COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNITE ECONOMIQUE DES ETATS
DE L’AFRIQUE DE L'OUEST (CEDEAO)
En l’affaire
C AJ ET UN AUTRE c. REPUBLIQUE DU MALI
Requête No: ECW/CCJ/APP/09/18, Arrêt N°ECW/CCHJUD/05/21
ARRÊT
09 mars 2021 C AJ ET
MADAME Z X AL
CONTRE
ETAT DU MALI
COMPOSITION DE LA COUR:
Hon. Juge Gberi-Gbè OUATTARA
Hon. Juge Dupe ATOKI
Hon. Juge Januaria T. Silva Moreira COSTA
ASSISTES DE:
Me. Athanase ATANNON
REPRESENTATION DES PARTIES:
Maitre Moussa Maiga
Magatte A. Seye
Balla Seye
Mr Youssouf Diarra,
Directeur général du contentieux de l’Etat REQUERANTS
DEFENDEUR
- Président
- Membre/Juge Rapporteur
- Membre
- Greffier en chef adjoint
- Conseil des Requérants
- Avocat du défendeur ARRÊT:
La Cour rend l'arrêt que voici.
DESCRIPTION DES PARTIES:
1. Les requérants, le sieur C AJ et dame Z X AL
(appelés respectivement et collectivement ler et 2ème requérant dans le
présent arrêt), sont des ressortissants maliens domiciliés à Gao au Mali.
2. La requête est formée contre la République du Mali (appelée défenderesse
dans le présent arrêt), un Etat membre de la CEDEAO et signataire de son
Traité.
INTRODUCTION
3. L'objet du litige est né de l'allégation des requérants tiré du fait que l’Etat
défendeur a violé leurs droits de propriété par l’acquisition forcée de leurs
terres sans les informer au préalable ou en leur versant une quelconque
indemnisation.
PROCEDURE DEVANT LA COUR
4. Le requête introductive d'instance a été déposée le 22 janvier 2018 et
signification faite à la défenderesse le 7 février 2018.
5. N'ayant pas produit de mémoire en défense dans le délai imparti, la défenderesse
a déposé une demande de prorogation de délai le 7 mars 2018. Le 14 mai 2019,
la Cour lui accorda deux semaines pour produire son mémoire en défense lors
de l'examen de la requête.
6. Le mémoire en réponse de la défenderesse a été déposée le 31 mai 2019 et
notifié aux requérants, qui ont ensuite produit leur réplique le 24 juin 2019. La
signification de la réplique a été faite à la défenderesse le 28 juin 2019,
7. La Coura tenu des audiences sur l'affaire le 28 juin 2019 et le 9 décembre 2019.
À cette dernière date, la Cour, se fondant sur l'article 58 du règlement, a ordonné
des mesures d’instructions prévues par l'article 45 de son règlement. Elle a
ordonné au greffe de la Cour de désigner un expert en matière d'évaluation des
biens immobiliers pour procéder à une évaluation des biens litigieux et en
présenter un rapport à la Cour dans un délai de deux mois.
8. L'expert en évaluation immobilière a été désigné le 10 janvier 2020, et son
rapport d'évaluation a été déposé au greffe de la Cour le 29 janvier 2021.
ARGUMENTS DES REQUERANTS
a) Exposé des faits
9. Dans leur requête déposée le 5 février 2018, le premier requérant soutient qu'il
est propriétaire d’une parcelle de terrain de | ha 2a 76ca objet du titre foncier
n° 1788 du Cercle de Gao. Le second requérant est propriétaire d'un terrain
enregistré sous le numéro 1787 du Cercle de Gao, d'une superficie de 1 ha 2a 76ca. Ces deux parcelles de terrain sont contigües et sont situées au Quartier
Château EST dans la ville de Gao.
10.Les requérants, qui sont des commerçants, déclarent avoir conçu des projets
de développement à exécuter sur les deux parcelles. Ils affirment que, alors
qu'ils s'apprétaient à mettre en valeur lesdites parcelles, ils ont été surpris par
la présence sur lesdites parcelles de la Mission intégrée et multidimensionnelle
des Ac Ad pour la Stabilisation du Mali (MINUSMA), qui y
entreprend des travaux de construction.
11.Le ministère de l’huissier de Justice à GAO a été requis à l’effet de constater
cette occupation. L'Huissier accompagné d'un agent de l’Institut
Géographique du Mali, a constaté que les aménagements de la MINUSMA ont
empiété sur une superficie de 39a 22ca de la parcelle appartenant au premier
requérant.
