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07/05/1974 | CEDH | N°1936/63

CEDH | AFFAIRE NEUMEISTER c. AUTRICHE (ARTICLE 50)


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE NEUMEISTER c. AUTRICHE (ARTICLE 50)
(Requête no 1936/63)
ARRÊT
STRASBOURG
7 mai 1974
En l’affaire Neumeister,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux articles 21 et 22 du règlement de la Cour, en une chambre composée de MM. les juges
G. BALLADORE PALLIERI, président,
Å.E.V. HOLMBÄCK,
A. VERDROSS,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,<

br> J. CREMONA,
P. O’DONOGHUE,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et J.F. SMYTH, greffier ...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE NEUMEISTER c. AUTRICHE (ARTICLE 50)
(Requête no 1936/63)
ARRÊT
STRASBOURG
7 mai 1974
En l’affaire Neumeister,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux articles 21 et 22 du règlement de la Cour, en une chambre composée de MM. les juges
G. BALLADORE PALLIERI, président,
Å.E.V. HOLMBÄCK,
A. VERDROSS,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
P. O’DONOGHUE,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et J.F. SMYTH, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil,
Rend l’arrêt suivant sur la question de l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention en l’espèce:
PROCEDURE ET FAITS
1. L’affaire Neumeister a été portée devant la Cour le 7 octobre 1966 par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") et le 11 octobre 1966 par le gouvernement de la République d’Autriche ("le gouvernement"). A son origine se trouve une requête dirigée contre la République d’Autriche et dont le ressortissant autrichien Fritz Neumeister avait saisi la Commission en 1963. Le requérant se plaignait notamment de la durée de la détention provisoire subie par lui du 24 février 1961 au 12 mai 1961, soit pendant deux mois et seize jours, et du 12 juillet 1962 au 16 septembre 1964, soit pendant deux ans, deux mois et quatre jours.
2. Par un arrêt du 27 juin 1968, la Cour, tout en rejetant deux autres griefs de l’intéressé, a relevé une violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention en ce que le maintien en détention de Neumeister s’était prolongé au-delà d’un délai raisonnable (premier alinéa du dispositif et paragraphes 3 à 15 des motifs).
3. Le 2 juillet 1968, le tribunal pénal régional de Vienne a infligé au requérant cinq ans de réclusion rigoureuse pour escroquerie qualifiée; les deux périodes susmentionnées de détention provisoire ont été imputées sur la peine. La Cour Suprême a confirmé le jugement les 16 juin et 4 novembre 1971.
4. Neumeister s’est adressé le 23 décembre 1970 au ministère fédéral de la justice d’Autriche pour réclamer, à titre de réparation du dommage qu’aurait entraîné pour lui la violation constatée par la Cour européenne, une somme globale provisoire de 3.500.000 schillings. Le 17 mars 1971, le parquet des finances (Finanzprokuratur) lui a fait savoir que la République d’Autriche ne pouvait reconnaître les droits à indemnité ainsi invoqués, car les conditions requises à cette fin par la législation en vigueur ne se trouvaient pas remplies.
5. Considérant cette réponse comme une décision définitive d’après ladite législation, le requérant a saisi la Commission de sa demande le 16 septembre 1971, en se référant à l’arrêt du 27 juin 1968 ainsi qu’aux articles 5 par. 5 et 50 (art. 5-5, art. 50) de la Convention. Il déclarait avoir éprouvé, en raison de sa seconde détention provisoire (12 juillet 1962-16 septembre 1964), un gros préjudice matériel sans parler du tort et de l’humiliation causés à sa personne. En effet, l’interruption soudaine de son activité aurait ruiné son entreprise: non seulement Neumeister aurait perdu d’importantes relations d’affaires, mais des contrats en cours n’auraient pu être exécutés ou n’auraient pu l’être qu’en partie. Il en serait résulté un grave déclin de la société Scherzinger qui y aurait laissé presque tout son capital. Se réservant de se prévaloir d’autres droits, Neumeister chiffrait pour le moment le dommage à 3.500.000 schillings au moins. Il invitait la Commission à retenir sa demande et à engager la procédure prévue à cet égard.
6. Le 27 septembre 1971, M. Sørensen, délégué principal de la Commission dans la procédure antérieure, a transmis au greffier la demande du requérant.
7. Après avoir consulté ses collègues, le président de la Cour a décidé que l’examen de cet aspect de l’affaire incomberait à la Chambre qui avait statué le 27 juin 1968. A la suite du décès de M. le président Rolin (avril 1973), il a été fait appel à M. O’Donoghue, juge suppléant depuis un tirage au sort complémentaire remontant au 12 mai 1972; M. Balladore Pallieri a désormais assumé la présidence de la Chambre. M. Schima, désigné en février 1968 par le gouvernement comme juge ad hoc en raison d’un empêchement du juge élu de nationalité autrichienne, M. Verdross, a constaté en février 1972, d’un commun accord avec M. le président Rolin, qu’il n’était plus en mesure de siéger en la cause; en conséquence, M. Verdross a repris d’office la place qu’il occupait à l’origine au sein de la Chambre. M. Bilge, membre de la Chambre en 1968 et de la Cour jusqu’au 7 novembre 1972, n’a pu exercer ses fonctions (article 4 du règlement): nommé membre du gouvernement turc, puis ambassadeur, il a été remplacé par M. Cremona, juge suppléant.
8. Sur les instructions du président de la Chambre, le greffier a invité l’agent du gouvernement à lui adresser ses observations écrites sur la question de l’application de l’article 50 (art. 50) en l’espèce. Il a reçu lesdites observations les 15 février et 23 mai 1972.
9. Les délégués de la Commission ont avisé le greffier, le 17 février 1972, qu’ils ne répondraient pas pour le moment aux observations du gouvernement mais le feraient ultérieurement, par écrit ou à l’occasion des audiences selon ce qu’en déciderait la Cour.
10. Par une ordonnance du 21 mars 1972, le président de la Chambre a fixé au 23 mai la date d’ouverture des débats.
Toutefois, l’agent du gouvernement a informé la Cour, par une dépêche parvenue au greffe le 16 mai 1972, qu’il avait entamé des négociations tendant à un règlement amiable des demandes de réparation du requérant; ces négociations, précisait-il, avaient pour but une mesure de grâce relative au reliquat de la peine de Neumeister. Comme la procédure de conclusion d’un tel règlement exigeait au moins six mois, l’agent sollicitait l’ajournement des audiences.
