COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE ADOLF c. AUTRICHE
(Requête no 8269/78)
ARRÊT
STRASBOURG
26 mars 1982
En l'affaire Adolf,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. G. WIARDA, président,
J. CREMONA,
L. LIESCH,
F. MATSCHER,
L.-E. PETTITI,
B. WALSH,
Sir Vincent EVANS,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 novembre 1981, puis les 22 et 24 février 1982,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire Adolf a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") et le gouvernement de la République d'Autriche ("le Gouvernement"). A son origine se trouve une requête dirigée contre cet État et dont un ressortissant autrichien, M. Gustav Adolf, avait saisi la Commission le 7 juin 1978 en vertu de l'article 25 (art. 25) de la Convention.
2. Demande de la Commission et requête du Gouvernement ont été déposées au greffe de la Cour dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47), les 18 décembre 1980 et 23 janvier 1981 respectivement. La première renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration de la République d'Autriche reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la seconde à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l'État défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes de l'article 6 par. 1, 2 et 3 d) de la Convention (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-d); la requête du Gouvernement invite en particulier la Cour à constater l'absence de pareille violation en l'espèce.
3. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 d) du règlement). Le 31 janvier 1981, en présence du greffier, le président a désigné par tirage au sort les cinq autres membres à savoir M. J. Cremona, M. G. Lagergren, M. L. Liesch, M. B. Walsh et Sir Vincent Evans (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, M. Lagergren, empêché, a été remplacé par le premier juge suppléant, M. L.-E. Pettiti (articles 22 et 24 par. 1 du règlement).
4. M. Wiarda a assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement). Par l'intermédiaire du greffier il a recueilli l'opinion de l'agent du Gouvernement, de même que celle du délégué de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 3 février, il a décidé que l'agent aurait jusqu'au 15 avril 1981 pour déposer un mémoire et que le délégué pourrait y répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le lui aurait communiqué.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 14 avril. Le 11 juin, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué présenterait ses propres observations pendant les audiences et lui a adressé celles de l'avocat du requérant sur le mémoire du Gouvernement.
5. Le 23 juillet, le président a fixé au 24 novembre 1981 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement et délégué de la Commission par l'intermédiaire du greffier adjoint.
6. Le Gouvernement a produit un document le 9 octobre.
7. Les débats se sont déroulés en public le 24 novembre, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire; elle avait autorisé l'emploi de la langue allemande par la personne assistant le délégué de la Commission (article 27 par. 3 du règlement).
Ont comparu:
- pour le Gouvernement:
M. K. HERNDL, ambassadeur,
ministère des affaires étrangères, agent,
M. R. LINKE, avocat général,
ministère de la justice,
M. W. OKRESEK, Oberrat,
chancellerie fédérale, service constitutionnel,
conseillers;
- pour la Commission:
M. M. MELCHIOR, délégué,
Me L. HOFFMANN, conseil du requérant
devant la Commission, assistant le délégué (article 29 par.
1, seconde phrase, du règlement de la Cour).
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, MM. Herndl, Linke et Okresek pour le Gouvernement, M. Melchior et Me Hoffmann pour la Commission. Les comparants ont déposé plusieurs pièces à l'occasion des audiences.
8. Sur les instructions du président, le greffier a prié l'agent du Gouvernement, le 15 décembre, de lui fournir deux documents; il les a reçus le 5 janvier 1982.
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Le requérant, ressortissant autrichien né en 1918, réside à Innsbruck où il exerce la profession d'expert comptable et de conseiller fiscal (Wirtschaftsprüfer und Steuerberater).
10. Le 15 juillet 1977, Mme Irmgard Proxauf, alors âgée de 85 ans, informa le parquet d'Innsbruck, par l'intermédiaire d'un avocat, que trois jours auparavant, au cours d'une dispute, M. Adolf avait jeté sur une autre personne, Mme Anneliese Schuh, un trousseau de clés qui l'avait atteinte elle-même, lui causant des blessures. Intitulant sa lettre "demande d'examen d'un ensemble de faits", elle invitait le parquet à ouvrir une procédure pénale contre le requérant et déclarait se constituer partie civile (Privatbeteiligte).
11. Chargée le 12 août par le parquet d'enquêter pour établir s'il y avait eu ou non acte punissable, la police fédérale d'Innsbruck interrogea plusieurs personnes, désignées par Mme Proxauf comme témoins, ainsi que, le 22 septembre, l'intéressé lui-même. Celui-ci contesta les faits allégués à son encontre et taxa la plainte de mensongère. Relevant qu'en réalité il s'était agi d'une enveloppe contenant une seule clé, il affirma notamment ne pas l'avoir jetée: il aurait voulu la rendre à Mme Proxauf, mais elle lui aurait échappé et aurait touché le bras de cette dernière. Mme Schuh l'aurait ramassée et lancé vers chez lui, au ras de sa tête, jusqu'à treize mètres de distance. De cet incident, sa femme et deux employés avaient dressé de mémoire une note qu'il déclara mettre à la disposition du tribunal, c'est-à-dire verser au dossier. La police accepta cette pièce, mais n'en entendit pas les auteurs.
