ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
22 octobre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Passation de marchés publics dans l’Union européenne – Directive 2014/25/UE – Article 43 – Opérateurs économiques de pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union qui garantit, de manière réciproque et égale, l’accès aux marchés publics – Absence de droit de ces opérateurs économiques à un “traitement non moins favorable” – Participation d’un tel opérateur économique à une procédure de passation d’un marché public – Inapplicabilité de la directive 2014/25 –
Irrecevabilité, dans le cadre d’un recours introduit par ledit opérateur économique, d’une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation de dispositions de cette directive »
Dans l’affaire C‑652/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Visoki upravni sud (cour administrative d’appel, Croatie), par décision du 10 octobre 2022, parvenue à la Cour le 18 octobre 2022, dans la procédure
Kolin Inşaat Turizm Sanayi ve Ticaret AȘ
contre
Državna komisija za kontrolu postupaka javne nabave,
en présence de :
HŽ Infrastruktura d.o.o.,
Strabag AG,
Strabag d.o.o.,
Strabag Rail a.s.,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, M. T. von Danwitz, vice‑président, MM. C. Lycourgos (rapporteur), I. Jarukaitis, A. Kumin, N. Jääskinen et M. Gavalec, présidents de chambre, MM. A. Arabadjiev, E. Regan, Z. Csehi et Mme O. Spineanu‑Matei, juges,
avocat général : M. A. M. Collins,
greffier : M. M. Longar, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 21 novembre 2023,
considérant les observations présentées :
– pour Kolin Inşaat Turizm Sanayi ve Ticaret AȘ, par Mes I. Božić et Z. Tomić, odvjetnici,
– pour la Državna komisija za kontrolu postupaka javne nabave, par Mme M. Kuhar, en qualité d’agent,
– pour HŽ Infrastruktura d.o.o., par M. I. Kršić, en qualité d’agent, ainsi que par Mes I. Mršo Nastić et M. Paulinović, odvjetnici,
– pour Strabag AG, Strabag d.o.o. et Strabag Rail a.s., par Me Ž. Potoku, odvjetnica,
– pour le gouvernement croate, par Mme G. Vidović Mesarek, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement tchèque, par Mme L. Halajová, MM. T. Müller, M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement danois, par Mme D. Elkan, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement estonien, par Mmes N. Grünberg et M. Kriisa, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement français, par M. R. Bénard, Mme O. Duprat-Mazaré et M. J. Illouz, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement autrichien, par Mme J. Schmoll, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par MM. G. Gattinara, M. Mataija et G. Wils, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 7 mars 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 36 et 76 de la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE (JO 2014, L 94, p. 243).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la société de droit turc Kolin Inşaat Turizm Sanayi ve Ticaret AȘ (ci-après « Kolin ») à la Državna komisija za kontrolu postupaka javne nabave (commission nationale de contrôle des procédures de passation des marchés publics, Croatie) (ci-après la « commission de contrôle ») au sujet de l’attribution d’un marché public relatif à la construction d’une infrastructure ferroviaire en Croatie.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
L’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie et le protocole additionnel
3 L’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara et il a été conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté économique européenne par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685).
4 Le protocole additionnel annexé à cet accord, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté économique européenne par le règlement (CEE) no 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO 1972, L 293, p. 1, ci-après le « protocole additionnel »), prévoit, à son article 41, paragraphe 1 :
« Les parties contractantes s’abstiennent d’introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services. »
5 Aux termes de l’article 57 du protocole additionnel :
« Les parties contractantes aménagent progressivement les conditions de participation aux marchés passés par les administrations ou les entreprises publiques, ainsi que les entreprises privées auxquelles des droits spéciaux ou exclusifs [sont] accordés, de façon à éliminer, à la fin d’une période de vingt-deux ans, toute discrimination entre les ressortissants des États membres et ceux de la Turquie établis sur le territoire des parties contractantes.
Le Conseil d’association arrête le rythme et les modalités de cet aménagement en s’inspirant des solutions adoptées en ce domaine dans la Communauté. »
La directive 2014/25
6 Les considérants 2 et 27 de la directive 2014/25 énoncent :
« (2) En vue de garantir l’ouverture à la concurrence des marchés passés par les entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux, il convient d’élaborer des dispositions pour coordonner les procédures de passation des marchés lorsque ceux-ci dépassent une certaine valeur. Cette coordination est nécessaire pour mettre en œuvre les principes du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et notamment la libre circulation des marchandises, la
liberté d’établissement et la libre prestation de services, ainsi que les principes qui en découlent comme l’égalité de traitement, la non-discrimination, la reconnaissance mutuelle, la proportionnalité et la transparence. [...]
[...]
