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17/05/2016 | CEDEAO | N°ECW/CCJ/JUD/16/16

CEDEAO | CEDEAO, Cour de justice de la communauté des etats de l'afrique de l'ouest, 17 mai 2016, ECW/CCJ/JUD/16/16


Texte (pseudonymisé)
COMMUNITY COURT OF JUSTICE, Ge
ECOWAS
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE,
TRIBUNAL DE JUSTIÇA DA COMMUNIDADE,
CEDEAO No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT,
OFF AMINU KANO CRESCENT,
WUSE Il, ABUJA-NIGERIA.
PMB 567 GARKI, A
TEL/FAX:234-9-6708210/09-5240781 COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A A AU NIGERIA
CE 17 MAI 2016
AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/22/15
ARRET N° ECW/CCJ/JUD/16/16
Marie MOLMON & 114 ORS REQUERANT
CONTRE
REPUBLIQ

UE DE LA GUINEE DEFENDERESSE
COMPOSITION DE LA COUR
Hon. Juge Jérôme TRAORE ...

COMMUNITY COURT OF JUSTICE, Ge
ECOWAS
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE,
TRIBUNAL DE JUSTIÇA DA COMMUNIDADE,
CEDEAO No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT,
OFF AMINU KANO CRESCENT,
WUSE Il, ABUJA-NIGERIA.
PMB 567 GARKI, A
TEL/FAX:234-9-6708210/09-5240781 COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A A AU NIGERIA
CE 17 MAI 2016
AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/22/15
ARRET N° ECW/CCJ/JUD/16/16
Marie MOLMON & 114 ORS REQUERANT
CONTRE
REPUBLIQUE DE LA GUINEE DEFENDERESSE
COMPOSITION DE LA COUR
Hon. Juge Jérôme TRAORE Président
Hon. Juge Micah W. WRIGHT Juge
Hon. Juge Alioune SALL Juge Rapporteur
Assistés de Me Athanase ATANNON Greffier I- Les parties et leur représentation
La requête introductive de la présente instance a été déposée le 13 juillet 2015 au Greffe de la Cour par Marie Ao et 114 autres personnes, citoyens guinéens, représentés par Maître Foromo Frédéric Loua, avocat au barreau de Guinée.
L’Etat défendeur est la République de Guinée, représentée par l’Agent judiciaire de l’Etat, ayant son siège à Conakry (République de Guinée), au petit Palais de la Présidence de la République, quartier Boulbinet, Conakry, et par la Société Civile Professionnelle d’Avocats (SCPA) dénommée « les Rivières du Sud », sise à Boulbinet, commune de Kaloum, Conakry (République de Guinée).
IT — Présentation des faits et de la procédure
Les requérants sont tous des citoyens guinéens domiciliés dans le district de Saoro, sous préfecteur de Diécké, préfecture de Yomou, en République de Guinée. Ils soutiennent être en conflit depuis le mois de mai 1987 avec la Société Guinéenne de Palmier à huile et d’hévéas CB) qui aurait procédé à une « occupation forcée » de près de 1800 hectares de terres agricoles appartenant à leur « communauté », et après qu’un décret du 3 février 2003 (D/2003/PRG/SGG) les eût expropriés.
Face à ce qu’ils ont considéré comme une expropriation injuste, des membres de la «communauté de Saoro », dont les requérants, auraient alors décidé de protester. Selon la requête, il leur fut alors opposé une violence et une brutalité extrêmes, dans les conditions suivantes.
Le 2 juin 2011, étaient arrêtés « trois paysans de Saoro », qui ont été par la suite détenus dans les locaux de la Gendarmerie.
Peu de temps après, a eu lieu le viol d’une des dames dont l’époux, M. Af Af Ag, était considéré comme l’un des leaders de la contestation. La requête précise que le viol a eu lieu dans le champ de la dame, que l’acte a été commis par des gendarmes, que la victime a ensuite été menottée et transportée à la prison de Nzérékoré, puis libérée cinq jours plus tard.
Aux termes de la requête toujours, des tentatives de dialogue avec les autorités ont été menées par les habitants de Aa, mais celles-ci n’ont rencontré aucun écho favorable. C’est peu de temps après ces tentatives infructueuses que des bulldozers envoyés par la SOGUIPAH auraient entrepris la destruction systématique de soixante-sept champs de riz sur le site disputé.
