COMMUNITY COURT OF JUSTICE, ECOWAS
“ COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE, CEDEAO
TRIBUNAL DE JUSTICA DA COMMUNIDADE, CEDEAO
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE
DES ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
LA SOCIETE Az AGRO-INDUSTRIE BENIN SA ET MONSIEUR
An AG c. ÉTAT DU BÉNIN ET AUTRES
Affaire N° ECW/CCJ/APP/39/20 - Arrêt N° ECW/CCI/JUD/13/2024
ARRÊT
Le 29 mai 2024
Plot 1164 Au Aa Av, Gudu District, Bb Ak.
www.courtecowas.org ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/13/2024
ENTRE:
1. LA SOCIETE Az AGRO-INDUSTRIE BENIN SA
2. M. An AG REQUÉRANTS
Et
1. L'ÉTAT DU BÉNIN
2. M. PATRICE TALON
3. L'ASSOCIATION INTERPROFESSIONNELLE DU COTON (AIC) …….…..
COMPOSITION DE LA COUR
Hon. Juge Gberi-Bè OUATTARA Président
Hon. Juge Sengu Mohamed KOROMA..... JE {Membre
Hon. Juge Ricardo Claûdio M. GONÇALVES Membre/Rapporteur
ASSISTÉS DE:
Dr. As AX Aj Ay AW DES PARTIES:
SCP —Bensimhon-Associés, Me Marc Bensimhon, Me Julien
L'agent Judiciaire du Trésor pour les défendeurs
ARRÊT
1. Cet arrêt de la Cour est rendu en audience publique virtuelle, conformément
à l'article 8 (1) des Instructions Pratiques sur la Gestion Électronique des
Affaires et des Audiences Virtuelles de la Cour de 2020.
IT. LES PARTIES
2. La première requérante est la société Az Ax CB BF
SA, société anonyme, capital social - 10.000.000 F CFA, siège social : Ilot
519-F, Quartier Ai, Al, Bénin, représentée par son Président du
Conseil d’administration Monsieur An AG domicilié en cette qualité
audit siège.
3. Le deuxième requérant est Monsieur An AG, de nationalité italienne,
né le … … … à …, Italie, résident béninois, demeurant à l’Ilot 519-
F, Quartier Ai, Al, Bénin.
4. Le premier défendeur est l'État du Bénin, État membre de la Communauté
Économique des États de l'Afrique de l'Ouest, CEDEAO et signataire de la
Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples, ci-après dénommée la
Charte Africaine. 4,
5. Le deuxième défendeur est Monsieur Patrice TALON, demeurant au Palais
de la Marina, Cotonou, Bénin.
6. La troisième défenderesse est l'ASSOCIATION
INTERPROFESSIONNELLE DU COTON (AIC), dont le siège est à
Cotonou, 061 BP : 18, prise en la personne de son représentant légal, domicilié,
en cette qualité, audit siège.
7. En l'espèce, les requérants ont invoqué la violation de leurs droits de
l'homme, puisque le deuxième requérant a constitué, le 25 août 2016, la société
de droit béninois Az Ax CB BF SA, dans le but de
construire et d’exploiter cette usine d’égrenage de coton; bien qu'ayant obtenu
toutes les autorisations administratives nécessaires à la construction et à
l'exploitation de cette usine, Monsieur Patrice TALON, Président du Bénin, a
décidé de reprendre en main le secteur du coton et dans ce contexte que
l'Association Interprofessionnelle du Coton (AIC) a déposé, le 4 mai 2017, un
recours contre lesdites autorisations, obtenues par la société, la deuxième
requérante, alléguant, notamment, qu'elle aurait dû donner son accord
préalable, ce qui ne fut pas le cas ; par la suite, le ministère de l’industrie du
commerce et de l’artisanat a, par décision du 11 mai 2017, annulé de manière
arbitraire l’autorisation d’installation obtenue par la deuxième requérante ;
cette dernière a formé un recours gracieux le 29 mai 2017, mais celui-ci a été
rejeté ; bien qu'elle ait introduit deux recours administratifs, en date du 4 août
2017 et 26 mars 2018, devant la chambre administrative du Tribunal de
première instance de Cotonou, aucun des recours n’a atteint le stade d’un
jugement de première instance.
TV. PROCÉDURE DEVANT LA COUR Z 8. La requête introductive d'instance (doc.1), accompagnée de 50 (cinquante)
pièces, a été enregistrée au greffe de la Cour le 22 septembre 2020.
9. Le 30 septembre 2019, les défendeurs ont été dûment notifiés, mais seul
l'Etat défendeur, la République du Bénin, a présenté son mémoire en défense
(doc. 2) le 30 novembre 2020, qui a été notifié aux requérants le 1er décembre
de la même année.
10. Le 22 janvier 2021, les requérants ont introduit leur mémoire en réplique
(doc. 3), qui a été notifié aux défendeurs le 25 janvier 2021.
11. Le 25 février 2021, l'État défendeur a introduit son mémoire en duplique
(doc. 4), qui a été notifié aux requérants le 16 mars 2021.
12. Le 16 mars 2022, les requérants ont introduit leur réponse au mémoire en
duplique (doc.5), qui a été notifiée aux défendeurs le 17 mars 2022.
13. Les parties ont été entendues lors d'une audience virtuelle, qui s’est tenue
le 13 décembre 2023, au cours de laquelle elles ont présenté leurs observations
orales sur le fond de l'affaire. Le procès, initialement prévu pour le 12 février
2024, a ensuite été reporté au 28 mai 2024.
V. ARGUMENTS DES REQUÉRANTS
a. Résumé des faits”.
14. Secteur du coton au Bénin : Un secteur « dirigé » par Monsieur Patrice
TALON, Président de la République du Bénin :
15. Le Bénin est le premier producteur de coton en Afrique de l’Ouest avec
732 373 tonnes de coton produites en 2019. [Pièce n° 1 : Article du journal
Jeune Afrique : Bénin-agriculture : la filière coton reprend sa marche en avant].
16. Ce secteur est considéré par Monsieur Patrice TALON, Président du Bénin,
comme sa « chasse gardée », au point qu’il est sumommé « le roi du coton ».
17. Il considère que seul lui et ses proches peuvent agir dans le cadre de ce
secteur. Il a la mainmise sur les différents organismes régulateurs de l’industrie
du coton au Bénin et notamment sur l’association interprofessionnelle du coton
(AIC). Il utilise ladite AIC pour dominer la filière du coton et évincer ceux qui
peuvent concurrencer ses intérêts ou ceux de ses proches. Ainsi, à titre
d’exemple la société SEICB, dirigée par Monsieur Aq BP a été
dépossédée en avril 2019 de son usine d’égrenage de coton au profit d’une
société proche de Monsieur Patrice TALON [Pièce n° 2 : Différents articles de
presse sur la dépossession de la société SEICB de son usine d’égrenage de
coton]. Ainsi, désormais, sur les 18 sociétés d’égrenage de coton que compte
le Bénin, le Groupe industriel TALON en détient 16, à savoir 11 usines de la
société SODECO et S usines de la société ICA.
18. Monsieur Patrice TALON a ainsi la volonté de devenir l’unique acteur du
secteur du coton au Bénin. Il utilise pour ce faire les moyens de l’Etat, et
notamment empêche les entreprises évincées arbitrairement de ce secteur,
d’obtenir que la Justice protège leurs droits. C’est dans ce contexte que se situe
la présente affaire. [Pièce n° 3 : Différents articles de presse sur la volonté
monopolistique de Monsieur Patrice TALON dans le secteur du coton.]
19. Monsieur An AG, acteur de la filière coton au Bénin :
20. Monsieur An AG est un spécialiste de la commercialisation du coton
africain, notamment du coton béninois. Il est également un spécialiste de la
commercialisation d’usine. [Pièce n° 4 : CV de Monsieur An AG]. Il
travaille depuis plus de dix ans au Bénin dans le commerce du Coton,
notamment par l’intermédiaire des sociétés AJ CA et AS
AM dont il est propriétaire. [Pièce n° 5 : Contrats d'achats de
coton béninois par la société AJ CA]. Il s’agit d’un professionnel reconnu et apprécié. [Pièce ° 6 : Articles de presse concernant
Monsieur An AG].
21. Création de la société Az Ax CB BF SA dans le
but de construire et d’exploiter une usine d’égrenage de coton :
22. Monsieur An AG a rencontré en juin 2016, le Ministre du plan et des
investissements du Bénin, lequel lui a proposé de crée une usine d’égrenage
de coton au Bénin. Monsieur An AG a été fortement incité et encouragé
à créer cette usine, et il lui a été suggéré de monter cette usine dans la ville
natale dudit Ministre à DIJOUGOU. Après, y avoir réfléchi et effectué un
prévisionnel de chiffre d’affaire, il a accepté cette proposition. [Pièce n° 4 :
Prévisionnel]
23. Nombreuses démarches préalables effectuées :
24. Il a constitué le 25 août 2016, la société de droit béninois Az Ax
CB BF SA, dans le but de construire et d’exploiter cette usine
d’égrenage de coton. Monsieur An AG est propriétaire de 99,55 % des
actions de la société Az Ax CB BF. [Pièces n° 7 :
Statuts de la société Az Ax CB BF SA ; Pièce n° 8 :
K-bis de la société Az Ax CB BF SA]. Un terrain de
la ville de Djougou a été mis à disposition de la société Az Ax
CB BF SA pour installer ladite usine. [Pièce n° 9 : Mise à
disposition du terrain].
25. Extrêmement soucieuse de respecter la réglementation béninoise, la société
Az Ax CB BF SA y a fait effectuer toutes les études
préalables prévues, à savoir : étude de faisabilité, étude environnementale,
demande d’agrément au régime de la zone franche industrielle, demandes
d’autorisations. [Pièce n° 10 : Étude de faisabilité, Pièce n°11 : Étude environnementale, Pièce n° 12 : Demande d’agrément au régime de la zone
franche industrielle].
26. Autorisations administrative reçues :
27. La société Az Ax CB BF SA a ainsi obtenue
toutes les autorisations administratives nécessaires à la construction et à
l’exploitation de cette usine.
28. Ainsi le 19 décembre 2016, la société Az Ax CB
BF SA a obtenu un récépissé émis par le ministère de l’industrie du
commerce et de l’artisanat, établissant la conformité de la demande d'agrément
à l’article 36 du décret du 13 octobre 2003 portant organisation et
fonctionnement de la zone franche industrielle [Pièce n° 13 : récépissé
déclarant la demande conforme].
29. Puis le 30 janvier 2017, un arrêté du ministère de l’industrie et du
commerce et de l’artisanat du Bénin a été pris indiquant que le projet d’usine
d’égrenage envisagé par la société Az Ax CB BF SA
est conforme aux normes environnementales [Pièce n° 14 : arrêté de
conformité aux normes environnementales].
30. Ensuite le 13 avril 2017, le ministère de l’industrie du commerce et de
l’artisanat a donné à la société Az Ax CB BF SA
l’autorisation définitive de commencer la construction de l’usine d’égrenage
de coton prévue.[Pièce n° 15 : autorisation définitive de construction].
31. Enfin, le 13 avril 2017, la société Az AGRO INDUSTRIE, dans le
parfait respect de la réglementation béninoise, avait obtenue toutes les
autorisations nécessaires à la construction et à l’exploitation d’une usine de
coton à Ap.
32. Nombreux investissements engagés sur la base des autorisations reçues
(achat d’un terrain, achat de matériel, investissements financiers, etc.) :
33. Monsieur An AG a donc en toute confiance investi la somme de 3
millions d’euros sur ses fonds propres dans la société Az Ax
CB BF SA, ce qui correspond aux deux tiers des fonds
nécessaires à la création et à l'exploitation de l’usine d’égrenage de coton.
[Pièce n° 16 : liste et chiffrage des investissements réalisés]
34. La société Az Ax CB BF SA a ainsi commencé la
construction de l’usine, passé commande de machines d’égrenage, effectué le
nivellement du terrain, construit trois hangars, construit des infrastructures
(clôture, bureaux, château d’eau), effectué des forages et réalisé le réseau
d’eau, effectué toutes les études de préparation,… etc.
35. Reprise en main du secteur du Coton par Monsieur Patrice TALON,
Président du Bénin et ses proches :
36. C’est malheureusement à cette période que Monsieur Patrice TALON,
Président du Bénin a décidé de reprendre en main le secteur du coton qu’il
considère comme « sa chasse gardée », afin que ses proches et lui-même
détiennent 100 % des parts de marchés de ce secteur très lucratif.
37. L’Agence France Presse (AFP) a enquêté sur cette reprise en main et a pu
constater que Monsieur Patrice TALON et ses proches, ont tout mis en œuvre
pour devenir les détenteurs exclusifs de la filière du coton au Bénin.
38. L’AFP indique que cet accaparement a été fait par le biais de l’association
interprofessionnelle du coton (AIC), à la tête de laquelle Monsieur Patrice
TALON a nommé l’un de ses proches. [Pièce n 17: Article de l’AFP « La
récolte du coton au Bénin : une ruée monopolistique vers l'or blanc ». Ainsi,
différents acteurs indépendants du secteur du coton ont été évincés dans le but
d’assurer un monopole à Monsieur Patrice TALON et à ses proches].
39. Retrait brutal et arbitraire des autorisations accordées :
40. C’est dans ce contexte que l’association interprofessionnelle du coton
(AIC) a formé le 4 mai 2017, un recours contre l’autorisation obtenue par la
société Az Ax CB BF SA d’installer une usine
d’égrenage de coton, prétendant qu’elle aurait dû donner son accord préalable,
et prétendant que les quantités de coton produit ne permettaient pas de donner
du travail à une nouvelle usine d’égrenage de coton, ce qui est totalement faux.
[Pièce n° 18 : Recours formé par l’AIC].
41. Cette action surprenante a eu pour but d’empêcher la société Az
Ax CB BF SA d’accéder au marché de l’égrenage du coton
béninois pour préserver les intérêts de Monsieur Patrice TALON et de ses
proches. Dans la foulée, le ministère de l’industrie du commerce et de
l’artisanat a, par décision du 11 mai 2017, annulé de manière arbitraire
l’autorisation d’installation obtenue par la société Az Ax
CB BF SA. [Pièce n° 19 : Annulation de l’autorisation —
décision du 11 mai 2017].
42. Puis le 16 mai 2017, le même ministère a annulé de manière arbitraire le
récépissé de conformité aux normes de la zone franche industrielle obtenue par
la société Az Ax CB BF.
43. Ainsi en 15 jours, toutes les autorisations accordées à la société Az
Ax CB BF SA par l’Etat du Bénin lui ont été retirées sans
raison, et les sommes investies sur la base de ces autorisations l’ont été en pure
perte. Des consignes d’exclusions de la société Az Ax CB
BF avaient été données afin de l’exclure du marché du coton, s’accaparer
ses investissements et récupérer ses futures parts de marché. Cette décision
d’exclusion est une décision politique qui a été prise dans l’intérêt de Patrice
TALON et de ses proches.
44. La presse béninoise, qui à l’époque de cette éviction disposait encore d’une
légère liberté, s’en est fait l’écho en indiquant clairement que le coton au Bénin
est « chasse gardée de l’AIC et de Talon ».