(27) La décision 94/800/CE du Conseil[, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO 1994, L 336, p. 1)] a notamment approuvé l’accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les marchés publics (AMP). Le but de l’AMP est d’établir un cadre multilatéral de droits et d’obligations équilibrés en matière de marchés
publics en vue de réaliser la libéralisation et l’expansion du commerce mondial. Pour les marchés relevant des annexes 3, 4 et 5 et des notes générales relatives à l’Union européenne de l’appendice I de l’AMP ainsi que d’autres accords internationaux pertinents par lesquels l’Union est liée, les entités adjudicatrices devraient remplir les obligations prévues par ces accords en appliquant la présente directive aux opérateurs économiques des pays tiers qui en sont signataires. »
7 L’article 1er de cette directive, intitulé « Objet et champ d’application », dispose, à son paragraphe 1 :
« La présente directive établit les règles applicables aux procédures de passation de marchés par des entités adjudicatrices en ce qui concerne les marchés, ainsi que les concours, dont la valeur estimée atteint ou dépasse les seuils énoncés à l’article 15. »
8 Aux termes de l’article 11 de ladite directive, intitulé « Services de transport » :
« La présente directive s’applique aux activités visant la mise à disposition ou l’exploitation de réseaux destinés à fournir un service au public dans le domaine du transport par chemin de fer, systèmes automatiques, tramway, trolleybus, autobus ou câble. »
9 L’article 15 de la même directive, intitulé « Montants des seuils », prévoit :
« [...] la présente directive s’applique aux marchés dont la valeur estimée hors taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est égale ou supérieure aux seuils suivants :
[...]
b) 5186000 [euros] pour les marchés de travaux ;
[...] »
10 L’article 36 de la directive 2014/25, intitulé « Principes de la passation de marchés », énonce, à son paragraphe 1 :
« Les entités adjudicatrices traitent les opérateurs économiques sur un pied d’égalité et sans discrimination et agissent d’une manière transparente et proportionnée. »
11 L’article 43 de cette directive, intitulé « Dispositions découlant de l’AMP et d’autres conventions internationales », prévoit :
« Dans la mesure où les annexes 3, 4 et 5 et les notes générales relatives à l’Union européenne de l’appendice I de l’AMP ainsi que d’autres conventions internationales liant l’Union européenne le prévoient, les entités adjudicatrices au sens de l’article 4, paragraphe 1, point a), accordent aux travaux, aux fournitures, aux services et aux opérateurs économiques des signataires de ces conventions un traitement non moins favorable que celui accordé aux travaux, aux fournitures, aux services et
aux opérateurs économiques de l’Union. »
12 L’article 45 de ladite directive, intitulé « Procédure ouverte », dispose, à son paragraphe 1 :
« Dans une procédure ouverte, tout opérateur économique intéressé peut soumettre une offre en réponse à un appel à la concurrence.
[...] »
13 L’article 76 de la même directive, intitulé « Principes généraux », prévoit, à son paragraphe 4 :
« Lorsque les informations ou les documents qui doivent être soumis par les opérateurs économiques sont ou semblent incomplets ou erronés, ou lorsque certains documents sont manquants, les entités adjudicatrices peuvent, sauf disposition contraire du droit national mettant en œuvre la présente directive qui sont applicables, demander aux opérateurs économiques concernés de présenter, compléter, clarifier ou préciser les informations ou les documents concernés dans un délai approprié, à condition
que ces demandes respectent pleinement les principes d’égalité de traitement et de transparence. »
14 Aux termes de l’article 86 de la directive 2014/25, intitulé « Relations avec les pays tiers en matière de marchés de travaux, de fournitures et de services » :
« 1. Les États membres informent la Commission [européenne] de toute difficulté d’ordre général rencontrée et signalée par leurs entreprises en fait ou en droit, lorsqu’elles ont cherché à remporter des marchés de services dans des pays tiers.
2. La Commission fait un rapport au Conseil [de l’Union européenne] le 18 avril 2019 au plus tard et ensuite de manière périodique, sur l’ouverture des marchés de services dans les pays tiers ainsi que sur l’état d’avancement des négociations à ce sujet avec ces pays, notamment dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
3. La Commission s’efforce, en intervenant auprès du pays tiers concerné, de remédier à une situation dans laquelle elle constate, soit sur la base des rapports visés au paragraphe 2, soit sur la base d’autres informations, qu’un pays tiers, en ce qui concerne l’attribution de marchés de services :
a) n’accorde pas aux entreprises de l’Union un accès effectif comparable à celui qu’accorde l’Union aux entreprises de ces pays tiers ;
b) n’accorde pas aux entreprises de l’Union le bénéfice du traitement national ou les mêmes possibilités de concurrence que celles offertes aux entreprises nationales ; ou
c) accorde aux entreprises d’autres pays tiers un traitement plus favorable qu’aux entreprises de l’Union.
4. Les États membres informent la Commission de toute difficulté d’ordre général rencontrée et signalée par leurs entreprises en fait ou en droit, et résultant du non-respect des dispositions internationales en matière de droit du travail [...], lorsqu’elles ont cherché à remporter des marchés dans des pays tiers.
5. Dans les conditions indiquées aux paragraphes 3 et 4, la Commission peut, à tout moment, proposer au Conseil d’adopter un acte d’exécution visant à suspendre ou à restreindre, pendant une période à déterminer dans ledit acte d’exécution, l’attribution de marchés de services :
a) aux entreprises soumises à la législation du pays tiers concerné ;
b) aux entreprises liées aux entreprises visées au point a) dont le siège social se trouve dans l’Union, mais qui n’ont pas un lien direct et effectif avec l’économie d’un État membre ;
c) aux entreprises présentant des offres ayant pour objet des services originaires du pays tiers concerné.
Le Conseil statue à la majorité qualifiée dans les meilleurs délais.