Le 28 septembre, le parquet, à nouveau en possession du dossier, demanda au tribunal de district (Bezirksgericht) d'Innsbruck d'ordonner une expertise médicale sur la gravité des blessures de Mme Proxauf. Le tribunal enregistra l'affaire le 4 octobre 1977 en indiquant, sous la rubrique "acte punissable": "article 83 du code pénal", disposition qui traite - avec d'autres - des lésions corporelles.
Après avoir recueilli l'opinion du médecin, le tribunal fixa les frais de cette expertise le 11 novembre 1977. Le 21, le procureur de district (Bezirksanwalt) requit le tribunal de "constater que se trouv[ai]ent réunies les conditions prévues à l'article 42 du code pénal" (paragraphe 22 ci-dessous). Le tribunal donna suite à la demande le 24 novembre en insérant dans le dossier la note suivante: "B" (Beschluss, décision): "(...) la procédure est arrêtée conformément à l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale"; il porta en outre au registre, sous la rubrique "date et nature (...) (du) règlement" (Erledigung), la mention: "24.11. Article 451 par. 2 du code de procédure pénale".
12. Ayant découvert le 22 novembre, après consultation de son dossier, les conclusions présentées la veille par le parquet, M. Adolf - qui pas plus que ce dernier ne connaissait la décision du 24 novembre - s'adressa au tribunal le 3 décembre. Niant avoir blessé Mme Proxauf, au moyen d'un trousseau de clés ou autrement, il s'en prenait aux constatations du médecin: il l'accusait notamment d'avoir fondé son opinion sur des indications contraires au contenu du dossier (aktenwidrig). Il engageait le tribunal à l'acquitter à l'issue d'une audience ou à clore la procédure en vertu d l'article 90 par. 1 du code de procédure pénale (paragraphe 21 ci-dessous). Pour le cas où le tribunal choisirait la première solution, il sollicitait dès à présent une nouvelle expertise médicale.
Le 22 décembre, le tribunal informa l'associé de l'avocat de l'intéressé que la procédure avait été terminée - à une date non précisée - en application de l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale. Déférant à une demande de M. Adolf, du 4 janvier 1978, il lui notifia le 24 une décision datée du 10 et ainsi libellée (traduction de l'allemand):
"Décision
Dans les poursuites pénales (Strafsache) contre M. Gustav Adolf pour délit de lésions corporelles, au sens de l'article 83 du code pénal, le tribunal de district d'Innsbruck a statué comme suit sur réquisition du ministère public:
Les conditions de l'article 42 du code pénal se trouvent remplies; il est mis fin à la procédure conformément à l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale.
Motifs
Par lettre du 15 juillet 1977, la partie civile Irma Proxauf a signalé au parquet un incident survenu le 12 juillet 1977 entre elle et le prévenu (Beschuldigter). Elle alléguait que celui-ci lui avait, avec un trousseau de clés, causé des lésions corporelles, à savoir une ecchymose au bras gauche et une autre sous le sein gauche. L'enquête menée alors et l'expertise ont révélé (ergeben) qu'au cours d'une dispute, le prévenu se mit en rage et lança une enveloppe renfermant une clé dans la direction de Mme Anneliese Schuh qui réussit cependant à éviter le projectile, lequel atteignit Irma Proxauf, âgée de 85 ans, qui se tenait derrière elle. La clé toucha d'abord le dos de la main droite, provoquant une éraflure, pour heurter ensuite le sein gauche de la dame. Aucune blessure n'a pu être établie à la poitrine.
La blessure constatée (festgestellte) est insignifiante (geringfügig) car l'incapacité de travail ne dépasse pas la limite de trois jours; la faute (Verschulden) du prévenu peut être qualifiée de légère (geringfügig) et sa personnalité permet de penser qu'il se comportera bien à l'avenir.
Les conditions de l'article 42 du code pénal se trouvent donc remplies et justifient la décision ci-dessus.
Tribunal de district d'Innsbruck
9e section, le 10 janvier 1978"
13. Le requérant attaqua cette décision devant le tribunal régional (Landesgericht) d'Innsbruck qui, le 23 février 1978, déclara le recours (Beschwerde) irrecevable par le motif que l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale réserve au parquet (Ankläger) le droit d'en exercer un.
