclusion, les autorités judiciaires auraient dû lui assigner un avocat.
Compte tenu des enjeux, à savoir les droits du Requérant, une telle
obligation ne saurait être tributaire de la capacité de l’État défendeur en
termes de ressources ni même à une demande expresse de la part du
Requérant.
97. Au regard de ce qui précède, la Cour rejette l’argument de l’État défendeur
selon lequel l’assistance judiciaire gratuite est assujettie à une demande
préalable du Requérant et que sa mise à disposition est fonction des
ressources disponibles.
98. La Cour considère donc que l’État défendeur a violé l’article 7(1)(c) de la
Charte lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP.
B. Violation alléguée du droit à une totale égalité devant la loi et à une égale
protection de la loi
99. Le Requérant réitère que, lors de l'examen de son affaire, les tribunaux
nationaux n’ont pas pris en compte tous les faits pertinents et l’ont
condamné sur le motif de l’aléa de la doctrine de la possession récente et
de preuves insuffisantes. Le Requérant soutient que, par un tel examen,
ses droits à une totale égalité devant la loi et à une égale protection de la
loi, protégés par les articles 2 et 3 de la Charte, ont été violés.
32 Xr c. Tanzanie (fond), $ 124; Am Ax Ao et 9 autres c. République-Unie de Tanzanie (fond) (18 mars 2016) 1 RICA 526, 8 183.
100. L'État défendeur n’a pas conclu sur cette allégation formulée par le
Requérant, mais soutient, que la Requête devrait être rejetée pour défaut
de fondement.
101. La Cour relève que l’article 2 de la Charte qui protège le droit à la non-
discrimination dispose :
Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus
et garantis dans la présente Charte, sans distinction aucune,
notamment de race, d’ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, de naissance ou
de toute autre situation.
102. Aux termes de l’article 3 de la Charte qui protège les droits à l’égalité et à
l’égale protection de la loi :
1. Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi.
2. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi.
103. La Cour rappelle que le droit à la non-discrimination, protégé par l’article 2
de la Charte, est fondamentalement lié aux droits à une totale égalité devant
la loi et à une égale protection de la loi, protégés par l’article 3 de la
104. Cependant, la portée du droit à la non-discrimination va au-delà des deux
autres droits dans la mesure où il comporte également un aspect
supplémentaire qui permet aux individus de jouir des droits protégés par la
Charte, sans être soumis à une discrimination fondée sur des critères tels
que la race, la couleur, le sexe, la religion, l’idéologie politique, l’origine
nationale, sociale, de fortune, de naissance ou toute autre situation.**
33 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. Xf, supra, 8 138.
34 Ibid.
105. La Cour a constamment considéré que le droit à l’égale protection de la loi
exige que « la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les
personnes une protection égale et efficace contre la discrimination,
notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion
politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune,
de naissance ou de toute autre situation ».°® Dans une affaire similaire
contre l’État défendeur, la Cour a relevé que ce droit est reconnu et inscrit
dans sa Constitution. Les dispositions pertinentes (articles 12 et 13 de la
Constitution) consacrent ce droit sous une forme et un contenu similaires à
ceux de la Charte, notamment en interdisant la discrimination.
106. Il est de jurisprudence constante que le droit à une totale égalité devant la
loi implique également que « tous sont égaux devant les tribunaux et les
cours de justice ».36
107. En l’espèce, comme indiqué aux paragraphes 80 à 84, les juridictions
nationales ont examiné tous les moyens de preuve et arguments produits
dans le cadre du recours du Requérant, et ont conclu qu’ils n'étaient pas
fondés. En ce qui concerne le Requérant, ils ont spécifiquement souligné
que la possession des objets volés, qu’il n’a pas été en mesure de justifier,
constituait une preuve irréfutable et démontrait sa culpabilité au-delà de tout
doute raisonnable. C’est sur ce motif qu’il a été reconnu coupable et
condamné à une peine de trente (30) ans de réclusion.