La Commission peut proposer ces mesures de sa propre initiative ou à la demande d’un État membre.
6. Le présent article est sans préjudice des engagements de l’Union à l’égard des pays tiers découlant des conventions internationales sur les marchés publics, en particulier dans le cadre de l’OMC. »
Le règlement IMPI
15 Le règlement (UE) 2022/1031 du Parlement européen et du Conseil, du 23 juin 2022, concernant l’accès des opérateurs économiques, des biens et des services des pays tiers aux marchés publics et aux concessions de l’Union et établissant des procédures visant à faciliter les négociations relatives à l’accès des opérateurs économiques, des biens et des services originaires de l’Union aux marchés publics et aux concessions des pays tiers (Instrument relatif aux marchés publics internationaux – IMPI)
(JO 2022, L 173, p. 1) (ci-après le « règlement IMPI »), est, conformément à son article 15, entré en vigueur le 29 août 2022.
16 Les considérants 3 et 10 de ce règlement sont libellés comme suit :
« (3) L’article 26 [TFUE] prévoit que l’Union adopte les mesures destinées à établir ou assurer le fonctionnement du marché intérieur et que le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les traités. L’accès des opérateurs économiques, des biens et des services des pays tiers aux marchés publics ou aux concessions de l’Union relève du champ d’application de la
politique commerciale commune.
[...]
(10) Les engagements internationaux pris par l’Union vis-à-vis de pays tiers en matière d’accès aux marchés publics et aux concessions exigent, entre autres, l’égalité de traitement des opérateurs économiques de ces pays tiers. En conséquence, les mesures adoptées au titre du présent règlement peuvent uniquement s’appliquer aux opérateurs économiques, aux biens ou aux services provenant de pays tiers qui ne sont pas parties à l’accord plurilatéral sur les marchés publics de l’OMC ou aux accords
commerciaux bilatéraux ou multilatéraux conclus avec l’Union qui contiennent des engagements sur l’accès aux marchés publics et aux concessions, ou aux opérateurs économiques, aux biens ou aux services provenant de pays qui sont parties à de tels accords, mais uniquement en ce qui concerne les procédures de passation de marchés pour des biens, des services ou des concessions qui ne sont pas couverts par ces accords. Conformément aux directives 2014/23/UE [du Parlement européen et du Conseil,
du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession (JO 2014, L 94, p. 1)], 2014/24/UE [du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65)] et 2014/25 [...] et comme précisé dans la communication de la Commission du 24 juillet 2019 intitulée “Orientations sur la participation des soumissionnaires et des produits de pays tiers aux marchés publics de l’UE”, les opérateurs
économiques de pays tiers qui n’ont pas conclu d’accord prévoyant l’ouverture des marchés publics de l’Union, ou dont les biens, services ou travaux ne sont pas couverts par un tel accord, n’ont pas un accès garanti aux procédures de passation de marchés dans l’Union et peuvent être exclus. »
17 L’article 1er dudit règlement, intitulé « Objet et champ d’application », dispose :
« 1. Le présent règlement établit des mesures relatives aux passations de marchés non couvertes, visant à améliorer l’accès des opérateurs économiques, biens et services de l’Union aux marchés publics ou aux concessions des pays tiers. Il fixe des procédures permettant à la Commission de mener des enquêtes concernant de prétendues mesures ou pratiques de pays tiers contre des opérateurs économiques, des biens et des services de l’Union, de même que d’engager une concertation avec les pays tiers
concernés.
Le présent règlement prévoit la possibilité pour la Commission d’imposer des mesures relevant de l’IMPI, en lien avec de telles mesures ou pratiques de pays tiers, afin de limiter l’accès des opérateurs économiques, biens ou services de pays tiers aux procédures de passation de marchés publics de l’Union.
2. Le présent règlement s’applique aux procédures de passation de marchés publics relevant de :
a) la directive [2014/23] ;
b) la directive [2014/24] ;
c) la directive [2014/25].
3. Le présent règlement est sans préjudice des obligations internationales de l’Union ou des mesures que les États membres ou leurs pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices peuvent prendre conformément aux actes visés au paragraphe 2.
[...] »
18 L’article 6 du même règlement, intitulé « Mesures relevant de l’IMPI », prévoit :
« 1. Lorsque la Commission établit, à la suite d’une enquête et d’une concertation conformément à l’article 5, qu’une mesure ou pratique d’un pays tiers existe, elle adopte, si elle estime qu’une telle action va dans le sens des intérêts de l’Union, une mesure relevant de l’IMPI au moyen d’un acte d’exécution. [...]
[...]
6. Dans la mesure relevant de l’IMPI visée au paragraphe 1, la Commission peut décider [...] de restreindre l’accès aux procédures de passation de marchés publics pour les opérateurs économiques, les biens ou les services de pays tiers en exigeant des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices qu’ils :
a) imposent un ajustement du résultat aux offres présentées par des opérateurs économiques originaires de ce pays tiers ; ou
b) excluent les offres émanant d’opérateurs économiques originaires du pays tiers concerné.
