COMMUNITY COURT OF JUSTICE,
ECOWAS
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE,
CEDEAO
TRIBUNAL DE JUSTIÇA DA COMUNIDADE,
CEDEAO
DE LA COUR DE
ECONOMIQUE DES No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT, € OFF AMINU KANO CRESCENT,
WUSE II, ABUJA-NIGERIA.
PMB 567 GARKI, AB
Kou TEL: 09-6708210/5240781 Fax 09-5240780/5239425 Website: www. courtecowas.ora
ARRET
JUSTICE DE LA COMMUNAUTE
ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST
(CEDEAO) AFFAIRE N° ECW/CC]J/APP/35/17
AMINATA DIANTOU DIANE
CONTRE
REPUBLIQUE DU MALI
ARRÊT N° ECW/CC]/JUD/14/18
Lundi 21 Mai 2018
« Au nom de la Communauté »
La Cour de justice de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, (CEDEAO) siégeant à Ac XAi) le Lundi 21
Mai 2018 en formation ordinaire, composée de :
- Honorable Juge Jérôme TRAORE Président
-Honorable Juge Yaya BOIRO Juge Rapporteur
-Honorable Juge Alioune SALL Membre
Assistés de Maître Diakité Aboubacar Greffier A rendu l’arrêt dont la teneur suit :
Entre
I LES PARTIES
Madame Aminata Diantou DIANE, demeurant à Titibougou, Commune 1 à Bamako, représentée par l’Association pour le progrès et la défense des droits des femmes (APDF) et l’Institut pour les Droits de l’homme et le Développement en Afrique (IHRDA), ayant pour conseils Maitres Gaye Sow, Ao Aj, Ad Ab et Eric As.
Requérante, d’une part,
Et
La République du Mali représentée par le Directeur Général du Contentieux de l’Etat Malien, sis à Au A 2000 Rue 385 Porte 315 Bamako-République du Mali, ayant pour Conseil la S.C.P
Défenderesse d'autre part ;
La Cour
Vu le Traité révisé instituant la Communauté Economique des Etats de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) du 24 juillet 1993 ;
Vu le Protocole du 06 juillet 1991 et le protocole additionnel du 19
janvier 2005 relatifs à la Cour de justice de la CEDEAO ;
Vu le Règlement de la Cour de justice de la CEDEAO en date du 03 juin
2002 ;
Vu la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin
1981 ;
Vu le Protocole de la Charte africaine relatif aux droits des femmes en
Afrique ;
Vu la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant (CADBE) ;
Vu la Convention sur l’élimination de toutes les formes de
discriminations à l’égard des femmes ;
Vu le Pacte International relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) ;
Vu la Requête principale de la requérante susnommée en date du 14
août 2017 et enregistrée au greffe le 13 septembre 2017 ;
Vu le mémoire en défense de l’Etat du Mali, en date du 31 octobre 2017
enregistré au greffe le 20 novembre 2017 ;
Vu le mémoire en réplique de la requérante en date du 11 décembre
2017 enregistré le 15 décembre 2017 au greffe de la Cour de céans ;
Vu les pièces du dossier ;
Oui les parties par l’organe de leurs conseils respectifs ;
Après en avoir délibéré conformément à la loi ;
I- FAITS ET PROCEDURE
1- Considérant qu’il résulte des pièces du dossier que Madame Aminata
Diantou DIANE est légalement mariée à Ag Ae depuis le 2 août 1998 et que de leur union, sont nés cinq enfants respectivement âgés de 18, 15, 12, 7 et 4 ans. Le 22 septembre 2013, son mari faisait un accident vasculaire cérébral (AVC) qui a nécessité plusieurs évacuations sanitaires à l'étranger. Ainsi, en Octobre 2013, il fut évacué à Tunis accompagné de son cousin Ah Av Ae. Revenu à Bamako en décembre 2013, il fit des séances de rééducation
à l’hippodrome avant d’être à nouveau évacué en février 2014 en Allemagne où réside son frère Ap Aa Ae.