Les délégués de la Commission, que le président de la Chambre a consultés par les soins du greffier, ont déclaré ne soulever aucune objection, soulignant que le requérant leur avait notifié son accord. Le même jour, le président a reporté les débats à une date ultérieure.
11. La Cour a recueilli depuis lors des renseignements complémentaires sur les événements qui avaient précédé l’envoi de ladite dépêche. Le 12 mai 1972, l’avocat du requérant, Me Waldhof, avait eu au ministère fédéral de la justice un entretien visant à un règlement amiable. Trois jours plus tard, une réunion avait eu lieu au ministère fédéral des affaires étrangères entre son client et lui d’une part, l’agent du gouvernement et plusieurs hauts fonctionnaires d’autre part. Un arrangement avait été envisagé à cette occasion, mais ses termes exacts ont prêté à controverse devant la Cour: d’après le gouvernement, Neumeister s’était engagé à renoncer à toute indemnité si on lui accordait par voie de grâce la remise du reliquat de sa peine; à en croire le requérant, il avait aussi été question de l’abandon des créances qu’à la suite de sa condamnation la République d’Autriche pouvait invoquer contre lui.
12. En novembre 1972, le président de la Chambre a chargé le greffier de s’enquérir de l’état de la procédure de règlement amiable entamée en mai.
Par une lettre arrivée à destination le 26 mars 1973, l’agent du gouvernement a informé le greffier que le Président fédéral de la République d’Autriche avait accordé à Neumeister, le 14 février, une mesure de grâce pour la partie non encore purgée de la peine infligée le 2 juillet 1968 par le tribunal pénal régional de Vienne; à la suite de cette mesure, l’intéressé devait être considéré comme faisant l’objet d’une mise à l’épreuve de trois ans pour le reliquat de sa peine.
13. Les observations et documents présentés ultérieurement à la Cour permettent de reconstituer ainsi les événements qui se sont déroulés entre le 16 mai 1972 et le 14 février 1973:
a) Le 26 mai 1972, Neumeister a adressé au ministère de la justice une demande de remise de peine par voie de grâce. Se référant à la procédure pendante devant la Cour et aux négociations entre l’agent du gouvernement et son avocat, il déclarait entre autres qu’il n’était manifestement pas possible d’effacer (ungeschehen zu machen) la détention provisoire subie par lui de juillet 1962 à septembre 1964, mais qu’une réparation partielle se concevait dans son cas si la République d’Autriche renonçait à exiger l’exécution du reliquat de sa peine. Il ajoutait qu’il était prêt lui-même à renoncer à toute réparation matérielle (materielle Ersatzansprüche) de la part de la République. Dans un supplément du 2 juin 1972, il soulignait que dans sa lettre du 26 mai il avait offert de retirer, s’il obtenait le règlement recherché, la demande d’indemnité qu’il avait introduite devant la Commission.
b) Dans un rapport du 11 janvier 1973, établi à l’intention du Président fédéral de la République après consultation avec le ministère des affaires étrangères et la chancellerie fédérale, le ministère de la justice a souligné qu’une remise conditionnelle, par voie de grâce, de la partie de la peine restant à purger par le requérant constituerait une réparation plus adéquate qu’une somme d’argent. Le ministère des affaires étrangères, à qui le rapport a été soumis par la suite, y a joint une note dans laquelle il déclarait partager l’opinion du ministère de la justice: la solution préconisée lui semblait la plus apte à montrer au public que l’Autriche était disposée à respecter les obligations découlant pour elle de la Convention. De son côté, la chancellerie fédérale a présenté des observations qui abondaient dans le même sens, signalant en outre que Neumeister agréerait (wäre einverstanden) cette forme de réparation et renoncerait (würde verzichten) à tout dédommagement pécuniaire.
c) C’est sur la base de cette proposition que le Président fédéral de la République d’Autriche a accordé à Neumeister, le 14 février 1973, la remise de la partie non encore purgée de sa peine, à savoir deux ans, sept mois et dix jours. La décision, signée par le Président et contresignée par le ministre de la justice, est ainsi libellée: "J’accepte la proposition de grâce concernant Fritz Neumeister, ZI. Gt. 42/73".
La remise déploie les effets d’une condamnation sous condition avec fixation d’un délai d’épreuve de trois ans. Pour en conserver le bénéfice, Neumeister doit respecter les seules conditions définies à l’article 3 de la loi autrichienne sur les condamnations conditionnelles.
14. Sur les instructions du président de la Chambre, le greffier a invité les délégués de la Commission, le 27 mars 1973, à présenter pour le 9 avril les observations que la lettre reçue la veille de l’agent du gouvernement (paragraphe 12 ci-dessus) pouvait appeler de leur part.
Les délégués ont répondu, le 5 avril, qu’ils souhaitaient savoir quelle signification le gouvernement attachait aux renseignements qu’il avait fournis au sujet de la demande introduite par Neumeister au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.
15. Le lendemain, le président de la Chambre a en conséquence prié le gouvernement, par les soins du greffier, de préciser par écrit pour le 26 avril la portée qu’il attribuait à ces mêmes renseignements sous l’angle de la procédure pendante devant la Cour en l’espèce.
Par une lettre reçue le 27 avril, l’agent a souligné que l’arrêt rendu par la Cour le 27 juin 1968 avait constitué un élément essentiel poussant le Président fédéral à gracier Neumeister; il a en outre exprimé l’opinion, partagée selon lui par Neumeister "pendant les conversations qui (avaient) précédé l’octroi de la grâce, que cette dernière (devait) être considérée comme une forme de réparation, au sens le plus large du terme, pour tout désavantage que (l’intéressé) aurait subi en raison de (la) violation" de l’article 5 par. 3 (art. 5-3).
16. Sur les instructions du président de la Chambre, le greffier a invité les délégués de la Commission, le 27 avril 1973, à lui adresser pour le 7 mai leurs observations sur ladite lettre.
La réponse est arrivée au greffe le 2 mai: un avocat du requérant, Me Gussenbauer, avait confirmé au secrétaire de la Commission que son client avait bénéficié d’une mesure de grâce; il s’attendait à présent à la conclusion, entre le ministère fédéral des finances ou le parquet des finances et Neumeister, d’un accord aux termes duquel la République d’Autriche renoncerait à toute créance née contre celui-ci du jugement de condamnation du 2 juillet 1968.