14. Le 25 janvier 1980, un peu plus de six mois après que la Commission européenne des Droits de l'Homme eut retenu la requête de M. Adolf, le procureur général (Generalprokurator) saisit la Cour Suprême (Oberster Gerichtshof), en vertu de l'article 33 par. 2 du code de procédure pénale, d'un pourvoi en cassation dans l'intérêt de la loi (Nichtigkeitsbeschwerde zur Wahrung des Gesetzes) dirigé contre la décision datée du 10 janvier 1978.
Il distinguait entre l'arrêt d'une procédure en vertu de l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale et celui qui s'appuie sur l'article 90 par. 1 du même code. La première disposition vaudrait lorsqu'avant l'audience, le tribunal de district s'est assuré de la réunion des conditions de l'article 42 du code pénal. Si au contraire il n'y a pas du tout de raisons suffisantes de continuer les poursuites, le procureur devrait la écarter (zurücklegen) la plainte et le juge d'instruction terminer la procédure conformément aux règles générales des articles 90 par. 1 et 447 par. 1. Dans les deux cas, les décisions se prendraient sans administration formelle des preuves (Beweisverfahren), laquelle, comme cela ressortirait déjà de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention - il a rang constitutionnel en droit autrichien - devrait en principe précéder tout verdict de culpabilité (Schulderkenntnis).
Ainsi, l'article 42 du code pénal n'entrerait pas en jeu lorsque, selon la plainte ou l'enquête préliminaire, une infraction ne peut être établie pour des raisons de fait ou n'existe pas pour des raisons de droit. D'un autre côté, l'application de l'article 42 n'exigerait pas la preuve de la culpabilité, mais seulement un soupçon (Tatverdacht) de nature à justifier l'ouverture d'une enquête préliminaire ou une demande de peine. Une décision judiciaire clôturant la procédure au titre de l'article 42 ne pourrait dès lors se fonder que sur un "état de suspicion" (Verdachtslage) se dégageant du dossier: le tribunal devrait se borner à rechercher s'il pèse sur l'intéressé un soupçon suffisant pour la continuation des poursuites et si, dans l'hypothèse où celui-ci aurait bien commis l'infraction incriminée, il bénéficierait ou non de l'excuse absolutoire (Strafausschliessungsgrund) de l'article 42 du code pénal. Il paraîtrait inadmissible d'énoncer dans les considérants d'une telle décision des constatations de fait sur les aspects objectifs et subjectifs de l'acte et de tenir pour établi, à l'encontre du suspect, un certain comportement qualifié d'acte punissable. Pareille déclaration, dans les motifs d'une décision de clôture, équivaudrait à un verdict de culpabilité sans administration formelle des preuves au cours d'une audience publique, ce qui méconnaîtrait l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention.
En l'espèce, le tribunal avait clairement indiqué qu'il acceptait la version donnée par Mme Proxauf, puis étayée par l'enquête de la police et l'expertise médicale, et qu'il n'ajoutait pas foi aux dénégations du requérant, lesquelles portaient notamment sur le déroulement de l'incident (Tathergang). Comme la décision en cause ne pouvait entraîner pour M. Adolf aucun préjudice direct, il suffisait de constater la violation de la loi. Le procureur général appelait dès lors la Cour Suprême à dire que la décision du tribunal de district d'Innsbruck datée du 10 janvier 1978 allait, dans sa motivation, à l'encontre de la loi, en l'occurrence l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale combiné avec l'article 6 par. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2) de la Convention.
15. Le 24 février 1980, le requérant soumit à la Cour Suprême certaines observations sur le pourvoi. Tout en se félicitant de l'initiative du procureur général, il estimait que celui-ci méconnaissait des éléments essentiels de la violation de la loi par la décision attaquée. Il combattait notamment son interprétation de l'article 42 du code pénal: en réalité, ce texte exigerait du tribunal la constatation positive d'un acte répondant à la description d'une infraction pénale. Il invoquait l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale qui astreint le juge à s'assurer, avant de mettre fin aux poursuites, que les conditions de l'article 42 du code pénal se trouvent remplies: pour ce faire, le juge devait selon lui tenir compte de tous les éléments de preuve recueillis, et pas seulement de ceux qui vont à l'appui du soupçon.
M. Adolf reprochait au tribunal de ne pas avoir pris en considération des éléments de preuve militant pour sa thèse, d'avoir refusé d'entendre les témoins proposés par lui et de ne pas lui avoir donné l'occasion de contester l'exactitude de l'expertise médicale; il dénonçait une violation de l'article 6 par. 1 et 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d) de la Convention. En conséquence, il demandait à la Cour Suprême de relever des violations de la loi en plus de celles qu'avait signalées le procureur général et d'ordonner la fin des poursuites en vertu de l'article 451 par. 1 du code de procédure pénale.