[...] »
Le droit croate
19 Le Zakon o javnoj nabavi (loi sur les marchés publics), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi sur les marchés publics »), dispose, à son article 262 :
« Un pouvoir adjudicateur peut, à tout moment de la procédure de passation des marchés publics, vérifier, si cela est nécessaire pour assurer le bon déroulement de la procédure, les informations figurant dans le document unique de marché européen auprès de l’autorité responsable de la tenue des relevés officiels de ces données [...] et demander la délivrance d’un certificat à cet effet, en consultant les documents justificatifs ou les preuves déjà en sa possession [...]
[...] »
20 L’article 263 de cette loi énonce :
« 1. Dans le cadre d’une procédure de passation des marchés publics de valeur élevée, le pouvoir adjudicateur, avant de prendre une décision, doit demander et, dans les procédures de passation des marchés publics de faible valeur, peut demander au soumissionnaire ayant présenté l’offre économiquement la plus avantageuse de produire, dans un délai approprié d’au moins cinq jours, les documents justificatifs actualisés [...], à moins qu’il ne les ait déjà en sa possession.
2. Le pouvoir adjudicateur peut inviter les opérateurs économiques à compléter ou à expliquer les documents reçus [...] »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
21 Le 7 septembre 2020, HŽ Infrastruktura d.o.o., société de droit croate chargée de la gestion, de l’entretien et de la construction d’infrastructures ferroviaires en Croatie, a ouvert une procédure de passation d’un marché public d’une valeur estimée de 2042900000 kunas croates (HRK) (environ 271 millions d’euros) hors TVA, pour la construction d’une infrastructure ferroviaire reliant les localités de Hrvatski Leskovac (Croatie) et de Karlovac (Croatie), à adjuger selon le critère de l’offre
économiquement la plus avantageuse.
22 Selon les instructions adressées aux soumissionnaires par HŽ Infrastruktura, ceux-ci devaient démontrer leurs capacités techniques et professionnelles par la communication d’un document établissant que, pendant les dix années précédant l’ouverture de ladite procédure, des travaux de construction d’infrastructures ferroviaires ou routières, comprenant des ponts, des viaducs ou des passages, d’une valeur totale d’au moins 30000000 HRK (environ 4 millions d’euros) hors TVA, avaient été exécutés par
ces soumissionnaires.
23 Le 25 janvier 2022, HŽ Infrastruktura a adopté une décision d’attribution du marché en cause au principal en sélectionnant, en tant qu’offre économiquement la plus avantageuse, celle de la société de droit autrichien Strabag AG, de la société de droit croate Strabag d.o.o. et de la société de droit tchèque Strabag Rail a.s. (ci-après, ensemble, le « groupement Strabag »).
24 Kolin, qui figurait parmi les soumissionnaires, a formé un recours contre cette décision auprès de la commission de contrôle.
25 Par décision du 10 mars 2022, cette commission a annulé la décision de HŽ Infrastruktura mentionnée au point 23 du présent arrêt, au motif qu’il n’était pas dûment établi que le groupement Strabag disposait des capacités techniques et professionnelles requises.
26 Le 6 avril 2022, dans le cadre de la procédure consécutive à l’annulation de sa décision d’attribution, HŽ Infrastruktura a, en application de l’article 263, paragraphe 2, de la loi sur les marchés publics, demandé au groupement Strabag de présenter, le cas échéant, une liste complétée des travaux réalisés, accompagnée d’une attestation certifiant la conformité et l’achèvement de ces travaux.
27 Le 7 avril 2022, le groupement Strabag a déposé une telle liste, accompagnée d’une telle attestation, laquelle datait du 21 mars 2016. La liste complétée comportait une nouvelle référence, portant l’intitulé « A9 Pyhrn Autobahn Tunnelkette Klaus Vollausbau Baulos 1, Talübergang Steyr und Rampenbrücke » (« lot 1 de l’extension complète de la chaîne des tunnels de Klaus sur l’autoroute A9 de Pyhrn, viaduc traversant la vallée de la Steyr et pont en arc »).
28 Le 13 avril 2022, HŽ Infrastruktura a, en vertu de l’article 263, paragraphe 2, de la loi sur les marchés publics, demandé au groupement Strabag d’apporter des précisions à l’attestation du 21 mars 2016.
29 Le 21 avril 2022, le groupement Strabag a complété cette attestation par la communication de pièces faisant apparaître la valeur exacte des travaux portant sur l’infrastructure en question et une liste complétée mentionnant les travaux réalisés.
30 À l’issue d’un réexamen et d’une réévaluation des offres, HŽ Infrastruktura a adopté, le 28 avril 2022, une nouvelle décision d’attribution du marché en cause au principal en faveur du groupement Strabag. Elle a, en effet, estimé que la nouvelle référence mentionnée au point 27 du présent arrêt suffisait, à elle seule, à établir que ce groupement disposait des capacités techniques et professionnelles requises.
31 Kolin a introduit un recours contre cette nouvelle décision d’attribution devant la commission de contrôle, en faisant valoir que l’initiative de HŽ Infrastruktura d’inviter le groupement Strabag à compléter sa liste des travaux était illégale.
32 Par décision du 15 juin 2022, la commission de contrôle a rejeté ce recours, au motif qu’aucune disposition nationale ne s’opposait à ce que le groupement Strabag complète la liste des travaux par l’indication de la réalisation d’autres travaux que ceux y figurant initialement, l’article 263, paragraphe 2, de la loi sur les marchés publics permettant en effet au pouvoir adjudicateur d’inviter un soumissionnaire à compléter ou à expliquer les preuves fournies.