17. Le 11 mai 1973, le greffier a écrit aux délégués de la Commission et à l’agent du gouvernement, toujours selon les directives du président de la Chambre.
Il a prié les premiers de lui faire parvenir pour le 15 juin les observations que les deux dernières communications du second (paragraphes 12 et 15 ci-dessus) appelaient de leur part.
Quant à l’agent du gouvernement, le greffier lui a demandé de présenter, également pour le 15 juin, ses observations sur la lettre précitée du 2 mai (paragraphe 16 ci-dessus). Il lui a signalé que le président de la Chambre désirait, notamment, des précisions sur les pourparlers mentionnés dans ladite lettre, sur leur état d’avancement et sur la nature des prétentions issues, au profit de la République d’Autriche et à l’encontre du requérant, du jugement du 2 juillet 1968.
18. Dans leur réponse, reçue le 4 juin 1973, les délégués ont indiqué qu’en attendant "un éclaircissement définitif de la situation" ils estimaient devoir se borner à transmettre à la Cour des renseignements que leur avait donnés Me Gussenbauer. Ces renseignements avaient trait aux conversations des 12 et 15 mai 1972 (paragraphe 11 ci-dessus), mais aussi à un entretien qui avait eu lieu le 16 mars 1973 entre un autre avocat du requérant, Me Waldhof, et plusieurs hauts fonctionnaires autrichiens dont l’agent du gouvernement.
19. Par une lettre parvenue au greffe le 11 juillet 1973, l’agent du gouvernement a fourni de son côté à la Cour des informations complémentaires sur les discussions des 15 mai 1972 et 16 mars 1973 (paragraphes 11 et 18 ci-dessus). Il a signalé à cette occasion que la décision de grâce du 14 février 1973 n’était liée à aucune requête des autorités autrichiennes compétentes visant à ce que Neumeister renonçât à sa demande de réparation pécuniaire, puisqu’une telle renonciation apparaissait comme la conséquence logique de l’accord et que, d’autre part, pareille décision du chef de l’État ne saurait être considérée comme élément d’un "marché". L’agent annonçait en conclusion que son gouvernement n’était pas à même de prendre d’autres mesures quant à de nouvelles demandes éventuelles de Neumeister tendant à un règlement amiable de l’affaire; si la Cour, contrairement au gouvernement, ne devait pas regarder comme une satisfaction équitable et suffisante la grâce accordée à l’intéressé, il faudrait admettre que la tentative de règlement amiable avait finalement échoué.
20. C’est par les deux réponses résumées ci-dessus que la Cour a eu connaissance de l’entretien du 16 mars 1973, au sujet duquel elle a recueilli depuis lors de plus amples renseignements.
Au cours de cet entretien, Me Waldhof a déclaré que son client abandonnait désormais toutes ses demandes relatives à la procédure engagée devant la Cour, à condition que la République d’Autriche renonçât de son côté à se prévaloir de toute créance qui avait pu naître contre lui des actes ayant conduit à sa condamnation.
Quant à la suite de la discussion, la Cour se trouve devant deux versions divergentes. Selon le gouvernement, les parties sont convenues d’informer les organes de Strasbourg du simple fait qu’une mesure de grâce avait été octroyée à Neumeister; en ce qui concerne les demandes supplémentaires, l’agent aurait renvoyé Me Waldhof aux services compétents en matière de finances publiques. Le requérant, lui, affirme qu’il y a eu le 16 mars 1973 un accord de principe d’après lequel la République d’Autriche abandonnerait toute prétention issue contre lui de sa condamnation, moyennant quoi il renoncerait lui-même à sa demande de réparation, pendante devant la Cour.
Quoi qu’il en soit, c’est aussitôt après ledit entretien que l’agent du gouvernement a avisé la Cour de la mesure de grâce accordée à Neumeister.
21. Sur les instructions du président de la Chambre, le greffier a invité les délégués de la Commission, le 11 juillet 1973, à lui adresser par écrit pour le 15 août leurs observations et conclusions éventuelles.
Dans leur réponse, parvenue au greffe le 25 juillet, les délégués ont formulé certaines observations sur la demande de réparation du requérant. Ils ont, en outre, communiqué au greffier une lettre que Neumeister leur avait écrite le 8 mai 1972; en raison de l’ajournement des audiences prévues pour le 23 mai (paragraphe 10 ci-dessus), il ne leur avait pas semblé nécessaire de la transmettre à la Cour dès cette époque.
Le requérant y précisait et complétait ses prétentions initiales (paragraphe 5 ci-dessus). Il évaluait à 3.564.400 schillings, au bas mot, le préjudice global causé d’après lui à son entreprise. La perte de son traitement et de ses indemnités de directeur représentait, à l’en croire, un dommage supplémentaire d’au moins 405.000 schillings. Il affirmait aussi avoir dû verser en vain, pour obtenir sa libération, des honoraires d’avocat se chiffrant à au moins 100.000 schillings. Il estimait enfin avoir droit à une compensation d’au moins 3.000.000 schillings pour l’injustice subie. Il relevait cependant qu’il fallait réduire quelque peu le montant global de ses prétentions, soit 7.069.400 schillings, car les pertes commerciales découlant de l’arrestation avaient été calculées sur la base des bénéfices bruts estimés. Constatant que sa "créance indemnitaire" contre la République d’Autriche était nettement plus importante que la somme totale réclamée à l’origine, il se réservait d’augmenter ses exigences en proportion et demandait également 5% d’intérêts légaux par an.
22. Ainsi que l’en avait chargé le président de la Chambre, le greffier a invité l’agent du gouvernement, le 26 juillet, à lui faire parvenir avant le 30 août ses observations écrites éventuelles. A la demande du gouvernement, ce délai a été prorogé le 7 août jusqu’au 31 octobre.
23. Intitulé "nouvelles observations complémentaires", le mémoire autrichien est arrivé au greffe le 5 novembre. En le communiquant le même jour aux délégués de la Commission, le greffier les a priés, conformément aux directives du président de la Chambre, de présenter dans les meilleurs délais, et si possible pour le 23 novembre, tout élément de preuve dont ils disposeraient au sujet de la demande du requérant et qu’il leur paraîtrait utile de fournir à la Cour. En réponse, il a reçu le 20 novembre, avec de brefs commentaires des délégués, plusieurs pièces que Neumeister avait annexées à sa lettre précitée du 8 mai 1972 (paragraphe 21 ci-dessus), dont les bilans de la société Scherzinger pour les années 1961 à 1966.