108. À cet égard, la Cour relève qu’il ne résulte du dossier aucun élément
démontrant que le Requérant a été traité de manière inéquitable ou a subi
un traitement discriminatoire durant les procédures internes.
109. La Cour rejette donc l’allégation de violation par l’État défendeur, des
articles 2 et 3(1) et (2) de la Charte.
35 Article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) (1966), voir également Cf AG Ap (fond), supra, 8 84. L'État défendeur est devenu parti au PIDCP le 11 juin 1976.
36 Cf AG Ap, ibid.
C. Violation alléguée du droit à la libération sous caution
110. Le Requérant affirme que l’État défendeur a violé son droit à la liberté en
le maintenant en détention du 12 mars 2007, date de son arrestation, au 9
mai 2008, date de sa condamnation, sans aucune possibilité de libération
sous caution.
111. Pour sa part, l’État défendeur réitère son affirmation selon laquelle le
Requérant n’a jamais demandé à être libéré sous caution au cours de la
procédure interne et qu’il soulève cette question, pour la première fois,
devant la Cour de céans.
112. La Cour observe que la Charte ne protège pas explicitement le droit à la
libération sous caution dans aucune de ses dispositions. Toutefois, le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) prévoit, en son
article 9(3), que :
Tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale sera traduit
dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la
loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai
raisonnable ou libéré. La détention de personnes qui attendent de passer en
jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être
subordonnée à des garanties assurant la comparution de l'intéressé à
l’audience, à tous les autres actes de la procédure et, le cas échéant, pour
113. Il ressort de ce texte que la détention de personnes accusées de crimes
devrait être une mesure exceptionnelle. Les personnes en attente de
jugement devraient être libérées sous caution, à moins que des
circonstances spécifiques requièrent leur détention, telles que la nécessité
de préserver l’intégrité de la procédure ou la sécurité des personnes et de
prévenir tout risque de soustraction à l’action de la justice.
37 Article 9(3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966).
114. La Cour souligne que la décision d'accorder ou non la libération sous
caution à un accusé exige un examen de sa situation personnelle, en tenant
compte de faits spécifiques de chaque cas et des circonstances
particulières du Requérant. En pareille occurrence, bien que les
accusations portées à l'encontre d’un accusé soient pertinentes, celles-ci
ne devraient pas constituer le seul facteur déterminant la libération sous
caution. En substance, la jouissance ou la privation du droit à la libération
sous caution d’un accusé ne devrait pas être une issue prédéterminée par
la loi sur le seul fondement de la nature du crime commis.
115. Dans sa jurisprudence, la Cour a reconnu que le droit à la libération sous
caution est lié à d’autres droits, notamment le droit à la liberté, le droit à
l'égalité et à la non-discrimination, le droit à ce que sa cause soit entendue,
le droit à la présomption d’innocence et le droit à disposer du temps et des
facilités nécessaires pour préparer sa défense.* La violation du droit à la
libération sous caution n’est donc pas isolée, puisqu’elle peut entraîner la
violation d’autres droits fondamentaux.
116. En ce qui concerne l’article 148(5) du CPP, la Cour a spécifiquement
indiqué que, même s’il peut exister des circonstances justifiant le refus de
la libération sous caution, il n’en demeure pas moins que le fait que le CPP
exclut la compétence des tribunaux internes et le pouvoir d'appréciation des
juges en ce qui concerne l’opportunité de la libération sous caution pour des
catégories spécifiques d’infractions est contraire à plusieurs dispositions de
la Charte, qui visent à garantir la liberté des accusés et à leur garantir un
procès équitable ainsi que l'égalité devant la loi.*°
117. En l'espèce, la Cour note l’argument de l’État défendeur selon lequel le
Requérant n’a pas invoqué la violation de son droit à la libération sous
caution ; ce que le Requérant n’a d’ailleurs pas contesté. Néanmoins, la
Cour souligne que l’article 148(5) du CPP désigne explicitement le vol à
3 Cg Y Cj Xb Centre et Ap Cj Xb Xs Ab c. République-Unie
de Tanzanie, RICA, Requête n° 039/2020, Arrêt du 13 juin 2023 (fond et réparations).