2- En janvier 2014, un conflit naissait entre la requérante et la famille
du patient (notamment les trois frères de celui-ci) autour de la tutelle
des biens de ce dernier dont, entre autres, des comptes bancaires, une
société de gardiennage et des immeubles en location.
3- Pendant que le patient Ag Ae était absent et paralysé
(ne pouvant ni parler ni écrire), l’un de ses frères du nom de Ap
Am Ae présentait à Madame Aminata Diantou DIANE une
procuration prétendument rédigée par son frère malade, lui donnant le
pouvoir d’administrer les biens de ce dernier. Dans le même temps, les
trois frères de Ag Ae engageaient une procédure de divorce entre dame Aminata Diane et son mari tout en informant tous
les débiteurs de ce dernier, par le biais d’une procuration établie par un
Notaire, qu’ils étaient désormais les gérants des biens de leur frère.
4- Pour obtenir l’annulation de cette procuration, Madame Aminata
Diantou DIANE portait plainte le 29 juillet 2014 contre sa belle-famille
devant le Ministre de la Justice et devant le Tribunal de Grande Instance
de Kati. À ce jour, ces plaintes n’ont connu aucune suite.
5- Suite à une requête formulée par Sekou Samassa, magistrat de
profession et frère dudit patient, le Tribunal de grande instance de Kati
statuait par jugement N° 766 en date du 1” décembre 2014 en ces
termes :
……… rejette les fins de non-recevoir soulevées par les conseils de la défenderesse ;
Recoit en la forme la demande du requérant ;
Au fond, la déclare bien fondée, y faisant droit :
Constate l’état de démence de M. Ag Al Ae ;
Prononce l'ouverture de sa tutelle ;
Confie cette tutelle au demandeur Ap Aa Ae avec toutes
les conséquences de droit ;
Met les dépens à la charge du demandeur » ;
6- Suite à un appel de Mme Ae née Aminata Diantou Diané, la
Cour d’appel de Bamako se fondait essentiellement sur les dispositions
de l’article 726 du Code des personnes et de la famille qui énonce que
«la tutelle d’un homme marié ne peut pas être confiée à une autre
personne quand sa femme vit et jouit de toutes ses facultés mentales »,
pour rendre l’arrêt N° 2408/15 RG en date du 11 novembre 2015, libellé comme suit :
« Statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en
dernier ressort ;
En la forme, reçoit l’appel interjeté ;
Au fond, infirme le jugement entrepris ;
Statuant à nouveau :
Déboute Ap Aa Ae de sa demande comme mal fondée ».
7- Le 11 mars 2017, Mr Sekou Samassa se pourvoyait contre ladite
décision et ce recours fut par la suite rejeté comme irrecevable ;
8- À son retour d'Allemagne, le sieur Ag Ae fut transféré
par ses frères à Moribabougou. Son épouse Madame Aminata Diantou
DIANE et ses enfants y séjournaient auprès de lui pendant quelques
jours. Entre temps, dame Aminata Diantou Diané était suspectée de
tentative d’enlèvement de son mari par les frères de ce dernier et une
dispute suivie de violences et de voie de fait eut lieu.
9- Madame Aminata Diantou DIANE portait aussitôt plainte contre les
frères de son mari devant le Tribunal de la Commune 1 de Bamako pour
faux et usage de faux, violences et voies de fait, séquestration et
complicité. Une enquête fut ouverte sur instruction du Procureur près
ladite juridiction et un procès-verbal en a été dressé et déposé sans suite.
10- Le 30 juin 2015 entre 17h et 18h, ledit patient était évacué par ses
frères vers une destination inconnue. Le 06 août 2015, par le biais de son
avocat, Madame Aminata Diantou DIANE portait à nouveau plainte
contre ses beaux-frères et les policiers qui seraient responsables de violence à son domicile et de l’enlèvement de son mari. À ce jour, l'affaire n’a connu aucune suite devant le Tribunal de la Commune 1 de Bamako.