33 Kolin a introduit un recours en annulation contre cette décision devant le Visoki upravni sud (cour administrative d’appel, Croatie), qui est la juridiction de renvoi, en faisant valoir que sont illégales non seulement l’invitation du groupement Strabag, par HŽ Infrastruktura, à compléter la liste des travaux initialement jointe à son offre mais également la prise en compte de la liste complétée des travaux, en ce que l’acceptation de la référence mentionnée au point 27 du présent arrêt
modifierait l’offre de ce groupement de manière substantielle et méconnaîtrait, notamment, le principe d’égalité de traitement.
34 Eu égard aux articles 36 et 76 de la directive 2014/25, la juridiction de renvoi nourrit des doutes quant à la faculté pour une entité adjudicatrice, telle que HŽ Infrastruktura, de prendre en compte, après l’annulation par la commission de contrôle de sa première décision d’attribution du marché concerné, des documents complémentaires portant sur les capacités techniques et professionnelles du groupement Strabag, qui ne figuraient pas dans l’offre initiale déposée par ce groupement et qui ont
été présentés par ce dernier à la demande de cette entité adjudicatrice.
35 Dans ces conditions, le Visoki upravni sud (cour administrative d’appel) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les dispositions combinées de l’article 76 et de l’article 36 de la directive [2014/25] autorisent-elles une entité adjudicatrice à prendre en compte des documents que le soumissionnaire a présentés pour la première fois après l’expiration du délai de dépôt des offres, alors que ces documents ne figuraient pas dans l’offre initiale et qu’ils prouvent des faits que le soumissionnaire n’avait pas mentionnés dans l’offre initiale ?
2) En cas de réponse affirmative à la première question, les dispositions combinées de l’article 76 et de l’article 36 de la directive [2014/25] doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que, [à la suite de] l’annulation de la première décision d’attribution et du renvoi de l’affaire à l’entité adjudicatrice aux fins d’une nouvelle procédure d’examen et d’évaluation des offres, l’entité adjudicatrice demande à un opérateur économique de présenter des documents
complémentaires prouvant le respect des conditions de participation à la procédure de passation du marché public qui ne figuraient pas dans l’offre initiale, tels que la liste des travaux réalisés complétée par une référence, laquelle n’était pas mentionnée dans la liste initiale des travaux ou ne faisait pas partie intégrante de l’offre initiale ?
3) Les dispositions combinées de l’article 76 et de l’article 36 de la directive [2014/25] doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que, [à la suite de] l’annulation de la première décision d’attribution et du renvoi de l’affaire à l’entité adjudicatrice aux fins d’une nouvelle procédure d’examen et d’évaluation des offres, un opérateur économique présente à l’entité adjudicatrice des documents prouvant le respect des conditions de participation à la procédure de
passation de marché public qui ne figuraient pas dans l’offre initiale, tels que la liste des travaux réalisés complétée par une référence, laquelle n’était pas mentionnée dans la liste initiale des travaux ou ne faisait pas partie intégrante de l’offre initiale ? »
Sur la recevabilité des questions préjudicielles
36 Selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure instituée par l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent
sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 24 juillet 2023, Lin, C‑107/23 PPU, EU:C:2023:606, point 61 et jurisprudence citée).
37 Néanmoins, il revient à la Cour d’examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national, en vue de vérifier sa propre compétence ou la recevabilité de la demande qui lui est soumise [voir, en ce sens, arrêt du 22 mars 2022, Prokurator Generalny (Chambre disciplinaire de la Cour suprême – Nomination), C‑508/19, EU:C:2022:201, point 59 et jurisprudence citée].
38 La Cour peut, notamment, être amenée à examiner si les dispositions du droit de l’Union sur lesquelles portent les questions préjudicielles sont applicables au litige au principal. Si tel n’est pas le cas, ces dispositions sont dépourvues de pertinence pour la solution de ce litige et la décision préjudicielle sollicitée n’est pas nécessaire pour permettre à la juridiction de renvoi de rendre son jugement, de sorte que ces questions doivent être jugées irrecevables.
39 Dans la présente affaire, il importe de vérifier si un recours introduit devant une juridiction d’un État membre par un opérateur économique d’un pays tiers, en l’occurrence la République de Turquie, en vue de contester la décision d’attribution d’un marché public prise dans cet État membre, est susceptible d’être examiné au regard des règles en matière de marchés publics instaurées par le législateur de l’Union, telles que les articles 36 et 76 de la directive 2014/25 dont se prévaut, en
l’occurrence, Kolin et qui font l’objet des questions préjudicielles posées.
40 À cette fin, la Cour a invité les parties au principal et les autres intéressés visés à l’article 23, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne à prendre position sur le point de savoir quelles règles s’appliquent à la participation d’un opérateur économique d’un pays tiers, tel que Kolin, à une procédure de passation d’un marché public dans l’Union, ce que ces parties et autres intéressés ont fait tant par écrit qu’au cours de l’audience devant la Cour.