16. La Cour Suprême rejeta le pourvoi le 28 février 1980.
Selon elle, l'application de l'article 42 par. 1 du code pénal ne plaçait pas le suspect dans une situation moins favorable que l'arrêt d'une procédure pour d'autres raisons (par exemple au titre de l'article 90 par. 1 du code de procédure pénale), donc une décision de clôture qui, en général, ne conclurait pas non plus à l'innocence de l'intéressé. L'article 42 n'aurait point pour but la terminaison d'une instance quand il est certain qu'une infraction ne peut être établie pour des raisons de fait ou n'existe pas pour des raisons de droit. D'un autre côté, il n'exigerait pas la vérification de la présence des éléments objectifs et subjectifs de l'infraction, vérification qui du reste irait à l'encontre de son objectif essentiel: assurer l'économie de la procédure (Prozessökonomie). L'intéressé n'aurait donc aucun droit à l'éclaircissement de l'affaire.
L'article 42 du code pénal se contenterait de l'existence d'un soupçon. Même si le juge décrit la conduite du suspect sous la forme de constatations de fait, on ne pourrait les qualifier de constats (Konstatierung) au sens de l'article 270 par. 2, no 5, du code de procédure pénale, avec les conséquences juridiques en découlant. En effet, une décision adoptée en vertu de l'article 42 du code pénal ne saurait, de par son essence juridique, se comprendre que d'une seule manière: il ne faut pas continuer à élucider - ni, le cas échéant, poursuivre - une affaire qui se révèle déjà insignifiante, et cela notamment dans l'intérêt de l'économie de la procédure. Quel que soit le libellé de ses motifs, une telle décision contiendrait (ne fût-ce qu'en raison de sa nature même) un jugement négatif sur le fond de l'affaire et nullement une déclaration équivalant à un verdict de culpabilité selon lequel le suspect aurait commis (illégalement et avec une intention délictueuse) un acte punissable.
Il eût bien sûr été souhaitable que le tribunal de district d'Innsbruck indiquât cela expressément et sans ambiguïté dans la décision en cause. Toutefois, le choix plus ou moins heureux des termes des motifs ne pouvait priver ces derniers de la portée précise qui leur revient eu égard au caractère de la décision rendue; il ne saurait dès lors nullement nuire à l'intéressé.
Comme dans le cas de l'article 42 du code pénal on ne recherche pas la preuve légale de la culpabilité du suspect, la question ne se poserait point de savoir dans quelle mesure une décision rendue en vertu de ce texte a été précédée ou non d'une instance répondant aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
17. L'arrêt de la Cour Suprême fut reproduit dans une revue juridique autrichienne qui ne révéla pas l'identité du requérant. Le commentaire l'accompagnant renvoyait à un article intitulé "Une affaire futile débouche sur une requête contre l'Autriche" ("Aus Bagatellsache wurde Klage gegen Österreich"), qui avait paru en mai 1980 dans un quotidien et qui, lui, divulguait le nom, la profession et le lieu de résidence de l'intéressé.
L'association professionnelle à laquelle appartient M. Adolf n'a intenté contre lui aucune action disciplinaire pour les faits sous-jacents à la plainte de Mme Proxauf.
A en croire M. Adolf, le dossier, y compris la décision du tribunal de district d'Innsbruck datée du 10 janvier 1978, a été offert en preuve dans un procès civil l'opposant à Mme Proxauf au sujet d'une servitude (Dienstbarkeit); une ordonnance rendue par le tribunal civil compétent d'Innsbruck en ferait état.
18. Les frais de la procédure, et notamment ceux de l'expertise médicale, sont restés à la charge de l'État. Le requérant lui-même a eu à supporter les honoraires de son avocat et ses propres dépenses.
II. LA LÉGISLATION PERTINENTE
19. En Autriche, la loi astreint le procureur (Staatsanwalt) à contrôler l'exactitude de toute dénonciation (Anzeige) d'une infraction qui appelle des poursuites d'office (article 87 par. 1 du code de procédure pénale). Il doit engager de telles poursuites pour toute infraction qui lui paraît avoir été commise et dont l'examen et la répression ne dépendent pas d'une demande de la victime ou d'une autre personne intéressée; il lui incombe de conduire le tribunal compétent à prendre les mesures voulues pour leur examen et leur répression (article 34 par. 1).
Pour recueillir les éléments nécessaires à l'ouverture d'une procédure pénale ou au classement (Zurücklegung) de la plainte, le parquet peut faire mener une enquête préliminaire (Vorerhebungen) par le juge d'instruction, les tribunaux de district et les autorités de police (article 88 par. 1).
