COMMUNITY COURT OF JUSTICE, CÉTINN
ECOWAS
COUR DE JUSTICE CEDEAO DE LA COMMUNAUTÉ, a
TRIBUNAL DE JUSTIÇA DA COMUNIDADE, Nr N°1164 Al X Y, GUDU 900110 FCT, ABUJA- NIGERIA.PMB 567 GARKI, ABUJA TÉL 234-9-78 22 801
Website: www.courtecowas.org LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE DES ÉTATS
DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
Dans l’affaire
An A C & 3 AUTRES -REQUÉRANTS
LA RÉPUBLIQUE DE GUINÉE -ÉTAT DÉFENDEUR
Requête N° ECW/CCJ/APP/18/19/INT ; Arrêt N° ECW/CCJ/JUD/S6/23
ARRÊT
ABUJA
15 DECEMBRE 2023 LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE DES ÉTATS
DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
SIÉGEANT A ABUJA, NIGERIA
Requête N° ECW/CCJ/APP/18/19/INT ; Arrêt N° ECW/CCJ/JUD/56/23
An A C & 3 AUTRES -REQUÉRANTS
CONTRE
LA RÉPUBLIQUE DE GUINÉE -ÉTAT DÉFENDEUR
COMPOSITION DE LA COUR:
Hon. Juge Edward Amoako ASANTE - Président/Juge Rapporteur
Hon. Juge Gbéri-Bè OUATTARA - Membre
Hon. Juge Ricardo C.M. GONÇALVES - Membre
ASSISTÉS DE:
Dr Ab B - Greffier en Chef
REPRÉSENTATION DES PARTIES:
Maître Dramé Alpha Yaya - Conseil des REQUÉRANTS
M. Aj Ae - Conseil du DÉFENDEUR . La Cour de Justice de la Communauté siégeant en audience publique et virtuellement, conformément à l’article 8(1) des Instructions pratiques sur la gestion électronique des dossiers d’affaires et audiences virtuelles, de 2020 rend l’arrêt dont la teneur suit.
IL _ DÉSIGNATION DES PARTIES
. Les requérants, An A C, Ac Ak, An Ad et Am Af Ad, sont les parties en faveur desquelles la Cour a rendu un arrêt dans une affaire consolidée avec l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19 le 26 février 2019.
. Le défendeur est un État membre de la CEDEAO et la partie contre laquelle la Cour a rendu l’arrêt N° ECW/CCI/JUD/07/19 le 26 février 2019.
Objet du litige
. En l’espèce, les requérants sollicitent l’interprétation de l’arrêt N° ECW/CCI/JUD/07/19 rendu le 26 février 2019.
IV. PROCÉDURE DEVANT LA COUR
. Les requérants ont introduit la présente procédure en interprétation de jugement par une requête datée du 23 avril 2019 et déposée au greffe de la Cour le 30 avril 2019.
6. Suite à la signification de la requête au défendeur le 7 mai 2019, ce dernier a déposé ses observations sur la demande d’interprétation de l’arrêt le 10 juin 2019. Les observations du défendeur ont été signifiées aux requérants le lendemain, le 11 juin 2019.
7. Les requérants ont déposé une réplique aux observations du défendeur le 1° juillet 2019, qui a été signifiée au défendeur le 2 juillet 2019.
8. Lors d’une audience de la Cour le 29 septembre 2023, les requérants étaient représentés mais le défendeur était absent et non représenté. Les requérants se sont fondés sur leurs observations écrites déposées à l’appui de la requête. La Cour a mis l’affaire en délibéré.
V. OBSERVATIONS DE LA PARTIE REQUÉRANTE
A. Résumé des faits
9. Les requérants indiquent que, le 20 septembre 2018, chacun des quatre requérants a déposé une requête distincte contre la République de Guinée, alléguant la violation de divers droits de l’homme. Les requêtes introductives d’instance ont été déposées conjointement avec des demandes de procédure accélérée.
10.Par une ordonnance N° ECW/CCIJ/RUL/02/18, la Cour a fait droit aux demandes de procédure accélérée et a ordonné que les quatre requêtes soient regroupées en une seule procédure.
11.Le 26 février 2019, la Cour a rendu son jugement dans l’affaire consolidée avec l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19. Dans le dispositif de l’arrêt, la Cour s’est déclarée « compétente pour connaître du litige », a jugé « recevables les requêtes introductives d’instance déposées par les [requérants] » et a déclaré « que la République de Guinée [avait] violé leur liberté de constituer un parti politique, leur liberté d’association et leur droit à l’égalité de traitement ».