12.Le premier requérant a également saisi la MINUSMA à Gao pour dénoncer
cette occupation tout en lui demandant de délaisser les lieux, Pour toute
réponse la MINUSMA a remis une lettre n°0223/MDEAFP-SG en date du 19
mai 2014 de Monsieur le Ministre des Affaires Etrangères portant affectation
de parcelles de terrains au profit de la MINUSMA.
13. Les requérants arguent que l'approbation de l'attribution des terrains non bâtis
leur appartenant, au ministère des Affaires étrangères pour les besoins de la
MINUSMA à GAO, est illégale et porte atteinte à la propriété privée.
14.1ls affirment en outre que courant juin 2016, les travaux de construction de la
MINUSMA ont couvert la totalité de la parcelle leur appartenant et que,
malgré les protestations, la MINUSMA a continué de plus bel son occupation
des lieux.
15.Les requérants affirment par ailleurs, avoir consenti d’énormes efforts pour
informer le ministre des affaires étrangères de cette occupation illégale et
demander réparation pour perte et préjudice subis, Ils ont également demandé
une indemnité compensatoire de loyer. Malgré les engagements pris par le
ministre des affaires étrangères de prendre des mesures pour leur donner suite
à ce sujet, deux ans après, aucune mesure n'a été prise par la défenderesse pour
indemniser les requérants.
16. Les requérants restent impuissants lorsqu'ils se rendent compte qu'ils ont perdu
leur propriété immobilière au profit du gouvernement. Ils affirment avoir subi
des tourments moraux, psychologiques, physiques et financiers, ainsi qu'un
préjudice réel et grave, la défenderesse leur ayant refusé toute forme
d'indemnisation.
b) Moyens de droit
17. Les requérants se fondent sur les moyens de droit ci-après:
i. Article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH et
l’article 14 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples (la
Charte) relative au droit de propriété.
il. Article 13 de la Constitution du Mali.
iii. Article 293 du code domanial et foncier du Mali
iv. — Article 295 du code domanial et foncier du Mali
c) Conclusions des requérants
18. Les requérants formulent les prétentions ci-après :
i. Constater la violation par l’Etat du Mali de leurs droits à la propriété;
ii. Condamner l’Etat du Mali à verser la somme de cent cinquante millions de
francs CFA (350000 000 FCFA) au premier requérant à titre de
compensation.
iii. Condamner l’Etat du Mali à verser la somme de cent cinquante millions de
francs CFA (350 000 000 FCFA) au deuxième requérant à titre de
compensation.
iv. Mettre les dépens à la charge de l’Etat du Mali.
ARGUMENTS DE LA DEFENDERESSE
a) Exposé des faits 19.La défenderesse soutient que le 1 juillet 2013, le Gouvernement de la
République du Mali a conclu un accord avec l’Organisation des Ac Ad
relatif au statut de la Mission Multidimensionnelle intégrée des Ac Ad
pour la Stabilisation au Mali (MINUSMA). En application de cet accord, le
Gouvernement de la République du Mali a fourni à la MINUSMA, les
emplacements destinés à l’installation de l’état-major, des camps et autres
locaux requis pour conduire des activités opérationnelles et administratives de
ladite mission.
20.La défenderesse ne nie pas le fait que les parcelles de terrains affectées au
ministère des Affaires étrangères aux fins de la MINUSMA appartiennent aux
requérants et qu'ils sont les détenteurs des titres fonciers n° 1788 et 1789.
21.La défenderesse confirme être au courant du fait que le 06 septembre 2016, le
premier requérant a adressé une demande de réclamation de parcelle et
d’indemnisation au Ministre des Affaires Etrangères, de l’Aj
Ai et de la Coopération Internationale.
22. Toutefois, elle soutient que le contentieux qui oppose les requérants à l’Etat
du Mali est un contentieux foncier né éventuellement d’une erreur de
positionnement des différentes parcelles et non d’une volonté d’occupation
d’une quelconque propriété des requérants, qui peut trouver un règlement par
une simple reconnaissance sur les terrains.
23. La défenderesse soutient, qu’en tout état de cause, qu’il s’agit d’un différend
foncier opposant l’Etat à des particuliers qui ne peut être qualifié de violation
des droits de l’homme.