24. Le 12 novembre 1973, le greffier a invité l’agent du gouvernement, sur les instructions du président de la Chambre, à lui communiquer, si possible pour le 23 novembre, une copie de la décision de grâce du 14 février 1973 (paragraphe 12 ci-dessus), et à lui indiquer à cette occasion la ou les conditions dont s’accompagnait la remise de peine consentie au requérant, sauf si elles ressortaient du texte même de ladite décision.
Le document et les renseignements ainsi demandés sont parvenus au greffe les 29 novembre et 11 décembre 1973 (paragraphe 13 c) ci-dessus).
25. Par une ordonnance du 6 décembre 1973, le président de la Chambre a fixé au mardi 22 janvier 1974 la date d’ouverture des débats.
26. Les audiences publiques se sont déroulées les 22 et 23 janvier à Strasbourg, au Palais des Droits de l’Homme.
Ont comparu devant la Cour:
- pour la Commission:
M. J.E.S. FAWCETT,  délégué principal;
M. F. ERMACORA,  délégué;
- pour le gouvernement:
M. E. NETTEL, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire,
agent;
M. W. PAHR, chef du service constitutionnel
de la chancellerie fédérale,
M. R. LINKE, Ministerialrat au
ministère fédéral de la justice,
et
M. G. SAILER, Oberprokuratsrat à la Finanzprokuratur,
conseils.
La Cour a ouï les comparants en leurs déclarations et conclusions ainsi qu’en leurs réponses aux questions de plusieurs juges.
Le gouvernement a produit devant elle le texte du recours en grâce du 26 mai 1972 et plusieurs autres documents relatifs aux entretiens et consultations qui avaient précédé la décision prise par le Président de la République le 14 février 1973 (paragraphes 10 à 13 ci-dessus).
De leur côté, les délégués de la Commission ont déposé une copie de lettres échangées, les 30 octobre et 22 novembre 1973, entre Me Waldhof et le ministère des finances. En outre, ils ont transmis à la Cour une note, datée du 18 janvier 1974, dans laquelle Neumeister évaluait ses frais d’avocat à 250.000 ou 260.000 schillings.
27. Le 24 janvier 1974, le greffier a porté à la connaissance de l’agent du gouvernement que le président de la Chambre lui avait accordé un délai de deux semaines pour présenter par écrit ses observations éventuelles sur la note susmentionnée du 18 janvier. De telles observations sont arrivées au greffe les 11 février et 27 mars.
EN DROIT
I. SUR L’APPLICABILITE DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
28. Il incombe à la Cour de rechercher d’abord si l’article 50 (art. 50) de la Convention s’applique ou non en l’espèce, car le gouvernement a invoqué plusieurs arguments tendant à démontrer que tel n’est pas le cas.
29. Dans ses observations écrites puis lors des audiences contradictoires, le gouvernement a exprimé l’opinion que la Commission avait eu tort de transmettre à la Cour la demande d’indemnité de Neumeister. D’après lui, elle aurait dû la considérer et l’examiner comme une requête formée en vertu de l’article 25 (art. 25) et alléguant la violation de l’article 5 par. 5 (art. 5-5), aux termes duquel "toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article" – en l’occurrence celles du paragraphe 3 (art. 5-3) - "a droit à réparation". L’article 5 par. 5 (art. 5-5) constituerait une lex specialis par rapport à l’article 50 (art. 50); il énoncerait une règle particulière de réparation, de sorte que la règle générale de l’article 50 (art. 50) ne jouerait pas en matière d’atteintes à la liberté individuelle. Le requérant l’aurait du reste bien entendu ainsi le 16 septembre 1971: il s’appuyait sur l’article 5 par. 5 (art. 5-5), priait la Commission de "retenir" son mémoire, ce qui signifierait le déclarer recevable, et l’invitait à "introduire la procédure prévue à cet effet", ce qui viserait les articles 25 (art. 25) et suivants.
Le gouvernement avançait, à l’origine, plusieurs autres arguments destinés eux aussi à établir l’inapplicabilité de l’article 50 (art. 50), mais qu’il n’a pas repris lors des débats de janvier 1974. Il les tirait notamment du texte même de l’article 50 (art. 50), de l’article 52 (art. 52) et de l’absence, dans le dispositif de l’arrêt du 27 juin 1968, de toute réserve relative au droit éventuel de Neumeister à une satisfaction équitable.
30. Quant au premier point, la Cour commence par relever que la manière dont le gouvernement interprète la demande du 16 septembre 1971 n’est pas à l’abri de la discussion. Neumeister n’intitulait pas sa lettre "requête" (Beschwerde), mais "demande" (Antrag), et ne se plaignait pas expressément d’une violation de l’article 5 par. 5 (art. 5-5): s’il se référait à cette disposition, il invoquait aussi l’article 50 (art. 50) et mentionnait la Cour et la possibilité d’une "satisfaction équitable" (gerechte Entschädigung).
En outre et surtout, la Cour doit se placer à un point de vue objectif et non subjectif: quelles qu’aient été les intentions du requérant, elle doit déterminer si la Convention exige ou autorise en pareil cas la procédure qu’a choisie la Commission.
La thèse selon laquelle l’article 5 par. 5 (art. 5-5) déroge à la lex generalis de l’article 50 (art. 50) et en exclut l’application a déjà été défendue par le gouvernement dans l’affaire Ringeisen (série B no 13, pp. 26-28, 50, 53 et 80). La Cour l’a implicitement écartée par son arrêt du 22 juin 1972, qui déclarait recevable la demande de réparation de l’intéressé (série A no 15, pp. 7-8, paras. 14 à 19); elle estime nécessaire de trancher la question explicitement en l’espèce.
L’article 5 par. 5 et l’article 50 (art. 5-5, art. 50) se situent sur des plans différents, bien qu’ils s’occupent tous deux de problèmes de réparation dans le cadre de la Convention.
Le premier (art. 5-5) édicte une règle de fond: figurant parmi les clauses "normatives" du Titre I de la Convention, il garantit un droit individuel dont le respect s’impose d’abord aux autorités des États contractants, ainsi que le confirme l’emploi de l’adjectif "enforceable" dans le texte anglais.