12.En conséquence des déclarations ci-dessus, la Cour a ordonné à la République de Guinée (1) « de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le respect effectif desdits droits » ; (2) « de verser la somme de cinquante millions (50 000 000) de francs CFA à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice qu’ils ont subi » ; (3) « à leur verser la somme de cinquante millions (50 000 000) de francs CFA à titre de dommages et intérêts en réparation de tous les préjudices cumulés qu’ils ont subis » ; (4) «à supporter tous les dépens » ; et (5) elle a rejeté «la demande de dommages et intérêts de la République de Guinée pour abus de procédure ».
13.Les requérants demandent à la Cour d’interpréter certains aspects des motifs de l’arrêt ainsi que le dispositif sur la base des motifs exposés dans la requête.
B. Motifs de la requête
14.Pour leur requête, les requérants invoquent l’article 25 du Protocole relatif à la Cour, qui dispose que « [i] en cas de difficulté sur le sens et la portée d’une décision ou d’un avis consultatif, il appartient à la Cour de l’interpréter, sur la demande d’une partie ou d’une Institution de la Communauté justifiant d’un intérêt à cette fin ».
15.Les requérants s’appuient également sur l’article 95 du Règlement de la Cour qui stipule de manière pertinente : « (1) La demande en interprétation telle que prévue par [l’article 25] du Protocole est présentée conformément aux dispositions des articles 32 et 33 du présent règlement. Elle spécifie en outre : (a) l’arrêt visé ; (b) les textes dont l’interprétation est demandée. » 16.Sur la base des dispositions susmentionnées, les requérants demandent à la Cour d'interpréter trois aspects principaux de l’arrêt concernant (i) la violation de la liberté de constituer un parti politique ; (ii) la violation de la liberté d’association ; et (iii) la réparation du préjudice subi.
(ÿ) Violation de la liberté de constituer un parti politique
17.En ce qui concerne la partie de l’arrêt relative à la violation de la liberté de constituer un parti politique, les requérants soulèvent trois motifs pour lesquels ils demandent à la Cour d’interpréter l’arrêt. It s’agit de raisons contradictoires, d’un raisonnement insuffisant et d’une erreur manifeste d’appréciation.
# Raisons contradictoires
18.Pour ce motif, les requérants déclarent avoir du mal à comprendre la logique de l’arrêt lorsqu’il déclare que l’abstention du ministre de l’Administration territoriale et de la Décentralisation pendant plus de quatre mois de prendre acte de la demande d’autorisation de création d’un parti politique présentée par les requérants n’est pas qualifiée de violation des droits de l’homme engageant la responsabilité de la Guinée.
19.Fn effet, immédiatement après, la Cour cite in extenso l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), qui prévoit que la liberté d’association politique ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la « sécurité nationale, à la sûreté publique, à l’ordre public, à la protection de la santé ou de la moralité publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
20.Pour ces raisons, les requérants disent que l’on ne voit pas clairement si la Cour suggère en fait que le refus du ministre de répondre pendant quatre mois à leur demande d’autorisation de constituer un parti politique peut être considéré comme « nécessaire dans une société démocratique ». Et, dans l’affirmative, si l’existence du parti BAG constitue une menace réelle pour la sécurité nationale, la sûreté publique, l’ordre public, la santé publique, la moralité publique ou les droits et libertés d'autrui. Étant donné que ce qui précède est le seul motif pour lequel la liberté d’association politique peut être limitée en vertu du droit international, les requérants demandent à la Cour de clarifier la déclaration suivante dans l’arrêt : « S'il est reconnu que les partis politiques sont libres de se constituer et de mener leurs activités, il est également vrai que l’exercice de cette liberté est régi par les lois nationales de chaque État ». En effet, bien que l’État dispose d’une marge d’appréciation pour réglementer les partis politiques, comme le suggère la Cour dans ce passage de l’arrêt, il est nécessaire que la Cour « clarifie le sens et la portée de sa déclaration, à la lumière du droit international ».
