COMMUNITY ECOWAS COURT OF JUSTICE, €
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE,
CEDEAO
TRIBUNAL DE JUSTIÇA CEDEAO DA COMUNIDADE, Na No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT,
OFF AMINU KANO CRESCENT,
WUSE II, ABUJA-NIGERIA.
PMB 567 GARK]I, ABUJA
TEL:09-6708210/5240781
Fax 09-5240780/5239425
Website: WWW. COUurtecowas.org COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES
ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A ABUJA AU NIGERIA
CE 23 octobre 2015
AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/05/13
ECW/CCJ/JUD/22/15
Am Ap C A
CONTRE
République du MALI DEFENDERESSE
COMPOSITION DE LA COUR
- Hon. Juge Jérôme TRAORE Président
- Hon. Juge Yaya BOIRO Membre
- Hon. Juge Alioune SALL Membre
ASSISTES DE Me Athanase ATANNON Greffier I — Les parties et leur représentation
1. La requête introductive de la présente instance a été déposée le 19 février 2013 par M. Am Ap C, citoyen malien, se trouvant alors détenu en prison à la Maison centrale d’arrêt de Bamako. Il est assisté, devant la Cour, par Maître Mariam Diawara, avocate au barreau du Mali, domiciliée à Bamako et par Maître Aquereburu et associés, avocat au barreau du Togo.
2. Le défendeur est l’Etat du Mali, représenté par la Direction générale du
contentieux de l’Etat. II — Faits et procédure
3. Le demandeur, Monsieur Am Ap C, a été Directeur Général
de la Banque de l’Habitat du Mali (BHM). Il a fait l’objet d’une information judiciaire ouverte par le parquet du tribunal de première instance de la commune III de Bamako, en même temps que Monsieur Ab Ac, qui a été Président Directeur général de la Société West African Investment Company (WAIC), et ont été tous les deux inculpés d’atteinte aux biens publics et de détournement de fonds publics.
4. Renvoyés devant la Cour d’Assises, ils ont été respectivement condamnés à la réclusion à perpétuité et à quinze (15) ans de réclusion criminelle par un arrêt du 17 juillet 2008. Un autre arrêt rendu par la Cour le même jour condamnait les deux accusés à payer à la Banque de l’Habitat du Mali les sommes de six milliards deux cent treize millions six cent quatre-vingt-trois mille quatre-vingt-onze (6.213.683.091) francs à titre principal et sept cent millions (700.000.000) de francs de dommages et intérêts.
5. Les accusés s’étant pourvus en cassation contre cette décision de la Cour d’Assises, la Cour de cassation a cassé et annulé les arrêts attaqués et a ordonné la mise en liberté des sieurs C et Ac, par un arrêt du 27 mai 2009.
6. En exécution de cet arrêt, le Procureur Général près la Cour suprême a, le 28 mai 2009, soit le lendemain de la décision rendue, délivré un ordre de mise en liberté en faveur des deux personnes concernées.
7. Dans le même temps, le Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, demandait au Procureur Général près la Cour suprême, d’introduire un recours en révision contre l’arrêt rendu, conformément aux dispositions du code de procédure pénale malien.
La BHM saisissait également la cour suprême d’une requête aux fins de rabat du même arrêt.
8. Par arrêt du 18 décembre 2009, la Cour suprême a décidé de rabattre l’arrêt du 27 mai 2009 que sa chambre criminelle avait rendu, et renvoyé la cause et les parties devant ladite Cour.
9. Le 17 octobre 2011, la chambre criminelle a rejeté les pourvois formés par MM. Am C et Ab Ac.
10.Entre temps, et se fondant sur l’ordre de mise en liberté donné par le Procureur Général près la Cour suprême le 28 mai 2009, le Régisseur de la prison de Bamako avait décidé de libérer Ab Ac. Pour cet acte, il sera déclaré coupable de complicité d’évasion et condamné par un jugement du 4 mai 2010, rendu par le Tribunal de première instance de la commune II de Bamako. La même décision condamne également Ab Ac pour évasion.