L’article 50 (art. 50), lui, énonce une règle de compétence: inséré dans le Titre IV de la Convention, il habilite expressément la Cour à octroyer à la "partie lésée" une satisfaction équitable, sous certaines conditions. L’une de ces dernières consiste dans l’existence d’une décision ou mesure nationale contraire à "des obligations découlant de la (...) Convention", et rien n’indique qu’une infraction à l’un des quatre premiers paragraphes de l’article 5 (art. 5-1, art. 5-2, art. 5-3, art. 5-4) n’entre pas en ligne de compte à cet égard. Si le paragraphe 5 de l’article 5 (art. 5-5) a soin de spécifier que "toute personne victime" d’une telle infraction "a droit à réparation", il ne s’ensuit nullement que la Cour ne puisse appliquer l’article 50 (art. 50) quand elle a constaté une violation du paragraphe 3 (art. 5-3), par exemple; il en résulte, sans plus, que dans l’exercice de la large compétence que lui attribue l’article 50 (art. 50) elle doit prendre en considération, entre autres éléments, la règle de fond du paragraphe 5 de l’article 5 (art. 5-5).
Au demeurant, l’adoption de la thèse du gouvernement entraînerait des conséquences inconciliables avec le but et l’objet de la Convention. Pour obtenir une satisfaction équitable en sus de la simple reconnaissance de son bon droit, la victime d’une atteinte à la liberté individuelle pourrait se voir obligée de saisir la Commission de deux requêtes successives sur chacune desquelles la Cour ou le Comité des Ministres aurait le cas échéant à statuer au bout de plusieurs années. Partant, le système de sauvegarde instauré par la Convention ne fonctionnerait qu’avec une extrême lenteur dans le domaine de l’article 5 (art. 5), situation peu compatible avec l’idée d’une protection efficace des Droits de l’Homme (cf., mutatis mutandis, l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 10 mars 1972, série A no 14, p. 9, par. 16 in fine).
Ces diverses considérations amènent la Cour à conclure qu’il ne s’agit plus en l’espèce d’une instance relevant du Titre III de la Convention, mais de la phase ultime d’une procédure engagée devant la Cour conformément au Titre IV, à l’issue de celle que la requête initiale de Neumeister avait déclenchée en 1963 devant la Commission (cf., mutatis mutandis, l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 10 mars 1972, série A no 14, p. 8, par. 15). La demande du 16 septembre 1971 ne saurait donc être traitée comme une requête nouvelle, introduite en vertu de l’article 25 (art. 25), et la Commission a eu raison de la transmettre d’emblée à la Cour.
31. Le gouvernement a passé sous silence, lors des débats de janvier 1974, les autres arguments qu’il avait invoqués dans ses mémoires contre l’applicabilité de l’article 50 (art. 50) (paragraphe 29 ci-dessus, deuxième alinéa). Du reste, il les avait déjà présentés, en des termes presque identiques, dans l’affaire Ringeisen (série B no 13, pp. 24-26), et la Cour les a rejetés par son arrêt du 22 juin 1972. Motivant en détail sa réponse négative, elle a souligné, en particulier, qu’"on témoignerait d’un formalisme étranger au droit international si l’on avançait que la Cour ne peut appliquer l’article 50 (art. 50) qu’à la condition soit de statuer à ce sujet dans l’arrêt même relevant une violation, soit d’avoir dans cet arrêt expressément maintenu ouverte la procédure". La Cour se borne à renvoyer sur ce point à sa jurisprudence antérieure (série A no 15, pp. 7 et 9, paras. 14-18 et 22; cf. également l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 10 mars 1972, série A no 14, p. 10, par. 20).
II. SUR LA RENONCIATION ALLEGUEE PAR LE GOUVERNEMENT
32. A l’occasion des audiences contradictoires, le gouvernement a plaidé que Neumeister avait renoncé en 1972, de sa propre initiative, à toute réparation pécuniaire du préjudice, matériel et moral, prétendument subi par lui, s’il obtenait la remise de la partie de sa peine qu’il lui restait à purger. Cette renonciation, désormais définitive (wirksam), déploierait des effets juridiques (rechtlich relevant): elle priverait de la moindre base la procédure entamée devant la Cour le 27 septembre 1971 ("für ein Entschädigungsverfahren kein Substrat mehr vorhanden ist").
En ordre subsidiaire, le gouvernement a conclu que la mesure de grâce du 14 février 1973 représentait par elle-même et à elle seule, indépendamment de tout règlement amiable, la satisfaction équitable prévue à l’article 50 (art. 50).
33. Eu égard aux responsabilités lui incombant aux termes de l’article 19 (art. 19) de la Convention, la Cour ne se trouverait pas déchargée de sa tâche du seul fait qu’un individu aurait déclaré à son gouvernement renoncer à des droits garantis par la Convention. Même si la Cour aboutissait en l’espèce à la constatation que Neumeister a renoncé à poursuivre sa réclamation, elle ne saurait clore la procédure et rayer l’affaire du rôle sans s’assurer au préalable que le but de l’article 50 (art. 50) a été atteint.
En revanche, la circonstance qu’un requérant a dit, à un moment donné, se contenter de la satisfaction obtenue ou à obtenir de son gouvernement, peut constituer un élément important, et le cas échéant décisif, quand il s’agit pour la Cour d’apprécier le caractère équitable de cette satisfaction, au sens de l’article 50 (art. 50).
C’est sous cet angle qu’il faut rechercher si Neumeister a effectivement déclaré renoncer par avance à toute satisfaction que la Cour aurait à lui attribuer.
34. D’après le gouvernement, cette renonciation a eu lieu lors de l’entretien du 15 mai 1972 (paragraphe 11 ci-dessus); le recours en grâce du 26 mai et son complément du 2 juin l’auraient confirmée sans équivoque (paragraphe 13 a) ci-dessus). La décision présidentielle du 14 février 1973, quoique prise bien entendu en vertu d’une prérogative discrétionnaire du chef de l’État et non dans le cadre d’un quelconque "marché", aurait entraîné l’accomplissement de la condition qu’avait posée le requérant. Ce dernier aurait manqué à sa parole en formulant, le 16 mars 1973, de nouvelles exigences (paragraphe 20 ci-dessus). Il aurait, de la sorte, abusé de la bonne foi des représentants du gouvernement, qui après avoir provoqué, sur ses instances, l’ajournement des débats fixés pour le 23 mai 1972 (paragraphe 10 ci-dessus), avaient au vu et au su de la Commission et de la Cour essayé d’arriver à un règlement amiable.