=“ Motifs insuffisants
21.Les requérants soutiennent en outre que la partie de l’arrêt relative à la violation de la liberté de former un parti politique n’était pas suffisamment motivée. Ils déclarent que la Cour semble avoir fondé la conclusion d’une violation sur le fait que le défendeur n’a pas fourni de motifs pour rejeter la demande des requérants. Ceci est fondé sur l’affirmation de la Cour selon laquelle, parce que le ministre du défendeur est resté silencieux alors qu’il était légalement tenu de communiquer une décision, ce silence constituait une décision de rejet qui aurait dû être justifiée. Par conséquent, en l’absence de motivation, la décision du défendeur n’était pas justifiée et devient abusive, violant ainsi les droits d’association politique des requérants.
22.Sur la base de ce qui précède, les requérants affirment que la décision de la Cour concernant la violation de leurs droits fondamentaux semble avoir été centrée sur l’absence de motifs factuels et légaux pour refuser l’approbation. En l’absence de clarification de la part de la Cour, la décision de cette dernière peut être interprétée comme signifiant « que tout motif serait suffisant pour justifier un refus d’autoriser l’existence d’un parti politique », dès lors qu’un tel motif est invoqué. Cependant, une telle interprétation de la décision de la Cour créerait un précédent dangereux pour la démocratie et les droits de l’homme, car les États pourraient invoquer n’importe quelle raison pour le simple plaisir de le faire. Les requérants « demandent donc que le sens et la portée de l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19 soient clairement précisés afin d’éviter toute ambiguïté qui pourrait être préjudiciable à l’État de droit et au respect des droits de l’homme dans la sous-région. »
« Erreur manifeste d’appréciation
23.Pour ce motif, les requérants se réfèrent à un passage de l’arrêt qui dit que « Le droit guinéen prévoit que le silence de l’autorité administrative pendant plus de quatre mois équivaut à une décision de rejet ». Les requérants notent toutefois que la loi organique L/91/002/CTRN du 23 décembre 1991, portant charte des partis politiques, ne mentionne pas une telle règle citant la Pièce jointe 8 de la requête introductive d’instance. Selon les requérants, le défendeur s’est appuyé sur les dispositions de la loi organique L/91/008/CTRN du 23 décembre 1991 et de la loi organique L/2017/N°0003/AN pour affirmer que le silence d’une autorité administrative sur une demande équivaut à un rejet. Cependant, les défendeurs n’ont jamais produit les textes de ces instruments juridiques à titre de preuve. Deuxièmement, les dispositions invoquées par le défendeur font référence au « silence sur une réclamation » et non à une demande adressée à l’autorité administrative. Troisièmement, en vertu de la loi organique L/91/002/CTRN, une législation spéciale relative aux partis politiques, le ministre de l’Administration et du Territoire a le devoir de répondre aux demandes d’autorisation des partis politiques dans un délai déterminé.
24 Pour ces raisons, les requérants soutiennent que la Cour a apparemment été induite en erreur par les affirmations erronées du défendeur, qu’elle a malheureusement adoptées sans les examiner. En outre, selon la maxime «lex specialis derogat legi generali », qui est une règle de droit international, la Cour a été empêchée de fonder sa décision sur la règle générale citée par le défendeur. Au lieu de cela, elle aurait dû la fonder sur les dispositions de la loi spéciale régissant les partis politiques en Guinée.
(ii) Violation de la liberté d’association
25.Concernant la violation de la liberté d’association, le requérant cite la page 15 de l’arrêt où il est dit :
La Cour relève qu’en l’espèce, bien que les requérants aient introduit une demande administrative d’autorisation d’exister auprès du ministre de l’Administration du Territoire et de la Décentralisation, celui-ci est resté silencieux au-delà du délai de trois mois dans lequel il était légalement tenu de répondre ; cette attitude de la République de Guinée, qui aurait dû être interprétée comme une acceptation de la demande, accord parfaitement conforme au principe cardinal de la liberté d’association affirmé par les instruments internationaux, est au contraire interprétée, conformément aux dispositions du droit guinéen, comme une décision de rejet ; ce rejet n’ayant pas été justifié par la République de Guinée, la Cour constate qu’elle à violé la liberté d’association des requérants.
26.Les requérants disent qu’ils « ne comprennent pas le sens ou la portée du raisonnement reproduit à l’identique ». En effet, la partie de l’arrêt reproduite soulève la question de savoir si c’est « la législation guinéenne qui doit être examinée à la lumière du droit international, ou si c’est l’inverse ». De l’avis de la partie requérante, le rôle de la Cour est d’évaluer les lois nationales par rapport aux normes supérieures du droit international. Cette approche est même renforcée par la Constitution guinéenne, qui stipule à l’article 151 que les traités dûment ratifiés prévalent sur les lois nationales du défendeur à partir du moment de leur publication. Les requérants demandent donc à la Cour de préciser ce qu’elle a voulu dire dans le passage de l’arrêt cité ci-dessus.