11.Toutefois, ce jugement a fait l’objet d’un recours en appel et par arrêt du 27 août 2012, la Cour d’Appel de Bamako a infirmé cette décision et déclaré le Régisseur de la prison non coupable des faits de complicité d’évasion qui lui étaient reprochés.
12.Parallèlement à la procédure pénale relative aux faits présumés de malversation, la présente affaire a connu quelques développements sur le plan du contentieux administratif. En effet, à la suite de l’arrêt de la Cour suprême (du 27 mai 2009) qui a cassé l’arrêt de condamnation de MM. Diawara et Ac (arrêt du 17 juillet 2008), le Procureur Général et l’Avocat Général près la Cour suprême ont été relevés de leurs fonctions par décrets en date du 15 juin 2009, et ce après que le Président de la République du Mali s’est publiquement ému de la décision de la Cour suprême de casser l’arrêt de la Cour d’assises. Ces décrets ont été attaqués par les deux hauts magistrats devant la Section administrative de la Cour suprême, laquelle les a suivis en annulant les décrets litigieux, par arrêt du 13 septembre 2012.
13.Devant la Cour de justice de la CEDEAO, le 19 février 2013, M. Am Ap C a introduit une requête aux fins de jugement en procédure accélérée. Puis le 3 juillet 2013, il a déposé une autre requête, aux fins d’indication de mesures conservatoires. Mais par courrier daté du 4 septembre 2014 et reçu à la Cour le 25 septembre, celui-ci renonçait à l’instance aux fins d’indication de mesures conservatoires.
14.Le 25 octobre 2013, la BHM représentée par Brysla, cabinets d’avocats inscrits au barreau du Mali, a fait enregistrer au Greffe de la Cour une demande en intervention datée du 18 octobre 2013.
15.Enfin, par un arrêt du 19 janvier 2015, la Cour suprême du Mali, à la lumière d’un nouveau rapport d’expertise, a reconnu l’innocence du requérant en considérant que les agissements de celui-ci « ne peuvent caractériser le crime d'atteinte aux biens publics ». III — Arguments des parties
16. Le requérant estime que les circonstances de la présente cause dénotent non seulement une immixtion du pouvoir politique dans le fonctionnement de l’institution judiciaire, mais révèlent également, sur le plan pénal et relativement à la situation personnelle de M. C, une arrestation et une détention arbitraires.
17.11 fait remarquer que l’arrêt de cassation rendu par la Cour suprême a été fortement critiqué par le Président de la République du Mali, Monsieur Am Af Al. Ce dernier a exigé, lors d’une émission télévisée, la reprise du procès et demandé le maintien des condamnés en détention. A cet égard, M. C a joint à son dossier la cassette sur laquelle ces propos auraient été enregistrés. Il a également évoqué le fait que le pouvoir politique a, par décrets, révoqué le procureur général et l’avocat général près la Cour suprême et menacé de radiation des magistrats du siège.
18.11 note aussi qu’il est resté en détention du 28 mai 2009, date de sa mise en liberté ordonnée par la Cour suprême, au 18 décembre 2009, date à laquelle la Cour suprême rabat l’arrêt du 27 mai 2009 et renvoie de nouveau l’affaire à la Chambre criminelle de la Cour suprême. Il attire également l’attention de la Cour sur le fait que son codétenu, le sieur Ab Ac a été libéré dans ce laps de temps.
19.Dans ses conclusions additives comme dans son mémoire additionnel,
déposés au Greffe de la Cour, respectivement, le 10 et le 19 février 2015,
le requérant estime que sa détention aurait été arbitraire et qu’ainsi, l’Etat
du Mali aurait violé les dispositions suivantes :
- Articles 3 et 9 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui
disposent respectivement : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à
la sûreté de sa personne » ; « Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu
ni exilé » ;
- Articles 9 alinéa 1°" et 10 alinéa 1” du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques qui énoncent : « Tout individu a droit à la liberté et à la
sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une
détention arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour
des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi » ; « Toute
personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de
la dignité inhérente à la personne humaine » ;
- Articles 6 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples aux
termes desquels : « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa
personne. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans
des conditions préalablement déterminés par la loi ; en particulier, nul ne
peut être arrêté ou détenu arbitrairement »
20.Le requérant sollicite en conséquence la condamnation de l’Etat du Mali à
la somme de dix (10) milliards de F CFA « pour toutes causes de préjudices
confondus ».