24.S’agissant de la demande compensation formulée par les requérants, la
défenderesse soutient que demander à la Cour de céans de condamner l’Etat
du Mali à payer 350 000 000 francs CFA n’est pas objectif et raisonnable.
Elle soutient qu’au moment où les requérants ont acquis les parcelles de
terrains en 2011, elles ont été cédées à un million trois cent quatre-vingt-sept
mille deux soixante francs CFA (1 387 260 FCFA ) la parcelle. Elle ajoute qu’il
s’agit de parcelles non bâties n'ayant fait l’objet d’aucune mise en valeur par
les requérants et non évaluées.
25. Flle conclut en exhortant la Cour à les débouter de leur demande comme étant
mal fondée.
COMPETENCE
26. La défenderesse a soulevé une exception d’incompétence de la Cour au motif
que l’affaire n’est pas qualifiable de violation des droits de l’homme, car il
s’agit d’un différend entre l’Etat et des particuliers. Pour leur part, les
requérants ne sont pas prononcé sur ce point de l’exception.
27.L'’article 9, al. 4 du protocole additionnel confère compétence à la Cour et
dispose: « La Cour est compétente pour connaître des cas de violation des
droits de l'Homme dans tout Etat membre ».
28. La Cour note que l'objet du litige porte sur une allégation d'expropriation des
parcelles de terrains des requérants, qui relève de l'article 14 de la Charte
africaine.
29. La Cour prend note de l'argumentaire de la défenderesse dans ses écritures, où
elle affirme que le litige oppose des particuliers à l'État et ne doit pas être
qualifié de violation des droits de l'homme. À propos de cette affirmation, la
Cour rappelle sa jurisprudence dans laquelle elle a jugé qu'une simple
invocation de la violation des droits de l'homme par un requérant suffit pour
qu’elle se déclare compétente pour connaître d’une l'affaire. Dans l'affaire
KAREEM MEISSA WADE ce REPUBLIQUE DU SENEGAL,
ECW/CCJH/JUD/19/13, PG. 259 PARA. 95 (3), la Cour a jugé: « Toutefois le
fait d'invoquer simplement une violation des droits de l'homme en l'espèce
suffit à établir la compétence de la Cour pour connaître de l'affaire ». Voir
l'affaire SERAP c. FRN ET 4 AUTRES ECW/CCJ/JUD/16/14; Voir également
l'affaire AH Y c. MALI (2011) CCJELR PG. 57 ET DR. GEORGE
S. AI c REPUBLIQUE DU LIBERIA ET 3 AUTRES
30.Fn l'espèce, les requérants allèguent que la défenderesse a violé leurs droits de
propriété. En vertu des dispositions de l'article 9, al. 4, du protocole
additionnel, ces allégations pouvant être qualifiées de violations des droits de
l'homme, la Cour est suffisamment compétente pour connaître de la requête.
31. Au regard de ce qui précède, la Cour se déclare compétente pour connaître de
la requête et déboute par conséquent la défenderesse de son exception.
RECEVABILITE
32.La Cour déclare la requête recevable.
AU FOND
De la violation du droit à la propriété
Analyse de la Cour
33. L'article 14 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples garantit
le droit à la propriété dispose:
« Le droit de propriété est garanti. H ne peut y être porté atteinte que
par nécessité publique ou dans l'intérêt général de la collectivité, ce,
conformément aux dispositions des lois appropriées ».
34. Pour mieux apprécier les arguments des deux parties, il est nécessaire à ce stade
de définir le terme "propriété". La Cour européenne des droits de l'homme
(CEDH) a estimé que :
« En considérant les dispositions de l'article ! du Protocole n° ! de la
Cour européenne des droits de l'homme, la notion de propriété ou de
bien est interprétée de manière très large. Elle couvre une série
d'intérêts économiques qui comprennent : les biens meubles ou
immobiliers, les intérêts matériels ou immatériels, tels que les actions,
les brevets, une sentence arbitrale, le droit à la pension, le droit
d'exercer une profession, le droit d'un propriétaire au frais de lover,
il les intérêts économiques liés à la gestion d'une entreprise ». Voir
l'affaire CENTRO EUROPA 7 SRL AND AK Ag c.
ITALIE (REQUÊTE NO. 38433/09) ARRÊT STRASBOURG 7
Juin 2012.