Puis le 28 juillet 2011, le Gouverneur de Nzérékoré ordonnait aux forces de l’ordre de mettre fin à une assemblée des habitants de la localité.
Le lendemain, 29 juillet, une « marche pacifique » entreprise par ces mêmes habitants a été violemment réprimée. Il y eut des arrestations, des atteintes à l’intégrité physique des manifestants et même spoliation des biens de ces manifestants.
Le 2 septembre, c’est l’arrestation et la « bastonnade » de quatre habitants de Saoro, considérés par les forces de l’ordre comme les « meneurs » du mouvement de contestation.
Le 5 septembre, était arrêté brutalement un homme qui accompagnait son épouse au poste de santé de la localité.
Enfin, le 22 septembre, les requérants font état d’une descente militaire musclée sur Aa, les militaires « ouvrant le feu dans tous les sens ». Au cours de cet événement que le président du district, nommé Ac Ai, aurait trouvé la mort après avoir été atteint par les balles des forces de sécurité.
C’est donc à la suite de tous ces événements que les requérants ont saisi la Cour pour violations des droits de l’homme, contre la SOGUIPAH et l’Etat de Guinée, conjointement attraits.
Par la suite, l’Etat de Guinée et la SOGUIPAH ont déposé un mémoire en défense, le 1° septembre 2015.
Les requérants ont alors réagi en déposant à leur tout un mémoire en duplique le 30 septembre 2015.
Les parties ont été entendues à l’audience hors-siège de la Cour tenue à Abidjan (République de Côte d’Ivoire) le 19 avril 2016, et l’affaire a été mise en délibéré après que la Cour eût décidé de joindre au fond les exceptions soulevées par l’Etat guinéen.
Il importe, à ce stade et pour la clarté du débat, de préciser que la Cour a été saisie par le même groupe de requérants, même si, dans la présente instance, le nom des délégataires de l’action a changé. Dans l’arrêt avant dire droit qu’elle avait alors rendu le 25 mars 2015, la Cour avait ainsi libellé son dispositif :
En la forme
Rejette comme non fondées les exceptions soulevées par les défendeurs, tirées de la non-communication de la requête à la SOGUIPAH et du défaut de désignation d’une personne au siège de la Cour ;
Reçoit par contre la fin de non — recevoir tirée du défaut de titre juridique nécessaire pour agir en justice ;
Dit que cette fin de non-recevoir est fondée et déclare en conséquence irrecevable l’action intentée par les requérants (…) ».
III — Moyens et arguments des parties
Les requérants, partant des conditions dans lesquelles le transfert de propriété à la SOGUIPAH a eu lieu, ainsi que les nombreuses violences et vexations qui auraient émaillé les relations entre les populations de Saoro et les autorités nationales, soutiennent que l’Etat de Guinée ainsi que la SOGUIPAH, bénéficiaire des terres litigieuses, auraient commis des violations des droits de l’homme.
Les instruments juridiques invoqués sont tantôt nationaux, tantôt internationaux.
Au titre des premiers, la requêté cite :
- la Constitution guinéenne du 7 mai 2013, dont les articles 5 et 6 renvoient au respect de l’intégrité physique et morale des personnes, et l’article 13 le principe du respect du droit de propriété ;
- la loi guinéenne à laquelle serait contraire l’ordonnance n°43/PRG/SGG/87 du 28 mai 1987 portant création, ratification et promulgation des statuts de la SOGUIPAH ;
- la Constitution guinéenne de nouveau, à laquelle serait contraire le décret du 3 février 2003 ayant opéré l’expropriation querellée ;
- le Code foncier et domanial de la Guinée, dont les articles 57 et 69 auraient été méconnus par la procédure d’expropriation ;
- le Code civil de la Guinée, dont les articles 533 et 534, relatifs au droit de propriété, auraient également été violés.
Au titre des textes internationaux, la requête invoque :
- la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont l’article 17 évoque le droit de propriété ;
- le Pacte international sur les droits civils et politiques, dont l’article 1°" alinéa 2 dispose : « En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses moyens de subsistance » ;
- la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, dont les articles 21 et 24 mentionnent le droit de propriété
A l’audience du 19 avril 2016, les requérants ont en outre fait valoir que la SOGUIPAH représentant des intérêts privés, elle ne pouvait bénéficier d’une expropriation « pour cause d'utilité publique ». Ils ont également déclaré que l’exploitation des terres par la société s’était traduite par une série de dommages causés à l’environnement.