11- Par requête en date du 14 août 2017, la requérante saisissait la Cour
de justice de la CEDEAO en sollicitant ce qui suit :
- Une injonction de restituer à Madame Aminata Diantou DIANE
les sommes de 125.000 CFA représentant les frais de sommation
des locataires, 32.367.500 CFA représentant les loyers indument
percus par ses beaux-frères jusqu’au 31 juillet 2017 et 5.000.000
CFA au titre de la réparation morale.
- une injonction de promulguer une loi réprimant toutes les formes
de violence contre les femmes, d’organiser la formation de la
police, des procureurs, des juges sur l’application effective des lois
protectrices des droits des femmes contre la violence et autres
traitements dégradants, de créer des unités spécialisées au sein de
la police et des tribunaux pour s'occuper des cas de violence contre
les femmes ;
- une injonction pour l'adoption d’autres mesures législatives,
administratives, sociales et économiques nécessaires à l’élimination
de la violence et de toutes formes de discrimination à l’égard des
femmes ;
- une injonction pour la fourniture de services de soutien aux
femmes victimes de violence, y compris l'information, les services
juridiques et judiciaires, les services de santé et de conseil ;
- une injonction pour l'élaboration et la mise en œuvre des stratégies
de sensibilisation, d’éducation et de communication en vue de
l’éradication des coutumes, pratiques et stéréotypes qui légitiment
et exacerbent la persistance et la tolérance de la violence et de la
discrimination à l’égard des femmes ;
- toute autre injonction que le Cour estime appropriée.
II - MOYENS DES PARTIES
12- Selon la requérante, la responsabilité de l’Etat malien dans le cas
d'espèce est engagée non pas sur le postulat de la responsabilité civile (contractuelle ou délictuelle) mais par rapport aux droits et devoirs
contenues dans les conventions dont la violation est alléguée, à savoir :
- les articles 1, 3, 5, 7, 14, 18, 26 et 27 de la Charte africaine des
droits de l’homme et des peuples (charte africaine).
- les articles 2, 3, 4, 6, 8, et 25 du Protocole à la charte africaine relatif
aux droits des femmes en Afrique (protocole de Maputo).
- les articles, 4, 5 et 18 de la Charte africaine des droits et du bien-
être de l’enfant (CADBE).
- les articles 2 et 16 de la Convention sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination à l’égard des femmes.
- l’article 2 (3) du Pacte International relatif aux Droits Civils et
Politiques (PIDCP).
13- Selon la requérante, le défendeur n’a fourni aucun effort pour la
protéger face aux atteintes à ses droits par sa belle-famille et ce, au mépris de l’article 1 de la Charte africaine qui fait obligation aux États parties
de mettre en place des mécanismes qui produisent «le résultat
d’empêcher toute violation de la Charte africaine sur toute l’étendue de
leur territoire» et de « poursuivre les auteurs des violations, les juger, leur
infliger les peines requises par la loi et restituer les victimes ou leurs ayants droit dans leurs droits après que lesdites violations aient eu lieu. »
Cette obligation pèse sur l'Etat, que les auteurs des violations agissent à
titre officiel ou à titre purement privé.
14- Madame Aminata Diane Diantou soutient que le fait d’avoir été
dépossédée irrégulièrement de la gestion des biens de son mari au profit
de sa belle-famille viole également l’article 14 de la charte africaine. Selon elle, la coutume dont se prévaut sa belle-famille selon laquelle la
gestion des biens d’un époux peut être assurée par la famille élargie
lorsque l’époux ne jouit pas de toutes ses facultés intellectuelles et
physiques, légitime la discrimination à l’égard des femmes.
15- La requérante soutient également que le Mali n’apporte aucune
information de nature à justifier le retard énorme pris pour juger les
plaintes qu’elle a déposées. Selon elle, le fait de ne pas enquêter et juger
les violations alléguées compromet gravement la jouissance de ses droits
et entraine la responsabilité de l’Etat défaillant.