45. Selon la presse Monsieur Patrice TALON utilise le « fait du prince »,
notamment par l’utilisation des « armes » de l’Etat béninois pour s’assurer une
hégémonie dans le domaine du coton. Le journal la Nouvelle Tribune dans son
édition du jeudi 5 juillet 2016 a ainsi écrit que : « Autoriser quelqu’un à
engager des financements pour un projet puis l'arrêter net dans son élan
quelques semaines après montre bien la nature du régime auquel on a affaire.
Mais cette décision, disons-le simplement, apparait comme une fatwa.
Désormais, il faut comprendre que personne ne doit oser s’aventurer dans la
filière coton devenue la chasse gardée de l’AIC dirigée par Ah C,
qui n’est qu’un des employés de Talon.» [Pièce 20 : Article du journal La
Nouvelle Tribune : « Comment le gouvernement a floué Az AGRO
INDUSTRIE », Pièce n° 21: Article du journal La Nouvelle Tribune : «
Confusion et contradictions au gouvernement »]
46. Perte totale des investissements effectués et des chiffres d’affaires
attendus:
47. Monsieur An AG et la société Az Ax CB BF
SA ont notamment perdu les 3 millions d’euros qui ont été investis pour la
création de cette usine d’égrenage de coton. I Ils ont également subit une perte
d’exploitation importante correspondant aux chiffres d’affaires attendus.
48. Dévalorisation des parts sociales de la société Az Ax
CB BF SA :
49. La société Az Ax CB BF SA a subi une
dévalorisation totale de ses parts sociales, ce qui entraine un véritable
appauvrissement du patrimoine de ses actionnaires.
50. Engagement de procédures administratives contre l’Etat du Bénin :
51. Ne voulant pas que cette injustice reste impunie, la requérante, la société
Az Ax CB BF a formé le 29 mai 2017, un recours
gracieux indiquant qu’elle n’a violé aucune des dispositions relatives à l’octroi
d’autorisation et d'agrément pour la création, l’ouverture et l’exploitation
d’une usine d’égrenage de coton, elle a effectué des démarches et des
investissements conséquents à la suite d’une invitation du gouvernement
béninois à effectuer lesdits investissements. [Pièce n° 22 : Recours gracieux].
52. L’Etat du Bénin par courrier en date du 21 juillet 2017 a purement et
simplement rejeté sa demande. [Pièce n° 23 : Réponse à recours gracieux].
53. Elle a ensuite formé le 4 août 2017 un recours administratif devant la
chambre administrative du Tribunal de première instance de Cotonou contre
ces deux décisions d’annulation, demandant notamment audit Tribunal de
constater que l’autorisation d’installation de l’usine d’égrenage a été créatrice
de droits irrévocables au profit de la société Az Ax CB
BF ; constater que l’Etat du Bénin en annulant arbitrairement ladite
décision d’autorisation a fait usage d’un détournement de pouvoir déguisé
constater qu’il y a eu violation flagrante du principe des droits acquis, en
conséquence, annuler les décisions qui ont empêché la société Az
Ax CB BF de construire et d’exploiter l’usine d’égrenage
de coton qu’elle avait été autorisée à construire et à exploiter. [Pièce n° 24 :
Recours administratif déposé le 4 août 20171.
54. La société Az Ax CB BF SA a également formé
le 26 mars 2018 un second recours portant sur l’indemnisation des préjudices
de la société Az Ax CB BF, à hauteur de 34 450 000
000 francs CFA (trente-quatre milliards quatre cent cinquante millions de
francs CFA). [Pièce n° 25 : Recours administratif déposé le 26 mars 2018].
55. Blocage total des procédures administratives engagées contre l’Etat
du Bénin, déni de justice :
56. L’Etat du Bénin a décidé de bloquer cette procédure afin que la société
Az Ax CB BF ne puisse pas obtenir la protection de
ses droits devant le Tribunal administratif de Cotonou.
57. La société Az Ax CB BF a demandé à de
nombreuses reprises au Tribunal administratif de Cotonou que celui-ci
enjoigne à l’Etat du Bénin de communiquer un Mémoire en défense, ce qui n’a
jamais été fait. [Pièce n° 26 : demandes de la société Az Ax
CB BF adressées au Tribunal].
58. L'Etat du Bénin a volontairement pris son temps et a ainsi communiqué sa
réplique dans la procédure d'annulation administrative le 17 décembre 2018,
soit un an et demi après le dépôt de la requête initiale, communiqué un nouveau
mémoire le 10 février 2020, soit plus de deux ans et demi après le dépôt du
recours [Papier n° 27 : Réplique de l'Etat du Bénin].
59. La société Az Ax CB BF a immédiatement
demandé au Tribunal après le dépôt de ce dernier Mémoire, par courrier en
date du 6 avril 2020, que le dossier soit clôturé et qu’une audience soit fixée.
De même, le recours indemnitaire engagé n’a toujours pas abouti, malgré les
multiples demandes de fixation d’une date d’audience effectuées par la
requérante. À ce jour, près de trois ans après le dépôt de ses requêtes par la
société Az AGRO INDUSTRIE, aucun des recours qu’elle a engagés
n’a atteint le stade d’un jugement de première instance. Il s’agit d’un véritable
déni de Justice qui démontre qu’elle ne peut pas obtenir protection de ses droits
au Bénin.
b. Moyens de droit 60. Les requérants ont invoqué les articles 7 et 14 de la Charte africaine.
61. Ils ont également invoqué la jurisprudence internationale.
c. Conclusions des requérants
62. Les requérants demandent à la Cour de :
1) Constater que le requérant An AG a fait l’objet de la part de l’Etat du
Bénin, de Monsieur Patrice TALON et de l'Association Interprofessionnelle
du Coton de violation de son droit de propriété tel qu’il est protégé par l’article
14 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ;
ii) Constater que la société Az Ax CB BF SA a fait
l’objet de la part de l’Etat du Bénin, de Monsieur Patrice TALON et de
l’Association Interprofessionnelle du Coton de violation des droits suivants
protégés par les articles 7 et 14 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme
et des Peuples, Droit de propriété, Droit d’accès à un Tribunal, Droit d’accès
à un Tribunal impartial ;
iii) Constater que ces violations font subir au requérant An AG les
préjudices suivants : perte de ses investissements, dévalorisation des parts
sociales de la société Az Ax CB BF SA qu’il détient,
préjudice moral ;
iv) En conséquence, condamner solidairement l’Etat du Bénin, Monsieur
Patrice TALON et l’Association Interprofessionnelle du coton à lui payer les
sommes suivantes :
- Trois millions d’euros au titre de la perte de ses investissements ;
- Soixante millions de francs CFA au titre de son préjudice moral.
v) Constater que ces violations font subir à la requérante Az Ax
CB BF SA les préjudices suivants : chiffre d’affaire attendu et
non réalisé à cause du retrait arbitraire des autorisations, frais d’avocats
engagés pour la procédure interne faisant l’objet d’un déni de Justice, préjudice
moral, remboursement des frais de justice en lien avec la présente procédure ;
vi) En conséquence, condamner l’Etat du Bénin, Monsieur Patrice TALON et
l’Association Interprofessionnelle du coton à lui payer les sommes suivantes :
a) 51 milliards 704 millions de francs CFA au titre du chiffre d’affaire attendu
et non réalisé ;
b) 25 millions de francs CFA, sauf à parfaire, au titre des frais d'avocats
engagés dans le cadre de la procédure interne ;
c) 100 millions de francs CFA au titre de son préjudice moral ;
d) 29 millions de francs CFA au titre du remboursement des frais de justice de
la présente procédure.
VI - LES ARGUMENTS DE L'ETAT DEFENDEUR
Résumé des faits
63. Par correspondance en date du 03 août 2016, la société Az AGRO
INDISTRIE BENIN SA a soumis à la commission d’agrément au régime de la
zone franche Industrielle un dossier de demande d'agrément audit régime pour
l’installation d’une usine d’égrenage de coton à Ap.
64. En attendant la délivrance dudit agrément, le Président de la Commission
a signé, au profit de la société Az Ax CB BF SA, le
récépissé de conformité n° 398/MICA/DGDI/DPV/A-ZFI/SCA du 19
décembre 2016 (Pièce adverse n° 13).
65. Sans attendre l'arrêté relatif à son agrément, la société Az Ax
CB BF SA a entrepris d'importer des équipements de
production en suspension de droit de douane.
66. Le 13 avril 2017, le Ministre de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat
0510/DC/SGM/DGDI/DESYI/SA sans aucun respect de la procédure prévue en
la matière (Pièce adverse n° 15).
67. C'est en cet état que le 04 mai 2017, par acte de At AL,
Huissier de justice à Cotonou, l'Association Interprofessionnelle du Coton
(AIC) a fiat délaisser un recours gracieux au Ministre de l’industrie, du
Commerce et de l'Artisanat (Pièce adverse n°18).
68. Le même jour, ledit exploit a été dénoncé à la société Az Ax
CB BF SA. Le recours se fonde sur une convention dénommée
Accord-Cadre entre l'Etat et l'Association Interprofessionnelle du Coton du 07
janvier 2009 dont l’objet est de:
- clarifier les rôles et responsabilités de l'État et du secteur privé dans le secteur
du coton ;
- reconnaître l'Association Interprofessionnelle du Coton (AIC) comme
l'unique organisation Interprofessionnelle de la filière coton ;
- Mettre en place un règlement général d'organisation et de fonctionnement de
la filière, fondé sur les accords conclus entre les familles professionnelles
membres de l’interprofession du coton ;
- Organiser les relations entre l’État et l’AIC .
69. L'article 9 de ladite convention reconnait l'AIC comme étant la seule
organisation interprofessionnelle de la filière dont elle est le soutien
institutionnel ainsi que l’instance représentative.
70. L'article 19 de la même convention ajoute que « …l’autorisation de
l'augmentation de la capacité nationale d’égrenage du coton graine par
l'installation de nouvelles usines d'égrenage ou par l'extension de la capacité
des usines existantes, est de la responsabilité conjointe de l'Etat et
l’interprofession du coton, en fonction de l'évolution du niveau de la
production nationale de coton graine. » (Pièce n° 1 : Convention dite Accord-
cadre entre l'État et l'Association Interprofessionnelle du Coton du 7 janvier
2009).
71. En effet, l'autorisation d'installation industrielle a été délivrée à la société
Az Ax CB BF SA sans l'accord préalable de l’AIC.
72. 1l en est de même de la décision de la Commission d'Agrément au régime
de la Zone Franche Industrielle.
73. Or, la capacité d'égrenage de coton déjà installée est supérieure au niveau
de la production nationale de coton graine dans la période.
74. C’est dans ces conditions que le Ministre de l'Industrie, du Commerce et
de l'Artisanat a pris la décision n° 26/MICA/DC/SGM/DGDISA du 11 mai
2017 portant annulation de l'autorisation d'installation industrielle n°
0510/MICA/DC/SGM/DGD/DESUISA du 13 avril 2017 (Pièce adverse n° 19).
75. Tirant conséquence de l'acte d'annulation du Ministre de l'Industrie, du
Commerce et de l’Artisanat, le Directeur général du Développement Industriel
a adressé à la Société Az Ax CB BF, la
correspondance n° 076//MICA/DGDI/DPI/SCA du 16 mai 2017aux fins de lui
notifier la caducité du Récépissé de conformité qui lui a été délivré dans le
cadre de son agrément au régime de la Zone Franche Industrielle.
76. Suite à ces décisions, la société Az Ax CB BF SA
a formé un recours gracieux (Pièce adverse n° 22) auquel l'autorité administrative a répondu par une décision explicite de rejet (Pièce adverse n°
23).
77. C'est à la suite de cette réponse que cette dernière a initié les 03 procédures
suivantes :
PROCEDURE NUMERO 06903/2017
78. Cette procédure est relative à une demande de sursis à l'exécution
introduite par la requérante Az AGRO INDUSTRIE, déposée le 30 août
2019 au greffe du Tribunal de Première Instance de Cotonou, statuant en
matière administrative.
79. En réponse, l'Etat du Bénin a déposé son mémoire du 09 mars 2018 au
greffe de la Juridiction saisie.
80. Il importe de préciser que cette procédure n’a pu aboutir du fait du
désistement d'instance de la requérante Az Ax CB BF
le 8 mai 2019 (Pièce n° 2 : Lettre de désistement d'instance en date du 11 mai
2018 adressée par la société Az Ax CB BF au
Président de la 2ème Chambre Administrative du Tribunal de Première
Instance de Cotonou).
2. PROCEDURE NUMERO 6388/2017
81. Cette procédure est relative au recours en annulation pour excès de pouvoir
introduite par la société Az Ax CB BF devant la
Chambre Administrative du Tribunal de Première Instance de Cotonou,
suivant requête en date du 11 juillet 2017.
82. L'Etat du Bénin a produit son mémoire en défense le 14 décembre 2018 ce
à quoi la requérante Az AGRO INDUSTRIE a répliqué dans son
mémoire déposé le 5 mars 2019.
83. Pour y faire suite, l'Etat du Bénin a déposé un mémoire en duplique au
Greffe de la Cour le 26 août 2019 et la requérante a, par lettre en date du 13
janvier 2020, affirmé ne plus avoir d'observations à faire valoir (Pièce n° 3 :
Lettre de renonciation à la réplique en date du 13 janvier 2020 adressée par la
Société Az AGRO INDUSTRIE au Greffier en Chef de la Cour).
3. PROCEDURE NUMERO 02163/2018
84. La Société Az AGRO INDUSTRIE a en outre saisi le Tribunal de
Première Instance de Cotonou statuant en matière administrative au moyen
d’une requête introductive d'instance de plein contentieux du 30 mars 2018
dans laquelle elle sollicite la condamnation de l'Etat béninois et l'Association
Interprofessionnelle de Coton au paiement d’une somme de trente-quatre
milliards quatre cent cinquante millions (34.450.000.000) FCFA.
85. Les parties ont régulièrement échangé leurs mémoires dans cette affaire:
- Mémoire en défense déposé le 14 mai 2019 au Greffe du Tribunal de
Première Instance de Cotonou ;
- Mémoire en réplique produit par la Société Az AGRO INDUSTRIE
du 06 décembre 2019 ;
- Mémoire en contre réplique de l'Etat béninois en date du 21 janvier 2020.
86. Il sied de préciser que la Société Az AGRO INDUSTRIE n’a pas
encore répondu au dernier mémoire dans cette procédure.
87. Différentes procédures ont donc été initiées par la requérante et sont
régulièrement suivies par les parties. Si la société Az AGRO
INDUSTRIE renonce tantôt à répliquer par lettre expresse, elle s’abstient
tantôt de réagir sans raison.
88. Alors que les différentes procédures engagées par elle sont en cours, elle
s’empresse de saisir la Cour de céans.
89. Cependant, la Cour de la CEDEAO est incompétente pour connaître de
l'affaire car l'État défendeur n'a ni ratifié ni publié le Protocole A/SP.1/01/05
relatif à la Cour.
90. Il est de principe que les engagements contenus dans les conventions
internationales, les traités, les accords ou actes additionnels ou les protocoles
les modifiant n'ont d'effet définitif à l'égard de l'Etat que lorsqu'ils sont
régulièrement transposés en droit interne.