® Ibid, 88 151 à 153.
main armée, infraction dont le Requérant a été reconnu coupable, comme
une infraction ne pouvant donner lieu à une libération sous caution. En
conséquence, même si le Requérant avait soulevé la question dans le cadre
de la procédure interne, les tribunaux de l’État défendeur n’auraient pas, en
vertu de la loi, accordés la libération sous caution dans une affaire
concernant un vol à main armée. L'État défendeur n’a pas justifié une telle
exclusion qui se veut aussi catégorique, créant ainsi une situation où la
détention devient la norme plutôt que l’exception.
118. Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’en refusant au Requérant la
possibilité d’obtenir une libération sous caution, l’État défendeur a violé le
droit du Requérant à la liberté, protégé par l’article 6 de la Charte, lu
conjointement avec l’article 9(3) du PIDCP.
VIII. SUR LES RÉPARATIONS
119. Le Requérant demande à la Cour de lui accorder des réparations en raison
des violations subies, d’annuler sa condamnation et d’ordonner sa remise
en liberté.
120. L'État défendeur demande à la Cour de rejeter la demande de réparations
en soutenant que le Requérant a été déclaré coupable et condamné,
conformément à la loi. L'État défendeur affirme que pour que la Cour puisse
ordonner des réparations, elle doit, au préalable, constater une violation des
droits de l'homme. De plus, il faut que la violation ait causé un préjudice. En
l'espèce, l’État défendeur fait valoir qu’outre le fait que le Requérant sollicite
une mesure d’acquittement et une indemnisation, il n’a pas apporté la
preuve d’un quelconque préjudice consécutif à cette violation. L'État
défendeur en conclut que la Cour ne devrait pas accorder les réparations
demandées par le Requérant.
121. L'article 27(1) du Protocole dispose :
Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou
des peuples la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin
de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste
compensation ou l’octroi d’une réparation.
122. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « pour que des
réparations soient accordées, la responsabilité internationale de l’État
défendeur doit être établie au regard du fait illicite. Deuxièmement, le lien
de causalité doit être établi entre l’acte illicite et le préjudice allégué. Par
ailleurs, lorsqu'elle est accordée, la réparation doit couvrir l’intégralité du
préjudice subi. *°
123. La Cour rappelle qu’il incombe au Requérant d’apporter des éléments de
preuve pour justifier ses demandes, notamment en matière de préjudice
matériel.** En ce qui concerne le préjudice moral, la Cour rappelle que la
preuve n’est pas exigée“? étant donné que le préjudice est présumé dès
lors que des violations sont constatées.**
124. La Cour rappelle également que les mesures qu’un État peut prendre en
vue de réparer une violation des droits de l'homme peuvent inclure la
restitution, l'indemnisation, la réadaptation de la victime et des mesures
propres à garantir la non-répétition des violations, compte étant tenu des
circonstances de chaque affaire.“*
#0 Bk Cu et autres c. République-unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 novembre 2019) 3 RICA 562, 8 136 ; Xd c. Tanzanie (fond et réparations), supra, 8 55 ; Af Aa Be République- unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 mars 2019) 3 RICA 13, 8 119 ; Bo Xg et autres c. Xa Bp (réparations) (5 juin 2015) 1 RJCA 265, 8 55 et Ai c. Tanzanie (fond et réparations), 8 97.
#1 Bm Cn et autres c. République du Rwanda (fond et réparations) (28 novembre 2019) 3 RJCA 680, 8 139 ; Voir également Xl Cl Ak Xu c. République-Unie de Tanzanie (réparations) (13 June 2014) 1 RICA 74, 8 40 ; An Xi Cs c. Xa Bp (réparations) (3 juin 2016) 1 RICA 358, 8 15(d) et Ai AG Ap Bfond et réparations), supra, 8 97.