21.Revenant sur les faits, l’Etat du Mali, dans son mémoire en défense du 9
avril 2013 reçu au greffe le 17 avril 2013, rappelle que c’est suite à des
malversations financières que le requérant a été interpellé, jugé par la Cour
d’Assises, en audience foraine à An, et condamné à la réclusion à
perpétuité et au remboursement de plus de six (6) milliards FCFA
détournés. Pour le Mali, toutes les voies de recours ont été épuisées et la
condamnation du requérant est définitive suite à des arrêts de la Cour
suprême.
22.Selon le Mali, la saisine de la Cour de justice de la Communauté par le
requérant, qui refuse d’admettre sa condamnation par les autorités
judiciaires compétentes, est une manœuvre visant à faire de la Cour de
céans une juridiction d’appel des décisions rendues par les juridictions nationales des Etats membres de la CEDEAO.
23.Dans son mémoire additionnel en réplique, déposé le 9 mars 2015 à la suite de l’arrêt de la Cour suprême disculpant M. C, l’Etat du Mali conteste d’abord la notion de « détention arbitraire » dont se prévaut le requérant. Cette notion renvoie à une absence de base légale, selon le Mali.
Or, l’arrestation du demandeur ne saurait être qualifiée de dépourvue de base légale, puisqu’elle a eu lieu en application de décisions judiciaires. Par ailleurs, selon toujours l’Etat du Mali, il n’appartiendrait pas à la Cour de la CEDEAO, conformément à sa propre jurisprudence, d’apprécier des décisions judiciaires nationales.
IV — Analyse de la Cour
24, La Cour doit avant tout se prononcer sur la demande d’intervention de la BHM (A). Puis, elle doit examiner l’argumentation du requérant, qui touche les interventions prétendues du pouvoir politique dans l’affaire (B), l’allégation de détention arbitraire (C) et la réparation sollicitée (D). La Cour doit également se prononcer sur la demande reconventionnelle faite par l’Etat du Mali (E).
A. Sur l’intervention de la BHM
25.La BHM fonde sa demande sur le fait que la mise en liberté provisoire du requérant et le paiement des dommages et intérêts qu’il sollicite auront pour effet de remettre en cause ses droits résultant des arrêts 211 et 212 du 17 juillet 2008 de la Cour d’assises de Bamako, et des arrêts 461 et 97 des
28 décembre 2009 et 17 octobre 2011 de la Cour suprême du Mali.
26.La demande en intervention que voilà n’a donc de sens que dans le contexte où il y aurait une probabilité de remise en cause des décisions judiciaires nationales ayant condamné, aussi bien sur le plan civil que pénal, le requérant. Or, une donnée nouvelle est intervenue à cet égard, il s’agit de l’arrêt de la Cour suprême du 19 janvier 2015, disculpant entièrement M. C. Au moment où la Cour de la CEDEAO statue, toutes les
condamnations de celui-ci ont été annulées par la justice malienne.
27.Dans un tel contexte, la Cour estime qu’il n ya plus lieu de statuer sur la demande en intervention de la BHM. Au demeurant, depuis que le requérant a été disculpé par la Cour suprême, la BHM ne s’est pas manifestée dans la présente procédure.
La Cour considère, compte tenu de l’évolution du dossier, qu’il n ya pas lieu à statuer sur la demande en intervention de la BHM.