91. En ce sens, l'article 147 de la Constitution béninoise dispose : « Les traités
ou accords régulièrement ratifiés ont, dès leur publication, une autorité
supérieure à celle des lois. Ainsi, non seulement un traité doit être ratifié, mais
aussi publié. »
92. Or, en l'espèce, le Bénin n'a jamais ratifié le Protocole A/SP.1/01/05.
93. En l'absence de ratification, le processus par lequel l’État béninois a
entendu, en ce concerne le Protocole A/SP.01/01/05, limiter sa souveraineté
par sa soumission à cet engagement international ne peut être considéré comme
ayant abouti.
94. En effet, des vérifications faites auprès des administrations publiques
impliquées dans le processus de ratification des accords internationaux, il
résulte, suivant les constatations de la Cour Constitutionnelle du Bénin à
l’occasion de la décision DCC 20 434 DU 20 avril 2020 que :
- L'Assemblée a régulièrement fait observer, par l'organe de son secrétaire
général administratif, qu’elle n’a jamais été saisie par le Gouvernement aux
fins d'autorisation de ratification du protocole et par conséquent n'a pas
autorisé sa ratification ;
- Le ministre des Affaires Étrangères et de la Coopération relève que si le
Bénin a signé le protocole, il ne l’a pas ratifié ;
- Le Garde des Sceaux, ministre de la Justice et de la Législation a fait valoir
que le protocole prévoit qu’il « entrera définitivement en vigueur dès sa
ratification par au moins neuf (9) Etats signataires, conformément aux règles
constitutionnelles de chaque Etat membre », mais le Bénin ne l’a pas ratifié ;
qu’en outre, en érigeant la Cour de Justice communautaire en juge
supranational de la violation des droits humains commise au Bénin, ce
Protocole additionnel modifie l'organisation des juridictions et les lois internes
qui les régissent et ne peut, dès lors, être ratifié que conformément à l’article
145, alinéa 1 de la Constitution, au moyen d’une habilitation légale, qui n'a
pas eu lieu.
95. Toutes ces constatations sont contenues dans les motivations de la décision
DCC 20 434 du 30 avril 2020 de la Cour constitutionnelle du Bénin.
96. La Cour Constitutionnelle du Bénin, ayant constaté que le Bénin n'a jamais
ratifié le Protocole relatif à la Cour de Justice de la CEDEAO, a rendu l'arrêt
suivant :
« En conséquence,
Article 1" - Dit que le protocole additionnel A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005
n'est pas opposable à l'Etat du Bénin pour n'avoir pas été ratifié en vertu
d'une loi votée par l’Assemblée nationale, promulguée et publiée au Journal
officiel;
Article 2 - Dit que les gouvernements successifs qui ont donné suite aux
différentes procédures engagées sur le fondement du protocole additionnel de
la CEDEAO A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 en l'absence d'une loi de
ratification, promulguée et publiée au Journal officiel, ont violé l'article 35 de
la Constitution.
Article 3 - Dit que tous les actes qui résultent de la mise en œuvre du protocole
additionnel de la CEDEAO A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 sont non avenus
à l'égard du Bénin ».
97. Le Bénin n’est donc pas Justiciable de la CI-CEDEAO ;
98. L'Etat du Bénin ne peut donc pas produire un mémoire en défense devant
la CJ-CEDEAO, juridiction devant laquelle il n'est pas justiciable, sans violer
son propre droit.
99. Par conséquent, la Cour de Justice de la CEDEAO n'est pas compétente
pour connaître du recours du requérant.
b. Moyens de droit
99. Le défendeur a fondé ses prétentions sur l'article 147 de la Constitution de
la République du Bénin.
b. Conclusions du défendeur
100. L'Etat défendeur demande à la Cour de :
- Constater que l’entrée en vigueur d’un instrument international au Bénin
résulte de sa ratification et de sa publication ;
- Constater que le Bénin n’a Jamais ratifié le Protocole relatif à la cour de
Justice de la CEDEAO ;
- Constater que l’Etat du Bénin n’est pas justiciable de la CJ-CEDEAO ;
- En conséquence, se déclarer incompétente.
VII. REPLIQUE DES REQUÉRANTS
101. Les requérants ont répondu en faisant valoir, en résumé, que le Bénin est
en fait signataire du Traité instituant la CEDEAO et, en conséquence, est partie
à la Cour de justice de la CEDEAO ; que la création de la Cour résulte de
l'article 15 du Traité Révisé du 24 juillet 1993, signé et régulièrement ratifié par le Bénin ; que la compétence de la Cour est régie par le Protocole
A/P1/7/91, signé à Bb le 6 juillet 1991 ; que ce Protocole est entré en
vigueur dans l'ordre juridique interne du Bénin après sa ratification par le Chef
de l'État : que c'est le Protocole additionnel A/SP.01.01.05 du 19 janvier 2005
portant amendement du Protocole A/P.1/7/91 qui confère le droit aux
ressortissants béninois de saisir directement la CJ-CEDEAO lorsqu'ils
s’estiment victime d’une violation de leurs droits ; que sur le fondement des
articles 45 et 46 de la Convention de Vienne, ratifiée par le Bénin et compte
tenu du fait que, jusqu'à présent, l'État béninois n'a jamais soulevé
l'inapplicabilité du Protocole A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 dans ses
plaidoiries au fond devant la Cour de justice de la CEDEAO, le moyen tiré du
non-respect de la procédure de ratification prévue par la Constitution du Bénin
est inopérant ; que l'État du Bénin, sur la base du principe du forum
prorogatum, a tacitement accepté la possibilité pour ses citoyens de saisir
directement la Cour de Justice de la CEDEAO.
VIIL DUPLIQUE DU DÉFENDEUR
102. Le défendeur a répondu en réitérant ses moyens tirés de l'incompétence
de la Cour pour examiner le présent recours.
IX - SUR LA COMPÉTENCE
103. Dans son mémoire en défense, l'État défendeur a invoqué l'incompétence
de la Cour de céans de statuer sur le recours.
104. A cet effet, invoquant l'article 147 de la Constitution du Bénin, il a fait
valoir qu'elle n'avait pas ratifié ou publié le Protocole A/SP.1/01/05, et la Cour
constitutionnelle de l'Etat défendeur a jugé que le protocole additionnel
A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 n’est pas opposable à l'Etat du Bénin pour
n'avoir pas été ratifié en vertu d'une loi votée par l'Assemblée nationale,
promulguée et publiée au Journal officiel et que les gouvernements successifs
qui ont donné suite aux différentes procédures engagées sur le fondement du
protocole additionnel de la CEDEAO A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 en
l'absence d’une loi de ratification, promulguée et publiée au Journal officiel,
ont violé l'article 35 de la Constitution et a donc déclaré que tous les actes qui
résultent de la mise en œuvre du protocole additionnel de la CEDEAO
A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 sont non avenus à l'égard du Bénin ».
105. Il conclut que l'État défendeur n'est donc pas justiciable de la CJ-
CECEAO, il ne peut donc pas introduire un mémoire en défense devant la Cour
de céans, juridiction devant laquelle il n'est pas justiciable.
106. En ce qui concerne cette exception d'incompétence, les requérants
soutiennent en revanche que la Cour est compétente pour statuer sur le fond,
ayant à cet effet plaidé dans les termes déjà décrits au paragraphe 101,
intégralement reproduits ici.
Analyse de la Cour
107. En ce qui concerne cette exception, la Cour rappelle qu'un État ne peut
invoquer son droit interne pour justifier juridiquement le non-respect de ses
obligations internationales. Cela découle du principe bien connu du droit
international selon lequel les États sont souverains et liés par les traités qu'ils
ont librement conclus.
108. Le principe du droit des contrats dit qu'une partie ne peut modifier
unilatéralement les termes d'un contrat après sa conclusion.
109. Si les États pouvaient invoquer leur droit interne pour justifier le non-
respect des obligations internationales, ils pourraient modifier leur droit
interne chaque fois qu'ils le jugent nécessaire, afin de se soustraire à leurs
obligations internationales.
110. La Constitution du défendeur est la norme fondamentale de son système
juridique, la base de son droit interne et en fait partie intégrante. Le défendeur
ne peut se prévaloir de sa Constitution pour dénoncer des obligations
internationales qu'il a librement assumées.
111. Le Protocole de 2005 est très clair lorsqu'il indique qu'il entre en vigueur
à titre provisoire dès sa signature par les chefs d'État et de gouvernement des
États membres et définitivement en vigueur dès sa ratification par au moins
neuf (9) Etats signataires, conformément aux règles constitutionnelles de
chaque Etat membre.
112. Quant au défendeur, il a signé le Protocole de 2005 le 19 janvier 2005, de
sorte qu'il est entré en vigueur à titre provisoire, ce qui lui suffit pour être lié
par celui-ci, en tant que signataire. Il convient de rappeler que la signature est
l'une des méthodes reconnues et acceptées en droit international pour l'entrée
en vigueur d'un traité (voir les articles 1 | et 12 de la Convention de Vienne sur
le Droit des Traités de 1969).
113. Ledit Protocole est entré définitivement en vigueur avec la ratification de
neuf États membres, donc même si le défendeur n'a pas ratifié le Protocole, il
est lié par ses dispositions, puisque plus de neuf États membres (à l'exclusion
du défendeur) l'ont déjà ratifié (voir HANS CAPEHART WILLIAMS SR & 1
AUTRE c. RÉPUBLIQUE DU LIBÉRIA & 4 AUTRES, ARRÊT N°
ECW/CCJ/JUD/25/15 @ pg. 15).
114. Il convient de noter que la question de la non-ratification ou de la non-
domestication des protocoles de la Cour a déjà été abordée et traitée à plusieurs
reprises par la Cour.
115. L'étude de cette jurisprudence montre que ce moyen de défense, bien que
souvent invoqué, a toujours été rejeté par la Cour de céans pour différents
motifs, et que la Cour a adopté une position uniforme pour défendre sa compétence pour connaître du fond de l'affaire lorsque la non-ratification ou
la non-domestication des Protocoles de la Cour est invoquée (voir, par
exemple, les affaires suivantes: A. MUSA SAIDYKHAN CONTRE
GAMBIE, ARRET N° ECW/CCI/RUL/04/09 [2010] COL. 153-154,
PARAGRAPHES 48-49-50); B. BM AY ET 28 AUTRES
CONTRE LE MALI, ARRET N° ECW/CCI/JUD/03/11 [2011] COL. 71-73,
PARAGRAPHES 34-35 ; C. AU Aw AMINU CONTRE
LA REPUBLIQUE FEDERALE DU NIGERIA ET AUTRES, ARRET N°
ECW/CCI/RUL/03/11 [2011] ECR 183, PARAGRAPHES 38-50) ; ET THE
TRUSTEES OF THE JAMA'A FOUNDATION ET 5 AUTRES CONTRE LA
REPUBLIQUE FEDERALE DU NIGERIA ET 1 AUTRE, [2012] ECR 315 ;
F. BA BO ET 2 AUTRES CONTRE GAMBIE, ARRET N°
ECW/CCI/RUL/19/12, ECR 2012, P. 329, P. 335 ; G. SIMONE EHIVET ET
MICHEL GBAGBO CONTRE COTE D'IVOIRE, ARRET N°
ECW/CCI/ARRET/03/13, [2013] COL. 35; H. HANS CAPEHART
WILLIAMS CONTRE LE LIBERIA, ECW/CCI/JUD/25/15, [2014] ECR
471 ; VAENTINE AYIKA CONTRE LA RÉPUBLIQUE DU LIBÉRIA,
ARRÊT N° ECW/CCI/JUD/09/12/REV [2012] ECR 153).
116. Au vu de ce qui précède, la Cour déclare que l'exception d'incompétence
soulevée par l'Etat défendeur n’est pas fondée.
117. En conséquence, en ce qui concerne la compétence pour connaître de
l'affaire, la Cour note que les requérants invoquent la violation du droit de
propriété, du droit d'accès à un tribunal, du droit d'être jugé dans un délai
raisonnable et la violation du droit d'accès à un tribunal impartial, garantis
respectivement par les articles 14 et 7 de la Charte Africaine des Droits de
l'Homme et des Peuples, ci-après dénommée « la Charte ».
118. La Cour se déclare donc compétente pour statuer sur la prétendue
violation des droits de l'homme, conformément à l'article 9 (4) du Protocole
A/P1/7/91 relatif à la Cour de justice de la Communauté (Protocole), qui
dispose que : « La Cour est compétente pour connaître des cas de violations
des droits de l'homme dans tout État membre » [voir également les affaires,
BV BW c. RÉPUBLIQUE DU SÉNÉGAL, Arrêt N°
ECW/CCI/RUL/03/2010, CCIRL (2010) p. 43, $ 53-61 : BN
AZ c. RÉPUBLIQUE DU NIGER, Arrêt N° ECW/CCI/JUD/05/10,
CCIRL (2011) p. 105 ss, AI AR Ab c. RÉPUBLIQUE
FÉDÉRALE DU NIGÉRIA, Arrêt N° ECW/CCJ/RUL/05/11, CCJRL (2011)
p. 121 ss].
X. SUR LA RECEVABILITÉ
119. La présente affaire a été introduite par une personne morale (société
commerciale Az Ax CB BF, SOCIÉTÉ À
RESPONSABILITÉ LIMITÉE), dûment immatriculée dans l'Etat défendeur, sous
le numéro RCCMRB/COT/16B17155, ayant son siège social au Cartier Jak au lot
431 Cotonou et par une personne physique, en l'occurrence M. An AG.
120. À priori, la première requérante n'étant pas un être humain ou une personne
physique, on peut se demander si, à la lumière de l'article 10(d)(i) du Protocole
2005, il a la qualité pour agir dans la présente affaire.
121. Le locus classicus sur l'interprétation de l'article 10(d) du Protocole à la Cour
est l'affaire Dexter Oil Ltd c. Libéria, (Arrêt N° : ECW/CCI/APP/03/19), dans
laquelle la Cour a harmonisé ses décisions précédentes et clarifié son
interprétation de l'article 10(d) du Protocole relatif à la Cour, limitant l'accès à la Cour seulement aux individus pour violation des droits de l'homme, mais admet
en même temps des exceptions (« sauf dans des conditions internationalement
acceptées »). Les exceptions énoncées, en vertu desquelles les personnes morales
peuvent étayer une action, sont : les droits qui sont des droits fondamentaux, qui
ne dépendent pas des droits de l'homme, y compris notamment le droit à un procès
équitable, le droit à la propriété et le droit à la liberté d'expression.
122. Dans le présent recours, la requérante, Az Ax CB
BF, SOCIÉTÉ ANONYME, a invoqué la violation du droit de propriété, du
droit d'accès à un tribunal, la violation du droit à une décision dans un délai
raisonnable et la violation du droit d'accès à un tribunal impartial, garantis
respectivement par les articles 14 et 7 de la Charte, droits parfaitement
compatibles avec sa nature de personne morale, de sorte que la qualité pour agir
de la requérante est justifiée.
123 Deux autres aspects, dans la présente affaire, nécessitent l'examen de la Cour,
à savoir : (i) si le requérant An AG a la qualité pour agir en justice, en
formulant des prétentions identiques à celles de la requérante Az Ax
Industrie Benin, Société anonyme et (ii) si l'action est recevable à l'encontre des
deuxième et troisième défendeurs.
i) La question de savoir si le requérant, An AG, a la qualité pour
agir en justice en formulant des prétentions identiques à celles de la
requérante, Az Agro-Industrie Benin, Société anony.e.