# Xg et autres c. Xa Bp (réparations), supra, 8 55. Voir également Ai c. Tanzanie (fond et réparations), ibid., 8 97.
#3 Ibid.
#4 Xj Bw Xm c. République du Rwanda (réparations) (7 décembre 2018) 2 RICA 209, 8 20. Voir également Ai c. Tanzanie, ibid, 8 96.
125. En l'espèce, la Cour a considéré que l’État défendeur a violé le droit du
Requérant à la liberté provisoire, protégé par l’article 6 de la Charte et celui
d’être représenté par un avocat, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte, lu
conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP, en lui refusant une
assistance judiciaire gratuite à toutes les étapes de la procédure nationale.
A. Réparations pécuniaires
126. La Cour rappelle que lorsqu'un Requérant demande la réparation d’un
préjudice matériel, il doit en préciser la nature et qu’un lien de causalité doit
également exister entre la violation constatée et le préjudice subi.“
127. En l’espèce, le Requérant s’est contenté de solliciter des réparations
pécuniaires, sans en préciser la nature. Il n’a pas, non plus, indiqué la
nature du préjudice matériel qu’il allègue avoir subi, ni prouvé le lien de
causalité avec la violation de son droit à l’assistance judiciaire, protégé par
l’article 7(1)(c) de la Charte.
128. Au regard de ce qui précède, la Cour rejette la demande de réparation
formulée au titre du préjudice matériel.
ii. Préjudice moral
129. Le Requérant ne sollicite pas expressément des réparations au titre du
préjudice moral. | demande uniquement à la Cour de lui accorder des
réparations.
130. L’État défendeur soutient que la condamnation du Requérant est la
conséquence directe de ses propres actes, affirmant ainsi qu’il ne devrait
prétendre à aucune forme de réparation.
(réparations), 8 20.
131. Conformément à sa jurisprudence constante selon laquelle le préjudice
moral est présumé en cas de violation des droits de l’homme, la Cour
souligne que l’évaluation du montant de la réparation y relative devrait se
faire sur la base de l’équité, en tenant compte des circonstances
particulières de chaque affaire.*é
132. La Cour rappelle qu’elle a jugé que l’État défendeur a violé le droit du
Requérant à une assistance judiciaire gratuite, en ne lui ayant pas garanti
les services d’un conseil durant les procédures devant les juridictions
internes et son droit à la liberté en le privant de la possibilité d’une libération
sous caution dans l'attente de son procès.“
133. La Cour relève que la violation du droit à l’assistance judiciaire gratuite a
causé un préjudice moral au Requérant. En pareilles circonstances, dans
l’exercice de son pouvoir d'appréciation, la Cour alloue donc au Requérant
la somme de trois cent mille (300 000) shillings tanzaniens à titre de juste
compensation pour le préjudice moral qu’il a subi du fait des violations
constatées.
B. Réparations non pécuniaires
i. Remise en liberté
134. Le Requérant demande à la Cour d'annuler sa condamnation et d’ordonner
sa remise en liberté.
135. L'État défendeur soutient, pour sa part, que la demande de mise en liberté
formulée par le Requérant doit être rejetée, dans la mesure où il purge,
6 Xg et autres c. Xa Bp (réparations), supra, 8 55 ; Xm c. Rwanda (réparations), supra, 8 59 ; Cl Ce c. République-Unie de Tanzanie (réparations) (25 septembre 2020) 4 RICA 550, 8 23.
#7 Voir Cv c. Tanzanie (fond), supra, 8 107 et Cm c. Tanzanie (fond), supra, 8 85.
conformément aux lois nationales, une peine pour les actes qu’il a commis.
Il réaffirme également que la Cour n’est pas compétence pour ordonner une
mesure de mise en liberté.