(ii) Réparation des dommages subis
27.Les requérants soulèvent un problème de manque de clarté dans le dispositif de l’arrêt relatif à l’octroi d’une indemnisation. Ils indiquent que le dispositif de l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19 indique de manière confuse à deux reprises (aux pages 18 et 19) que la Cour :
Condamne la République de Guinée à leur verser la somme de cinquante millions (50.000.000) de francs CFA à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice qu’ils ont subi toutes causes confondues.
Condamne l’Etat de Guinée à leur payer la somme de cinquante millions (50.000.000) de francs CFA à titre de dommages et intérêts en réparation du tort qu’ils ont subi toutes causes de préjudice confondues.
28.De plus, selon les requérants, la Cour a reçu quatre recours distincts émanant de requérants individuels, et non un recours collectif. Par conséquent, même si les requêtes ont été regroupées en vue d’une décision unique, les demandeurs sont restés des personnes morales distinctes, avec des actifs et des passifs distincts. Par conséquent, même dans le cadre d’une telle procédure consolidée, l’indemnisation aurait dû être individualisée, car le droit à la réparation des préjudices est lié à la personnalité juridique de chaque victime. Deuxièmement, les requérants déclarent que, dans la procédure initiale, chaque requérant a demandé 50 000 000 de francs CFA à titre de dédommagement. Le défendeur n’a pas contesté ces mesures, mais la Cour a apparemment accordé 50 000 000 de francs CFA conjointement à tous les requérants, sans tenir compte de l’acquiescement du défendeur aux montants réclamés.
VI. OBSERVATIONS DE LA PARTIE DÉFENDERESSE
29.Le défendeur déclare que si les juges sont généralement censés interpréter leurs propres décisions, cette interprétation ne devrait avoir lieu que lorsque le jugement est véritablement ambigu ou obscur. Par conséquent, pour demander l’interprétation d’une décision de justice, il faut démontrer que le jugement contient une certaine obscurité ou ambiguïté, et la demande doit émaner d’une partie impliquée dans la procédure initiale.
30.Toutefois, selon le défendeur, le présent recours ne remet pas en cause une partie imprécise de l’arrêt, mais critique le raisonnement et la décision elle- même. De l’avis du défendeur, ces critiques s’apparentent à des motifs d’annulation plutôt qu’à des éclaircissements sur le sens ou la portée d’une disposition particulière de l’arrêt en question.
() Violation de la liberté de constituer un parti politique
31.Le défendeur déclare que, sous couvert d’une demande d’interprétation, les requérants contestent le jugement pour des motifs ou des raisons contradictoires allégués, un raisonnement insuffisant et une erreur manifeste d’appréciation. Ce sont des motifs traditionnels d’annulation, qui contestent l’essence même de la décision, plutôt que de chercher à clarifier des parties ambiguës ou obscures ouvertes à l’interprétation.
32.La partie pertinente de l’arrêt énonce : « S’il est reconnu que les partis politiques sont libres de se constituer et de mener leurs activités, il est également vrai que l'exercice de cette liberté est régi par les lois nationales de chaque État ; il s'ensuit que le fait que la République de Guinée subordonne l'existence d’un parti politique à l'obtention d’une autorisation administrative ne constitue pas une violation des droits de l’homme ». Le défendeur déclare que ce passage est sans ambiguïté et ne nécessite aucune interprétation.
33.En ce qui concerne l’allégation de raisons ou de motifs contradictoires, le défendeur fait valoir qu’elle invite à une censure de l’arrêt rendu par la Cour plutôt qu’à son interprétation. Le défendeur déclare en outre que l’allégation selon laquelle il n’a pas fourni certains textes juridiques n’est pas pertinente pour la présente demande d’interprétation et qu’il s’agit d’une tactique de diversion. Les deux parties connaissent bien les textes juridiques pertinents, dans la mesure où aucune d’entre elles n’a signalé de contradictions.
34.En conclusion, le défendeur soutient que la requête n’est pas une demande d’interprétation mais plutôt une tentative déguisée de contester l’arrêt lui- même. Elle doit donc être rejetée.