35. Les délégués de la Commission ont répondu qu’il y avait eu assurément, en mai 1972, un "arrangement" entre de hauts fonctionnaires autrichiens et Neumeister, mais que la "renonciation" de celui-ci ne constituait pas pour autant la raison qui avait déterminé le Président de la République à le gracier. Ils ont relevé en outre que si elle revêtait vraiment un caractère définitif depuis le 14 février 1973, on ne s’expliquait pas pourquoi les autorités compétentes ne l’avaient pas invoquée, telle une fin de non-recevoir, quand en mars 1973 l’intéressé avait augmenté ses prétentions. Les délégués ont aussi précisé que la Commission ne s’était jamais prononcée sur les offres que le requérant avait pu faire aux autorités autrichiennes, car elle ne s’estimait plus compétente en la matière depuis la saisine de la Cour. En conclusion, ils ont exprimé l’opinion que l’arrangement de mai 1972 ne créait aucun obstacle juridique préliminaire à l’examen de la demande d’indemnité, mais qu’il appartenait à la Cour d’apprécier s’il entrait en ligne de compte comme élément de fond, en tant par exemple qu’il aurait engendré "une certaine obligation morale" à la charge de Neumeister.
36. La Cour souligne que surtout dans le domaine spécifique régi par la Convention, la renonciation à un droit, fût-ce le simple droit à une somme d’argent, doit se dégager de déclarations ou documents non équivoques.
Or il n’en est pas ainsi en l’occurrence: de l’ensemble des circonstances de la cause, y compris les termes employés dans le recours en grâce du 26 mai 1972 ("je serais prêt de mon côté à renoncer ... si ...", "ich wäre meinerseits bereit, zu verzichten, ... falls ...") et dans son complément du 2 juin 1972 ("... j’ai offert de retirer ma demande", "ich (habe) angeboten ..., meinen Antrag ... zurückzuziehen"), la Cour conclut qu’une renonciation du requérant ne se trouve pas établie. Il ne s’ensuit cependant point que l’attitude de Neumeister soit dépourvue de pertinence pour l’examen du bien-fondé de sa demande d’indemnité.
III. SUR LE BIEN-FONDE DE LA DEMANDE DU REQUERANT
37. Avant de statuer sur le bien-fondé de la demande, la Cour doit évidemment déterminer la date à laquelle la durée de la seconde détention provisoire du requérant (12 juillet 1962-16 septembre 1964), la seule dont elle ait à s’occuper (arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A no 8, p. 37, par. 6), est devenue "déraisonnable" au regard de l’article 5 par. 3 (art. 5-3). Si elle n’a pas éprouvé le besoin de le faire expressément dans son arrêt du 27 juin 1968, c’est que le requérant n’avait pas encore réclamé de dommages-intérêts; il n’en va plus de même aujourd’hui.
38. Contrairement à la thèse de l’intéressé, l’arrêt du 27 juin 1968 n’implique pas que ladite détention ait enfreint l’article 5 par. 3 (art. 5-3) ab initio. Après avoir noté que les autorités judiciaires autrichiennes avaient motivé par l’existence d’un danger de fuite leurs décisions successives de ne pas élargir le requérant, la Cour disait comprendre que ce risque leur eût semblé avoir été fortement accru, en juillet 1962, par la gravité plus grande des sanctions pénales et civiles que les déclarations nouvelles d’un coaccusé devaient faire craindre à Neumeister (arrêt du 27 juin 1968, série A no 8, pp. 38-39, paras. 9 et 10). Certes, elle n’attribuait à leurs raisons qu’une valeur relative et reconnaissait le poids des arguments du requérant, ainsi que du témoignage du juge d’instruction (ibidem, p. 39, paras. 10 et 11), mais elle ne concluait pas à l’absence complète de danger de fuite: elle se bornait à constater que ce danger "n’était en tout cas plus, en octobre 1962, à ce point considérable que l’on dût", attitude adoptée par les autorités judiciaires autrichiennes, "écarter comme nécessairement inefficace l’obtention des garanties qui, suivant l’article 5 par. 3 (art. 5-3), peuvent accompagner une mise en liberté provisoire" (ibidem, p. 40, par. 12).
L’arrêt de 1968 ne signifie pas davantage que la violation soit née "lorsque pour la première fois, le 26 octobre 1962, Neumeister proposa une garantie bancaire de 200.000 ou à la rigueur de 250.000 schillings": la Cour ne s’estimait "pas en mesure" d’apprécier "l’importance de la caution qui pouvait raisonnablement être imposée à Neumeister", et elle n’excluait pas "que les premières offres eussent pu être rejetées comme insuffisantes" (ibidem, p. 40, par. 13).
On ne pouvait, du reste, exiger des autorités autrichiennes qu’elles élargissent le requérant le jour même où il aurait présenté une offre quelconque; il leur fallait manifestement du temps pour examiner celle-ci et pour se prononcer.
La Cour regrette cependant que la chambre du conseil du tribunal pénal régional de Vienne et la cour d’appel - au lieu de qualifier d’"indiskutabel" l’offre du 26 octobre contre laquelle le juge d’instruction avait déclaré, le 29 octobre, ne pas soulever d’objections (série B no 6, p. 241) - n’aient pas indiqué à Neumeister, dans leurs décisions des 27 décembre 1962 et 19 février 1963, un autre taux de garantie jugé par elles adéquat. Pareille initiative, licite en droit autrichien (série A no 8, p. 15, premier alinéa), eût probablement permis de hâter la libération de l’intéressé et eût été en pleine harmonie avec l’esprit de la Convention. En particulier, elle eût dénoté une meilleure compréhension des facteurs pertinents pour l’appréciation du danger de fuite (ibidem, p. 39, paragraphe 10).
Il est assurément assez malaisé de dire à quel moment exact les autorités compétentes auraient réussi à s’entendre avec le requérant sur le montant de la garantie si elles avaient montré plus de souplesse. La date du 1er mars 1963, postérieure de quatre mois environ à l’offre du 26 octobre 1962, paraît appropriée. Elle revêt sans doute un caractère approximatif, mais la Cour ne voit pas la nécessité d’une plus grande précision étant données les conclusions auxquelles elle aboutit quant aux demandes d’indemnité de Neumeister (paragraphes 40 et 41 ci-dessous).