41 À ce sujet, il y a lieu de relever d’emblée que l’Union est liée, à l’égard de certains pays tiers, par des accords internationaux, notamment l’AMP, qui garantissent, de manière réciproque et égale, l’accès des opérateurs économiques de l’Union aux marchés publics dans ces pays tiers et celui des opérateurs économiques desdits pays tiers aux marchés publics dans l’Union.
42 L’article 43 de la directive 2014/25 reflète ces engagements internationaux de l’Union en disposant que, dans la mesure où l’AMP ou d’autres conventions internationales liant l’Union le prévoient, les entités adjudicatrices des États membres doivent accorder aux opérateurs économiques des pays tiers qui sont parties à un tel accord un traitement non moins favorable que celui accordé aux opérateurs économiques de l’Union.
43 Ainsi qu’il découle du considérant 27 de cette directive, ce droit au traitement non moins favorable dont bénéficient les opérateurs économiques de ces pays tiers implique que ces opérateurs économiques peuvent se prévaloir des dispositions de ladite directive.
44 D’autres pays tiers n’ont, jusqu’à présent, pas conclu avec l’Union un accord international tel que ceux visés au point 41 du présent arrêt.
45 S’agissant des opérateurs économiques de ces pays tiers, il y a lieu de relever que, si le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que ces opérateurs économiques soient, en l’absence de mesures d’exclusion adoptées par l’Union, admis à participer à une procédure de passation d’un marché public régie par la directive 2014/25, il s’oppose, en revanche, à ce que lesdits opérateurs économiques puissent, dans le cadre de leur participation à une telle procédure, se prévaloir de cette directive et ainsi
exiger un traitement égal de leur offre par rapport à celles présentées par les soumissionnaires des États membres et par les soumissionnaires des pays tiers visés à l’article 43 de ladite directive.
46 En effet, l’inclusion des opérateurs économiques des pays tiers visés au point 44 du présent arrêt dans le champ d’application des règles en matière de marchés publics que le législateur de l’Union a, ainsi qu’il ressort du considérant 2 de la directive 2014/25, instaurées aux fins de garantir une concurrence non faussée, et dont l’essence même comporte le principe d’égalité de traitement (voir, en ce sens, arrêts du 17 septembre 2002, Concordia Bus Finland, C‑513/99, EU:C:2002:495, point 81 ; du
3 juin 2021, Rad Service e.a., C‑210/20, EU:C:2021:445, point 43, et du 13 juin 2024, BibMedia, C‑737/22, EU:C:2024:495, point 30), aurait pour effet de leur conférer un droit à un traitement non moins favorable en méconnaissance de l’article 43 de cette directive, lequel circonscrit le bénéfice de ce droit aux opérateurs économiques de pays tiers ayant conclu avec l’Union un accord international tel que ceux visés par cet article.
47 Partant, le droit conféré, par l’article 45, paragraphe 1, de la directive 2014/25, à « tout opérateur économique intéressé » de soumettre une offre en réponse à un appel à la concurrence dans le cadre d’une procédure ouverte de passation d’un marché public dans l’Union ne s’étend pas aux opérateurs économiques des pays tiers n’ayant pas conclu un tel accord international avec l’Union. Il n’implique pas davantage que ces opérateurs, lorsqu’ils sont admis à participer à une telle procédure, soient
en droit d’invoquer le bénéfice de cette directive. Interpréter différemment cette disposition et, ainsi, prêter une portée illimitée au champ d’application personnel de cette directive reviendrait à garantir aux opérateurs économiques de ces pays tiers un accès égal aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union. Or, pour la raison exposée au point 46 du présent arrêt et ainsi que l’énonce également, désormais, le considérant 10 du règlement IMPI, la directive 2014/25 doit être
comprise en ce sens que l’accès des opérateurs économiques desdits pays tiers aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union n’est pas garanti et que ces opérateurs peuvent en être exclus.
48 Parmi les pays tiers visés au point 44 du présent arrêt figure la République de Turquie, qui n’est partie ni à l’AMP ni à aucun autre accord conférant, sur une base de réciprocité, aux opérateurs économiques turcs le droit de participer aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union sur un pied d’égalité par rapport aux opérateurs économiques de l’Union.
49 Certes, l’article 57 du protocole additionnel prévoit l’aménagement progressif, selon un rythme et des modalités définis par le conseil d’association, des conditions de participation aux marchés publics respectifs de l’Union et de la Turquie, en vue d’éliminer, à terme, les discriminations entre opérateurs économiques de l’Union et les opérateurs économiques turcs. Toutefois, comme l’a relevé M. l’avocat général aux points 9 et 10 de ses conclusions, l’aménagement prévu par cet article 57 n’a, à
ce jour, pas eu lieu et l’ouverture réciproque des marchés publics entre l’Union et la République de Turquie n’a donc, jusqu’à présent, pas été réalisée.
50 Par ailleurs, aucun élément du dossier dont dispose la Cour ne permet de considérer que l’Union, ou la République de Croatie depuis son adhésion à l’Union, aurait instauré une nouvelle restriction, au sens de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, ayant pour objet ou pour effet de limiter, par rapport à la situation qui existait au moment de l’entrée en vigueur dudit protocole ou, en ce qui concerne la République de Croatie, au moment de son adhésion, les possibilités d’accès des
opérateurs économiques turcs aux marchés publics dans l’Union ou, plus spécifiquement, dans cet État membre. Dans ces conditions, les opérateurs économiques turcs ne sauraient, en tout état de cause, se prévaloir de cette disposition pour prétendre au bénéfice d’un traitement non moins favorable, au sens de l’article 43 de la directive 2014/25, et, plus largement, de l’application de cette directive à leur égard.