(ii) Violation de la liberté d’association
35.En ce qui concerne la violation de la liberté d’association, le défendeur réitère que les critiques du requérant à l’égard de l’arrêt ne soulèvent aucune question d’interprétation. En fait, le défendeur lui-même a choisi de ne pas introduire de demande d’interprétation, non pas parce qu’il n’y a rien de contestable dans l’arrêt, mais simplement parce qu’aucune de ces questions ne nécessite une interprétation de l’arrêt.
36.De plus, étant donné que les requérants ont adressé leur demande d’enregistrement d’un parti politique au ministre de l’Administration territoriale et de la Décentralisation en vertu du droit national, les actions du ministre devraient être légalement évaluées dans le même cadre juridique. Selon cette loi, le silence du ministre implique un rejet, et il n’y a pas d’exigence de réponse motivée, puisque le silence signifie un refus. Cette question n’appelant pas d’interprétation, il ne peut être demandé à la Cour de la réexaminer sous le couvert d’une demande d’interprétation.
(ii) Réparation des dommages subis
37.En ce qui concerne l’indemnisation, le défendeur affirme que, outre le fait que la Cour a déjà ordonné la jonction des procédures, il n’y a rien d’ambigu ou d’obscur dans le dispositif de l’arrêt qui nécessite une interprétation.
(iv) Demande reconventionnelle du défendeur
38.Le défendeur soutient que la demande d’interprétation du jugement est fantaisiste et sans fondement. Cela a entraîné pour le défendeur des frais de recrutement d’avocats et d’autres dépenses liées à la tenue de l’audience. Puisqu’il serait injuste dans ces circonstances de faire supporter ces dépenses au défendeur, les requérants doivent être conjointement et solidairement condamnés à payer 100 000 000 CFA au défendeur.
39.Le défendeur demande donc à la Cour de (i) déclarer que la demande d’interprétation est irrecevable ou mal fondée ; (ii) condamner les requérants à payer au défendeur la somme de 100 000 000 CFA à titre de dommages et intérêts ; (iii) et condamner les requérants aux entiers dépens.
VII. COMPÉTENCE DE LA COUR
40.L’article 25 du Protocole relatif à la Cour, qui dispose que « [e]n cas de difficulté sur le sens et la portée d’une décision ou d’un avis consultatif, il appartient à la Cour de l’interpréter, sur la demande d’une partie ou d’une Institution de la Communauté justifiant d’un intérêt à cette fin ».
41.Les requérants ont déposé la présente requête demandant à la Cour d’interpréter certains passages de l’arrêt N° ECW/CCI/JUD/07/19 rendu le 26 février 2019 dans l’affaire jointe An A C, Ac Ak, An Ad et Am Af Ad c. République de Guinée. Étant donné que les requérants étaient des parties au litige dans l’affaire initiale dont l’arrêt a fait l’objet de la présente demande d’interprétation, la Cour se déclare compétente en vertu de l’article 25 du Protocole relatif à la création de la Cour.
VIIL. RECEVABILITÉ DE LA DEMANDE
a. Principes régissant la recevabilité de la demande d’interprétation
42.Dans la pratique des juridictions internationales, il est bien établi qu’avant de procéder à l’interprétation d’une portion d’un arrêt à la demande d’une partie, la Cour doit déterminer si une telle demande est recevable à la lumière du statut et du règlement de la Cour et des principes généraux de droit régissant l’interprétation des arrêts. Par conséquent, en l’espèce, la Cour évaluera chaque demande d’interprétation des requérants telle qu’elle est contenue dans la requête, puis procédera à l’interprétation de la partie pertinente de l’arrêt si la demande d’interprétation est recevable.
43.Afin de définir le cadre juridique de cet exercice, la Cour commence par rappeler qu’en vertu de l’article 20(2) du Protocole relatif à la Cour, les décisions rendues par la Cour sont définitives et immédiatement exécutoires, sous la seule réserve du pouvoir de la Cour de réexaminer ou de réviser ses décisions dans les conditions précisées à l’article 27 du Protocole relatif à la Cour. En conséquence, les arrêts de la Cour étant définitifs et sans appel et s’imposant immédiatement aux parties, ils ont l’autorité de la chose jugée une fois rendus.
44 Toutefois, il peut arriver qu’un arrêt de la Cour, bien que définitif, contienne des erreurs manifestes d’écriture ou de calcul. En vertu de l’article 63 du Règlement de la Cour, la Cour peut d’office corriger ces erreurs ou le faire à la demande d’une partie dans un délai d’un mois après le prononcé de l’arrêt.