124. Les allégations du deuxième requérant de violation de son droit de propriété
en tant qu'investisseur/actionnaire reflètent les dommages subis par la première
requérante, qui est la société lésée dant le second est actionnaire.
125. Dans la ‘pratique du droit international, outre les protections
conventionnelles, certains principes relatifs aux réclamations des actionnaires
peuvent être reconnus comme relevant du droit international coutumier. Ces
principes, qui surviennent souvent dans le contexte de litiges concernant des
investissements réalisés par des actionnaires dans des pays étrangers, peuvent
inclure l'interdiction d'un traitement arbitraire ou discriminatoire des investisseurs
étrangers et l'obligation pour les États de compenser la violation des droits de
propriété et des droits connexes des étrangers.
126. Ces principes, ainsi que d'autres, forment le cadre juridique dans lequel les
réclamations des actionnaires sont jugées en droit international et peuvent leur
offrir des recours en cas de violation de leurs droits liés à leurs investissements à
l'étranger.
127. En l'espèce, l'un de ces principes pertinents est la «règle contre la
réparation du préjudice réfléchi », qui doit être examinée pour déterminer si les
réclamations du deuxième requérant sont recevables.
128. La règle contre la réparation des préjudices réfléchis est un principe juridique
qui empêche généralement les actionnaires de réclamer une compensation pour la
perte de valeur de leurs actions en raison d'actes à l'encontre de la société. Cela
est dû au fait que ces préjudices sont considérés comme un « reflet » du préjudice
subi par la société elle-même et que cette dernière est la requérant qui a la qualité
pour obtenir réparation du droit violé.
129. Dans l'affaire ALGOM RESOURCES LIMITED & AUTRE C.
RÉPUBLIQUE DE SIERRA LEONE, ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/03/23 à la page
32 (Non publié), la Cour s'est référée à l'application par la CIJ du principe de la personnalité juridique distincte en droit international dans l'affaire de la Barcelona
Traction, où elle a déclaré que :
« Nonobstant la personnalité juridique distincte, une faute commise a l'encontre
de la société cause souvent un préjudice à ses actionnaires. Mais le simple fait
que le préjudice soit subi à la fois par la société et par l'actionnaire n'implique
pas que l'un et l'autre soit en droit de demander réparation. Ainsi, lorsque les
intérêts d'un actionnaire sont lésés par un acte commis à l'encontre de la société,
c'est à cette dernière qu'il doit s'adresser pour intenter l'action appropriée, car
bien que deux entités différentes puissent avoir subi le même préjudice, ce n'est
qu'à l'une d'entre elles que les droits ont été violés. » (BARCELONA TRACTION,
LIGHT POWER AND COMPANY LTD (ARRÊT) [1970] Recueil CIJ 3,
paragraphe 44).
130. L'application de la règle contre la réparation des préjudices réfléchis
présuppose qu'un actionnaire ne peut pas réclamer un préjudice subi par la société,
par exemple une indemnité fondée sur une diminution de la valeur marchande des
actions ou une diminution probable des dividendes.
131. Dans de tels cas, il est dit que le préjudice d'un actionnaire n'est qu'un "reflet"
du préjudice subi par la société, et que la société (ou son liquidateur) est la
requérante appropriée (voir la décision de la Cour suprême du Royaume-Uni dans
l'affaire MAREX FINANCIAL LTD c/ SEVILLEJA [2020] UKSC 31, 15
JUILLET 2020).
132. Comme indiqué dans l'affaire Barcelona Traction, les exceptions à la règle
permettent aux actionnaires d'intenter une action indépendante lorsque les
préjudices qu'ils subissent sont distincts de ceux de la société. De même, les
créanciers ont été exemptés du champ d'application de la règle afin de leur permettre de récupérer leurs pertes indépendamment de toute action potentielle de
la société.
133. Pour pouvoir intenter une action indépendante, l'actionnaire doit démontrer
qu'il dispose d'une cause d'action indépendante contre le défendeur, dans des
circonstances où la société n'en a pas, et qu'il a subi un préjudice personnel en
raison d'un acte imputable au défendeur.
134. En fait, les actionnaires disposent d'un certain nombre de principes visant à
équilibrer leurs droits et intérêts avec la nécessité de protéger l'autonomie de la
société et les intérêts des autres parties prenantes, y compris des actions directes
pour les dommages qui leur ont été directement causés ; un préjudice injuste si les
activités de la société sont menées d'une manière qui nuit injustement aux intérêts
des actionnaires ; une procédure juste et équitable pour la liquidation de la société
si l'on considère que les administrateurs agissent d'une manière qui nuit aux
intérêts des actionnaires, etc.
135. La Cour n'ignore pas que les actionnaires peuvent intenter des actions directement contre un État d'accueil en vertu d'accords d'investissement s'ils sont
directement affectés par les actions de l'État, telles que l'expropriation ou le
traitement discriminatoire.
136. Toutefois, dans une action relative aux droits de l'homme, comme en
l'espèce, l'action indépendante des actionnaires ou de l'employé individuel doit
être fondée sur une violation de leurs droits de l'homme due à des actions illégales
contre la société, lorsqu'il s'agit d'un préjudice juridique séparé et distinct du
préjudice subi par la société (voir l'affaire ALGOM RESOURCE, pages 36-37,
137. Ainsi, lorsque la violation pour l'actionnaire n'est pas séparée et distincte de
la société, les actionnaires doivent déposer des plaintes indirectement par
l'intermédiaire de la société dans laquelle ils détiennent des actions, en particulier
si la société elle-même a une cause d'action contre l'État d'accueil.
138. En l'espèce, le deuxième requérant, dans sa tentative de préciser la violation
qu'il a subie, a déclaré que la révocation arbitraire des autorisations d'exploitation
délivrées à la première requérante a entraîné la dévalorisation des parts sociales
de la société et la perte de ses investissements, constituant une violation de ses
droits de propriété, protégés par l'article 14. Il soutient que l'annulation des
autorisations et agréments d'exploitation a entraîné son appauvrissement, puisque
la somme de trois (3) millions d'euros qu'il avait investie dans la première
requérante a été perdue. Il demande à la Cour de condamner le défendeur à
l’indemniser, pour la dévalorisation des actions qu'il détient dans la première
requérante.
139. En revanche, le préjudice du second requérant, qu'il qualifie de violation de
son droit de propriété, n'est que le « reflet » du préjudice de la société, de sorte
qu'elle est la seule à pouvoir légitimement prétendre à une indemnisation pour la
violation causée par le comportement du défendeur.
140. Le deuxième requérant, en tant qu'actionnaire individuel, n'allègue pas et n'a
pas été en mesure de prouver une quelconque violation de ses droits de l'homme,
qui constituerait un préjudice juridique distinct et séparé du préjudice subi par la
société, de sorte qu'il pourrait avoir Ja qualité pour agir, pour une action
indépendante de la société.
141. Sur la base de l'analyse qui précède, la Cour conclut que le deuxième
requérant n'a aucun intérêt personnel sysceptible d'être protégé dans cette action et qu'il n'a donc pas la qualité pour agir compatible avec les conditions de
recevabilité de l'article 10 (d) du Protocole Additionnel de 2005.
142. En conséquence, la Cour conclut que les prétentions du deuxième requérant,
An AG, sont irrecevables.
143. En outre, la Cour conclut que la demande du premier requérant est recevable
à l'égard de l'État défendeur, puisqu'elle est conforme à l'article 10(d)(i) et (ii)
dudit Protocole.
ii) Sur la question de savoir si la demande est recevable à l'égard des
deuxième et troisième défendeurs
144, La présente affaire a été intentée non seulement contre l'État défendeur, mais
également contre le deuxième défendeur, Monsieur Patrice TALON, Président de
la République du Bénin, demeurant au Palais de la Marina, Cotonou, Bénin et
également contre l'ASSOCIATION INTERPROFESSIONNELLE DU COTON
(AIC), dont le siège est à Cotonou, 061 BP : 18, prise en la personne de son
représentant légal, domicilié, en cette qualité, audit siège.
145. La question se pose de savoir si les deuxième et troisième défendeurs sont
des parties appropriées dans la présente affaire, c'est-à-dire si le recours est
recevable dans la mesure où il concerne les deux défendeurs.
146. Les dispositions des articles 9 et 10 du Protocole Additionnel de 2005
précisent les catégories d'entités et d'individus contre lesquels une plainte peut
être déposée. Ces dispositions indiquent clairement que seuls les Etats membres et les institutions de la CEDEAO peuvent être traduits devant la Cour, pour
violation des droits de l’homme.
147. Dans son interprétation et son application des dispositions des articles 9 et
10 dudit protocole, la Cour a statué dans un certain nombre d'affaires que seuls
les États qui sont parties contractantes au Traité Révisé de la CEDEAO, à la
Charte africaine et à d'autres traités similaires relatifs aux droits de l'homme
peuvent être poursuivis devant la Cour pour des violations présumées des droits
de l'homme survenues sur leur territoire. En conséquence, ni les individus, ni les
agents, ni les organes d'un État membre ne peuvent être poursuivis devant cette
Cour pour violation des droits de l'homme /voir LES ADMINISTRATEURS DU
PROJET SUR LES DROITS SOCIO-ÉCONOMIQUES ET LA TRANSPAREN(E
(SERAP) & 10 AUTRES C. LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGERIA & 4
AUTRES ECW/CCJ/JUD/16/14 PAGE 22-23. PETER DAVID C.
AMBASSADEUR RALPH UWECHUE ECW/CCJ/APP/09/04 (2010) CCJELR].
148. En outre, conformément au principe international de la responsabilité des
États, réitéré par la Cour dans plusieurs décisions, les États membres sont
responsables des actes ou omissions de leurs agents, institutions ou organes
agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles, même si ces actes ont été
commis en dehors du domaine relevant de sa compétence ou en violation de la
législation nationale.
149. Ainsi, dans les cas où les agents d'un État violent les droits d'un ou
plusieurs individus, ces violations seront imputables à l'État, qu'elles aient été
sanctionnées par lui ou non, établissant ainsi sa responsabilité internationale
pour les actes et/ou omissions de ces individus [voir B Z &
AUTRE C. RÉPUBLIQUE DU GHANA, ECW/CCJ/JUD/11/14 @ PAGE 16.
AIRCRAFTWOMAN BEAUTY IGROBIE UZEZI C. LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGERIA. ARRET N° ECW/CCJ/RUL/01/21, PAGES 18-20,
COL] Ar BK AP (RID) C. LA RÉPUBLIQUE
FÉDÉRALE DU NIGERIA ECW/CCJ/JUD/23/16, PAGE 28].
150. La Cour note que le deuxième défendeur, Monsieur Patrice TALON et la
troisième défenderesse, l'Association Interprofessionnelle du Coton, ne sont pas
des États membres ni institutions de la CEDEAO : le deuxième défendeur, bien
que chef d'État du premier défendeur, est traduit devant la Cour en sa qualité
personnelle et non en tant que chef d'État. Cependant, même s'il avait été poursuivi
en tant que chef d'État, ce n'est certainement pas lui qui représente l'État défendeur
devant une juridiction internationale. Le troisième défendeur n'est qu'une
institution du premier défendeur, l'État du Bénin, et tous les actes qu'il a accomplis
sont imputés à cet État.
151. En conséquence, la Cour conclut que l'action de la requérante est irrecevable
en ce qui concerne les deuxième et troisième défendeurs, ces derniers étant exclus
de la procédure au motif qu'ils ne sont pas des parties appropriées devant la Cour.
152. Par conséquent, la Cour ne connaîtra de la présente affaire qu'à l'encontre du
premier défendeur (État du Bénin) et le désignera désormais comme défendeur,
tout en disqualifiant toutes les références faites dans la procédure à l'égard des
deuxième et troisième défendeurs, qui ne sont pas des parties à part entière dans
la présente action, ce qui rend l'action irrecevable à l'égard de ces défendeurs.
153. Cela étant, la Cour constate que, bien que la première requérante ne soit pas
une personne physique, les droits de l'homme dont elle invoque la violation sont
des droits qui ne sont pas exclusifs aux êtres humains.
154. En outre, la requête n'est pas anonyme et n'a pas été introduite alors qu’elle
est pendante devant un autre tribunal international. La Cour conclut donc que
l'action de la requérante n'est recevable qu'à l'encontre du premier défendeur,
l'État du Bénin.
XI- AU FOND
155. La Cour procède ensuite à l'examen des droits de l'homme prétendument
violés par l'État défendeur.
Sur la violation du droit de propriété de la requérante
Allégations de la requérante
156. Les allégations de la requérante relatives à la prétendue violation de ce
droit ont été résumées ci-dessus et sont exposées aux paragraphes 24 à 31, 34,
40 à 42, 48 et 49 et sont intégralement reproduites ici.
Allégations du défendeur
157. Les allégations du défendeur sont exposées aux paragraphes 63 à 67 et 69
à 75 auxquels il est fait référence.
Analyse de la Cour
158. Le droit à la propriété est prévu à l'article 14 de la Charte, qui dispose ce
qui suit : « Le droit à la propriété est garanti. Il ne peut y être porté atteinte
que par nécessité publique ou dans l'intérêt général de la collectivité, ce,
conformément aux dispositions des lois appropriées. » 159. Avant de procéder à l'analyse du droit de propriété invoqué par la
requérante, retius, le droit « d'exploiter une usine d'égrenage de coton », il
convient de définir la notion de propriété.
160. La propriété, dans sa forme la plus simple, peut être définie comme un
bien que l'on peut revendiquer sur présentation d'un titre légal, d'une preuve de
propriété ou de tout document conférant le droit de propriété. La notion de
propriété ou possession est interprétée de manière très large. Elle couvre une
série d'intérêts économiques, notamment : des biens mobiliers où immobiliers,
des intérêts tangibles ou intangibles tels que des actions, des brevets, une
sentence arbitrale, le droit à une pension, le droit d'exercer une profession, le
droit d'un propriétaire de percevoir un loyer, des intérêts économiques liés à la
gestion d'une société, etc. (Voir CENTRO EUROPA 7 S.R.L. ET BU
Ba c. ITALIE (REQUETE N° 38433/09), ARRÊT STRASBOURG
DU 7 JUIN 2012).
161. En l'espèce, il importe de souligner que la nature du bien que la requérante
prétend détenir n'est pas un bien matériel, c'est-à-dire un terrain et des
bâtiments, mais le droit de construire et d'exploiter une usine.
162. La question est de savoir si la requérante a le droit qu'elle revendique et
si ce droit peut être qualifié de droit de propriété.
163. La Cour note que le droit d'exploiter une usine n'est pas spécifiquement
prévu par la Charte. Toutefois, dans la mesure où un tel droit peut avoir la
nature d'un bien, il entre dans le champ d'application de l'article 14 de la
Charte.
164. Ce droit de propriété garanti par la Charte, confère au propriétaire d'un
bien, mobilier ou immobilier, le droit d'en jouir sans être inquiété. Cette
disposition prévoit que le propriétaire a le droit d'utiliser son bien, le droit d'en
jouir et le droit d'en disposer. Par conséquent, tout refus de permettre au
propriétaire de jouir de l'un de ces éléments du droit constitue une violation de
son droit de propriété (voir Ao BZ AV c. RÉPUBLIQUE
FÉDÉRALE DU NIGERIA, AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/69/21, ARRÊT N°
ECW/CCJ/JUD/33/23, $ 123 ; BH BQ c. RÉPUBLIQUE DE
CÔTE D'IVOIRE, ARRÊT N° : ECW/CCJ/JUD/34/21 PAGE 30;
COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L'HOMME ET DES PEUPLES
c. KENYA (MERIT) (2017) 2 AFCLR 9 37, 124).