16- À cet égard, elle rappelle la Communication 74/92 (1995)-Commission
Nationale des Droits de l’Homme et des Libertés contre Ar, de la
Commission africaine des droits de l’homme et des peuples qui a déclaré
que « si un Etat néglige d'assurer le respect des droits contenus dans la Charte Africaine, cela constitue une violation de ladite Charte, même si
cet Etat ou ses agents ne sont pas les auteurs directs de cette violation ».
17- Ce point de vue a été réitéré dans la Communication 323/06 An
At for Personal Rights & INTERIGHTS contre Egypte, où la
Commission africaine a conclu que : «Le manquement à mener des
enquêtes efficaces sur les violations [basées sur le genre], menant à la
traduction des auteurs en justice, montre un manque de volonté à
prendre des mesures appropriées de la part de l'Etat, surtout lorsque ce
manque de volonté est étayé par des excuses comme l'absence
d'informations suffisantes pour mener une enquête appropriée. Enfin,
le fait de ne pas enquêter entraine la responsabilité internationale de
l'Etat défendeur, tant pour les crimes commis par des agents de l'Etat que
pour ceux commis par des particuliers. »
18- Madame Aminata Diane Diantou prie la Cour de céans de statuer
sur la présente requête en s’inspirant de cette jurisprudence de la
Commission. Elle précise que le fait pour le juge d'instruction de garder
dans l’oubliette la plainte du 27 octobre 2014 est une permission tacite
donnée à la belle-famille de la plaignante de continuer à garder en secret
son mari et à disposer de ses biens comme bon leur semble. Elle rappelle
qu’à ce jour, le juge d’instruction n’a pris aucune ordonnance à l’effet
d’inculper ses beaux-frères ou de les placer sous mandat de dépôt alors
qu’il n’a besoin d'aucune autorisation pour mener son instruction à
terme.
19- Selon elle, l’absence d'instruction pendant trois ans et trois
mois établit la violation du droit à ce que sa cause soit entendue conformément à l’article 7(1) de la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples. Pour elle, ce retard injustifié constitue en outre
une violation du droit à l’égale protection de la loi garantie par l’article 3 al 2 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Elle
souligne enfin le fait que les juridictions maliennes ont toujours statué
avec célérité sur les recours formés par ses beaux-frères, ainsi que le
témoigne la procédure relative à la demande de tutelle introduite par les frères Ae en 2014 devant le Tribunal de Première Instance de Ak
et qui a été jugée la même année.
20- Pour sa part, l’Etat malien invoque des moyens de forme et de fond
pour solliciter le rejet des prétentions de la requérante.
21- Sur la forme, l’Etat du Mali soulève essentiellement un moyen tiré de
l’irrecevabilité de la requête présentée. Pour justifier ce moyen, il se fonde
sur deux considérations à savoir que :
-l’Etat du Mali, comme tout sujet de droit, obéît aux règles et principes
traditionnels qui gouvernent la théorie générale de la responsabilité. A
ce titre, il invoque l’absence de contrat entre lui et Madame Aminata
Diane Diantou et de faute imputable directement ou indirectement à
lui, à ses démembrements ou à ses préposés.
- les voies de recours internes au sens de l’article 56(5) de la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples n’ont pas été épuisées par
la demanderesse avant de saisir la Cour de céans. Sur ce point, l’Etat du
Mali invoque une jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples selon laquelle l’épuisement des voies de recours
internes est une exigence du droit international.
22- Sur le fond, l’Etat du Mali fait valoir à l’audience publique de la Cour
tenue à Bamako le 24 avril 2018, que contrairement aux affirmations de
la requérante, le Patient Ag Ae n’est pas séquestré ni
porté disparu, mais il vit bel et bien avec sa famille notamment sa propre
femme Madame Aminata Diantou Diané (la requérante) et ses enfants.
23- L'Etat du Mali ajoute qu’en réalité, la requérante veut hâter la mort
de son mari pour jouir exclusivement avec ses enfants de l'héritage de ce
dernier. Il soutient également que les frères de ce dernier ont
gratuitement fait tout ce qui est de leur mieux pour soigner le patient.