45. L'interprétation de l’arrêt, telle que demandée par les requérants en l’espèce, est une autre procédure post-jugement disponible si l’arrêt, malgré son caractère définitif, manque de clarté à certains égards. Toutefois, elle doit toujours être considérée à la lumière des principes du caractère définitif des arrêts et de l’autorité de la chose jugée qui interdisent à la Cour de rouvrir ou de réexaminer une affaire une fois que le jugement définitif a été rendu. Une demande en interprétation ne doit donc pas aboutir à une nouvelle décision ou à la modification d’une partie de l’arrêt déjà rendu.
46.À cet égard, la Cour a jugé que l’objectif d’une demande d’interprétation doit être de clarifier toute imprécision ou ambiguïté affectant le sens et la portée d’un arrêt de la Cour. (Voir Georges Constant Ah c. Bénin [2015] CCJELR 165, para IV.10)
47.Par ailleurs, pour conserver son caractère de procédure destinée uniquement à préciser le sens ou la portée de ce que la Cour a déjà décidé pour en faciliter l’exécution, le principe généralement admis est que la demande d’interprétation doit porter sur le dispositif de l’arrêt et les motifs essentiels qui l’étayent. (Voir Ag c. Commission européenne, CJUE, affaire C- 496/09 int (11 juillet 2013), paragraphe 8 et Georges Constant Ah c. Bénin [2015] CCJELR 165, paragraphe IV.10).
48.L’article 25 du Protocole relatif à la Cour de céans sur l’interprétation de l’arrêt est calqué sur la disposition équivalente du statut de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), à savoir l’article 42. L'article 42 du statut de la CJUE, qui est donc in pari materia avec l’article 25 du Protocole relatif à notre Cour, stipule : « En cas de difficulté sur le sens et la portée d’un arrêt, il appartient à la Cour de justice de l’interpréter, à la demande d’une partie ou d’une institution de l’Union justifiant d’un intérêt à cette fin ».
49.Malgré le silence de la disposition relative au dispositif des arrêts, la CTUE a toujours considéré qu’« une demande en interprétation doit, pour être recevable, porter sur le dispositif de l’arrêt en question et ses motifs essentiels, et viser à résoudre une obscurité ou une ambiguïté susceptible d’affecter le sens ou la portée de cet arrêt, dans la mesure où la Cour était tenue de statuer sur le cas d’espèce qui lui était soumis». (Jralie c/ Commission européenne, CJUE, affaire C-496/09 INT (11 juillet 2013), paragraphe 8; voir également Aa Ai Ao c/Commission européenne, CJUE, affaire C-183/17 P-INT, (9 juin 2020)).
50.11 ressort de ce qui précède que la CJUE considère également qu’une demande d’interprétation d’un arrêt doit avoir pour but de clarifier les ambiguïtés ou les imprécisions liées au dispositif de l’arrêt et à ses motifs essentiels en vue de faciliter l’exécution ou la mise en œuvre de l’arrêt.
51.La Cour observe que la pratique comparative en matière d’interprétation des arrêts de la CJUE est particulièrement convaincante compte tenu de la similitude entre son texte et celui de la Cour de céans. En conséquence, sur la base de ce qui précède, notamment la décision antérieure de la Cour dans l’affaire Georges Constant Ah c. Bénin [2015] CCJELR 165, la Cour considère que les principes suivants devraient guider la recevabilité d’une demande en interprétation de jugement :
a) La demande doit porter sur un dispositif ou une clause de l’arrêt et sur les raisons ou motifs qui l’étayent, et doit préciser les mots, les phrases ou les passages particuliers qui sont mis en doute.
b) La demande doit avoir pour objet de clarifier les ambiguïtés ou les imprécisions de ces mots, phrases ou passages en vue de faciliter l’exécution ou la mise en œuvre de l’arrêt.
c) Compte tenu des principes du caractère définitif des arrêts et de l’autorité de la chose jugée, la requête ne doit pas avoir pour objet ou pour effet d’inviter la Cour à statuer à nouveau sur l’affaire, ni à réviser, modifier ou compléter l’arrêt déjà rendu en tout ou en partie.
52.Après avoir exposé les grands principes sur lesquels repose la recevabilité des demandes d’interprétation d’arrêt, la Cour va à présent examiner la recevabilité de chacun des moyens d’interprétation contenus dans la présente requête.