La Cour a également fait sienne cette définition dans l’arrêt ASSOCIATION DES
ANCIENS EMPLOYES DE TELECOM NIGERIA c. REPUBLIQUE FEDERALE
DU NIGERIA ET AUTRES, ECW/CCJ/JUD/20/19 NON PUBLIE.
35.En l'espèce, le premier requérant soutient qu'une parcelle de terrain d’une
superficie de | ha 2a 76ca lui avait été attribuée et objet du titre foncier numéro
1788 du Cercle de GAO. Le second requérant invoque également l'attribution
d'une parcelle de terrain d'une superficie égale à 1 ha 2a 76ca, objet du titre
foncier n° 1787 du Cercle de GAO. Ces deux parcelles de terrain sont contigües
et sont situées au Quartier Château EST dans la ville de Gao. Selon la définition
ci-dessus, l'objet du litige porte bien sur un bien immobilier, il s'agit d'un bien
qui relève de la notion de propriété et qui est donc classé comme tel.
36. Après avoir établi que l'objet du litige contenu dans la demande des requérants
porte sur la propriété, il est maintenant nécessaire d'analyser la disposition et le
contenu de l'article 14 de la Charte au regard des faits exposés par les deux
parties. L'article 14 s'explique en trois volets: 1) Il fait obligation aux Etats
parties de respecter et de protéger le droit de propriété de tous et de garantir la
jouissance effective de ce droit. 2) Toutefois, ce droit n’est pas absolu, il permet
l’ingérence de l’Etat dans la jouissance effective du droit à la propriété
conformément aux dispositions de lois appropriées- nationales ou
internationales 3) Le droit d’ingérence n’est pas également absolu, il est prévu
deux garde-fous dans son exercice qui sont: a) L’ingérence doit se faire dans l’intérêt du public ou dans l'intérêt général de la collectivité; la légitimité de la
finalité, et b) l’ingérence doit se faire conformément aux dispositions des lois,
c'est-à-dire la constitutionnalité de la loi. L'application des garanties de la
finalité et la constitutionalité de loi est cumulative, c'est-à-dire que le non-
respect de l'une d'entre elles équivaut à la violation de l'article 14.
37. Pour déterminer si la défenderesse a violé ce droit, les faits doivent établir ce
qui suit:
a) Que le requérant a un intérêt patrimonial ou un droit sur ledit bien.
b) Qu’il y a eu empiètement sur le bien par la défenderesse.
c) Que l’empiètement vise l'intérêt public.
d) Que l’ingérence s’est effectuée conformément aux dispositions de lois.
a) Preuve de l’intérêt patrimonial des requérants sur lesdits biens.
38.Le signe distinctif d'une violation de propriété est la preuve de la propriété.
Tout demandeur, personne physique ou morale, doit être en mesure de
démontrer l'existence d'un droit de propriété sur les biens en cause afin d’être
considéré comme une victime au sens de la Charte.
39. Les écritures versées au dossier et les preuves documentaires établissent
clairement leurs intérêts patrimoniaux et leur droit sur les biens litigieux
découlant de l'autorité de la défenderesse et confirmés par leur inscription au
registre foncier de la défenderesse. En effet, la défenderesse n'a pas nié le fait
que les requérants soient les détenteurs légaux des parcelles de terrain objet de
titre fonciers n° 1788 et 1789. Le droit de propriété des requérants n'étant pas contesté par la défenderesse, la Cour s'empresse de considérer que celui-ci a
été établi en faveur des deux requérants qui ont démontré l'existence d'un droit
sur les biens immobiliers énumérés,
b) La preuve de l’empiètement sur lesdits biens par la défenderesse.
40. Alors que la Cour est convaincue que les requérants ont établi leurs intérêts
patrimoniaux dans ladite propriété, ils doivent également prouver que la
défenderesse a entravé la jouissance pacifique de leurs droits en leur refusant
l'usage desdites parcelles de terrain. C'est le cas des requérants qui ont
soudainement remarqué la présence de la MINUSMA sur leur propriété et
lorsqu'ils ont confronté les responsables, ceux-ci brandirent une lettre du
ministère des affaires étrangères montrant que les parcelles de terrain leur ont
été attribuées (MINUSMA). Il importe de constater que la défenderesse n'a
pas nié ce fait. Elle a plutôt attribué l'acte à une erreur, qu'une nouvelle
délimitation permettra de corriger. L'intrusion sur les terres par la MINUSMA
est une privation claire de facto de la jouissance paisible de la propriété des
requérants.