24- S'agissant de la tutelle du patient, le défendeur précise que cette mesure a été confiée à un frère de ce dernier nommé Ap Aa
Ae et non à Sekou Samassa qui est juge d'instruction et non
Procureur comme le prétend la requérante.
25- S'agissant enfin de la justice, le défendeur a reconnu que la
requérante y a déposé quatre plaintes à savoir :
- une plainte datant de 2014 dirigée contre les frères dudit patient
pour faux et usage de faux ;
- une plainte en date du 11 mars 2015 concernant la perception de
certains loyers ;
- une plainte non assortie de constitution de partie civile adressée au
Procureur de la République près le tribunal de 1°° instance de
Bamako en date du 06 Août 2015 pour violence et voie de fait ;
- une demande de tutelle dudit patient ;
26- Le défendeur affirme qu’en tout état de cause, cette demande de
tutelle a été successivement examinée par la Cour d’appel et la Cour
suprême de Bamako comme en font foi les arrêts y afférents joints au dossier.
IV - ANALYSE DE LA COUR
En la forme
27- La Cour fait observer qu’en ce qui concerne la notion de
responsabilité, que celle-ci soit délictuelle ou contractuelle, est une
question de fond et non de forme ; qu’ainsi, elle ne saurait être invoquée
par un plaideur, ni être considérée comme un critère, pour apprécier la
recevabilité ou le rejet d’une action en justice.
28- En ce qui concerne la question de non épuisement des voies de
recours invoquée par le défendeur, il convient de rappeler les
dispositions de l’article 10 du Protocole additionnel en date du 1 1janvier
2005 amendant le Protocole de 1991 relatif à la Cour de céans, selon
lesquelles cette juridiction peut être saisie de toute action concernant une
violation des droits de l’homme pourvu que cette action ne soit pas
anonyme ou pendante devant une juridiction internationale.
29- Ainsi, dans l’affaire Af Aq contre la Gambie, la Cour,
toujours fidèle à sa jurisprudence, a jugé le 20 juin 2009 que « il n’est pas
nécessaire pour les requérants de commencer ou d’épuiser les recours internes comme condition préalable à l'accès à sa compétence. »
30- Il s’ensuit que les procédures initiées par la requérante devant les
juridictions maliennes, ne sont pas de nature à empêcher la Cour de céans à connaitre de l’affaire.
Au fond
31- La Cour doit à ce stade examiner le bien-fondé des deux moyens
principaux soulevés par la requérante en son action à savoir : la violation
du droit à la protection de sa personne entant que femme ainsi que celui
de sa famille d’une part, et, d'autre part, la violation du droit de faire entendre sa cause équitablement et dans un délai raisonnable. Ensuite,
la Cour examinera éventuellement la question de réparation.
a- Sur le moyen tiré de la violation du droit à la protection
32- Pour la Cour, l’obligation de protection des droits de la famille notamment la femme et l’enfant au sens de l’article18 de la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples, impose à l’Etat d’assurer,
de manière particulière, un traitement humain de cette catégorie de
personnes en raison de leur vulnérabilité. Il s’agit là d’une obligation
positive vis-à-vis de toute personne humaine, mais qui prend une
dimension particulière lorsqu’il s’agit d’actes dirigés contre la gent
féminine ou les enfants qui sont davantage exposés à toutes sortes de
menaces et de persécutions.
33- Dans le cas de l’espèce, il est acquis aux débats que contrairement
aux affirmations du défendeur, la requérante, en dépit de sa tentative de
résister, est privée (avec ses cinq (5) enfants) de cohabiter avec son mari
Ag Ae depuis le 30 juin 2015, date de retour de celui-ci
de l’étranger. Ce dernier se trouve dans un état de santé grave et
d’ailleurs, il a été évacué vers une destination inconnue de son épouse
par ses frères dont Ap Am qui réside en Allemagne. Sur ce point,
l’Etat du Mali, outre qu’il ne rapporte aucune preuve de ses déclarations
selon lesquelles le patient vit avec son épouse, ne conteste pas que la
requérante avait saisi depuis 2014 les autorités compétentes pour éviter
le déplacement de son mari vers une destination inconnue d'elle.