(a) Violation de la liberté de constituer un parti politique
53.Comme la Cour vient de l’indiquer, une demande d’interprétation, ou l’un quelconque des moyens d’interprétation contenus dans la requête, doit remplir les conditions énoncées au point 51 [supra] du présent arrêt.
54.S’agissant de la demande des requérants tendant à ce que la Cour interprète la partie de l’arrêt relative à la violation de la liberté de constituer un parti politique, la Cour observe que les requérants font référence à certains passages de cette partie de l’arrêt qui, selon eux, ne sont pas clairs. Toutefois, après un examen approfondi, la Cour observe que les motifs invoqués par les requérants à l’appui de la demande d’interprétation des passages pertinents de cette partie de l’arrêt trahissent plutôt une intention d’inviter la Cour à réexaminer ou à modifier son raisonnement dans cette partie de l’arrêt.
55.Les requérants attaquent cette partie de l’arrêt sur un triple motif de raisons contradictoires, de raisonnement insuffisant et d’erreur manifeste d’appréciation, motifs pour lesquels un arrêt est généralement attaqué en appel. Il est évident que les requérants n’aiment pas le raisonnement de la Cour à l’appui de sa conclusion d’une violation de la liberté de constituer un parti politique. Toutefois, la possibilité de demander l’interprétation d’un arrêt n’est pas une occasion pour une partie de refaire son argumentation et d’amener la Cour à substituer son raisonnement au sien. Cela relève d’une procédure d’appel qui n’est pas prévue par le Protocole relatif à la Cour.
56.Une demande d’interprétation, que les requérants ont invoquée dans la présente procédure, a pour but plus limité de clarifier les ambiguïtés ou les imprécisions dans des mots, des phrases ou des passages spécifiques du dispositif de l’arrêt et de ses motifs en vue de faciliter l’exécution ou la mise en œuvre de l’arrêt. La Cour n’est pas convaincue que la demande des requérants tendant à ce que la Cour interprète les parties de l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19 relatives à la constatation d’une violation du droit de constituer un parti politique réponde à cet objectif.
57.Flle invite plutôt la Cour à réviser, modifier ou compléter cette partie de l’arrêt. La Cour ne peut accéder à une telle demande car elle est irrecevable, et la Cour en décide ainsi.
(b) Violation de la liberté d’association
58.En ce qui concerne cette demande d’interprétation, la Cour réitère sa position antérieure selon laquelle une demande d’interprétation a pour but plus limité de clarifier des ambiguïtés ou des obscurités dans des mots, des phrases ou des passages spécifiques du dispositif de l’arrêt et de ses motifs en vue de faciliter l’exécution ou la mise en œuvre de l’arrêt.
59. Même s’il était admis qu’il existe une certaine ambiguïté dans le passage de la page 15 de l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19, comme le prétendent les requérants, ceux-ci n’ont pas démontré à la Cour en quoi l’ambiguïté entrave l’exécution de l’arrêt dans sa forme actuelle pour justifier une clarification qui en faciliterait l’exécution. La Cour rappelle que son pouvoir d’interpréter son arrêt n’a pas pour objet de réécrire ou d’éditer des passages de l’arrêt simplement pour tenir compte du choix de mots ou du raisonnement préféré d’une partie. Il s’agit de clarifier le sens ou la portée de certains mots, phrases ou passages utilisés dans le dispositif de l’arrêt et dans ses motifs, afin d’en faciliter l’exécution. Les requérants n’ont pas démontré en quoi cette demande d’interprétation du passage de la page 15 de l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19 répond à cette condition. Elle est donc irrecevable.
(c) Réparation des dommages subis
60.La Cour a jugé qu’une demande d’interprétation doit se rapporter au dispositif de l’arrêt et à ses motifs et avoir pour objectif de clarifier des mots, des phrases ou des passages spécifiques afin de faciliter l’exécution de l’arrêt. La Cour estime que la demande d’interprétation du dispositif de l’arrêt relative à l’indemnisation présentée par le requérant est fondée à la lumière de cette norme.
61.Tout d’abord, comme l’indiquent les requérants, le dispositif de l’arrêt mentionne de manière confuse deux ordonnances identiques pour le paiement de cinquante millions (50 000 000) de francs CFA aux requérants. La première ordonnance précise que le montant accordé est « en réparation du dommage qu’ils ont subi toutes causes de préjudice confondues ». Dans la deuxième ordonnance identique, il est indiqué que le montant représente des « dommages-intérêts en réparation du tort qu’ils ont subi, toutes causes de préjudice confondues ».