Sur la base de l’ensemble de ces arguments et moyens, les requérants sollicitent de la Cour qu’elle « déclare nulle » l’expropriation opérée par le décret du 3 4 février 2003, qu’elle ordonne la restitution des terres litigieuses aux requérants et, subséquemment, « le déguerpissement immédiat » de la SOGUIPAH. Il est également demandé à la Cour qu’elle condamne les deux entités défenderesses à des sommes dont le total se monte à près de 250 milliards de francs guinéens, pour violations des droits de l’homme.
L’Etat de Guinée soulève pour sa part, in limine litis, des exceptions tirées de la non-communication de pièces par les requérants, du caractère « anonyme » des plaignants, du défaut de titre de propriété et, partant, de qualité d’agir.
Sur le fond, le défendeur soulève essentiellement l’absence de preuves des multiples faits allégués, lesquels ne seraient « ni probants, ni constants, ni convaincants ». Il conteste par ailleurs l’existence même de certains faits allégués, comme la correspondance adressée au chef de l’Etat par les requérants, ou certains arguments de texte comme celui tiré du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques qui reconnaît un droit à tout « peuple ».
Après avoir douté de la représentativité des requérants, qui se présenteraient abusivement comme les porte-paroles d’une communauté spoliée, et s’être interrogé sur le fait qu’ils constituent une minorité très faible sur l’ensemble de la localité dont les terres ont été affectées à la SOGUIPAH, l’Etat de Guinée avance que l’exploitation du domaine de Saoro s’est, contrairement aux affirmations des requérants, traduite par un développement économique dont les populations ont incontestablement bénéficié.
Pour toutes ces raisons, le défendeur sollicite de la Cour qu’elle rejette les prétentions des demandeurs et, dans le cadre d’une demande reconventionnelle, qu’elle les condamne à payer à l’Etat guinéen une compensation financière de cinq cent millions (500.000.000) de francs guinéens résultant du dommage que celui-ci aurait subi du fait d’avoir été dépeint de façon disgracieuse et outrageante par les requérants.
IV — Analyse de la Cour
En la forme
Deux points doivent être étudiés à ce titre.
Sur les exceptions soulevées par l’Etat de Guinée
L’Etat de Guinée a soulevé un certain nombre d’exceptions sur lesquelles il convient de se prononcer.
Au demeurant, dans son arrêt du 25 mars 2015 précité, la Cour s’est prononcée sur certaines de ces exceptions. Elle avait alors rejeté les exceptions tirées de la non communication de la requête à la SOGUIPAH, du défaut de désignation d’une personne au siège de la Cour, de l’anonymat de la requête présentée, et du défaut de qualité d’agir des requérants.
L’Etat de Guinée a simplement réitéré lesdites exceptions, il convient dès lors de les rejeter derechef, aucun élément nouveau n’ayant été produit ou plaidé sur ce point.
La Cour avait cependant déclaré l’action irrecevable compte tenu du fait que les personnes qui l’avaient saisie au nom des « victimes de Saoro » n’avaient pu produire aucun document leur conférant l’habilitation à agir au nom de ces « victimes ».La Cour constate que pour la présente instance, cette carence a été réparée, les saisissants ayant produit des procurations en bonne et due forme.
Sur la présence de la SOGUIPAH dans la cause
Un premier point doit être traité, il touche la présence de la SOGUIPAH, société anonyme de droit guinéen, dans la présente instance. Il apparaît en effet que celle- ci a été attraite devant la Cour dans le cadre d’une saisine pour violation des droits de l’homme. Or, s’il est manifeste que cette société est éminemment intéressée dans l’affaire, puisque c’est elle qui bénéficie de l’expropriation querellée, elle ne saurait être, en tant que telle partie au procès, pour la raison que seuls les Etats peuvent être défendeurs dans un procès en violation des droits de l’homme. Ce principe s’explique aisément : les instruments, internationaux par définition, que les saisissants invoquent demeurent des actes opposables aux seuls Etats, qui les ont signés et ratifiés, ou y ont adhéré. De tels instruments sont, par définition, inopposables à d’autres entités, car ne les liant pas.