165. Toutefois, le droit de propriété n'est pas absolu, car il peut être porté atteinte
par nécessité publique ou dans l'intérêt général de la collectivité, ce,
conformément aux dispositions des lois appropriées. Cela implique que les États
ont le droit de contrôler l'utilisation des biens par l'application de lois
appropriées. En conséquence, toute ingérence dans l'usufruit intact de la
propriété ne peut être justifiée que si elle est effectuée dans l'intérêt du public et
conformément auxdites lois. (voir Ao BZ AV c.
ECW/CCI/APP/69/21, ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/33/23, $$ 124 à 127,
SOCIETE DE PROMOTION AGRICOLE ET INDUSTRIELLE, SOPAIL, SA c.
RÉPUBLIQUE DE CÔTE D'IVOIRE, AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/44/22,
ARRÊT N° ECW/JUD/48/23 $ 89 ; Am AN Y c. RÉPUBLIQUE
DU LIBERIA ; ARRÊT N° : ECW/CCJ/JUD/03/19 PAGES 24 et 25 ; BT
AQ c. RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGERIA & 4 autres ; ARRET
N° : ECW/CCJ/JUD/04/07 PAGE 12).
166. Pour déterminer s'il y a eu violation d'un droit de propriété, la Cour doit
examiner les questions suivantes : i) si le requérant a le droit de propriété qu'elle
revendique ; ii) s'il y a eu ingérence dans la pleine jouissance de la propriété ;
iii) si la violation était conforme à la loi ; iv) si elle a été faite dans l'intérêt du
public. (voir SOCIETE DE PROMOTION AGRICOLE ET INDUSTRIELLE,
SOPAIL, SA c. RÉPUBLIQUE DE CÔTE D'IVOIRE : AFFAIRE N°
ECW/CCI/APP/44/22 - ARRÊT N° ECW/JUD/48/23 $$ 92 à 99 ; LA SOCIETE
DAMOU-SO SARL c. RÉPUBLIQUE DU MALI: AFFAIRE N°
ECW/CCJ/APP/10/18 ARRÊT N° : 22/21 $40 ; ET LA SOCIETE BEDIR SARL
c. RÉPUBLIQUE DU NIGER, ARRÊT N° : ECW/CCJ/JUD/1 1/20 $54).
i) La question de savoir si la requérante possède le droit de propriété
qu'elle revendique
167. Comme indiqué ci-dessus, la première condition pour établir un droit de
propriété est la preuve du droit de propriété par le requérant.
168. En l'espèce, la requérante Az Agro-Industrie Benin SA a été constituée le
25 août 2016, dans le but de construire et d'exploiter une usine d'égrenage de coton
(Pièce n° 7 Statuts de la Société Az Agro-Industrie ; Pièce n° 8 : K-bis de la
société Az Agro-Industrie). En outre, un terrain de la ville de Djougou a été
mis à la disposition de ladite société, pour son installation (Pièce n° 9 mise à
disposition du terrain). Le 19 décembre 2016, la société Az Agro-Industrie
Bénin SA a obtenu un récépissé émis par le ministère de l’industrie du commerce
et de l’artisanat, établissant la conformité de la demande d’agrément à l’article 36
du décret du 13 octobre 2003 portant organisation et fonctionnement de la zone
franche industrielle [Pièces n° 10, 11 et 12). Le 30 janvier 2017, un arrêté du
ministère de l’industrie et du commerce et de l'artisanat du Bénin a été pris
indiquant que le projet d’usine d’égrenage envisagé par la société Az Ax CB BF SA est conforme aux normes environnementales
[Pièce n° 14 et le 13 avril 2017, le ministère de l’industrie du commerce et de
l’artisanat a donné à la société Az Ax CB BF SA
l’autorisation définitive de commencer la construction de l’usine d’égrenage de
coton prévue, [Pièce n° 15 : autorisation définitive de construction].
169. Ces faits sont prouvés par les documents mentionnés dans le texte, ainsi que
par le défendeur lui-même, qui ne les a pas remis en cause, mais s'y est référé
expressément.
170. Il est constant que l'entreprise a un rôle fondamental dans l'économie
moderne, en vue de développer la production, la distribution et la consommation
de biens et services.
171. Afin de répondre aux attentes et aux besoins des consommateurs, les
entreprises entendent développer, produire et commercialiser des biens et
services, en plus d'offrir des emplois et de contribuer au développement
économique et social.
172. Une entreprise est un organe social qui ne peut contribuer à la société que si
elle est rentable. Son objectif est de générer des profits en vendant des produits.
L'objectif d'une entreprise est de produire ou de fournir un service de qualité au
coût le plus bas possible et de réaliser un profit juste et nécessaire sur la vente.
173. Personne ne crée une entreprise simplement parce que c’est magnifique ou
pour se dire entrepreneur. Toute personne qui crée une entreprise s'attend et doit
réaliser un bénéfice sur l'investissement effectué, afin de rendre l'entreprise
financièrement viable.
174. Toutefois, en l'espèce, il est constant que la requérante a obtenu (après sa
constitution), toutes les autorisations nécessaires à son fonctionnement normal, y
compris l'autorisation de construire une usine d'égrenage de coton.
175. La requérante a commencé la construction de l’usine d’égrenage de coton en
achetant des machines à cet effet [Pièce n° 44 : Photos de l’usine ; Pièce n° 45 :
factures d’achat des machines d’égrenage du coton].
176. Or, sachant que le but d'une entreprise est de fournir des biens ou des services
pour répondre aux attentes et besoins des consommateurs, afin de générer des
bénéfices pour ses propriétaires ou actionnaires et sachant également que de
nombreuses entreprises ont pour but de jouer un rôle positif dans la société et
l'environnement, de contribuer au développement économique et social, d'offrir
des possibilités d'emploi à ses travailleurs, nous devons conclure que les
autorisations obtenues par la requérante lui donnent le droit d'exploiter une usine
d'égrenage de coton et de bénéficier des avantages qu'une telle exploitation
pourrait procurer.
177. Ce droit, étant un bien, relève de la notion large de propriété (voir Arrêts
CEDH - TRE TRAKTORER AB, DU 7 JUILLET 1989, A 159, P. 21, $ 53 et
MEGADAT. COM Sarl, DU 8 AVRIL 2008, $ 63, ET RAPPORT DU 10
NOVEMBRE 1987, A 159, p. 28).
178. En fait, en droit administratif, l'autorisation est un acte par lequel un organe
administratif permet à quelqu'un d'exercer un droit ou une compétence
préexistants. La société requérante, créée pour construire et exploiter une usine
d'égrenage de coton, pour pouvoir exercer cette activité spécifique, ne pouvait le
faire que par une autorisation donnée au cas par cas par l'autorité administrative,
de sorte qu'elle a dû s'adresser au Ministère de l'Industrie, du Commerce et de
l'Artisanat, en demandant qu'il lui soit accordée l'autorisation d'exercer son droit.
179. Ayant obtenu toutes les autorisations pour l'exercice du droit d'exploiter une
usine d'égrenage de coton, et sachant que la propriété ne concerne pas seulement
les biens corporels et qu'il s'agit d'une notion indépendante des qualifications
formelles données par le droit interne, les autorisations accordées à la requérante
constituent un actif qui doit être considéré comme un droit de propriété et donc
un bien aux fins de l'article 14 de la Charte.
180. Il a donc été démontré que la requérante est effectivement la propriétaire, à
la lumière de l'article 14 de la Charte.
ii) La question de savoir s'il y a eu ingérence dans la jouissance paisible de
la propriété de la requérante
Allégations de la requérante
181. L’ Association Interprofessionnelle du Coton (AIC) a formé le 4 mai 2017,
un recours contre l’autorisation obtenue par la société Az Ax
CB BF SA d’installer une usine d’égrenage de coton, prétendant
qu’elle aurait dû donner son accord préalable, et prétendant que les quantités de
coton produit ne permettaient pas de donner du travail à une nouvelle usine
d’égrenage de coton [Pièce n° 18 : Recours formé par l’AIC].
182. Par la suite, le Ministère de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat a, par
décision du 11 mai 2017, annulé l’autorisation d’installation obtenue par la société
Az Ax CB BF SA. [Pièce n° 19 : Annulation de
l’autorisation — décision du 11 mai 2017].
183. Puis le 16 mai 2017, le même ministère a annulé le récépissé de conformité
aux normes de la zone franche industrielle obtenue par la société Az Ax
CB BF.
184. Ainsi en 15 jours, toutes les autorisations accordées à la société Az
Ax CB BF SA par l'Etat du Bénin lui ont été retirées sans
raison, et les sommes investies sur la base de ces autorisations l’ont été en pure
perte.
Allégations du défendeur
185. Le défendeur ne conteste pas les annulations des autorisations par le Ministre
de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat.
Analyse de la Cour
186. Même si le droit de propriété a été établi, la requérante doit également
prouver que le défendeur s'est immiscé dans l'usufruit de ses biens (voir LA
SOCIÉTÉ DAMOU-SO SARL c. REPUBLIQUE DU MALI et LA SOCIÉTÉ Bedir
A c. REPUBLIQUE DU NIGER (SUPRA).
187. La Cour réaffirme que le droit de propriété implique, en règle générale, que
le propriétaire a le droit de jouir librement de ses biens et n'accepte aucune
ingérence arbitraire, notamment de la part du Gouvernement et de ses agents
(voir COL. Ar BK AP (RTD) c. LA RÉPUBLIQUE
FÉDÉRALE DU NIGERIA ECW/CCJ/JUD/23/16, PAGE 27. Voir aussi BENSON
OLUA OKOMBA c. RÉPUBLIQUE DU BÉNIN ECW/CCJ/JUD/05/17, PAGE
20).
188. Rappelons que le droit de propriété, garanti par la Charte, donne au titulaire
du droit de propriété le droit à la jouissance paisible de son bien. Le droit de
propriété garantit au propriétaire le droit d'utiliser le bien (usus), le droit de jouir
des fruits du bien (fructus) et le droit d'en disposer ou de le transférer à un autre (abusus). La privation d'un individu de l'un de ces éléments est considérée comme
une violation de son droit de propriété. (Voir COMMISSION AFRICAINE DES
DROITS DE L'HOMME ET DES PEUPLES c. KENYA (AU FOND) (2017) 2
AFCLR 9 37, 124).
189. Or, en l'espèce, les faits décrits ci-dessus, allégués par la requérante et non
niés par le défendeur, démontrent sans aucun doute que les ordonnances annulant
les autorisations précédemment accordées ont eu un impact direct sur l'activité
commerciale de la requérante, avec toutes les conséquences négatives qui
pouvaient en découler, puisque, avec l'annulation de ces autorisations, la
requérante a tout simplement été empêchée d'exercer l'activité commerciale qui
était à la base de sa création.
ü) Sur la question de savoir s'il y a eu ingérence conformément à la loi
Allégations de la requérante
190. Elles sont exposées aux paragraphes 181 à 184 ci-après, reproduits
intégralement.
Allégations du défendeur
191. Le défendeur, dans ses écritures, fait valoir que les autorisations accordées à
la requérante n'ont pas fait l'objet d'un accord préalable de l'Association
interprofessionnelle du coton (AIC), en tant qu'organe unique d'organisation de la
filière coton, et que l'article 19 de la Convention dite Accord-cadre entre l'Etat et
l'AIC du 7 janvier 2009 dispose que « … l'autorisation de l'augmentation de la
capacité nationale d’égrenage du coton graine par l'installation de nouvelles
usines d'égrenage ou par l'extension de la capacité des usines existantes, est de la responsabilité conjointe de l'Etat et l'interprofession du coton, en fonction de
l’évolution du niveau de la production nationale de coton graine ». Pièce n° 1 :
Convention dite Accord-Cadre entre l'Etat et l'Association Interprofessionnelle
du Coton du 07 janvier 2009.
192. Le défendeur allègue en outre que la capacité d’égrenage de coton déjà
installée est supérieure au niveau de la production nationale de coton graine dans
la période.
Analyse de la Cour
193. La Cour rappelle que, même lorsque le droit de propriété d’un requérant est
fondé, il est constant que le droit de propriété prévu à l'article 14 de la Charte
africaine n'est pas absolu, puisqu'il peut être violé par le défendeur par nécessité
publique ou dans l'intérêt général de la collectivité et, ce, conformément aux
dispositions des lois appropriées (voir Ao BZ AV c.
RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGERIA , AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/69/21,
ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/33/23, $$ 124 à 127 ; Am AN Y c.
RÉPUBLIQUE DU LIBÉRIA, ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/03/19 P. 24).
194. Pour que l'ingérence soit légale, elle doit être effectuée conformément à la
loi.
195. L'expression « conformément à la loi » est synonyme de légalité. En d'autres
termes, l'acte en question doit être accompli conformément à la loi - nationale ou
internationale - qui le rendrait autrement illégal.
196. L'expression « conformément à la loi» a pour objet de garantir que le
pouvoir législatif ou judiciaire national limite les possibilités d'ingérence
arbitraire de l'exécutif dans les droits. Il s'agit d'un principe fondamental de l'État de droit et des garanties contre l'exercice arbitraire du pouvoir. C'est un aspect
fondamental du droit international des droits de l'homme [voir l'affaire SOCIÉTÉ
DAMOU-SO SARL C. ETAT DU MALI, ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/22/21 du 25
juin 2021 (paragraphes 57-59).
197. Le principe de légalité est inhérent à la Charte dans son ensemble et doit être
respecté, indépendamment des autres conditions énoncées à l'article 14. Ceci est
d'autant plus nécessaire qu'aucune action ne peut survivre à l'illégalité, comme le
dit l'expression latine : « ex turpi causa non oritur actio » [voir l'affaire opposant
la SOCIÉTÉ BEDIR SARL à LA RÉPUBLIQUE DU NIGER, ARRÊT N°
ECW/CCJ/JUD/11/20 DU ler JUILLET 2020. P. 33, 69].
198. Dans l'affaire Af AK C. RÉPUBLIQUE DU SÉNÉGAL, $ 287 ARRÊT
N° ECW/CCJ/JUD/23/20, du 26 octobre 2020, la Cour a repris l'observation de la
Cour Européenne des Droits de l'Homme en adoptant que : « Ainsi, le principe de
légalité exige que l'ingérence dans le droit de propriété soit prévue par une loi, qui
doit être publiée et accessible, et qui doit présenter certaines caractéristiques
qualitatives pour être compatible avec ‘État de droit » (Cf. CEDH, JAMES et
AUTRES C. ROYAUME-UNI, AFFAIRE N° 8793/79, ARRÊT DU 21 FÉVRIER
1986, N° 67).
199. Pour la Cour de Justice de la CEDEAO, l'expression « conformément à la
loi » fait référence au principe de légalité, qui exige une loi existante, publiée,
accessible et présentant certaines caractéristiques compatibles avec l'état de droit.
200. En droit interne béninois, la loi comprend la Constitution, les textes et
principes qui constituent le bloc de constitutionalité, la loi approuvée par le
Parlement et les actes réglementaires pris par les différentes autorités
administratives (Président de la République, Ministres, Préfets, Maires, etc.).