20. S'il estime qu'il existe assez raisons pour intenter une procédure pénale, il requiert l'ouverture d'une instruction (Voruntersuchung) ou dépose un acte d'accusation (Anklageschrift, article 90 par. 1). La procédure devant les tribunaux de district ne connaît toutefois ni instruction formelle ni procédure spéciale de mise en accusation: il suffit d'une demande, écrite ou orale, du procureur de district, tendant à l'infliction d'une peine à l'intéressé (Antrag auf gesetzliche Bestrafung, article 451 par. 1).
21. En l'absence de raisons suffisantes de poursuivre la personne dont il s'agit, le parquet classe la plainte et transmet le dossier au juge d'instruction en indiquant qu'il ne voit aucune raison de continuer les poursuites; le juge doit arrêter l'enquête préliminaire (article 90 par. 1). Cette disposition vaut, mutatis mutandis, pour la procédure devant les tribunaux de district (article 447 par. 1).
Aux termes de l'article 90 par. 2 du même code, le parquet peut aussi inviter le magistrat instructeur à constater que les conditions d'application de l'article 42 du code pénal se trouvent réunies. Quand la procédure se déroule devant un tribunal de district, pareille décision de clôture obéit à l'article 451 par. 2 du code de procédure pénale, ainsi libellé (traduction de l'allemand):
"Si le juge se convainc de la réunion des conditions de l'article 42 du code pénal, il arrête la procédure par une décision. Le parquet peut attaquer celle-ci au moyen d'un recours (...)."
22. L'article 42 du code pénal se lit ainsi (traduction de l'allemand):
"(1) Lorsqu'un acte appelant des poursuites d'office n'expose qu'à une amende, à une peine privative de liberté n'excédant pas un an ou aux deux à la fois, il n'est pas punissable (strafbar) dans le cas où:
1. la culpabilité (Schuld) de l'auteur est légère (gering);
2. l'acte n'a eu aucune conséquence ou seulement des conséquences sans importance et si, en outre,
3. une sanction pénale n'est pas nécessaire pour dissuader l'auteur ou d'autres personnes de commettre des infractions.
(2) Le tribunal statue sur le point de savoir si les conditions du paragraphe 1 se trouvent remplies; le cas échéant, il met fin à la procédure en tout état de la cause."
Introduit dans le nouveau code pénal autrichien dont l'entrée en vigueur date du 1er janvier 1975, l'article 42 entend prévenir des procès pénaux dans des affaires insignifiantes, notamment pour des raisons d'économie de la procédure; il s'intitule "acte ne méritant pas d'être puni" ("mangelnde Strafwürdigkeit der Tat"). La Cour Suprême et, dans sa grande majorité, la doctrine y voient une clause qui ne relève pas de la simple procédure, mais crée une excuse absolutoire pour des raisons de fond (sachlicher Strafausschliessungsgrund).
23. Une décision de clôture arrêtée en vertu de l'article 42 ne figure pas au casier judiciaire de l'intéressé. Le dossier d'une affaire ainsi classée peut être utilisé dans d'autres procédures judiciaires (et disciplinaires) comme, en principe, le dossier de n'importe quelle instance judiciaire, indépendamment de son issue.
D'après M. Adolf, toute personne peut consulter au tribunal le registre des affaires et le registre nominatif et, au moins en ce qui concerne le premier, en demander une copie. Le Gouvernement conteste ces affirmations, sauf apparemment quant à la possibilité de prendre connaissance du second. Ce dernier se borne à se référer au registre des affaires, sans porter aucune indication relative à la nature de la cause.
24. En rapport avec le cas d'espèce, les autorités autrichiennes compétentes ont adressé aux juridictions du pays, les 15 janvier 1979 et 24 mars 1980, deux lettres circulaires attirant leur attention sur les problèmes que pose l'application de l'article 42 du code pénal et sur la nécessité de rédiger avec soin les décisions rendues en la matière (paragraphes 33 et 34 du rapport de la Commission).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25. Dans sa requête du 7 juin 1978 à la Commission (no 8269/78), M. Adolf se plaignait de la décision du tribunal de district d'Innsbruck, datée du 10 janvier 1978. Il la prétendait contraire à l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention car elle contiendrait des conclusions sur les faits de l'infraction alléguée et sur sa culpabilité. Comme ces conclusions découleraient des termes mêmes de l'article 42 du code pénal, cette disposition serait en soi incompatible avec l'article 6 par. 2 (art. 6-2) . Le requérant dénonçait en outre une atteinte aux droits garantis par l'article 6 par. 1 et 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d): bien qu'il eût nié les accusations portées contre lui et demandé l'audition de témoins à décharge, le tribunal aurait statué sans audience ni instruction.