La jurisprudence de la Cour à cet égard est claire.
Elle a d’abord déclaré dans l’arrêt du 11 juin 2010, « Peter David » : « Le régime international de protection des droits de l’homme devant les organes internationaux repose essentiellement sur des traités auxquels les Etats sont parties en tant que sujets principaux du droit international ».
Dans l’arrêt du 8 novembre 2010, « Ae Ad contre Etat du Niger », la Cour précise encore : « Il est de principe général admis que les procédures de violation des droits de l’homme sont dirigées contre les Etats (...). En effet, l'obligation de respecter et de protéger les droits de l’homme incombe aux Etats » (818)
Dans la même lignée, l’arrêt du 24 avril 2015, « Bodjona contre République du Togo » énonce que la Cour « se référera donc exclusivement à des normes de droit international, normes qui s’imposent en principe aux Etats qui y ont souscrit » (837).
Enfin, dans sa jurisprudence du 16 février 2016, « Ab Ak et 183 autres », la Cour rappelait à nouveau « que les règles dont elle fait application dans le cadre du contentieux de la violation des droits de l’homme — contentieux dont il est question dans le cas présent -, demeurent des règles de droit international public, résultant notamment de conventions internationales signées par les Etats et liant ceux-ci. Il en résulte qu’il ne saurait être fait état, dans son prétoire, de violations commises par des entités autres que les Etats. La Cour ne conteste évidemment pas que de telles violations soient susceptibles d’être commises par des personnes qui ne se confondent pas rigoureusement avec l’État, mais elle estime qu’au plan formel et principiel, il n y a que les Etats qui peuvent être assignés pour répondre d’une responsabilité conférée par des instruments internationaux. Telle est sa jurisprudence constante (...) Dans ces conditions, la Cour ne peut qu’adjuger à l’OTR le bénéfice de sa prétention, et donc prononcer sa mise hors de cause dans la présente affaire » (8 20 et 22).
Il suit de là que la SOGUIPAH, société anonyme de droit guinéen, doit également être mise hors de cause dans cette action intentée sur la base de l’article 9 du Protocole de 2005, et portant donc sur des violations prétendues de droits de l’homme.
Au fond
La Cour doit, au stade de l’examen au fond également, aborder plusieurs points.
Sur les règles invocables dans la présente procédure
En vertu de ce qui vient d’être affirmé relativement aux entités défenderesses devant elle, il faut préciser que le droit invocable devant sa juridiction demeure le droit international, celui auquel les Etats sont soumis, et qu’elle applique en l’espèce.
Il s’ensuit qu’une partie, notamment requérante, ne saurait invoquer une quelconque source de droit national. Dans la droite ligne de cette position de principe, la Cour indique régulièrement qu’elle n’est pas juge de la légalité interne ou nationale des Etats. Une abondante jurisprudence peut, là également, être citée :
- Arrêt du 11 juin 2010, « Peter David » : « Le régime international de protection des droits de l’homme devant les organes internationaux repose essentiellement sur des traités auxquels les Etats sont parties en tant que sujets principaux du droit international » ;
- Arrêt du 24 avril 2015, « Bodjona c Etat du Togo » : « la Cour doit noter comme irréleantes, comme non-pertinentes, toutes les références au droit national togolais que les parties ont faites dans leurs écritures. La Constitution togolaise en particulier, a été fréquemment citée par les deux parties. Or, il n'appartient pas à la Cour de procéder à un contrôle de constitutionnalité ou de légalité interne des actes pris par des autorités nationales. Cette mission incombe à des juridictions des Etats membres, et la Cour de justice de la CEDEAO ne peut se substituer à elles » (8 37) ;
- Arrêt du 13 juillet 2015, « CDP et autres c Etat du Al Aj » : « Le premier de ces principes, qui revêt une portée singulière dans le cas qui lui est soumis, est son refus de s’instituer juge de la légalité interne des Etats. La Cour, en effet, a toujours rappelé qu’elle n’était pas une instance chargée de trancher des procès dont l’enjeu est l'interprétation de la loi ou de la Constitution des Etats de la CEDEAO. Deux conséquences en découlent. La première est qu’il faut écarter du débat judiciaire toute référence au droit national, qu’il s’agisse de la Constitution du Al Aj, ou de normes infra-constitutionnelles quelles qu’elles soient » (8 24 et 25).