39. Le requérant réclame plusieurs millions de schillings au titre du préjudice que sa seconde détention provisoire (12 juillet 1962 - 16 septembre 1964) aurait causé à la société Scherzinger et de celui qu’elle aurait entraîné pour lui-même sous la double forme de la perte de sa rémunération de directeur de l’entreprise et de l’injustice subie (paragraphes 5 et 21 ci-dessus).
Le gouvernement considère qu’indépendamment même de la "renonciation" de Neumeister, la décision de grâce du 14 février 1973 constitue à elle seule une réparation intégrale. Il tire aussi argument du fait que la détention provisoire a été imputée sur la peine et des avantages - contestés par le requérant - qu’elle offrirait par rapport à la détention pénale.
40. En ce qui concerne, d’abord, les dommages matériels allégués, il incombait à Neumeister, ainsi que gouvernement et Commission s’accordent à le penser, d’établir non seulement leur réalité mais l’existence d’un lien de causalité les rattachant à la violation que la Cour a constatée par son arrêt du 27 juin 1968 (cf. l’arrêt Ringeisen du 22 juin 1972, série A no 15, p. 9, par. 24).
L’arrestation opérée le 12 juillet 1962, et dont l’intéressé dénonce le caractère soudain et inopiné, a dû le priver de certains revenus et perturber la marche de ses affaires. Toutefois, l’infraction à l’article 5 par. 3 (art. 5-3) n’a commencé que bien plus tard: la seconde détention provisoire était, à l’origine, compatible avec la Convention et l’est restée pendant sept mois et demi environ; sa durée n’a excédé le "délai raisonnable" que vers le 1er mars 1963 (paragraphe 38 ci-dessus). Jusqu’à cette date approximative, l’interruption de l’activité professionnelle de Neumeister découlait de décisions conformes aux exigences de la Convention; partant, elle ne saurait donner naissance à un droit à réparation. Par la suite, elle ne pourrait entrer en ligne de compte sur le terrain de l’article 50 (art. 50) que si le dépassement du "délai raisonnable" avait eu pour résultat un dommage distinct de celui que le requérant eût nécessairement subi au cas où on l’aurait élargi un an et demi plus tôt mais emprisonné, pour le même laps de temps, après sa condamnation.
Certaines pertes n’ont pu manquer de découler de la prolongation excessive de ladite détention, mais il se révèle très difficile de les isoler et démêler de celles que Neumeister et la société Scherzinger auraient eu à supporter de toute manière. La Cour n’estime pas nécessaire de procéder sur ce point à un complément d’instruction. En effet, le requérant a bénéficié de l’imputation de sa détention provisoire sur sa peine, et surtout de la remise du reliquat de sa peine, à savoir deux ans, sept mois et dix jours. Sans doute aurait-il eu, s’il avait été emprisonné après sa condamnation, des chances d’obtenir son élargissement, sous probation, pour un tiers de la durée de la réclusion ordonnée, mais même en partant de cette hypothèse on constate qu’il a évité au bas mot une privation de liberté de onze mois et dix jours. Il a échappé en outre aux conséquences néfastes qu’une nouvelle incarcération eût fatalement entraînées pour lui sur le plan professionnel. Bref, la mesure de grâce du 14 février 1973 lui a procuré des avantages substantiels. Les quelques conditions dont elle s’accompagne n’ont rien de draconien; elles se trouvent limitativement définies dans la loi qui s’applique en pareil cas. Si la remise de peine a ceci de commun avec l’imputation de la détention sur la peine qu’elle n’assure pas une véritable restitutio in integrum (arrêt Ringeisen du 22 juin 1972, série A no 15, p. 8, par. 21), elle s’en rapproche autant que la nature des choses s’y prête.
Au demeurant, le requérant partageait cet avis à l’origine. Dans son recours en grâce du 26 mai 1972, il présentait la remise du reliquat de sa peine, la lésion subie étant ineffaçable par nature, comme la meilleure forme concevable de réparation; il s’en montrait si convaincu qu’il se déclarait prêt à renoncer, si on la lui accordait, à l’ensemble de ses créances indemnitaires contre la République d’Autriche (paragraphe 13 a) ci-dessus). L’opinion qu’il exprimait spontanément à l’époque conserve sa valeur; elle confirme le caractère équitable de la solution adoptée en Autriche en faveur du requérant.
La Cour conclut qu’il n’y pas lieu d’accorder au requérant une satisfaction pour dommages matériels.
41. Neumeister a indéniablement subi un préjudice moral du fait que la durée de sa seconde détention provisoire a dépassé le "délai raisonnable" de quelque dix-huit mois et demi (1er mars 1963 - 16 septembre 1964); à ce titre, il avait droit en principe à une "réparation" ou "satisfaction équitable".
Les délégués de la Commission pensent que malgré les mesures déjà prises en Autriche en faveur du requérant, le dommage résultant de la violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) "en tant que telle" appelle encore une compensation pécuniaire dont il appartient à la Cour de fixer le montant à la lumière de l’ensemble des circonstances de la cause; ils se fondent à cet égard sur les paragraphes 20 et 21 de l’arrêt Ringeisen du 22 juin 1972.
L’article 50 (art. 50) ne prescrit cependant l’octroi par la Cour d’une telle satisfaction que "s’il y a lieu" (cf. l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 10 mars 1972, série A no 14, p. 10, par. 21).
Or, l’intéressé a été jugé coupable et frappé d’une peine nettement plus longue que sa détention provisoire, et celle-ci a été imputée en entier sur celle-là. De surcroît, et à la différence de Ringeisen, il a bénéficié par voie de grâce, le 14 février 1973, d’une remise de peine qu’il avait lui-même sollicitée comme la meilleure des réparations et dont il a retiré des avantages de loin supérieurs à ceux d’une somme d’argent (paragraphe 40 ci-dessus). Ces diverses circonstances contrebalancent le tort moral dont il se plaint; la Cour en conclut qu’à cet égard il n’y a plus lieu de lui octroyer une satisfaction.