34- Aussi, la Cour relève -t-elle que les allégations de l’Etat malien selon
lesquelles la requérante use de tous les moyens afin de hâter la mort de
son mari dans le seul but de jouir exclusivement de l'héritage des biens
de ce dernier avec ses enfants, ne sont pas prouvés. La Cour note
d’ailleurs que ces allégations visent à créer le flou et à entretenir la
confusion dans l'appréciation de la réalité des faits.
35- La Cour observe au surplus qu’il n’est pas contester que l'épouse
dudit patient (et ses enfants) est, de fait, privée de la vie commune et de
la jouissance de certains biens de son mari à savoir les comptes bancaires
et les loyers de certains immeubles de ce dernier et ce, en dépit de l'arrêt
susvisé de la Cour d'appel de Bamako.
36- Eu-égard aux circonstances de la cause, il convient de retenir que la
requérante est fondée à dire que son droit à la protection, ainsi que celui de ses enfants a été violé.
b- Sur le moyen tiré de la violation du droit à faire entendre sa cause équitablement et dans un délai raisonnable
37- L'examen des pièces du dossier notamment la requête introductive
d'instance et ses annexes, ainsi que les débats ont révélé que le 27 octobre
2014, dame Aminata Diantou Diané avait saisi le Procureur de la
République près le TPI de la Commune 1 de Bamako d’une plainte
contre trois frères de son mari pour faux, usage de faux, violences, voies de fait et séquestration. Sur ordre dudit procureur, un officier de la police
judiciaire a ouvert une enquête en se contentant d’auditionner la
plaignante et le sieur Ap, un frère du mari de cette dernière. Un
procès-verbal d’enquête fut transmis audit Procureur sans aucune suite.
Le 11 mars 2015, la requérante saisissait ledit Procureur pour empêcher
son beau-frère le sieur Sekou Samassa de soigner son mari par des médicaments et des méthodes traditionnels en y recourant notamment à des marabouts, mais en vain. Le 06 août 2015, suite à des altercations
entre ses beaux-frères et elle, dame Aminata D. Diané portait à nouveau
plainte contre ces derniers devant ledit Procureur pour violences et
enlèvement de son mari. Cette plainte n’a connu aucune suite et à ce
jour, la requérante est dans l’impossibilité de retrouver son mari. Il y a
lieu de relever par ailleurs qu’en dépit de l’appel fait par la requérante et
de l’arrêt susvisé de la Cour d’appel de Bamako infirmant le jugement
N° 766 en date du 1” décembre 2014 par lequel le Tribunal civil de Kati
a confié la tutelle dudit patient à son frère Ap Aa Ae, ce
dernier et ses frères continuent d’administrer une bonne partie des biens
du sieur Ag Ae. Par contre, il ressort des pièces de la
procédure, que l'autorité judiciaire ne ménage aucun moyen pour faire
examiner avec diligence les plaintes formulées par la famille du patient
contre la requérante comme en témoignent le jugement sur la tutelle susvisé du tribunal de Kati et la citation en date du 08 mars 2018 servie
à la requérante pour comparaitre le 11 avril 2018 devant le Tribunal correctionnel de la Commune 1 du District de Bamako du chef de
dommages volontaires à la propriété mobilière du sieur Sekou Samassa.
38- Face à ces données factuelles, la Cour estime opportun de rappeler à
ce stade la raison d’être de l’exigence du « délai raisonnable » avant de
la restituer dans son contexte : les adages tant français (« justice rétive,
justice fautive ») qu’anglais (« justice delayed, justice denied ») expriment
de manière frappante la raison d’être de l’exigence de célérité dans les
procédures judiciaires tant nationales qu’internationales.
39- La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « le
caractère raisonnable d’une procédure s’apprécie de manière globale suivant les circonstances de la cause, en considérant certains critères, en
particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et
celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour les
parties ».