26. La Commission a retenu la requête le 6 juillet 1979.
Dans son rapport du 8 octobre 1980 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle exprime l'avis qu'il y a eu violation du paragraphe 2 de l'article 6 (art. 6-2) (neuf voix contre six, avec une abstention), mais non du paragraphe 1 ni du paragraphe 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d) (douze voix contre trois, avec une abstention).
Le rapport renferme trois opinions dissidentes.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
27. Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour
"à dire que les dispositions des paragraphes 1, 2 et 3 d) de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-d) de la Convention n'ont pas été violées en l'espèce et qu'en conséquence, les faits à l'origine du litige ne révèlent, de la part de la République d'Autriche, aucune violation des obligations qui lui incombent aux termes de la Convention".
A l'issue des audiences du 24 novembre 1981, son agent a présenté des "conclusions finales et une demande formelle tendant à ce que la Cour, lorsqu'elle examinera l'affaire, décide qu'il n'y a eu en l'espèce violation de la Convention européenne des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales sur aucun des trois points mentionnés".
EN DROIT
28. Le requérant se prétend victime d'un manquement aux exigences des paragraphes 1, 2 et 3 d) de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-d), ainsi libellés:
"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (...), par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).
2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à:
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
Ce manquement résulterait à la fois de la décision du tribunal de district d'Innsbruck datée du 10 janvier 1978, de la procédure antérieure et de l'article 42 du code pénal autrichien lui-même.
I. SUR L'APPLICABILITÉ DE L'ARTICLE 6 (art. 6)
29. D'après la thèse principale du Gouvernement, à laquelle la Commission ne souscrit pas et que combat l'intéressé, l'article 6 (art. 6) ne s'applique pas en l'espèce: il n'y aurait jamais eu d'accusation pénale, en tout cas pas à la date de la décision attaquée.
30. Il incombe ainsi à la Cour de rechercher si M. Adolf se trouvait en face d'une "accusation en matière pénale dirigée contre [lui]" ("criminal charge against him", article 6 par. 1 (art. 6-1)), s'il était"accusé" ("charged with a criminal offence", article 6 par. 3) (art. 6-3) ou "accusé d'une infraction" ("charged with a criminal offence", article 6 par. 2 (art. 6-2)).
Ces notions doivent s'entendre comme revêtant une portée "autonome" dans le contexte de la Convention, et non sur la base de leur sens en droit interne (voir notamment, mutatis mutandis, l'arrêt Deweer du 27 février 1980, série A no 35, p. 22, par. 42). La législation de l'État défendeur entre certes en ligne de compte, mais elle constitue un simple point de départ pour déterminer si, à un moment quelconque, M. Adolf se trouvait en face d'une "accusation en matière pénale" dirigée contre lui ou "accusé [d'une infraction]" (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, p. 35, par. 82, et l'arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, p. 30, par. 89). La place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique milite pour une conception "matérielle", et non "formelle", de l'"accusation" régie par l'article 6 (art. 6); elle commande à la Cour de regarder au-delà des apparences et d'analyser les réalités de la procédure en jeu pour savoir s'il y avait "accusation" aux fins de l'article 6 (art. 6) (arrêt Deweer précité, p. 23, par. 44).
Il faut en particulier examiner la situation de l'intéressé, telle qu'elle résultait des normes juridiques nationales en vigueur, à la lumière du but et de l'objet de l'article 6 (art. 6): protéger les droits de la défense.
31. À la suite de la plainte de Mme Proxauf, le parquet avait chargé la police fédérale, le 12 août 1977, d'une enquête destinée à "établir s'il y avait eu ou non acte punissable". Elle interrogea M. Adolf et plusieurs témoins sur les préventions, puis renvoya le dossier au parquet qui, le 28 septembre 1977, invita le tribunal de district à ordonner une expertise médicale sur la gravité des blessures de Mme Proxauf. Le tribunal enregistra la cause en mentionnant, sous la rubrique "acte punissable", l'article 83 du code pénal, disposition qui traite - avec d'autres - des lésions corporelles. Après avoir recueilli l'opinion du médecin, il fixa les frais de l'expertise par une décision du 11 novembre 1977 qui se référait aux "poursuites pénales contre Gustav Adolf en vertu de l'article 83 du code pénal" et qualifiait le requérant de "prévenu".
Ces circonstances, non contestées (paragraphe 11 ci-dessus), constituent aux jeux de la Cour un faisceau d'indications concordantes. Elles montrent qu'à l'époque il y avait bien, au sens de la Convention, "accusation en matière pénale dirigée contre" l'intéressé. Comme celui-ci ne dénonce pas le déclenchement de poursuites contre lui, mais la décision datée du 10 janvier 1978 et sa base juridique, l'article 42 du code pénal, il ne se révèle pas nécessaire de déterminer à quel moment précis avait commencé l'accusation.