62.Ces ordonnances identiques portant sur des compensations pécuniaires peuvent créer des difficultés de mise en œuvre. Pour tout lecteur, il est difficile de savoir si la Cour a voulu accorder deux montants distincts de 50 000 000 CFA pour des catégories de pertes distinctes, ou si la deuxième ordonnance était une erreur d’écriture. En outre, étant donné que l’arrêt en question a été rendu à la suite d’une ordonnance de regroupement de quatre requêtes distinctes (bien qu’identiques), la clarté de l’ordonnance d’indemnisation aurait pu être améliorée en précisant le montant auquel chaque requérant avait droit en fonction des préjudices subis.
63.Pour ces raisons, la Cour considère que le recours des requérants en interprétation du dispositif de l’arrêt relatif à l’ordonnance d’indemnisation est recevable car cela permettra de clarifier cette partie de l’arrêt afin d’en faciliter l’exécution.
IX. SUR LE FOND
(a) Interprétation du dispositif de l’arrêt N°
d’indemnisation
64.A la lumière de l’ambiguïté évidente du dispositif de l’arrêt n° ECW/CCI/JUD/07/19, telle qu’exposée aux paragraphes 61 et 62 ci-dessus, la Cour précise que le dispositif de l’arrêt ne devrait comporter qu’une seule ordonnance d’indemnisation d’un montant de cinquante millions de francs CFA (50 000 000 CFA) payable aux requérants pour les pertes subies du fait de la violation par le défendeur de leurs droits de l’homme, tels qu’ils sont énoncés dans le dispositif de l’arrêt.
65. En outre, compte tenu du manque de clarté quant au montant accordé à chacun des requérants, la Cour précise que chacun des quatre requérants dont les affaires ont été regroupées et tranchées dans l’arrêt n° ECW/CCJ/JUD/07/19 a droit à 25 % de l’indemnité globale de cinquante millions de francs CFA (50 000 000 FCFA) accordée par la Cour.
66.La Cour prend note de la demande du défendeur qui, bien que présentée comme une « demande reconventionnelle », est en fait une demande de remboursement des frais de justice et autres dépenses encourues dans le cadre de la présente requête. Toutefois, conformément à l’article 66(4) du Règlement de la Cour, la Cour décide que chaque partie supportera ses propres dépens.
67.Par ces motifs, la Cour siégeant en audience publique, les parties entendues :
Sur la compétence
i. Déclare que la Cour est compétente pour connaître de la requête.
Sur la recevabilité
i. Dit que la demande des requérants en vue de l’interprétation de la partie de l’arrêt N° ECW/CCJ/JUD/07/19 relative à la violation de la liberté de former un parti politique est irrecevable.
ii. — Dit que la demande des requérants en vue de l’interprétation de la partie de l’arrêt N° ECW/CCI/JUD/07/19 relative à la violation de la liberté d’association est irrecevable.
iii. Dit que la demande des requérants en vue de l’interprétation du dispositif de l’arrêt N° ECW/CCJ/JUD/06/19 relatif à l’ordonnance d’indemnisation est recevable.
Sur le fond
iv. Décide de préciser que dans le dispositif de l’arrêt N° ECW/CCI/JUD/07/19, la Cour n’a voulu rendre qu’une seule ordonnance d’indemnisation d’un montant de cinquante millions de francs CFA (50 000 000 CFA) payable aux requérants pour les pertes subies du fait de la violation par le défendeur de leurs droits de l’homme tels qu’ils ont été énoncés dans le dispositif dudit arrêt.
v. Décide de préciser que chacun des quatre requérants dont les affaires ont été regroupées et tranchées dans l’arrêt N° ECW/CCJ/JUD/07/19 a droit à 25 % de l’indemnité globale de cinquante millions de francs CFA (50 000 000 CFA) accordée par la Cour.
Sur les dépens
vi. Décide que chaque partie supporte ses propres frais engagés dans le cadre de la présente requête.
Fait à Abuja le 15 décembre 2023 en anglais et traduit en français et en portugais.
Hon. Juge Edward Amoako ASANTE
Président/Juge Rapporteur
Hon. Juge Gbéri-Bè OUATTARA
Hon. Juge Ricardo C.M. GONÇALVES
ASSISTÉS DE:
Dr. Ab B (Greffier en chef)