40- Aussi, la Cour considère-t-elle que le Pacte international relatif aux
droits civils et politiques invoqué par la requérante, n’énonce pas
seulement le droit à un recours effectif, mais prescrit dans le même temps
en son article 14 alinéa 2, le droit opposable aux Etats, « à être jugé sans
retard excessif ». De même, la Charte africaine des droits de l’homme et
des peuples prévoit expressément en son article 7 l’exigence d'accéder au
juge « dans un délai raisonnable ».
41- Relativement à cette exigence d'accéder au juge dans un délai raisonnable, la Commission africaine a estimé que « le défaut d’enquêter
efficacement sur les violations spécifiques, avec un résultat qui amènera
les auteurs en justice, montre un manque d'engagement à prendre les
mesures appropriées de l'Etat. En outre, le fait de ne pas enquêter
engage la responsabilité internationale de l’Etat défendeur ».
42- L'importance de ce droit oblige chaque Etat concerné d’aménager
son système judiciaire de manière à répondre à l’exigence d’une justice
prompte sous peine d'engager sa propre responsabilité.
43- Or, en l’espèce, il est acquis que la plupart des plaintes de la
requérante ci-dessus évoquées, ont connu sur le plan procédural, des
péripéties incompréhensibles qui frisent le déni de justice, pour avoir fait
l’objet de « classement sans suite» ou de renvois intempestifs sinon
injustifiés jusqu’à ce jour.
44- La Cour relève enfin, qu’après examen de tous les éléments de
réponse fournis par l’Etat du Mali, aucun fait ni moyen ne permet de
tirer une conclusion différente du présent cas. En clair, la défaillance du
système judiciaire du défendeur révèle des carences indubitablement
pourvoyeuses de responsabilité.
45- Il s'ensuit que le droit de la requérante, ainsi que celui de ses enfants
à faire entendre leur cause équitablement et dans un délai raisonnable, a été violé.
Sur la réparation
46- Sur ce point, la Cour relève qu’en l'absence d’éléments permettant
une évaluation exacte des préjudices éprouvés par la requérante, elle se
voit obligée d’user de son pouvoir d’appréciation souveraine pour fixer
de manière forfaitaire à 15 000.000 FCFA au titre de la réparation des
préjudices éprouvés par la requérante dans le cadre de la violation des
droits à la protection et à une justice dans un délai raisonnable.
47- Il convient également d’ordonner à l’Etat défendeur d’entreprendre
toutes les diligences nécessaires pour retrouver le sieur Ag Ae.
48- La Cour estime par ailleurs, que les demandes relatives à la révision
des textes législatifs ou administratifs de l’Etat défendeur, manquent de
pertinence ou ne se justifient pas.
Sur les dépens
49- Considérant que le défendeur a succombé et qu’en application des
dispositions de l’article 66 du Règlement de la Cour, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs,
Statuant publiquement, contradictoirement, en matière de violations de
droits de l’homme et en premier et dernier ressort,
En la forme
Rejette comme injustifiées les fins de non-recevoir soulevées par le défendeur ;
Au fond
Constate que le droit à la protection de dame Aminata Diantou Diané et son droit de voir sa cause entendue dans un délai raisonnable ont été
violés ;
Dit que l’Etat du Mali en est responsable et le condamne à payer à la
requérante la somme de 15.000.000 FCFA au titre de la réparation de
l’ensemble des préjudices éprouvés par cette dernière ;
Ordonne, en outre, à l’Etat défendeur d’entreprendre toutes les
diligences nécessaires pour retrouver le sieur Ag Ae.
Déboute la requérante du surplus de ses demandes ;
Condamne en outre l'Etat malien aux dépens.
Et ont signé :
- Honorable Juge Jérôme TRAORE Président
-Honorable Juge Yaya BOIRO Juge Rapporteur
-Honorable Juge Alioune SALL Membre
Assistés de Maitre Diakité Aboubacar Greffier