B.. Sur la prétendue intervention du pouvoir politique dans le dossier
28.Le requérant, dans ses écritures, se réfère régulièrement aux propos qui auraient été tenus par le Président de la République du Mali lui-même, au lendemain de la décision par laquelle les deux accusés, MM. Diawara et Ac, auraient dû être remis en liberté (arrêt de cassation du 27 mai 2009). Le requérant a même produit la cassette contenant les déclarations du chef de l’Etat, suivant lesquelles, aux termes de la requête, il s’engageait « à user de tous ses pouvoirs pour maintenir le requérant en prison ». Pour le requérant, « fous ces éléments constituent un faisceau d'indices sérieux de l'intervention injustifiée du pouvoir exécutif dans le fonctionnement de la justice, des pressions exercées sur les juges et de la partialité de la justice
»
29.A l’appui de cet argument, il cite encore l’arrêt de la Cour suprême du 13 septembre 2012, qui annule les décrets présidentiels relevant le Procureur Général et l’Avocat Général de leurs fonctions. Selon la Cour suprême, les deux hauts magistrats « ont été relevés de leurs fonctions en réaction à un arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour suprême qui a cassé sans renvoi les arrêts de condamnation de Am Ap C et Ab
Ac dans l'affaire Ministère Public et BHM contre les susnommés comme en font foi les propos du Président de la République rapportés par la presse ».
30.11 ne viendrait pas à l’esprit de la Cour de nier l’arrière-plan éventuellement politique du procès pénal qui a eu lieu devant les juridictions maliennes, ne serait-ce que parce que celui-ci était relatif à un détournement de fonds publics, portant de surcroît sur des sommes colossales (plus de six (6) milliards de francs CFA). L'intervention du Président de la République du Mali et l’implication des autorités publiques de cet Etat s’insèrent sans doute dans un tel contexte.
31.Cet engagement du pouvoir politique est indéniable, mais la Cour doit rappeler ici que sa mission est de se prononcer sur des actes concrets de violation des droits de l’homme, sur des mesures qui touchent des personnes dans leurs droits, ou qui affectent ceux-ci. Elle ne peut pas s’attarder outre mesure sur de simples déclarations, fussent-elles éventuellement en contradiction avec le principe d’indépendance de la justice ; elle ne juge pas des propos ou des intentions, mais bien des actes
juridiques ou des actions matérielles qui portent atteinte aux droits de la personne. Dans ces conditions, elle ne peut inférer de simples déclarations une transgression des droits, elle attend de toute partie qui lui soumet une requête, qu’elle établisse que l’atteinte portée à son droit a été réelle, concrète, effective, bref, que d’éventuelles déclarations ont été suivies de faits, ont été corroborées de violations précises dans le chef des droits de la
personne.
32.Dans son arrêt du 23 mars 2012, « Aj Ah contre République du Sénégal », la Cour a en effet clairement indiqué que « les propos tenus par les autorités politiques de l'Etat du Sénégal, sur les faits à la base des poursuites suivies contre le requérant, sont des opinions personnelles qui n'engagent que leurs auteurs (…). La Cour est d'avis que de telles opinions, même émanant d’autorités de premier plan comme c'est le cas en l'espèce, ne sont pas de nature à compromettre l’indépendance et l’impartialité du juge en charge du dossier du requérant… ».
33.La Cour reste fidèle à cette manière de voir. Elle estime, dans la présente affaire également, qu’elle n’a pas à déduire de simples déclarations une violation des droits de l’homme. En l’occurrence, émettre une simple appréciation sur des déclarations relativement à l’indépendance de la justice n’aurait pas pour elle beaucoup de sens ; sa mission ne consiste pas
à donner de façon abstraite et générale une opinion sur d’autres opinions, mais de sanctionner, sur la foi de faits précis, les atteintes aux droits de la
personne.
34.La preuve même de la non - impartialité des juges n’a pas été rapportée. En effet, pour apprécier cette impartialité, la Cour est amenée à regarder à des considérations subjectives, renvoyant à ce que tel (s) juge (s) pensait en son for intérieur lors du procès. Elle doit ensuite s’attacher à des considérations objectives l’amenant à rechercher si la juridiction offrait des garanties statutaires et fonctionnelles propres à écarter tout doute sur son impartialité. Dans le premier cas, le requérant ne peut dénier la qualité d’impartialité des juges s’il n’apporte pas la preuve d’un parti pris réel. Dans le second, l’appréciation objective de l’impartialité des membres de la Chambre criminelle, conduit à se demander, si indépendamment de leur conduite, certains faits vérifiables autorisent à suspecter leur impartialité.
35.Dans un cas comme dans l’autre, le requérant n’a pas fourni à la Cour des preuves tangibles de ses allégations.