42. Le requérant réclame enfin de 250.000 à 260.000 schillings au titre des honoraires qu’il aurait versés à cinq avocats à savoir Me Steger (du 12 juillet 1962 au début de 1963), Me Stern (de janvier 1963 à septembre 1964), Me Leutgeb (du milieu de 1963 à la fin de 1964), Me Waldhof (depuis mai 1972) et Me Gussenbauer (depuis septembre 1971).
Au sujet des activités respectives de ces hommes de loi, la Cour dispose des indications fournies par Neumeister (note de janvier 1974) ainsi que par le gouvernement (observations de février et mars 1974), et aussi de renseignements qui ressortent d’autres pièces du dossier dont le rapport de la Commission, du 27 mai 1966.
Il appert que Me Steger, Me Stern ou Me Leutgeb, selon le cas, ont défendu en Autriche les intérêts du requérant pendant sa seconde détention provisoire (12 juillet 1962 - 16 septembre 1964). En particulier, ils ont introduit en son nom les demandes d’élargissement des 26 octobre 1962, 12 - 16 juillet 1963 et 6 novembre 1963 et les recours des 15 janvier 1963, 5 août 1963, 20 août 1963, 13 décembre 1963, 21 janvier 1964 et 20 avril 1964, à quoi s’ajoutent une série de lettres, auditions et démarches (cf. p. ex. série A no 8, pp. 10-16 et 18; série B no 6, pp. 34, 35, 112-113, 115 et 241). De plus, Me Stern a écrit au moins une fois à la Commission, le 14 avril 1964 (série B no 6, pp. 13, 60 et 90), et Me Leutgeb a plaidé pour Neumeister lors des débats du 6 juillet 1964 sur la recevabilité de la requête (ibidem, p. 86).
Quant à Me Waldhof et à Me Gussenbauer, leurs interventions se situent - pour autant que le requérant les mentionne dans sa note de janvier 1974 - après l’arrêt que la Cour a rendu le 27 juin 1968: ils se sont occupés des demandes de réparation de leur client, le premier auprès des autorités autrichiennes (entretiens des 12 mai 1972, 15 mai 1972 et 16 mars 1973, recours en grâce du 26 mai 1972 et complément du 2 juin 1972, lettre du 30 octobre 1973 au ministère des finances, etc. - cf. p. ex. les paragraphes 11, 13 a), 20 et 26 ci-dessus), le second auprès des délégués de la Commission dans la procédure engagée devant la Cour (demande du 16 septembre 1971, observations du 8 mai 1972, lettres diverses aux délégués, etc. - cf. p. ex. les paragraphes 5, 10, 16 et 21 ci-dessus).
Neumeister n’a bénéficié de l’assistance judiciaire gratuite ni auprès de la Commission elle-même, ni auprès de ses délégués après la saisine de la Cour. En Autriche, pareille assistance ne lui a été octroyée que pendant les phases initiales du procès pénal (Hauptverfahren - cf. les observations du gouvernement, de février 1974). Ce procès, qui s’est ouvert le 9 novembre 1964 (série A no 8, p. 19) pour s’achever le 4 novembre 1971 (paragraphe 3 ci-dessus), n’entre pas en ligne de compte en l’occurrence; le requérant ne le mentionne d’ailleurs pas dans sa note de janvier 1974.
43. Ainsi que la Cour l’a déjà relevé (paragraphes 40 et 41 ci-dessus), les avantages découlant de la remise de peine constituent une satisfaction équitable pour le dommage, matériel et moral, causé au requérant par la prolongation excessive de sa détention provisoire. Cette conclusion n’empêche pas la Cour de rechercher si les dépenses supportées par Neumeister pour la défense des droits que lui garantit la Convention se trouvent elles aussi suffisamment compensées par lesdits avantages.
La Cour estime approprié en l’espèce de distinguer entre le préjudice entraîné par une violation de la Convention et les frais nécessaires que l’intéressé a dû exposer pour essayer de prévenir cette violation, pour la faire constater par la Commission puis par la Cour et pour obtenir, après un arrêt favorable, une satisfaction équitable soit des autorités nationales compétentes soit, le cas échéant, de la Cour.
Quoique la mesure de grâce contrebalance en l’occurrence le dommage matériel et moral, elle ne revêt pas le même caractère de satisfaction équitable par rapport aux frais nécessaires d’avocat que le requérant a encourus des années durant pour arriver à ce résultat. Il y a donc lieu d’accorder au requérant une juste compensation à cet égard.
44. Dans les circonstances de la cause, la Cour retient comme base adéquate de calcul les taux actuellement appliqués dans le cadre du système d’assistance judiciaire gratuite qui fonctionne auprès de la Commission et de ses délégués. Elle prend d’autre part en considération les diverses activités énumérées plus haut (paragraphe 42), en remontant dans le temps jusqu’à la demande d’élargissement du 26 octobre 1962, la dernière en date de celles dont l’aboutissement eût permis d’éviter l’infraction à l’article 5 par. 3 (art. 5-3) qui a commencé vers le 1er mars 1963 (paragraphe 38 ci-dessus).
Partant de ces données, la Cour fixe à trente mille schillings (30.000 SA) la somme que la République d’Autriche doit verser au requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Constate, à l’unanimité, que l’article 50 (art. 50) de la Convention s’applique en l’espèce;
2. Dit, à l’unanimité, que la demande du requérant n’est pas fondée, sous réserve de ce qui suit;
3. Dit, à l’unanimité, que la République d’Autriche doit verser au requérant Fritz Neumeister, au titre de ses frais d’avocat, un montant de 30.000 schillings.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le sept mai mil neuf cent soixante-quartorze.
Giorgio Balladore Pallieri
Président
Marc-André Eissen
Greffier
ARRÊT LAWLESS c. IRELANDE
OPINION DISSIDENTE DE M. G. MARIDAKIS
ARRÊT LAWLESS c. IRELANDE
ARRÊT NEUMEISTER c. AUTRICHE (ARTICLE 50)
ARRÊT NEUMEISTER c. AUTRICHE (ARTICLE 50)


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 1936/63
Date de la décision : 07/05/1974
Type d'affaire : Arrêt (Satisfaction équitable)
Type de recours : Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Dommage matériel - demande rejetée ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Parties
Demandeurs : NEUMEISTER
Défendeurs : AUTRICHE (ARTICLE 50)

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1974-05-07;1936.63 ?

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