Or, les requérants invoquent en grande majorité des normes tirées du droit national : Constitution guinéenne, illégalité de l’ordonnance n°43/PRG/SGG/87 du 28 mai 1987 portant création, ratification et promulgation des statuts de la SOGUIPAH, illégalité du décret du 3 février 2003 transférant la propriété ou l’usage des terres à la SOGUIPAH, code foncier et domanial, code civil
De tels éléments doivent donc être écartés du débat, de l’avis de la Cour. Ne restent plus alors, au titre des textes invoqués, que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont l’article 1 alinéa 2 énonce le droit de tout « peuple » de ne pas être privé de ses moyens de subsistance, ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, dont les articles 17 d’une part, 21 et 24 d’autre part, évoquent le droit de propriété.
Sur l’invocation de l’article 1“ al 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : la notion de « peuple »
La première question qui se pose est donc de savoir, d’abord, si les requérants représentent bien un « peuple », ainsi que pourrait le laisser entendre leur argumentation.
La réponse, pour la Cour, est évidemment négative.
En droit en effet, la notion de peuple est susceptible de recouvrir plusieurs sens, mais aucun d’entre eux ne saurait être appliqué aux « habitants de Saoro » qui ont saisi la Cour.
Il est certainement exclu que ceux-ci puissent prétendre se constituer en « Etat ». Ils ne peuvent non plus se prévaloir d’aucune spécificité d’ordre culturel ou autre leur conférant une autonomie à l’intérieur de la nation guinéenne ; l’ensemble des requérants ne constitue pas une « collectivité » au sens où l’on entend ce terme dans l’ordre international, il ne peut invoquer en sa faveur les prérogatives que cet ordre attache à la qualité de « peuple ». N’étant pas un « peuple », les demandeurs ne peuvent nullement revendiquer le faisceau de droits que le droit international reconnaît à une telle entité.
Il s’ensuit qu’il considére comme dénuée de pertinence toute référence au Pacte international sur les droits civils et politiques, et en particulier l’article 1” alinéa 2 de celui-ci.
Dès lors, le seul élément fondamental de la requête susceptible d’être débattu concerne ce qui est présenté comme une « expropriation forcée » des habitants de Saoro.
Sur « l’expropriation forcée »
La Cour doit pourtant relever que ce moyen soulevé par les requérants posent problème à maints égards.
Il existe d’abord un problème de cohérence dans les écritures des requérants. En effet, alors que le décret procédant à la dite expropriation date du 3 février 2003, les demandeurs prétendent avoir écrit au chef de l’Etat guinéen le 20 janvier de la même année pour l’alerter sur la violation de leurs droits (p 1 et 2 de la requête). En d’autres termes, le courrier en question a été fait avant même que l’expropriation intervienne. En supposant que la requête ne se soit pas méprise sur les dates, la Cour doit constater qu’il y a là un problème de crédibilité même de l’argumentation.
En deuxième lieu, il faut relever que tout en se prétendant propriétaires des terres, les requérants n’ont jamais contesté en justice la validité du décret du 3 février 2003. C’est treize ans plus tard, alors évidemment que tout espoir de recours au plan national s’est dissipé, que les demandeurs saisissent une juridiction internationale aux fins de se pencher sur un acte administratif qu’ils considèrent comme « contestable à tous points de vue ». Outre que la Cour n’a aucune compétence en la matière, il est curieux de voir que des personnes qui se considèrent comme propriétaires d’un bien n’aient songé à contester l’acte qui les exproprie qu’au bout de treize ans. Telle n’est pas, pour la Cour, l’attitude normale d’un propriétaire sûr de son droit.
Surtout, la Cour estime qu’en dépit de la longue litanie de faits évoqués dans la requête, la demande qui lui est soumise manque cruellement de preuves quant aux faits allégués. Aucun titre de propriété n’est produit ; il n y a rien, absolument rien dans le dossier, qui autorise à penser que les requérants détiennent un titre de propriété sur les terres litigieuses. Demander à la Cour dans ces conditions d’accéder aux sollicitations de la requête revient à exiger d’elle qu’elle croit sur parole les requérants.