51 Dès lors, dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, caractérisée par la participation, acceptée par l’entité adjudicatrice, d’un opérateur économique turc à une procédure de passation d’un marché public régie par la directive 2014/25, cet opérateur ne saurait se prévaloir des articles 36 et 76 de cette directive aux fins de contester la décision d’attribution du marché concerné.
52 Encore faut-il examiner si les questions posées, qui portent sur l’interprétation de ces articles de la directive 2014/25, sont néanmoins recevables au regard de la circonstance, qui ressort de la demande de décision préjudicielle et de la réponse de la commission de contrôle à une question posée par la Cour, que les dispositions de la législation croate portant transposition desdits articles sont interprétées comme s’appliquant indistinctement à l’ensemble des soumissionnaires de l’Union et des
pays tiers et comme pouvant, dès lors, être invoquées par Kolin.
53 À cet égard, il convient de rappeler que sont, certes, recevables des demandes de décision préjudicielle portant sur l’interprétation de dispositions du droit de l’Union dans des situations qui se situent en dehors du champ d’application de ce droit, mais dans lesquelles ces dispositions ont, sans modification de leur objet ou de leur portée, été rendues applicables par l’effet d’un renvoi direct et inconditionnel opéré par le droit national. Dans ces situations, il est de l’intérêt manifeste de
l’ordre juridique de l’Union que, afin d’éviter des divergences d’interprétation futures, les dispositions reprises du droit de l’Union reçoivent une interprétation uniforme (voir, en ce sens, arrêts du 18 octobre 1990, Dzodzi, C‑297/88 et C‑197/89, EU:C:1990:360, points 36 et 37, ainsi que du 13 octobre 2022, Baltijas Starptautiskā Akadēmija et Stockholm School of Economics in Riga, C‑164/21 et C‑318/21, EU:C:2022:785, point 35).
54 Toutefois, cette jurisprudence ne saurait s’appliquer lorsque les dispositions de droit national transposant une directive sont rendues applicables, par les autorités d’un État membre, en méconnaissance d’une compétence exclusive de l’Union.
55 Tel est le cas en l’occurrence en ce qui concerne la participation aux procédures de passation de marchés publics d’opérateurs économiques de pays tiers qui n’ont pas conclu d’accord international avec l’Union garantissant l’accès égal et réciproque à ces marchés.
56 En effet, il est de jurisprudence constante que la politique commerciale commune, visée à l’article 207 TFUE, pour laquelle l’Union dispose d’une compétence exclusive en vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous e), TFUE, concerne les échanges commerciaux avec les pays tiers et englobe tout acte de l’Union qui est essentiellement destiné à promouvoir, à faciliter ou à régir ces échanges et qui a des effets directs et immédiats sur ceux-ci [voir, notamment, arrêt du 18 juillet 2013, Daiichi Sankyo
et Sanofi-Aventis Deutschland, C‑414/11, EU:C:2013:520, points 50 et 51, et avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, point 36].
57 Or, tout acte de portée générale ayant pour objet spécifique de déterminer les modalités selon lesquelles les opérateurs économiques d’un pays tiers peuvent participer aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union est de nature à avoir des effets directs et immédiats sur les échanges de marchandises et de services entre ce pays tiers et l’Union, si bien qu’il relève de la compétence exclusive de l’Union au titre de l’article 3, paragraphe 1, sous e), TFUE [voir, en ce sens, avis
2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, points 76 et 77]. Tel est le cas des actes qui, en l’absence d’accord conclu entre l’Union et un pays tiers, déterminent unilatéralement si et, le cas échéant, selon quelles modalités les opérateurs économiques de ce pays tiers peuvent participer aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union. En effet, à l’instar des accords, ces actes unilatéraux ont des effets directs et immédiats sur les échanges de
marchandises et de services entre ledit pays tiers et l’Union.
58 Cette compétence exclusive est illustrée par l’article 86 de la directive 2014/25, qui, en cas de difficulté d’ordre général rencontrée et signalée par les entreprises d’un ou de plusieurs États membres lorsqu’elles cherchent à remporter des marchés publics dans un pays tiers, attribue à l’Union et non aux États membres la compétence pour suspendre ou restreindre la participation des entreprises de ce pays tiers aux procédures de passation de marchés publics de l’Union.
59 Le caractère exclusif de cette compétence de l’Union est également confirmé par le règlement IMPI, qui est relatif aux mesures de portée générale pouvant être prises à l’égard des opérateurs économiques d’un pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union garantissant l’accès égal et réciproque aux marchés publics, en ce qui concerne l’exclusion ou la restriction de l’accès de ces opérateurs aux procédures de passation de marchés publics. Ce règlement, qui n’était certes pas
encore applicable à la date des faits de l’affaire au principal, a été adopté sur le fondement de l’article 207 TFUE et énonce, dans son considérant 3, que l’accès des opérateurs économiques des pays tiers aux marchés publics de l’Union relève du champ d’application de la politique commerciale commune.