201. Conformément à l'article 54 de la Constitution du Bénin, le Président de la
République exerce le pouvoir réglementaire. À ce titre, il peut prendre des
ordonnances et décrets réglementaires (article 55 de la Constitution). Les décrets
doivent respecter certaines formalités essentielles : ils doivent être pris après
délibération du Conseil des ministres, être signés par les ministres chargés de leur
exécution et être publiés au Journal officiel.
202. L'accord-cadre révisé le 13 novembre 2019, intégré dans l'ordre juridique
interne du Bénin par le décret n° 2020-021 du 8 janvier 2020, est, comme les
accords-cadres qui l'ont précédé, un règlement applicable à la filière de coton au
Bénin. L'article 2 du décret n°2020-021 du 8 janvier 2020 dispose que « l'accord-
cadre révisé tient lieu de règlement général de la filière du coton en
République du Bénin ».
203. Dans l'Etat défendeur, l'Accord-cadre a toujours été mis en vigueur par
décret, dans le respect des formalités matérielles prévues par la Constitution du
Bénin. À ce titre, il faisait et continue de faire partie du système juridique de l'Etat
béninois. Il constitue, avec le décret d'application, une source de légalité. À cet
égard, l'objectif de l'accord-cadre est assez explicite.
204. En somme, l'Accord-cadre entre l'Etat et l'Association Interprofessionnelle
du Coton (AIC), dans la mesure où il est mis en vigueur par décret,
constitutionnellement source de légalité, constitue une loi au sens de l'article 14
de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples.
205. Par ailleurs, le décret qui l'a mis en vigueur et son objet sont tout à fait
explicites quant à sa fonction, qui est d'être un règlement général de la filière du
coton en République du Bénin. L'Accord a toutes les qualités requises d'une loi :
existence, autorité compétente, publication, accessibilité et précision.
206. Cela dit, en l'espèce, la Cour constate que s'il existe une convention dite
Accord-cadre entre l'Etat et l'Association Interprofessionnelle du Coton, ce qui
revient à dire une loi, un accord qui réglemente le cadre juridique à respecter avant
toute autorisation d'exploitation dans le secteur du coton, le défaut d'accord
préalable de l'AIC constitue un vice dans la chaîne des actes de procédure qui
doivent légalement être observés pour obtenir l'agrément.
207. Le non-respect de cette formalité, lorsqu'elle n'est pas légalement dispensée,
constitue une violation des formes substantielles d'un acte administratif.
entraînant, en principe, sa nullité (annulation), en l'occurrence, l'annulation des
autorisations accordées à la requérante.
208. De ce point de vue, les actions du défendeur sont soutenues par la loi, qui est
en l'occurrence l'accord-cadre susmentionné, législation qui doit être respectée
dans le cadre du processus d'octroi des autorisations.
209. Toutefois, il est nécessaire de savoir si, compte tenu des intérêts en jeu,
l'action du défendeur, consistant à annuler les autorisations précédemment
accordées, bien que formellement fondée sur la loi, résiste à une analyse plus
approfondie à la lumière de l'intérêt public et du principe de proportionnalité.
iv)La question de savoir si l'action du défendeur a été prise sur la base de
l'intérêt public et si elle est proportionnée
Allégations de la requérante
210. La requérante soutient que, le 4 août 2017, un recours administratif a été
formé devant la chambre administrative du Tribunal de première instance de
Cotonou contre ces deux décisions d'annulation, demandant notamment audit Tribunal de constater que l’autorisation d'installation de l’usine d’égrenage a été
créatrice de droits irrévocables à son profit ; constater que l’État du Bénin, cn
annulant arbitrairement ladite décision d’autorisation a fait usage d’un
détournement de pouvoir déguisé ; constater qu’il y a eu violation flagrante du
principe des droits acquis, en conséquence, annuler les décisions qui l’ont
empêché de construire et d'exploiter l’usine d’égrenage de coton qu’elle avait été
autorisée à construire et à exploiter (soulignement ajouté). [voir Pièce n° 24 :
Recours administratif déposé le 4 août 2017]).
Allégations du défendeur
211. Le défendeur n'a pas spécifiquement contesté les prétentions de la requérante
concernant les droits irrévocables et les droits acquis sur la base des autorisations
qui lui ont été accordées. Le défendeur se contente d'invoquer la violation de
l'accord-cadre au motif que les autorisations ont été accordées sans l'avis préalable
de l'AIC.
Analyse de la Cour
212. Or, en l'espèce, le défendeur n'a à aucun moment invoqué l'intérêt public
pour justifier l'annulation des autorisations accordées à la requérante.
213. Il a plutôt soutenu que les autorisations ont été annulées parce que l'AIC
n'avait pas donné son accord préalable et a également affirmé que la quantité
d’égrenage de coton déjà installée est supérieure au niveau de la production
nationale de coton graine dans la période.
214. Toutefois, s'agissant de l'allégation selon laquelle la quantité d'égrenage de
coton déjà installée est supérieure au niveau de la production nationale, il
incombait au défendeur, outre l’allégation, de prouver ce fait.
215. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, c'est à la personne
qui affirme un fait qu'il incombe d'en apporter la preuve. (voir LA SOCIETE
BEDIR SARL C. REPÜBLICA DO NIGER ECW/CCJ/JUD/11/20, PAGE 18,
PARAGRAPHE 55 ; M. BI X Ac BR ECW/CCJ/JUD/21/20).
216. En l'espèce, le défendeur n'a apporté aucune preuve à l'appui de son
allégation, de sorte que ce fait n'est pas prouvé.
217. Cela dit, il est nécessaire de savoir si le comportement du défendeur est
proportionné, compte tenu des faits de l'espèce.
218. D'une part, nous avons la requérante qui, en faisant confiance aux pouvoirs
publics du défendeur (et ayant obtenu plusieurs autorisations lui permettant
d'exploiter une usine d'égrenage de coton), a réalisé plusieurs investissements qui
ont été purement et simplement perdus et, d'autre part, le requérant, qui a
également subi une perte d'exploitation correspondant aux chiffres d'affaires
attendus.
219. D'autre part, nous avons le défendeur qui, sans l'accord préalable de l'AIC,
décide d'annuler toutes les autorisations précédemment accordées, sans invoquer
l'intérêt public d'une telle annulation et sans le moindre respect des attentes
éventuellement légitimes de la requérante.
220. La requérante soutient que l'annulation des autorisations a été arbitraire, qu'il
n'a pas respecté ses droits acquis et que l'investissement qu'il a réalisé était fondé
sur la confiance qu'il avait envers les autorités du défendeur.
221. Cependant, il ressort clairement de ces allégations que la requérante se réfère
à la violation, par le défendeur, du principe de sécurité juridique, un principe qui,
dans sa dimension subjective, est communément appelé par la doctrine le principe
de protection de la confiance.
222. Ainsi, sur la base de cette allégation, la Cour doit évaluer si les exigences de
la confiance légitime sont remplies au point de mériter une protection.
223. La Cour rappelle d'emblée que les principaux textes relatifs à la
reconnaissance et à la protection des droits fondamentaux de l'homme ne font pas
expressément référence à un droit à la sécurité juridique, mais seulement à la
sécurité de la personne.
224. Cependant, ce principe, qui est expressément consacré dans le domaine pénal
[lorsque la rétroactivité des lois pénales préjudiciables au défendeur est empêchée
et que le principe de la légalité de la peine est défendu lorsqu'il est consacré
qu'aucune peine ne peut être infligée si elle n'était pas prévue au moment où
l'infraction a été commise (cf. articles 2 et 3 de la Charte africaine)], doit être
compris comme implicitement reconnu dans la Charte et, s'il est invoqué par les
parties, la Cour a le devoir de l'analyser, au cas par cas.
225. Le principe de protection de la confiance repose sur trois aspects, à savoir :
1) les actes ou omissions d'une partie, capable de susciter des attentes chez une
autre, qui représente une situation conforme à une déclaration, un document ou
un comportement ; 2) la bonne foi de celui qui a fait confiance ; 3) le changement
contradictoire de la situation représentée, générant l'imputation de la
responsabilité de la confiance à la personne qui a agi contrairement aux attentes
qu'elle avait suscitées.
226. En l'espèce, le défendeur a, d'une part, approuvé plusieurs autorisations pour
la requérante, qui, sur la base de celles-ci, a acquis le droit d'exploiter l'usine
d'égrenage de coton, ayant également investi afin de commencer son activité :
d'autre part, la bonne foi de la requérante est manifeste. En fait, le défendeur n'a
même pas remis cela en question ; enfin, après avoir accordé à la requérante
lesdites autorisations, le défendeur est revenu sur sa décision et les a annulées au motif que l'AIC n'avait pas donné son accord préalable dans le processus d'octroi
de ces autorisations.
227. Par conséquent, en l'espèce, les conditions de protection de la confiance de
la requérante sont remplies et l'existence de ce principe a nécessairement des
conséquences logiques.
228. En fait, la confiance légitime signifie que l'autorité publique ne doit pas
délibérément contrecarrer l'attente équitable qu'il a créée chez les administrés.
L'obligation des autorités publiques de ne pas compromettre la confiance légitime
et d'agir de bonne foi est inhérente à l'État de droit démocratique.
229. La confiance légitime fonctionne également comme une garantie des
administrés, qui planifient ses actions en fonction des déclarations et
comportement de l'État, face au pouvoir de l'administration publique de créer des
règles ou d'annuler les actes invalides et de révoquer les actes devenus gênants ou
inopportuns.
230. Ainsi, sur la base du principe de confiance, l'Etat est limité dans sa liberté de
changer de comportement et de modifier les actes qui ont produit des avantages
pour les destinataires, même s'ils sont illégaux, en attribuant des conséquences
patrimoniales à ces changements, toujours en vertu de la croyance générée. L'État
doit donc, dans son ensemble, respecter la sécurité juridique, ce qui implique le
devoir de veiller à la confiance générée par ses actions sur les individus.
231. La Cour note que la coexistence entre le principe de légalité et la protection
de la confiance n'est pas impossible, mais qu'il faut procéder à une mise en balance
pour décider lequel des deux prévaudra dans le cas d'espèce,
232. En outre, la Cour rappelle que le principe de protection de la confiance
légitime constitue une limite au pouvoir d'autoprotection de l'administration, et la
thèse selon laquelle l'administration publique, même en l'absence d’une règle
juridique spécifique, est limitée dans son pouvoir d'annulation des actes illégaux
est parfaitement défendable, compte tenu des principes de la sécurité juridique et
de la confiance légitime.
233. Revenant au cas d'espèce, la Cour commence par rappeler que, puisqu'il y a
eu violation de la consultation préalable de l'AIC, fait qui pourrait éventuellement
conduire à l'invalidité/l'inapplicabilité des autorisations, le défendeur pourrait
reprendre la procédure, en délivrant de nouvelles autorisations, après avoir
remédié au défaut (c'est-à-dire en accordant à l'AIC la possibilité d'exercer son
droit à un accord préalable), tout en réexaminant en fin de compte la demande de
la requérante à la lumière des circonstances de fait existant au moment où elle
allait délivrer lesdites autorisations.
234. Or, l'annulation, sans autre forme de procès, des autorisations précédemment
accordées a sacrifié de manière disproportionnée les attentes légitimes de la
requérante. Le contenu du droit de propriété de la requérante (le droit d'exercer
une activité d'égrenage de coton) a été totalement vidé et irrémédiablement remis
en question, et il ne fait également aucun doute que le défendeur n'a invoqué aucun
intérêt général justifiant son action.
235. Le défendeur n'a pas pris en compte les attentes légitimes de la requérante,
car s’il l'avait fait, il aurait pu facilement trouver une solution moins préjudiciable,
par exemple, il aurait pu maintenir les autorisations précédemment accordées, tout
en ajoutant certaines conditions, les entités publiques du défendeur étant chargées
d'en contrôler le respect.
236. En maintenant les autorisations, sous certaines conditions, le défendeur a
respecté le droit d'exploiter l'activité commerciale de la requérante tout en pouvant
lui imposer certaines limites, plus ou moins strictes, en contrôlant ses actions, le
tout en vue de concilier les intérêts publics et privés.
237. En effet, les attentes légitimes de la requérante dans le cas d'espèce ne
peuvent être ignorées, puisque, sur la base de la confiance (obtenue grâce aux
autorisations qui lui ont été accordées par le défendeur), il était non seulement
légitime de croire que le défendeur ne lui retirerait pas le droit d'exercer l'activité
d'égrenage de coton, mais aussi que tous les investissements qu'elle avait réalisés
à la suite des autorisations obtenues seraient protégés.
238. Le droit d'exercer l'activité d'égrenage de coton (qui a été révoqué par le
défendeur, pour illégalité présumée et donc non exercé par le requérant, en raison
de cette révocation), constitue une attente légitime, associée au droit de propriété,
prévu à l'article 14 de la Charte africaine (voir l'affaire STRETCH C. ROYAUME-
UNI, DU 24.06.2003, CONSIDÉRANT 35 DE L'ARRÊT DE LA COUR
EUROPÉENNE).
239. Ainsi, la confiance légitime de la requérante de pouvoir exercer le droit
d'exploiter l'activité d'égrenage de coton (bien totalement ignoré par le défendeur)
constitue un bien et le comportement du défendeur, en plus d'être disproportionné,
ne visait pas à protéger un quelconque intérêt général, de sorte qu'un tel
comportement viole l'article 14 de la Charte.
*
240. La requérante invoque en outre la violation, par l'État défendeur, de : a) son
droit d'accès à un Tribunal ; b) son droit d'être jugé dans un délai raisonnable et
c) son droit d'accès à une juridiction impartiale.
241. La Cour va maintenant analyser chacun des droits prétendument violés.
a) Sur la prétendue violation du droit d'accès à un Tribunal.
Allégations de la requérante
242. Les allégations de la requérante, pertinentes dans l'analyse de ce droit, sont
contenues aux paragraphes 51 à 59, qui sont entièrement reproduits ici.
Allégations du défendeur
243. À son tour, les allégations du défendeur, pertinentes dans l'analyse de ce
droit, sont contenues dans les paragraphes 77 à 88, qui sont également entièrement
reproduits ici.
Analyse de la Cour
244, L'article 7 de la Charte africaine dispose que :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit défendue. Ce droit comprend :
a) Le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte
violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les
conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur;
b) Le droit à la présomption d'innocence, jusqu'à ce que sa culpabilité soit
établie par une juridiction compétente;
c) Le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur
de son choix;
d) Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction
impartiale.
2. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ne
constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement
punissable.
Aucune peine ne peut être infligée si elle n'a pas été prévue au moment où
l'infraction a été commise. La peine est personnelle et ne peut frapper que le
délinquant ».
245. En ce qui concerne le droit analysé, la Cour rappelle que ce droit est violé
lorsqu'il existe des barrières économiques qui, dans la pratique, entravent
l'effectivité de ce droit ; lorsque des frais excessivement élevés sont exigés par le
système judiciaire de l'État comme condition pour ceux qui souhaitent engager
une action en justice pour garantir la protection de leurs droits, et aussi dans les
cas où, bien qu'il y ait une dispense initiale des frais, il y a la crainte que le citoyen
soit contraint, en cas de défaite judiciaire, de payer des montants exorbitants à
l'État pour l'utilisation de la machine judiciaire, en particulier lorsqu'il y a un
risque de perdre ses biens pour payer ces frais.