41.En examinant ce point, la Cour fait sienne l’opinion exprimée par la CHDH
qui dit :
« L'essence de la privation de propriété est l'extinction des
droits légaux des propriétaires. Toutefois, la Cour ne se contente
pas de constater l'existence d'une expropriation ou d’un
transfert de propriété formel, mais vérifie également les faits de
l'espèce pour déceler toute expropriation de fait éventuelle ».
(DROIT A LA PROPRIETE EN VERTU DE LA CONVENTION
EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME- PRECIS DES
DROITS DE L'HOMME NO 10,
42. Le fait que les travaux de construction d'une autre partie soient en cours sur les
parcelles de terrain des requérants est la preuve d'une affectation effective de
leur propriété et n'est rien d'autre qu'une ingérence de fait qui a entravé leur
jouissance paisible des parcelles. En substance, les requérants ont été
dépossédés de leur propriété immobilière et empêchés d'ériger toute
construction de leur choix.
43.Cette allégation d'ingérence n'étant pas contestée par la défenderesse, la Cour
estime que les requérants ont prouvé que celle-ci a entravé la jouissance paisible
desdits biens et qu'elle viole donc l'article 14 de la Charte.
c) Preuve que l’ingérence s’est effectuée conformément aux dispositions de
lois appropriées.
44. Même si l'exigence de légalité est la dernière condition prévue par l'article, il
est impératif que l'ingérence dans le droit de propriété satisfasse d'abord à
l'exigence de légalité.
45.Pour déterminer si la défenderesse a agi conformément à la loi lorsqu'elle a
confisqué les biens des requérants, il est nécessaire de reproduire à nouveau la
disposition de l'article 14 de la Charte, qui est similaire à l'article 17 de la
DUDH sur lequel se fonde la présente requête. L'article 14 de la Charte
dispose:
«Le droit de propriété est garanti. Il ne peut y être porté atteinte que par nécessité publique ou dans l'intérêt général de la collectivité, ce, conformément aux dispositions des lois appropriées». Surlignement notre
46. Le principe de légalité est inhérent à l'ensemble de la Charte et doit être respecté,
nonobstant l'autre condition contenue à l'article 14. Cela est d'autant plus
nécessaire qu'aucun acte ne peut survivre dans l'illégalité, ce qui est bien
représenté par l’expression latine : Ex twrpi causa non-oritur actio (la fraude
défait tout).
47.La Cour va à présent se pencher sur l'exigence de légalité de la loi, à savoir si
l'ingérence était conforme à la loi. L'expression « conformément aux
dispositions de loi appropriées » a pour but de garantir que l'autorité législative
ou judiciaire nationale limite les possibilités d'atteintes arbitraires aux droits par
l'exécutif. Dans l’affaire FESTUS AO. OGWUCHE c. REPUBLIQUE
FEDERALE DU NIGERIA ECW/CCJ/JUD/02/18 @ pg. 23, la Cour a jugé que
« Le principe de la légalité est un aspect fondamental de tous les
instruments internationaux des droits de l'homme, et partant, de
l’état de droit en général. C'est une garantie fondamentale
contre l'exercice arbitraire des pouvoirs par l'Etat. Par ce motif,
toute restriction aux droits de l'homme doit être « prévue » ou
« énoncée » par la loi ».
48.En examinant si l'ingérence alléguée est conforme à la loi, la Cour doit d'abord
identifier la loi en vertu de laquelle la défenderesse a agi. En ce sens, la Cour
note que les requérants ont produit devant la Cour trois lois régissant
l'expropriation de parcelles de terrain dans l'État du défendeur. 1) Aux termes
de l’Article 13 de la Constitution du Mali: « Le droit de propriété est garanti.