36.Dès lors, la Cour doit écarter l’allégation de l’intervention du pouvoir politique dans le dossier qui lui est soumis.
C. Sur l’allégation de détention arbitraire
37.11 ne fait pas de doute, aux yeux de la Cour, que le dossier qui lui est soumis a connu une péripétie essentielle, un rebondissement majeur, avec l’arrêt du 19 janvier 2015 lavant le requérant de toutes les charges qui avaient été retenues contre lui.
38.11 importe à cet égard de citer littéralement les termes de la décision rendue. Selon la Cour suprême, et sur la foi d’un nouveau rapport d’expertise, « (.…..) Dans tous les cas, les agissements de Am Ap C ne peuvent caractériser le crime d'atteinte aux biens publics faute d'intention coupable, dès lors que le rapport établit que toutes les sommes décaissées ont profité au programme (…..). En considération de tout ce qui précède, toute accusation d'atteinte aux biens publics contre Am Ap C s’avère désormais erronée, les faits n'étant plus caractérisés (…). Les faits d'atteinte aux biens publics n'étant plus établis, il importe donc d'annuler l'arrêt de condamnation pénale n° 211 du 17 juillet 2008 et par voie de conséquence l'arrêt civil n° 212 rendu à la même date par la Cour d'assises de Bamako et dire que cette annulation sera faite sans renvoi en application des dispositions de l’article 551 in fine CPP qui dispose que « si l'annulation de l'arrêt à l’égard d’un condamné ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé »
(pp.10 et 11 de l’arrêt).
39.11 ne s’agit évidemment pas, pour la Cour, d’apprécier les motifs ou la motivation d’une décision judiciaire nationale. Comme elle l’a toujours indiqué, elle n’est ni juge de la légalité nationale au sens large, ni instance d’appel ou de cassation de décisions rendues par le juge interne. Il ne lui appartient donc pas d’émettre un quelconque avis sur les procès qui ont eu lieu au Mali.
40.Mais la Cour a le droit, et le devoir, de tirer les conséquences d’une décision nationale, sur le terrain des droits de l’homme. En l’espèce, il s’agit d’une déclaration d’innocence, énoncée par une haute juridiction de l’Etat du Mali. C’est en effet la Cour suprême qui a décidé que le requérant était innocent de tout ce dont il a été accusé, et qui a donc annulé les poursuites qui avaient été engagées contre lui.
41.Cette annulation, contrairement à ce que l’Etat défendeur prétend dans son mémoire additionnel en réplique, est en soi un désaveu — des poursuites antérieures — autant qu’un aveu — que le requérant a été victime de détention arbitraire -. En anéantissant toutes les procédures dirigées contre M. C, le juge malien admet simultanément, et nécessairement, que les bases sur lesquelles il a été détenu sont erronées, que son emprisonnement a par conséquent été arbitraire.
42.La question n’est donc pas, comme le prétend l’Etat malien, de savoir si l’emprisonnement passé de M C reposait ou non sur une décision judiciaire, mais bien de savoir si, en principe et de façon générale, cette privation de liberté se justifiait par une culpabilité. En d’autres termes, la Cour doit prendre en compte la dernière vérité judiciaire énoncée, et non celles qui la précèdent. En répondant à la précédente question par la négative, dans son ultime arrêt du 19 Janvier 2015, la justice malienne a elle-même invalidé certaines de ses propres décisions, et pour ainsi dire, admis ses erreurs passées. La Cour de justice de la CEDEAO ne peut qu’en prendre acte, puis en tenir compte dans l’appréciation subséquente qu’elle fait sur le terrain de la violation des droits de l’homme.
43.Ce faisant, elle se situe dans sa tradition jurisprudentielle.
44.Ainsi, dans l’arrêt « Agba Sow Ae contre République du Togo » - arrêt du 11 juin 2013 -, la Cour a regretté qu’ « en dépit des arrêts de la Chambre d'accusation et de la Cour suprême du Togo, Agba Sow Ae (ait) été maintenu en détention (… » (828). La même décision rappelle que le
Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a estimé
« qu’il est manifestement impossible pour un Etat d'évoquer un fondement juridique quelconque qui justifie la privation de liberté en cas de maintien
en détention d’une personne qui a été libérée par une décision de justice » (830).