136. En ce qui concerne la demande d'annulation de la condamnation du
Requérant, la Cour rappelle qu’elle n’est pas une juridiction d’appel et donc
ne peut, en principe, annuler la décision de condamnation rendue par les
juridictions nationales.
137. La Cour rappelle, s'agissant de la demande de remise en liberté, qu’elle ne
peut ordonner une telle mesure que s’il existe des circonstances
impérieuses. La Cour souligne que les violations constatées du droit à
l’assistance judiciaire et du droit à la liberté n’affectent nullement la
déclaration de la culpabilité du Requérant. Sans en minimiser la gravité, la
Cour estime que la violation en l’espèce ne révèle aucune circonstance de
nature à faire du maintien en détention du Requérant un déni de justice ou
une décision arbitraire. Le Requérant n’a pas non plus démontré l’existence
d’autres circonstances exceptionnelles et impérieuses pouvant justifier sa
remise en liberté.“ La demande n’étant donc pas justifiée, la Cour la rejette
ii. Garanties de non-répétition
138. Le Requérant ne sollicite pas de mesures spécifiques relativement aux
garanties de non-répétition.
139. La Cour note, cependant, que les violations établies dans la présente
Requête, notamment celle du droit du Requérant à la liberté sous caution,
découlent des lois de l’État défendeur, en particulier de l’article 148(5) du
* Ag c. Rwanda (fond et réparations), supra, 8 97 ; Ai c. Tanzanie (fond et réparations), supra, 8 112 et Cm c. Tanzanie (fond), ibid., 8 82.
#9 Cb Ac Al c. République-Unie de Tanzanie, CATDHP, Requête n° 013/2016, Arrêt du 24 mars 2022 (fond et réparations), 8 88.
CPP. La Cour rappelle que cette loi viole l’article 6 de la Charte car elle
prive le juge le pouvoir d’appréciation en ce qui concerne la liberté sous
caution des personnes poursuivies pour certains crimes, y compris le vol à
main armée. Tant que cette loi reste en vigueur, les personnes se trouvant
dans une situation similaire à celle du Requérant encourent le risque de se
voir refuser la liberté sous caution si elles sont accusées de vol à main
armée ou d’autres infractions énumérées à l’article 148(5) du CPP.
140. Afin de garantir la non-répétition des violations établies, la Cour ordonne à
l’État défendeur de réviser son CPP en donnant au juge un pouvoir
d'appréciation relativement à la liberté sous caution des accusés.
iii. Publication
141. Aucune des Parties n’a conclu sur la publication du présent Arrêt.
142. La Cour estime cependant que, pour des raisons désormais fermement
établies dans sa pratique, et compte tenu des circonstances particulières
de cette affaire, la publication du présent Arrêt s'impose. La Cour note que
le droit positif dans l’État défendeur fait peser des menaces sur le droit à la
liberté du fait de l'impossibilité d’accorder la liberté sous caution pour
certaines catégories de crimes. Rien n’indique non plus que des mesures
soient prises pour que les lois en la matière soient modifiées et mises en
conformité avec les obligations internationales de l’État défendeur en
matière de droits de l’homme. La Cour estime donc qu’il est approprié
d’ordonner la publication du présent Arrêt.
iv. Mise en œuvre et soumission de rapports
143. Les deux Parties demandent à la Cour d’ordonner toutes autres mesures
qu’elle juge appropriée en l’espèce, sans indiquer de mesures spécifiques
sur la soumission d’un rapport sur l’exécution du présent Arrêt.
144. Pour les mêmes motifs que ceux relatifs à la publication de l’Arrêt, la Cour
ordonne la soumission de rapports relatifs à la mise en œuvre de l’Arrêt. La
Cour ordonne donc à l’État défendeur de modifier l’article 148(5) du CPP
dans un délai de trois (3) ans à compter de la date de signification du
présent Arrêt et de lui soumettre, tous les six (6) mois, un rapport sur les
mesures prises aux fins de sa mise en œuvre jusqu’à ce que la Cour
considère son Arrêt entièrement exécuté.