Nul ne peut être exproprié que pour cause d'utilité publique et contre une juste
et préalable indemnisation ». 2) L'article 293 du code domanial et foncier du
Mali précise que « L'expropriation pour cause d'utilité publique s'opère par
autorité de justice. Nul ne peut être exproprié si ce n'est pour cause d'utilité
publique et moyennant une juste et préalable indemnité ». 3) L'article 295 du
même code ajoute que « ne peut être prononcée qu'autant que l’utilité
publique a été déclarée et constatée dans les formes décrites aux articles
49. En fait, l'effet conjugué de ces articles est le suivant : l'expropriation n'a lieu
que lorsque : 1) elle est effectuée selon les prescriptions des textes ; 2) elle est
d'utilité publique ; 3) moyennant le paiement d'une indemnité juste et
préalable; 4) une déclaration dans la forme prescrite de l'usage public prévu,
50.Les requérants soutiennent qu'aucune de ces conditions préalables n'a été
respectée avant l'expropriation. Ils affirment que la défenderesse ne les a pas
informés avant l'occupation du terrain. En effet, c'est leur confrontation avec
la MINUMSA qui a donné lieu à une lettre n° 0223/MDEAFP-SG du 19 mai
2014 écrite par le ministère des Affaires étrangères lui accordant le droit
d’établir son Etat-major. En outre, les requérants insistent sur le fait qu'aucune
utilité publique n'a été déclarée dans les formes prescrites et qu'aucune
indemnisation n'a été versée avant l'expropriation.
51.La défenderesse ne nie pas que les requérants n’aient pas été notifiés et
qu'aucune indemnité n'ait été versée, mais elle a plutôt mis en doute le montant
de l'indemnité demandée étant donné qu'aucune évaluation du bien n'a été
effectuée par les requérants.
52.Au vu de ce qui précède, la Cour constate que la défenderesse n'a pas agi
conformément aux dispositions de la loi et juge donc qu'elle a violé l'article 14
de la Charte.
d) Preuve que l’empiètement a été effectué dans l'intérêt public ou dans l’intérêt
général de la collectivité.
53. Bien que l'exigence de légalité soit la dernière condition prévue à l'article 14, la
Cour a déjà jugé que l'application des deux dernières conditions de l'article est
cumulative. C'est-à-dire qu'une violation de l'une d'entre elles est une violation
de l'ensemble de la disposition. À cet égard, la Cour fait sien l'avis de la CEDH
qui accorde la priorité à la légalité de la loi sur les autres conditions :
Lorsque la Cour établit que l’ingérence dans un droit de propriété est
incompatible à la loi, elle n'a pas besoin de se pencher sur la question
de la légitimité de l'objectif poursuivi par l'Etat ou celle de la
proportionnalité. En pareil cas, en effet, il y a automatiquement une
violation de l’article 1 du Protocole n°1de la Convention (qui est
similaire à l'article 14 de la Charte) de sorte qu'il est inutile pour la
Cour d’examiner si cette ingérence illégale vise un but légitime ».
(DROIT A LA PROPRIETE EN VERTU DE LA CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME- PRECIS DES DROITS
DE L'HOMME NO 10. PAGE 15).
54. Au regard de ce qui précède, et ayant jugé que l'ingérence de la défenderesse
est incompatible à la loi et donc illégale, la Cour ne procédera donc pas à
l'examen de la question de savoir si elle répond à l'exigence d'utilité publique.
L'expropriation des biens des requérants sans une indemnisation juste et
préalable viole-t-elle leur droit de propriété ?
55. L’argumentaire des requérants est que, suite à l'expropriation de leur propriété,
aucune indemnisation n'a été versée avant et après l'acte ; par conséquent, ils
soutiennent que la défenderesse a violé leur droit à la propriété. La défenderesse
ne réfute pas cette allégation.
Analyse de la Cour
56. L'exigence de paiement d'une indemnisation en cas de violation du droit à la
propriété et lorsque la confiscation a été établie est un piège sans fin pour la
défenderesse car, quel que soit le sens qu’on lui donne, l'indemnisation est
obligatoire. Dans l’hypothèse où l'intervention est licite, c'est-à-dire qu'elle
répond à la légalité de la loi et à la légitimité de la finalité, le requérant a toujours
droit à une indemnisation lorsque la resfitutio in integrum n'est pas possible.
Inversement, lorsque l'intervention est illégale, il va de soi que l'indemnisation
soit impérative pour remédier au préjudice du fait des aménagements effectués
sur l’immeuble et aux autres coûts liés à l'action de la défenderesse.
Trad : [Masse
S7.En outre, lorsque l'État a jugé nécessaire d'acquérir obligatoirement un bien
appartenant à un particulier ou à un groupe de personnes, il est censé en avertir
préalablement cet individu ou ce groupe et lui offrir une indemnisation dans les
plus brefs délais. Voir l'arrêt de la Cour africaine des droits de l'homme et des
peuples (CADHP) dans l'affaire COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE
L'HOMME ET DES PEUPLES c. KENYA, REQUÊTE N° 006/2012, ARRÊT
DU 26 MAI 2017, dans lequel il est dit : « La Cour conclut qu'en expulsant les
Ogiek de leurs terres ancestrales contre leur gré, sans consultation préalable
et sans respecter les conditions d'une expulsion pour cause d'utilité publique,
l'Etat défendeur a violé leurs droits à la terre tels qu'ils sont définis ci-dessus
et tels qu’ils sont garantis à l'article 14 de la Charte ».