45.Dans son arrêt du 3 juillet 2013, « Monsieur Ad Ai et autres contre Ao Ag », la Cour « donne acte à l'Etat défendeur de sa reconnaissance des faits (...). La Cour retient que cette reconnaissance par l’Etat (...) emporte la pleine et entière responsabilité de l'Etat défendeur » (842).
46.Dans le cas présent, l’innocence de M. C a été reconnue. L’Etat du Mali a donc été responsable de la violation des droits invoqués par le requérant, qui s’opposent tous à la détention arbitraire.
Sur la réparation sollicitée
47.Dans ses écritures, le requérant demande à la Cour de condamner l’Etat du Mali à lui verser la somme de dix (10) milliards de francs CFA pour « toutes causes de préjudices confondus ».
Conformément à une jurisprudence établie, la Cour considère qu’elle dispose d’un pouvoir d’appréciation dans l’évaluation de la réparation d’un préjudice résultant de la violation d’un droit sous réserve, toutefois, de la production par le demandeur, d’un certain nombre d’éléments propres à objectiver la demande. Dans son évaluation, la Cour peut également tenir compte de considérations d’équité, comme elle l’a déclaré dans son arrêt du 28 janvier 2009, « Djot Ak Aa et 14 autres contre la République fédérale du Nigéria »: « Le principe selon lequel « toute personne victime d’une violation de ses droits a droit à une réparation juste et équitable » peut être retenu par la Cour des céans (..), il importe d'accorder une réparation de nature équitable pour tous les requérants qui y ont droit » » (841).
48.En l’espèce, le requérant ne livre pas à la Cour les données qui lui permettent de formuler le montant demandé. Compte tenu toutefois de son pouvoir d’appréciation et de sa jurisprudence, ainsi que de la durée de la détention arbitraire - près de six (6) années - la Cour estime qu’il est raisonnable de fixer la réparation due à la somme de trente-cinq (35) millions de francs CFA, tous préjudices confondus.
D. Sur la demande reconventionnelle faite par l’Etat du Mali
49.Dans une demande reconventionnelle formulée dès le début de la
procédure, l’Etat du Mali avait sollicité de la Cour qu’elle dise que la procédure initiée devant elle est constitutive d’un abus de droit et qu’elle condamne le requérant à lui payer le franc symbolique.
50.La Cour estime cependant qu’il est du droit du requérant d’initier toute action en justice tendant à la réparation d’un préjudice qu’il considère avoir subi, et que dans les circonstances de la cause, il n y a rien d’extravagant à ce que M. C pense que ses droits ont pu à un moment ou à un autre,
être méconnus par les autorités politiques, administratives ou judiciaires du Mali. Ce droit du requérant se justifie encore plus lorsque, comme il ressort des dernières évolutions du dossier au plan national, une juridiction a
déclaré son innocence. Non seulement il n’existe pas, de l’avis de la Cour,
un abus de droit de la part du requérant, mais celui-ci devient même fondé
à introduire une action en réparation de la violation dont il a été victime.
51.En conséquence, la Cour rejette la demande reconventionnelle du défendeur
tendant à ce que M. C soit condamné à lui payer le franc symbolique.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement, contradictoirement en matière de violations des droits de
l’homme, en premier et dernier ressort, En la forme :
- Déclare recevable la requête soumise par M. Ap C contre l’Etat du
Mali ;
- Déclare qu’il n y a pas lieu de statuer sur la demande en intervention de la BHM
Au fond :
- Dit que la détention de M. C a été arbitraire ;
- Condamne en conséquence l’Etat du Mali à lui verser la somme de
trentecinq (35) millions de francs CFA, tous préjudices confondus ;
- Dit que le requérant n’a commis aucun abus du droit d’agir et rejette en
conséquence la demande reconventionnelle de l’Etat du Mali ; - Met les
dépens à la charge de l’Etat du Mali.
ET ONT SIGNE :
1. Hon. Juge Jérôme TRAORE
2. Hon. Juge Yaya BOIRO
3. Hon. Juge Alioune SALL
Assistés de Me Athanase ATANNON GREFFIER