245. Le droit d'accès au tribunal ne signifie pas seulement le droit d'introduire un
recours, c’est aussi la garantie d'un traitement substantiellement égal entre tous
les sujets de droit lors de la réalisation de ce droit.
246. Par conséquent, la législation des États membres doit contenir des
mécanismes pratiques qui réduisent les inégalités procédurales en mettant les
parties sur un pied d'égalité en ce qui concerne les droits procéduraux découlant
de la garantie d'accès à la justice (voir à cet égard l'arrêt de la Cour interaméricaine
des droits de l'homme dans l'affaire RUANO TORRES ET AUTRES c. EL
SALVADOR). EL SALVADOR).
247. La garantie du droit d'accès à la justice doit être analysée conformément à
une procédure régulière, dans la mesure où l'État doit veiller à ce que l'accès à la
justice ne soit pas seulement formel.
248. Pour garantir ce droit d'accès de nature substantielle, il est nécessaire que la
procédure judiciaire se déroule avec toutes les garanties inhérentes à la régularité
de la procédure.
249. En fait, les deux droits se complètent puisque le procès équitable est un
instrument qui contient un large éventail de garanties procédurales (telles que le
respect du contradictoire, le droit de faire appel d'un jugement, les règles de
compétence établies ex ante pour garantir l'impartialité des juges, etc.), garanties
qui servent à assurer au requérant la pleine réalisation d'une justice substantielle,
l'objectif ultime de la clause d'accès à la justice.
250. Quant à son contenu, la Cour rappelle que les garanties d'une procédure
régulière constituent un ensemble d’exigences de fond et de procédure qui doivent
être respectées dans les instances procédurales afin que les personnes soient en
mesure de défendre adéquatement leurs droits face à tout type d'acte de l'État qui
pourrait les affecter, en particulier le droit à un recours effectif contre la violation
des droits de toute nature.
251. Les Etats parties ont un réel devoir d'assurer une protection judiciaire
efficace, rapide et assortie de toutes les garanties inhérentes à la régularité de la
procédure. En fait, il n'est d'aucune utilité pour un plaignant de disposer
légalement du droit d'accès à la justice si le système juridique ne lui garantit pas
un recours effectif pour la protection des droits violés.
252. Ainsi, il y a violation du droit à un recours effectif (et, par conséquent, du
droit à une procédure régulière) lorsque, par exemple, les décisions judiciaires ne
sont pas suffisamment motivées, lorsqu'il n'y a pas d'analyse des arguments des
parties dans la décision contraire à leur demande, lorsqu'il n'y a pas de liberté de produire les preuves nécessaires pour démontrer les faits sur lesquels le droit est
fondé, et également lorsqu'il n'y a pas de mise en œuvre et d'exécution effectives
de ces décisions, puisque l'impossibilité ou l'inefficacité d'exécuter la décision
peut constituer un déni de justice et rendre l'État partie responsable de la violation
des garanties procédurales (en particulier celles des articles 7 et 26 de la Charte).
253. Cela dit, revenons au cas d'espèce.
254. Il est dûment prouvé qu'après l'annulation des autorisations accordées à la
requérante, elle a introduit trois recours devant les instances judiciaires de l'État
défendeur (voir paragraphes 77 à 88).
255. Les faits énumérés par la requérante ne contiennent aucune allégation selon
laquelle elle a été confrontée à des barrières économiques créés par le défendeur
au cours desdites actions ; qu'il y a eu un traitement discriminatoire au cours de
ladite procédure ; que le défendeur lui a refusé le droit de faire appel des
ordonnances qui lui étaient défavorables, situations qui constitueraient clairement
une violation du droit d'accès au tribunal et à une procédure régulière.
256. Dans ces circonstances, la Cour considère que le défendeur n'a pas violé le
droit d'accès de la requérante au Tribunal.
b) Sur la prétendue violation du droit de la requérante à ce que sa cause soit
entendue dans un délai raisonnable
257. Pour justifier la violation du droit susmentionné, la requérante affirme que le
refus de la Chambre Administrative du Tribunal de Première Instance de Cotonou
de connaître des actions qu'elle a introduites il y a près de trois ans, constitue une violation de son droit d'accès à un tribunal ; que lesdites actions n'ont pas été
inscrites au rôle d'audience en vue du procès.
258. L'Etat défendeur soutient que, suite à l'annulation des autorisations
précédemment accordées à la requérante, celle-ci a introduit un recours gracieux,
auquel l'autorité administrative a répondu par une décision explicite de rejet de la
demande et que c'est à la suite de ce rejet que la requérante a introduit trois recours
qui sont toujours pendants devant la Cour de l'Etat défendeur.
Analyse de la Cour
259. Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale
est prévu à l'article 7 (1) (d) de la Charte africaine et aux articles 26 de la Charte
africaine ; 9 (3) et 14 (3) (c) du PIDCP ; 8 (1) de la Convention américaine et 6
(1) de la Convention européenne, qui disposent que toute personne a le droit d'être
entendue « dans un délai raisonnable ».
260. Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale
est l'un des éléments cardinaux du procès équitable et vise non seulement à éviter
de maintenir trop longtemps les personnes dans l'incertitude quant à leur sort, mais
aussi à servir les intérêts de la justice.
261. Le droit en question porte sur la procédure applicable et le caractère
raisonnable du délai de la décision, en ce sens que la protection juridictionnelle
intervient en temps utile ou dans un délai raisonnable, l'examen d'une affaire dans
un délai raisonnable constituant un élément essentiel pour la bonne administration
de la justice, une garantie inhérente au droit d'accès aux tribunaux et à une
protection juridictionnelle efficace, tandis que la violation de ce droit, qui s'étend
à tout type de procédure, engage la responsabilité de l'État en vertu de la Charte
africaine.
262. Dans l'Observation générale n° 32, par. 35, le Comité des Droits de l'Homme
a déclaré que le droit d'être jugé sans retard excessif est une garantie qui concerne non seulement le délai entre le moment où le procès doit commencer, mais aussi
le moment où le jugement définitif en appel est rendu. Toute la procédure doit se
dérouler « sans retard excessif ».
263. Pour que ce droit soit effectif, une procédure doit être mise en place pour que
le procès se déroule « sans retard excessif », que ce soit en première instance ou
en appel. (voir Idem).
264. Ce Comité a ainsi déclaré dans l'affaire EARL PRATT ET IVAN MORGAN
c. JAMAÏQUE, Communication N° 210/1986 & 225/1987, 6 avril 1989, par. 13.3
que : « En ce qui concerne la seconde question, celui-ci a noté que les retards
intervenus dans la procédure judiciaire engagée contre les auteurs constituent
une violation de leur droit à être entendu dans un délai raisonnable. Le Comité
note tout d'abord que les paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 doivent être lus
parallèlement, d'où il ressort que le droit à faire examiner la déclaration de
culpabilité et la sentence doit pouvoir être exercé sans retard excessif. Dans ce
contexte, le Comité rappelle son Commentaire général sur l'article 14, dans
lequel il précise notamment que « toutes les étapes [de la procédure judiciaire]
doivent se dérouler sans retard excessif. Pour que ce droit soit effectif, il doit
exister une procédure qui garantisse que le procès se déroulera sans retard
excessif, aussi bien en première instance qu'en appel » (voir également le Comité
des Droits de l'Homme, Communications N° 1089/2002, ROUSE c/
PHILIPPINES, $7.4; N°. 1085/2002, TARIGHT, TOUADI, REMLI ET YOUSFI
c. ALGÉRIE, $8.5.)
265. Sur la question du caractère raisonnable de la durée de la procédure, qu'elle
soit civile ou pénale, les particularités de l'affaire doivent être considérées, en
tenant compte, principalement de la complexité de l'affaire, du comportement de
l'intéressé et de celui des organes administratifs et des autorités judiciaires [Voir
AMOUZOU HENRI ET 5 AUTRES c. RÉPUBLIQUE DE CÔTE D'IVOIRE,
Arrêt N° ECW/CCI/JUD/04/09, LRCCJ (2009) $ 93, M. Aw BD BL BJ BS BC c. LA RÉPUBLIQUE DE GUINÉE, $108 ;
voir aussi la Cour Européenne des Droits de l'Homme, affaires AH c.
LA FRANCE, Arrêt du 27 novembre 1991, Série A, N° 218, p. 20, $ 50 (pénal) ;
Aq BB c. LE PORTUGAL, Arrêt du 26 octobre 1988, Série A,
N° 143, p. 17, $ 45 (civil)], ainsi que l'objet du litige et l'importance qu'il revêt
pour le requérant (voir, entre autres, Ag c. France [GC] n° 30979/96$43,
266. Voir, dans le même sens, la Commission Africaine, dans les « PRINCIPES
ET LIGNES DIRECTRICES SUR LE DROIT A UN PROCES EQUITABLE ET
A L'ASSISTANCE JUDICIAIRE EN AFRIQUE », p.15 $5, la Cour Africaine,
dans l'affaire ALEX THOMAS c. RÉPUBLIQUE UNIE DE TANZANIE,
Requête n° 005/2013 $ 103 et 104 et la Cour Interaméricaine, dans l'affaire
SAUREZ-ROSERO c. ÉQUATEUR, $72)
267. En ce qui concerne la complexité de l'affaire, il faut tenir compte du fait que
tous ses aspects sont pertinents pour déterminer si elle est complexe ou non.
268. La complexité peut concerner à la fois des questions de fait et de droit. Par
exemple, il faut prendre en considération la nature des faits à établir, le nombre
des accusés et des témoins, la dimension internationale, la jonction de plusieurs
affaires et l’intervention de tiers dans la procédure (voir Ad AT ET
BG BY, « LE DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE: UN
GUIDE SUR LA MISE EN ŒUVRE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME », p. 26).
269. Il convient de noter, en ce qui concerne le comportement du requérant, que
s'il provoque un retard dans le traitement normal de la procédure, cela affaiblit
évidemment sa demande. Cependant, le requérant ne saurait être pénalisé pour
avoir fait usage des différentes procédures à sa disposition, pour assurer sa
défense. Un requérant n'est pas obligé de coopérer activement pour accélérer une
procédure qui pourrait aboutir à sa propre condamnation. Cependant, si le requérant a tenté d'accélérer la procédure, cela sera considéré en sa faveur (voir
Cour européenne, dans l'affaire YAGC] ET SARGIN c. TURQUIE $ 66).
270. En ce qui concerne le comportement des autorités compétentes, seuls les
retards imputables à l'État sont pertinents, car ils sont les seuls à pouvoir être pris
en compte pour déterminer si le délai de garantie raisonnable a été respecté. L'État
est toutefois responsable des retards causés par toutes ses autorités administratives
ou judiciaires (voir Ad AT et BG BY, « Le droit à un procès
équitable: Un guide sur la mise en œuvre de l'article 6 de la Convention
Européenne des Droits de l'Homme », p. 27).
271. Le Comité des Droits de l'Homme a, dans l'affaire CLIFFORD
MCLAWRENCE c. JAMAÏQUE, Communication N° 702/1996 (par.5.11), où il y
avait un délai de 31 mois entre le procès et le rejet de l'appel, déclaré que «
L'auteur s'est plaint de ce qu'il y avait violation du paragraphe 3 c) et du
paragraphe 5 de l'article 14 au motif que son procès avait eu lieu avec un « retard
excessif». Le Comité note que l'Etat partie lui-même admet qu'un délai de 31
mois entre le procès et le rejet de l'appel est "plus long qu'il n'aurait normalement
dû l'être” mais n'apporte aucune autre justification à ce délai. Le Comité conclut,
en l'occurrence, qu'un délai de 31 mois entre la condamnation et le rejet de l'appel
constitue une violation du droit de l'auteur énoncé à l'alinéa c) du paragraphe 3
de l'article 14 d'être jugé sans retard excessif. Il relève qu'en l'absence de toute
justification de l'Etat partie, cette constatation s'imposerait dans des
circonstances similaires dans d'autres cas. » (soulignement ajouté).
272. La Cour Européenne des Droits de l'Homme a également considéré que
l'existence de longues périodes pendant lesquelles l'affaire n'est pas menée, sans
aucune justification à cet effet, n'est pas acceptable du point de vue du caractère
raisonnable de la durée de la procédure (en ce sens, voir le $ 33 de l'arrêt rendu le
http://hudoc.echr.coe.int/eng), et a également considéré que la lenteur excessive des procédures n'est pas une justification suffisante pour libérer l'État de sa
responsabilité d'assurer le prononcé des décisions dans un délai raisonnable.
273. Il convient également de noter que, selon la jurisprudence de la même Cour,
même si des insuffisances temporaires de moyens peuvent libérer les États de leur
responsabilité pour les retards dans l'exécution des décisions judiciaires, les
situations d'insuffisance qui perdurent dans le temps et sont de caractère
structurelle ne peuvent pas être prises en compte pour faire obstacle à une telle
responsabilité (voir paragraphe 40 de l'arrêt rendu le 10/08/1984, affaire n°
8990/80, GUINCHO c. Portugal, disponible à l'adresse
http://hudoc.echr.coe.int/eng).
274. En l'espèce, suite à l'annulation des autorisations accordées à la requérante
pour commencer la construction de l'usine d'égrenage de coton (voir documents
n° 13 et 19 annexés à la requête introductive d'instance, dont le contenu est
intégralement reproduit ici), il apparaît que :
i) La requérante a formé un recours gracieux le 29 mai 2017, indiquant qu’elle n’a
violé aucune des dispositions relatives à l’octroi d’autorisation et d’agrément pour
la création, l’ouverture et l’exploitation d’une usine d’égrenage de coton, elle a
effectué des démarches et des investissements conséquents à la suite d’une
invitation du gouvernement béninois à effectuer lesdits investissements à
construire ladite usine (voir document n° 22 ainsi que la requête introductive,
dont le contenu est entièrement reproduit ici);
ii) Le Ministre de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat a, par lettre en date
du 21 juillet 2017, rejeté ledit recours (voir document n° 23 annexé à la requête
introductive, dont le contenu est intégralement reproduit ici).
iii) Par la suite, la requérante a formé le 4 août 2017 un recours administratif
devant la chambre administrative du Tribunal de première instance de Cotonou contre ces deux décisions d’annulation, demandant notamment audit Tribunal de
constater que l’autorisation d'installation de l’usine d’égrenage a été créatrice de
droits irrévocables à son profit ; constater que le défendeur en annulant
arbitrairement ladite décision d’autorisation a fait usage d’un détournement de
pouvoir déguisé ; constater qu’il y a eu violation flagrante du principe des droits
acquis, en conséquence, annuler les décisions qui l'ont empêché de construire et
d’exploiter l’usine d’égrenage de coton qu’elle avait été autorisée à construire et
à exploiter. [voir Pièce n° 24 annexée à la requête introductive, dont le contenu
est intégralement reproduit ici : Recours administratif déposé le 4 août 2017]) ;
iv) La requérante a également formé le 26 mars 2018 un second recours portant
sur l’indemnisation des préjudices qu’elle a subi, à hauteur de 34 450 000 000
francs CFA (trente-quatre milliards quatre cent cinquante millions de francs
CFA). [voir Pièce n° 25 annexée à la requête introductive, dont le contenu est
intégralement reproduit ici : Recours administratif formé le 26 mars 2018];
vi) La requérante a demandé à de nombreuses reprises au Tribunal administratif
de Cotonou que celui-ci enjoigne à l’Etat du Bénin de communiquer un Mémoire
en défense (voir pièce n° 26 annexée à la requête introductive, dont le contenu est
intégralement reproduit ici) ;
vii) L'État défendeur a communiqué son Mémoire en réplique dans l’instance
administrative en annulation le 17 décembre 2018, soit un an et demi après le
dépôt de la requête introductive d’instance, communiqué un nouveau Mémoire le
10 février 2020, soit plus de deux ans et demi après l’introduction de la requête.