32. D'après le Gouvernement, la procédure a pris juridiquement fin le 24 novembre 1977 si bien qu'au moins à partir de cette date, on ne pouvait plus considérer M. Adolf comme une "personne accusée d'une infraction" au sens de l'article 6 (art. 6) de la Convention.
La Cour estime que la décision alors adoptée par le tribunal de district, et non notifiée au requérant, forme un tout avec sa version écrite et motivée, datée du 10 janvier 1978: la seconde a énoncé les considérations sous-jacentes à la première. Il y a eu en somme- expression empruntée au délégué de la Commission - "acte unique concrétisé en plusieurs phases". Les autorités judiciaires autrichiennes ont du reste compris les choses de la sorte: le pourvoi en cassation du procureur général, sur lequel la Cour Suprême a statué le 28 février 1980, se dirigeait exclusivement contre la décision datée du 10 janvier 1978 (paragraphes 14 et 16 ci-dessus).
33. À en croire le Gouvernement, l'application de l'article 42 du code pénal par le tribunal de district montre qu'il n'a jamais existé en l'espèce d'"accusation" ni d'"infraction". Le Gouvernement signale en outre que pour la Cour Suprême et la grande majorité de la doctrine autrichienne, cet article ne relève pas de la procédure mais crée une excuse absolutoire tenant à des raisons de fond; il aurait pour but de "dépénaliser" (decriminalise) certains manquements de peu de gravité en les rendant non punissables (paragraphe 22 ci-dessus).
La Cour constate d'abord, avec le délégué de la Commission, que le recours à l'article 42 ne saurait avoir effacé la procédure antérieure à l'ordonnance de clôture, ni en avoir rétroactivement changé le caractère. La décision datée du 10 janvier 1978 se référait aux "poursuites pénales contre M. Gustav Adolf pour délit de lésions corporelles au sens de l'article 83 du code pénal" et qualifiait l'intéressé de "prévenu" (paragraphe 12 ci-dessus). Dans sa communication du 22 décembre 1977 (ibidem), le tribunal de district avait d'ailleurs déjà mentionné la "procédure contre M. Gustav Adolf en vertu de l'article 83 du code pénal".
Quant à la notion d'acte non punissable, elle cadre sans contredit avec le titre et le libellé de l'article 42 (mangelnde Strafwürdigkeit, nicht strafbar), mais il est des infractions pénales non punissables ou non réprimées et l'article 6 (art. 6) de la Convention ne les distingue pas des autres; il vaut pour toute personne accusée d'une infraction pénale quelconque.
34. En résumé, M. Adolf a fait en 1977 l'objet d'une accusation pénale (au sens de la Convention) à laquelle se rapportait la décision motivée datée du 10 janvier 1978. L'article 6 (art. 6) s'appliquait donc en l'espèce.
II. SUR L'OBSERVATION DE L'ARTICLE 6 (art. 6)
35. Invoquant les paragraphes 1, 2 et 3 d) de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-2, art. 6-3-d), le requérant reprend en substance l'argumentation qu'il avait développée devant la Commission (paragraphe 25 ci-dessus). Selon la thèse subsidiaire du Gouvernement, au contraire, ni la décision incriminée du tribunal d'Innsbruck ni sa base juridique, l'article 42 du code pénal, n'ont méconnu les exigences de l'article 6 (art. 6) de la Convention. Quant à la Commission, elle aperçoit une violation du paragraphe 2 (art. 6-2) - et de lui seul -, découlant uniquement de ladite décision.
36. En ce qui concerne la compatibilité intrinsèque de l'article 42 du code pénal avec la Convention, la Cour rappelle sa jurisprudence constante: "dans une espèce tirant son origine d'une requête individuelle, il lui faut se borner autant que possible à examiner les problèmes posés par le cas concret dont on l'a saisie" (voir notamment l'arrêt Guzzardi du 6 novembre 1980, série A no 39, pp. 31-32, par. 88). Partant, elle n'a point pour tâche d'apprécier in abstracto au regard de la Convention le texte de droit interne attaqué par l'intéressé, mais bien la manière dont il a été appliqué à ce dernier (voir notamment, outre l'arrêt Guzzardi, loc. cit., l'arrêt X contre Royaume-Uni du 5 novembre 1981, série A no 46, p. 19, par. 41).
37. Le Gouvernement affirme que la décision du tribunal de district n'a causé aucun désavantage réel à M. Adolf qui, dès lors, ne serait pas victime d'une atteinte aux droits garantis par la Convention. Cependant, par "victime" l'article 25 (art. 25) désigne "la personne directement concernée par l'acte ou l'omission litigieux"- en l'occurrence le requérant - et l'existence d'un manquement se conçoit même en l'absence de préjudice; celle-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l'article 50 (art. 50) (voir notamment l'arrêt Artico du 13 mai 1980, série A no 37, p. 18, par. 35).