IX. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
145. Chaque Partie demande à la Cour de mettre les frais de procédure à la
charge de l’autre.
146. La Cour rappelle qu’aux termes de la règle 32(2) de son Règlement, « à
moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses
frais de procédure ».
147. Au regard des circonstances de l’espèce, la Cour estime que rien ne justifie
qu’elle s’écarte de ce principe et décide, par conséquent, que chaque Partie
supporte ses frais de procédure.
DISPOSITIF
148. Par ces motifs,
LA COUR,
Sur la compétence
À l’unanimité,
Sur la recevabilité
ii. Rejette les exceptions d’irrecevabilité de la Requête ;
iv. Déclare la Requête recevable.
Sur le fond
v. Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à ce que
sa cause soit entendue, protégé par l’article 7(1) de la Charte ;
vi. Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à la non-
discrimination, ni son droit à une totale égalité devant la loi et à une
égale protection de la loi, protégés par les articles 2 et 3 de la
Charte ;
vii. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à la liberté,
protégé par l’article 6 de la Charte, lu conjointement avec l’article
9(3) du PIDCP, en retirant au juge son pouvoir d’appréciation de la
liberté sous caution du moment de l’arrestation à celui de
vi. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à une
assistance judiciaire gratuite, protégé par l’article 7(1)(c) de la
Charte lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP.
Sur les réparations
Réparations pécuniaires
ix. Alloue au Requérant la somme de trois cent mille (300.000) shillings
tanzaniens en réparation du préjudice moral ;
x. Ordonne à l’État défendeur de verser le montant indiqué au point
(x) en franchise d’impôts dans un délai de six (6) mois, à compter
de la signification du présent Arrêt. À défaut, il sera tenu de payer des intérêts moratoires calculés sur la base du taux applicable de
la Banque de Tanzanie pendant toute la période de retard et
jusqu’au paiement intégral des sommes dues.
Réparations non pécuniaires
xi. Rejette la demande de mise en liberté du Requérant ;
xi. Ordonne à l’État défendeur de prendre toutes les mesures
nécessaires, dans un délai de trois (3) ans pour compter de la
signification du présent Arrêt, en vue de réviser l’article 148(5) de
son code de procédure pénale pour donner au juge un pouvoir
d'appréciation dans l'examen de la demande de liberté
provisoire en conformité avec le paragraphe (vii) du dispositif du
présent arrêt ;
xiii. Ordonne à l'État défendeur de publier le présent Arrêt, dans un
délai de trois (3) mois à compter de la date de signification, sur le
site Internet du pouvoir judiciaire et du Ministry for Constitutional
and Cg Cz, et de veiller à ce qu’il y reste accessible pendant
au moins un (1) an à compter de la date de publication ;
xiv. Ordonne à l’État défendeur de lui soumettre, dans un délai de six
(6) mois à compter de la date de signification du présent Arrêt, un
rapport sur la mise en œuvre des mesures qui y sont ordonnées et,
par la suite, tous les six (6) mois jusqu’à ce que la Cour considère
que toutes les mesures ont été pleinement mises en œuvre.
Sur les frais de procédure
xv. Ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
Ont signé :
Modibo SACKO, Vice-président ; Jade 7h43 -
/ Ben KIOKO, Juge ; NES
Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ; Hs yhee),
Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ; Li Oran la
Chafika BENSAOULA, Juge GE ;
Blaise TCHIKAYA, Juge ge
Stella |. ANUKAM, Juge ; Eu am ;
Dumisa B. NTSEBEZA, Juge 9 ; Æ
Dennis D. ADJEI, Juge ;
et Robert ENO, Greffier.
Fait à Arusha, ce treizième jour du mois de février de l’année deux-mille vingt-quatre, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.