[voir Pièce n° 27 annexée à la requête introductive d'instance, dont le contenu est
intégralement reproduit ici : Mémoires en réplique du défendeur) ;
viii) Au moment de la saisine du Tribunal (22 septembre 2020), la requérante
attendait depuis plus de 3 ans la décision de ladite juridiction sur les recours
introduits le 4 août 2017 et le 26 mars 2018.
275. De plus, à ce jour, plus de six ans plus tard, il n'y a aucune nouvelle dans le
dossier que la Cour ait statué sur les recours susmentionnés.
276. Cependant, l'appréciation et l'intégration de la notion de justice dans un
« délai raisonnable » ou d'obtention d'une décision dans un « délai raisonnable »
est un processus d'évaluation qui doit être apprécié « in concreto » et dans une
perspective globale, en prenant comme point de départ, en l'espèce, (recours
administratif), la date à laquelle le recours est formé devant la juridiction
compétente et comme point final la date à laquelle la décision finale est prise.
277. Tout cela, et conformément à la jurisprudence susmentionnée, en tenant
compte des critères de la complexité de l'affaire, du comportement des parties et
de celui des autorités compétentes dans la procédure, de l’enjeu de la procédure
pour le requérant, critères qui s'apprécient et s'évaluent concrètement en tenant
compte des circonstances de l'affaire.
278. En l'espèce, le défendeur n'a fourni aucun juste motif, dont la charge lui
incombait, pour justifier la période supplémentaire de six ans pendant laquelle la
requérante a attendu les décisions de la Cour concemant les deux recours
susmentionnés (voir Ae AO Bc c. ETAT DU BURKINA : AFFAIRE N°
ECW/CCI/APP/53/20 - ARRÊT N°. ECW/CCI/JUD/10/2023 $ 97).
279. Le défendeur est donc légalement tenu d'adopter, de manière diligente, toutes
les actions ou conduites et/ou mesures afin de répondre efficacement et
rapidement au service public de la justice, d'apprécier et de trancher les demandes
des justiciables et de résoudre les procédures engagées, sous peine d'être
responsable des dommages causés du fait de son comportement fautif.
280. Par conséquent, la Cour conclut que le comportement des agents du
défendeur constitue une violation du droit prévu par les articles 7 (d) de la Charte
Africaine, 9 (3), 14 (3) (c) et (5) du PIDCP, et que la prétention de la requérante
est donc bien fondée dans cette partie.
c) Sur la prétendue violation, par l'État défendeur, du droit d'accès à une
juridiction impartiale.
Allégations de la requérante
281. La requérante a subi un blocage total de toutes ses procédures devant le
Tribunal administratif du défendeur ; un tel blocage constitue un déni de justice
parce que son affaire attend le prononcé du jugement depuis trois ans ; la
requérante subit une violation flagrante de son droit d'accès à un Tribunal
impartial car elle ne peut pas obtenir que la Justice du défendeur protège ses droits,
car l’exécutif du défendeur a totalement asservi le pouvoir judiciaire; le pouvoir
judiciaire du défendeur est menacé, soumis à des pressions, sanctionné et
emprisonné lorsqu'il prend des décisions qui déplaisent au pouvoir exécutif du
défendeur ; les magistrats de l’État défendeur ne peuvent plus exercer de manière
sereine et impartiale leur office car ils sont menacés, sanctionnés, voire
emprisonnés lorsqu’ils prennent des décisions qui déplaisent au pouvoir en place;
les juridictions pénales du défendeur sont utilisées pour persécuter les opposants
politiques d’envergure, les journalistes et les concurrents économiques et il en va
de même pour les juridictions civiles et administratives.
Allégations du défendeur
282. Le défendeur n'a pas expressément contesté les faits susmentionnés.
Analyse de la Cour
283. Le droit dont la violation est alléguée par le requérant, en plus d'être consacré
à l'article 7 (d) de la Charte africaine, est également prévu dans la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme (article 10) ; dans la Déclaration Américaine
des Droits de l'Homme (article 26, (2) ; dans la Convention Américaine relative
aux Droits de l'Homme (article 8 (1) ;,dans le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (art. 14, (I) ; et dans la Convention Européenne de Sauvegarde
des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales (art. 6, (I)).
284. L'impartialité du juge est une condition nécessaire à une décision équitable
dans la mesure où il s'agit de l'absence d'intérêt judiciaire au sort de l'une ou l'autre
des parties quant à l'issue de la procédure.
285. Il existe deux critères pour évaluer l'impartialité d'une juridiction : le premier
consiste à chercher à déterminer la conviction ou l'intérêt personnel d'un juge dans
une affaire donnée (critère subjectif) ; le second consiste à vérifier si le juge a
offert des garanties suffisantes pour dissiper tout doute légitime à cet égard
(critère objectif) [voir à ce sujet JUGE JOSEPH WOWO c. LA RÉPUBLIQUE
DE GAMBIE, ARRÊT N° ECW/CCH/JUD/09/19@ Pg. 25)].
286. L'aspect subjectif de l'impartialité consiste à vérifier la conviction
personnelle d'un juge particulier dans une affaire donnée. L'impartialité subjective
(impartialité psychologique, impartialité mentale, ne pas s'intéresser à l'affaire ni
prendre parti pour qui que ce soit) se caractérise par l'absence d'identification entre
le juge et le plaignant ou le défendeur. L'impartialité subjective est directement
liée à l'analyse du psychisme des sujets de la procédure, qui ont le devoir de
maintenir cet état d'esprit particulier, sous peine de vicier la relation procédurale.
Cette impartialité relève de l'esprit du juge et ce type d'impartialité judiciaire est
toujours présumé jusqu'à preuve du contraire.
287. D'autre part, l'impartialité objective se caractérise par le fait que le juge n'agit
pas en tant que partie, mais reste équidistant. C'est un juge spécifique, qui offre
des garanties suffisantes pour exclure tout doute raisonnable quant à son
impartialité. Cela repose sur la prémisse que le juge dans l'affaire doit être perçu
comme une tierce partie, sans lien avec les intérêts des parties.
288. Or, en l'espèce, la Cour constate que les faits sur lesquels la requérante se
fonde pour démontrer l'impartialité des juges de l'État défendeur n'ont pas été
prouvés. Cette charge incombait à la requérante. La requérante fait des
déclarations sérieuses et inquiétantes sur le système judiciaire du défendeur, mais
cela ne suffit pas. Elle a l'obligation de prouver ces allégations, ce qui n'a
manifestement pas été fait (voir LA SOCIETE Bedir SARL c. REPÜBLICA DO
NÎGER ECW/CCJ/JUD/11/20, PAGE 18, PARAGRAPHE 55; M. BI
X Ac BR ECW/CCJ/JUD/21/20).
289. Ainsi, à la lumière des notions d'impartialité subjective et objective exposées
ci-dessus, la requérante n'est pas en mesure de démontrer que les juges auxquels
les affaires pendantes sont attribuées ont déjà des idées préconçues à leur sujet,
de sorte que leur intervention dans lesdites affaires vicie l'ensemble de la relation
juridique procédurale et doit donc être considérée comme suspecte.
290. Il ne faut pas perdre de vue que les affaires en question sont toujours
pendantes et en attente d'un jugement et d'une décision ultérieure. Ainsi, en
l'absence de preuve de la part de la requérante, la présomption d'impartialité
subjective dont jouissent les juges de l'État défendeur n'est pas écartée.
291. De même, d'un point de vue objectif, en l'absence de preuve des faits allégués
par la requérante, la Cour ne peut pas conclure que les juges du fond se sont
comportés comme s'ils étaient parties à la procédure pendante, de sorte que, a
priori, on peut conclure qu'ils sont empêchés d'intervenir dans cette procédure.
292. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la violation du droit de la
requérante à un juge impartial, pour analyser les affaires pendantes dans l'État
défendeur n'est pas prouvée.
XII- SUR LA REPARATION Allégations de la requérante, Az Agro-Industrie Benin SA
293. La requérante demande que le défendeur soit condamné au paiement des
dommages et intérêts en réparation du préjudice financier, notamment la perte
d'un chiffre d'affaires attendu et non obtenu. Elle s'attendait à un bénéfice, dans
les quinze prochaines années d'exploitation, d'un montant de 51 milliards 704
millions de francs CFA, soit en euros 83 millions 390 mille euros. La requérante
demande également que le défendeur soit condamné au paiement des frais de
justice qu'il a engagés pour assurer sa défense, en l'espèce, à hauteur de 29
millions de francs CFA. Elle soutient également avoir subi un préjudice moral
pour avoir été arbitrairement exclue du secteur économique dans lequel elle
excellait et qui était son seul secteur d'activité. Elle demande la condamnation du
défendeur au paiement de la somme de soixante millions (60 000 000) de francs
CFA au titre de son préjudice moral.
Allégations du défendeur
294. Le défendeur n'a rien dit sur les demandes de dommages et intérêts.
Analyse de la Cour
295. En l'espèce, il ne faut pas perdre de vue que les demandes formulées ici par
la requérante sont pratiquement les mêmes que celles qu'elle a formulées devant
les juridictions de l'Etat défendeur, et qu'elle est toujours en attente d'une décision.
296. Toutefois, la Cour de céans ne peut pas anticiper la décision que les tribunaux
du défendeur rendront sur la question de la réparation des dommages subis par la
requérante. Comme les affaires sont pendantes devant la juridiction du défendeur,
la requérante peut ou non avoir gain de cause. En outre, les dommages financiers
pour la perte du chiffre d'affaire attendu dans les 15 prochaines années sont des
prévisions de la requérante qui peuvent ou non se réaliser.
La Cour note qu'il s'agit de demandes portant sur des rendements escomptés, qui
sont dépourvus de certitude. Par copséquent, elle ne peut pas accorder une indemnisation pour des pertes futures (voir BH BQ c.
RÉPUBLIQUE DE COTE D'IVOIRE, REQUÊTE INITIALE N°
ECW/CCI/APP/17/21, ARRÊT N° : 34/21, PAGE 36). En ce qui conceme le
montant au titre du préjudice moral, la Cour considère qu'il n'y a pas de preuves
pour le fixer, car il est basé sur des calculs effectués par la requérante, dont le
point de départ est difficile à comprendre, et qui n'ont pas été prouvés au-delà de
tout doute raisonnable.
Enfin, en ce qui concerne les frais de procédure engagés par les parties, tant la
Cour de céans que la juridiction du défendeur ont leurs propres règles pour
déterminer qui doit les payer et ce n'est pas nécessairement la partie défenderesse
dans une affaire qui doit supporter ces frais. Pour ces raisons, la Cour rejette la
demande de réparation de la requérante.
297. La Cour rappelle, toutefois, qu'il est un principe de droit international selon
lequel « toute personne victime de violation de ses droits de l'homme a droit à une
réparation juste et équitable (voir l'affaire DIOT BAYI TALBIA & AUTRES c.
RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGÉRIA & AUTRES, Arrêt N°
ECW/CCI/JUD/01/06, CCJ ELR (2004-2009).
298. La Cour ayant conclu à la violation du droit de propriété de la requérante,
ainsi qu'à la violation de son droit à une décision dans un délai raisonnable, des
droits de l'homme de la requérante et non de droits de toute autre nature, elle doit
fixer un montant qu'elle considère juste et équitable pour la réparation de ces
droits.
299. Cependant, cette indemnité ne peut pas être interprétée comme une
anticipation du résultat de la décision, qui sera rendue par les tribunaux du
défendeur dans l'analyse qu'ils doivent faire, pour savoir si les hypothèses de fait
et de droit sur lesquelles se fondent les procédures engagées par la requérante et
qui sont toujours pendantes ont été vérifiées. Il s'agit simplement d'une réparation
pour violation des droits de T4 70 la a requérante constatée dans cette action.
300. Au vu de ce qui précède et eu égard à sa jurisprudence, la Cour fixe le
montant de la réparation pour violation, par le défendeur, des droits de la
requérante à 40.000.000 (quarante millions) francs CFA.
XIII- SUE LES DEPENS
301. La requérante demande que le défendeur soit condamné aux dépens. Le
défendeur n'a rien dit sur les dépens.
302. L'article 66 (1) du Règlement de la Cour dispose que « // est statué sur les
dépens dans l'arrêt ou l'ordonnance qui met fin à l'instance. »
303. Le paragraphe 2 du même article dispose que : « Toute partie qui succombe
est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens ».
304. Le paragraphe 4 du même article permet à la Cour de répartir les dépens ou
de décider que chaque partie supporte ses propres dépens si les parties succombent
respectivement sur un ou plusieurs chefs, ou pour des motifs exceptionnels.
305. Par conséquent, compte tenu des circonstances de l'affaire, la Cour considère
que le défendeur doit être condamné aux dépens.
XIV- DISPOSITIF
Par ces motifs, la Cour, statuant publiquement, contradictoirement, après en avoir
délibéré :
Sur la compétence
1). Se déclare compétente pour connaître du litige.
Sur la recevabilité Ja ii). Déclare la demande de la requérante, Az Agro-Industrie Benin SA contre
l'Etat défendeur du Bénin, recevable.
iii). Rejette les prétentions du requérant, An AG, contre l'État défendeur du
Bénin.
iv). Déclare irrecevable le recours contre les défendeurs Patrice TALON et
l'Association Interprofessionnelle du Coton.
Au fond
v). Constate que le droit de propriété de la requérante, Afro Agro-Industrie Bénin
SA, société anonyme, prévu et garanti par l'article 14 de la Charte africaine, a été
violé.
vi). Constate que le droit d'accès à un tribunal, prévu à l'article 7 (1) (a) de la
Charte africaine, n'a pas été violé.
vii). Constate que le droit de la requérante à une décision dans un délai
raisonnable, conformément à l'article 7(1) (d) de la Charte africaine, a été violé.
viii). Constate que le droit d'accès à une juridiction impartiale, prévu à l'article 7
(1) (d) de la Charte africaine, n'a pas été violé.
ix). Rejette toutes les autres prétentions de la requérante.
Sur les réparations
x) Condamne le défendeur à verser à la requérante la somme de 40.000.000
(quarante millions) de francs CFA, pour violation de ses droits de propriété et de
décision dans un délai raisonnable.
XV. SUR LES DÉPENS
Conformément à l'article 66 (4) du Règlement de la Cour et compte tenu des circonstances de l'affaire, les frais sont à la charge de l'État défendeur.
Ont signé :
Hon. Juge Gberi-Bè OUATTARA - Président
Hon. Juge Sengu Mohamed KOROMA-Membre
Hon. Juge Ricardo Claûdio M. GONÇALVES - Rapporteur
Assistés de:
Dr. As AX -— Aj Ay
Fait à Bb, le 29 mai 2024 en portugais et traduit en français et en anglais.