60 Si la politique commerciale commune n’englobe en revanche pas, ainsi qu’il ressort de l’article 207, paragraphe 5, TFUE, la négociation et la conclusion d’accords internationaux dans le domaine des transports et ne saurait donc entièrement couvrir la question de l’accès des opérateurs économiques de pays tiers aux marchés publics sectoriels visés par la directive 2014/25, il n’en demeure pas moins que la conclusion d’un accord garantissant l’accès des opérateurs économiques d’un pays tiers à ces
marchés publics sectoriels relève également d’une compétence exclusive de l’Union, à savoir celle visée à l’article 3, paragraphe 2, TFUE [voir, en ce sens, avis 2/15 (Accord de libre-échange avec Singapour), du 16 mai 2017, EU:C:2017:376, points 219 à 224]. Quant à l’adoption d’actes qui déterminent, en l’absence d’un tel accord, si et, le cas échéant, selon quelles modalités les opérateurs économiques du pays tiers concerné peuvent participer aux procédures de passation de tels marchés publics
sectoriels dans l’Union, force est de constater qu’elle n’est pas visée par l’article 207, paragraphe 5, TFUE et qu’elle s’inscrit donc dans le cadre de la politique commerciale commune.
61 Il résulte des considérations exposées aux points 55 à 60 du présent arrêt que seule l’Union est compétente pour adopter un acte de portée générale concernant l’accès, en son sein, aux procédures de passation de marchés publics des opérateurs économiques d’un pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union garantissant l’accès égal et réciproque aux marchés publics, en instaurant soit un régime d’accès garanti à ces procédures pour ces opérateurs économiques soit un régime qui
exclut ceux-ci ou qui prévoit un ajustement du résultat issu de la comparaison de leurs offres avec celles soumises par d’autres opérateurs économiques.
62 En effet, en vertu de l’article 2, paragraphe 1, TFUE, dans les domaines de compétence exclusive de l’Union, seule celle-ci peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants, les États membres ne pouvant le faire par eux-mêmes que s’ils y sont habilités par l’Union, ou pour mettre en œuvre les actes de l’Union. Or, l’Union n’a pas habilité les États membres à légiférer ou à adopter des actes juridiquement contraignants concernant l’accès aux procédures de passation de marchés
publics des opérateurs économiques d’un pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union. Ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 50 à 52 de ses conclusions, l’Union n’a pas non plus, jusqu’à présent, adopté d’actes de cette nature que les États membres pourraient mettre en œuvre.
63 En l’absence d’actes adoptés par l’Union, il appartient à l’entité adjudicatrice d’évaluer s’il convient d’admettre à une procédure de passation d’un marché public les opérateurs économiques d’un pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union garantissant l’accès égal et réciproque aux marchés publics et, au cas où elle décide une telle admission, s’il convient de prévoir un ajustement du résultat issu de la comparaison entre les offres faites par ces opérateurs et celles
soumises par d’autres opérateurs.
64 Étant donné que les opérateurs économiques des pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union garantissant l’accès égal et réciproque aux marchés publics ne bénéficient pas d’un droit au traitement non moins favorable en vertu de l’article 43 de la directive 2014/25, il est loisible à l’entité adjudicatrice d’exposer, dans les documents de marché, des modalités de traitement qui visent à refléter la différence objective entre la situation juridique de ces opérateurs, d’une
part, et celle des opérateurs économiques de l’Union et des pays tiers ayant conclu avec l’Union un tel accord, au sens de cet article 43, d’autre part.
65 En tout état de cause, des autorités nationales ne sauraient interpréter les dispositions nationales de transposition de la directive 2014/25 comme s’appliquant également à des opérateurs économiques de pays tiers n’ayant pas conclu d’accord de ce type avec l’Union, qui auraient été admis, par une entité adjudicatrice, à participer à une procédure de passation d’un marché public dans l’État membre concerné, et ce, sous peine de méconnaître le caractère exclusif de la compétence de l’Union en ce
domaine.
66 S’il est concevable que les modalités de traitement de tels opérateurs doivent être conformes à certaines exigences, telles que celles de transparence ou de proportionnalité, un recours de l’un d’eux tendant à dénoncer la méconnaissance de telles exigences par l’entité adjudicatrice ne peut être examiné qu’à la lumière du droit national et non du droit de l’Union.
67 Il ressort de tout ce qui précède que les autorités nationales ne sont pas compétentes pour rendre applicables, aux opérateurs économiques de pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union garantissant l’accès égal et réciproque aux marchés publics, les dispositions nationales qui transposent les règles contenues dans la directive 2014/25. Dans ces circonstances, la jurisprudence rappelée au point 53 du présent arrêt ne saurait conduire à juger recevables des questions
préjudicielles portant, dans le cadre du litige opposant Kolin à la commission de contrôle, sur l’interprétation de ces règles.
68 En conséquence, l’interprétation des articles 36 et 76 de la directive 2014/25 ne saurait, en aucune manière, être pertinente pour résoudre le litige au principal.
69 Il s’ensuit que la demande de décision préjudicielle est irrecevable.
Sur les dépens
70 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
La demande de décision préjudicielle introduite par le Visoki upravni sud (cour administrative d’appel, Croatie), par décision du 10 octobre 2022, est irrecevable.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le croate.