Certes, ces derniers ont pu avancer, notamment au cours des plaidoiries, que le mode d’occupation du domaine foncier rural ne permet pas la production d’un titre foncier, mais la Cour estime qu’au moins des commencements de preuve auraient pu être versés au dossier. Or, il n y a ni titre de propriété, ni document foncier quelconque, ni même preuve testimoniale. Les demandeurs se contentent de simples affirmations tout au long de leurs écritures, ils n’ont fait aucun effort de production de preuves.
A ce stade, la Cour doit affirmer qu’elle n’a pas à s’attarder sur d’autres considérations soulevées par les demandeurs, comme la nature des intérêts que la SOGUIPAH représenterait, ou les répercussions de l’exploitation des terres par celle-ci, l’appréciation d’ éléments extra-juridiques comme ceux-là n’entrant pas dans son office.
Sur les autres violations alléguées
La même observation doit être faite au sujet des violences dont les forces de sécurité se seraient rendues coupables. Les faits allégués sont d’une gravité extrême, puisqu’il est question de viol, de spoliation, d’arrestations arbitraires, et même de meurtre. Mais à aucun moment, là non plus, des preuves ne sont produites : ni certificat de décès, ni même certificat médical, ni déclarations de nature à rendre crédibles ces allégations.
Or, la Cour a toujours estimé que les allégations de violation des droits de l’homme doivent être étayées, prouvées. Dans l’arrêt « Ah Am contre Etat du Bénin » du 17 février 2010, il est dit que «les cas de violation des droits de l’homme doivent être étayés par des éléments de preuve qui permettent à la Cour de les constater et d’en sanctionner la violation s’il y a lieu » ( 8 34) ; « en effet, pour permettre à la Cour de constater des violations en particulier dans le cas d'espèce, le requérant se devait de présenter des preuves suffisamment convaincantes et non équivoques » (839). En définitive, « la Cour estime (…) que le seul élément de preuve fourni n’est ni suffisante ni convaincante pour la convaincre de la véracité de l'agression supposée commise par les agents de l’immigration béninois et engager la responsabilité de leur Etat » (841).
La réitération de cette logique, fondée sur une exigence probatoire minimale et qui résulte au demeurant d’un principe général de droit processuel, doit conduire la Cour à conclure au caractère infondé des allégations de violation des droits de l’homme imputées à l’Etat de Guinée.
Sur la demande reconventionnelle formée par l’Etat de Guinée
L’Etat défendeur estime que l’action qui a été portée contre elle lui a causé un « préjudice moral », les requérants l’ayant dépeint sous des traits propres à entacher sa réputation internationale. Il sollicite en conséquence que la Cour condamne les requérants à lui payer la somme de cinq cent millions (500.000.000) de francs guinéens au titre de réparation de ce préjudice.
La Cour est cependant d’avis contraire. Elle estime que si, à l’évidence, le procès intenté contre l’Etat de Guinée cause à celui-ci quelques contrariétés, il ne présente pas un caractère vexatoire ou abusif propre à fonder une demande reconventionnelle et une compensation financière subséquente.
En conséquence, elle rejette ladite demande formée par le défendeur.
Sur les dépens
La Cour estime qu’eu égard à son appréciation de la cause, les requérants doivent supporter les dépens conformément à l’article 66 du Règlement de la Cour.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement, contradictoirement à l’égard de l’Etat de Guinée, en matière de violations des droits de l’homme, en premier et dernier ressort,
En la forme
Se déclare compétente ;
Déclare la Société Guinéenne de Palmier à huile et d’An CB) hors de cause dans la présente affaire ;
Au fond
Dit qu’aucune violation des droits de l’homme ne peut être imputée à l’Etat de
Déboute en conséquence les requérants de leurs prétentions;
Rejette la demande reconventionnelle formée par l’Etat de Guinée ;
Met les dépens à la charge des requérants.
Ainsi fait, jugé et prononcé publiquement par la Cour de justice de la CEDEAO à A, les jour, mois et an susdits.
Et ont signé
Hon. Juge Jérôme TRAORE, Président
Hon. Juge Micah W. WRIGHT, Juge
Hon. Juge Alioune SALL, Juge Rapporteur
Assistés de Me Athanase ATANNON Greffier


Synthèse
Numéro d'arrêt : ECW/CCJ/JUD/16/16
Date de la décision : 17/05/2016

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;cedeao;cour.justice.communaute.etats.afrique.ouest;arret;2016-05-17;ecw.ccj.jud.16.16 ?
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