58.Les principes et lignes directrices sur la mise en œuvre des droits économiques,
sociaux et culturels dans la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples
saisissent l'essence même de l'obligation de l'État et du droit d'un requérant en
ce qui concerne la propriété d'un bien et étayent toute l'analyse présentée ci-
dessus par la Cour. Ces principes affirment que les Etats parties ont l’obligation
de :
a. « Garantir la jouissance pacifique des biens et la protection contre
toute expulsion forcée. Cette obligation implique que l’Etat doit
protéger la jouissance de ces droits sous toutes ses formes de
l’ingérence de tierces parties et de ses propres agents.
b. Définir légalement les modalités d'acquisition, de nationalisation ou
d'expropriation de propriété basées à tout moment sur l'intérêt public.
c. Garantir que “par nécessité publique ou dans l’intérêt général de la
collectivité”, selon les termes de la Charte signifie répondre aux objectifs d'intérêt public légitimes comme une réforme ou des mesures
économiques destinées à instaurer une plus grande justice sociale,
d. Garantir la participation effective du public et la transparence dans
tout processus d'acquisition.
e. S'assurer que la compensation en contrepartie d’une acquisition
publique de propriété fasse l'équilibre entre les droits de l'individu et
les intérêts plus étendus de la société. En général la compensation doit
raisonnablement être équivalente à la valeur marchande de la
propriété acquise. Toutefois, dans certaines 20 circonstances, l'intérêt
public pourrait requérir une indemnisation inférieure à la valeur
marchande ou, exceptiomnellement aucune indemnisation du tout ».
59. Ayant constaté qu'aucune indemnisation n'a été versée aux requérants avant ou
après l'empiètement sur leur propriété, la Cour conclut que le fait que la
défenderesse n'ait pas indemnisé les requérants porte atteinte à leur droit à la
propriété en violation de l'article 14 de la Charte.
REPARATIONS
60. Les requérants affirment qu'à la suite de la négation de leur droit de propriété,
ils ont subi un préjudice moral, c'est-à-dire des tourments psychologiques,
physiques et financiers. Ils demandent ensuite à la Cour d'octroyer trois cent
cinquante millions de francs CFA (350 000 000 FCFA) à chacun, pour les
préjudices subis. Par ailleurs, la défenderesse soutient que l'indemnisation
demandée n'est ni objective ni raisonnable.
Analyse de la Cour
61.Selon un principe établi du droit international et de la jurisprudence de la Cour,
lorsqu'un État a été jugé coupable de violation des droits d'une ou de plusieurs
personnes, il doit prendre des mesures pour assurer des recours effectifs à la ou
les victimes, y compris la restitution et l'indemnisation. Voir l’affaire
B AG ET AUTRES c. RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU
NIGÉRIA ET 3 AUTRES, AFFAIRE NO. ECW/CCJI/APP/10/06 (2004-2009)
CCJ ELR : et la décision de la CADHP dans l’affaire AM
Aa Ae A c. RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
(REPARATIONS)(2014) 1 CADHP 72, $ 29
62. À la lumière de sa conclusion tirée du fait que l'État défendeur a violé les droits
des requérants à la propriété, en violation de la Charte et de la DUDH, la Cour
juge que les requérants ont droit à une indemnisation.
63.La réparation pour violation du droit d'un requérant comprend, entre autres, la
restitution et l'indemnisation. La restitution dans ce cas implique le
rétablissement des requérants, dans la mesure du possible, dans le statu quo.
Compte tenu du fait que les immeubles en question sont déjà occupés par des
services de la MINUSMA, une telle ordonnance est devenue inutile. La Cour
cherchera plutôt à octroyer une indemnisation en valeur du prix actuel du
marché des terrains et une somme appropriée en réparation du préjudice moral
subi en raison du manque d'utilisation des biens.
64.En calculant l'indemnité payable, la Cour a noté que la défenderesse soutient
que l'indemnité réclamée n'est ni objective ni raisonnable. En sus, les requérants
n'ont pas fourni de rapport d'évaluation à l'appui du montant de trois cent cinquante millions de FCFA (350 000 000 FCFA) réclamé. Compte tenu de
cette lacune et dans l'intérêt de la justice, la Cour, dans l'exercice de son pouvoir
en vertu de l'article 45 du règlement, a ordonné au greffe, le 9 décembre 2019,
de désigner un expert chargé de procéder à une évaluation professionnelle de la
valeur marchande des biens en question.
65. Un expert (EI Af Ah Ab) auquel les deux parties se sont soumises
en exécution de l'ordonnance de la Cour, a présenté un rapport dans lequel la
valeur actuelle de chaque parcelle de terrain est estimée à deux cent quatre-
vingt-huit millions quatre cent onze mille deux cents FCFA (288 411 200
FCFA). Cela est dû au fait que les dimensions des deux terrains sont les mêmes,
ils ont done chacun la même valeur.
66. La Cour adopte le rapport d'évaluation de l'expert et condamne en conséquence
la défenderesse à verser à chaque requérant la somme de deux cent quatre-vingt-
huit millions quatre cent onze mille deux cents FCFA (288 411 200 FCFA),
correspondant à la valeur marchande actuelle des terrains acquis de force.
67.La Cour octroie également la somme de dix millions de FCFA (10.000.000
FCFA) à chaque requérant, en réparation du préjudice moral qu'il a subi du fait
de la privation de jouissance de ses biens acquis de force par la défenderesse.
DES DEPENS
68. L'article 66, al. 1, du règlement dispose : « Il est statué sur les dépens dans
l'arrêt ou l'ordonnance qui met fin à l'instance ».
69. L'article 66, al.2, du règlement de la Cour dispose : « Toute partie qui
succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens ».
70,Les requérants prient la Cour de condamner la défenderesse aux entiers
dépens. La défenderesse, pour sa part, n'a pas présenté de conclusions sur les
dépens.
71. Aux termes des dispositions de l'article 66, al, 2, du règlement, les requérants
doivent présenter une demande relative aux dépens avec le détail des dépenses
engagées pour l’instance devant la Cour. En l'espèce, les requérants n'ont pas
fourni de tels détails. La Cour ordonne donc au greffier en chef de procéder au
calcul des dépens.
DISPOSITIF DE L’ARRÊT
Par ces motifs, la Cour siégeant en audience publique et contradictoirement à
l’égard des parties:
De la Compétence:
i. Dit qu’elle est compétente pour connaître de l’affaire.
De la recevabilité:
ii. Déclare la requête recevable Au fond:
iii. Conclut que la violation des droits de propriété des requérants par la
défenderesse est contraire à l'article 14 de la Charte ;
Des réparations:
Condamne
iv. La défenderesse à verser au premier requérant la somme de deux cent quatre-
vingt-huit millions quatre cent onze mille deux cents FCFA (288 411 200
FCFA), à titre d'indemnisation pour violation de son droit de propriété :
v. La défenderesse à verser à la deuxième requérante la somme de deux cent
quatre-vingt-huit millions quatre cent onze mille deux cents FCFA (288 411
200 FCFA), à titre d'indemnisation pour violation de son droit de propriété ;
vi. La défenderesse à verser au premier requérant la somme de dix millions de
FCFA (10.000.000 FCFA), en réparation du préjudice moral à lui causé ;
vil. L'Etat défendeur à verser à la deuxième requérante dix millions de FCFA
(10.000.000 FCFA), en réparation du préjudice moral à elle causé.
De l’exécution et du rapport d'exécution:
viii. Ordonne à l'Etat défendeur de soumettre à la Cour, dans un délai de trois (3)
mois à compter de la date de notification du présent arrêt, un rapport sur les mesures prises pour l’exécution des ordonnances prononcées dans le présent
arrêt.
DES DEPENS
ix La Cour ordonne au greffier en chef de procéder au calcul des dépens.
Et ont signé
Hon. Juge Gberi-Gbè OUATTARA nersscnannaenaneaneen0eus
Hon. Juge Dupe ATOKI srusneucuaunanessennnnane
Hon. Juge Januaria T. Silva Moreira COSTA sausnsscaseonenseanau00es
Me, Athanase ATANNON - Greffier en chef adjoint s……ssonenenseunaananacuues
Fait à Abuja ce jour, 09 mars 2021 en Anglais et traduit en Français et en Portugais.