38. Dans sa décision datée du 10 janvier 1978, le tribunal déclarait (paragraphe 12 ci-dessus):
"(...) L'enquête (...) et l'expertise ont révélé qu'au cours d'une dispute, le prévenu se mit en rage et lança une enveloppe renfermant une clé dans la direction de Mme Anneliese Schuh qui réussit cependant à éviter le projectile, lequel atteignit Irma Proxauf (...) qui se tenait derrière elle. La clé toucha d'abord le dos de la main droite, provoquant une éraflure, pour heurter ensuite le sein gauche de la dame (...).
La blessure constatée est insignifiante car l'incapacité de travail ne dépasse pas la limite de trois jours; la faute du prévenu peut être qualifiée de légère et sa personnalité permet de penser qu'il se comportera bien à l'avenir."
Aux yeux de la Cour, cette motivation pouvait donner l'impression que le requérant avait causé à Mme Proxauf des lésions corporelles et commis ainsi une faute. L'extrait précité ne se limitait pas à décrire un "état de suspicion": il présentait comme établis certains faits dénoncés par la plaignante, sans même relater que M. Adolf avait nié tout jet de clé et taxé la plainte de mensongère.
39. Le Gouvernement estime nécessaire de distinguer entre le dispositif et les motifs; il se demande si l'emploi de termes imprécis ou erronés dans les motifs, mais non dans le dispositif, d'une décision mettant fin à la procédure et par là même, dit-il, favorable à l'intéressé, peut à lui seul se heurter à la présomption d'innocence. Il insiste, à cet égard aussi, sur la nature juridique de l'article 42 du code pénal dont l'application signifie, selon lui, qu'objectivement le tribunal ne pouvait pas et subjectivement ne voulait pas conclure à une culpabilité juridique ou morale.
Selon la Cour Suprême et les autorités autrichiennes, il faut lire ledit article à la lumière notamment de ses travaux préparatoires, des règles de procédure pénale et de l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention qui a rang constitutionnel en Autriche. Ainsi compris, il doit conduire au prononcé d'ordonnances de clôture fondées sur la simple existence de soupçons et non sur des constatations de fait et de culpabilité (paragraphes 14, 16 et 24 ci-dessus).
Il n'en demeure pas moins, de l'avis de la Cour, que les motifs de la décision datée du 10 janvier 1978 pouvaient fort bien s'interpréter comme déclarant M. Adolf coupable d'une infraction pénale encore que l'acte incriminé ne méritât pas de sanction; comme l'a souligné le délégué de la Commission, ils font corps avec le dispositif et l'on ne peut les en dissocier.
40. D'après le Gouvernement, la décision du tribunal doit être combinée avec l'arrêt de la Cour suprême; il l'aurait clarifiée en démontrant qu'elle reposait uniquement sur l'existence d'un "état de suspicion".
L'arrêt du 28 février 1980 (paragraphe 16 ci-dessus) a en effet jugé qu'une décision prise en vertu de l'article 42 du code pénal ne renferme, de par sa nature même et quel que soit son libellé, rien d'assimilable à un constat de culpabilité. Il eût mieux valu, a-t-il ajouté, que le tribunal de district indiquât cela explicitement et sans ambiguïté, mais le choix plus ou moins heureux des termes des motifs ne pouvait priver ces derniers de la portée précise qu'ils revêtaient eu égard au caractère de la décision adoptée.
La Cour admet que la décision motivée datée du 10 janvier 1978 doit se lire conjointement avec l'arrêt de la Cour Suprême et à la lumière de celui-ci. Or cet arrêt a déchargé de tout constat de culpabilité le requérant, à l'égard de qui la présomption d'innocence ne se trouve dont plus en cause. En raison de la nature de l'article 42 du code pénal, appliqué en l'espèce, la procédure ne pouvait déboucher et n'a pas débouché sur une déclaration de culpabilité; partant, pour le tribunal de district il ne s'imposait pas de tenir des audiences ni d'examiner les preuves.
41. Dès lors, il n'y a pas eu violation de l'article 6 (art. 6) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l'unanimité, que l'article 6 (art. 6) de la Convention s'appliquait en l'espèce;
2. Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de cet article (art. 6).
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, le vingt-six mars mil neuf cent quatre-vingt-deux.
Gérard WIARDA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 50 par. 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion dissidente commune à MM. Cremona, Liesch et Pettiti;
- opinion concordante de M. Matscher.
G. W.
M.-A. E.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES CREMONA, LIESCH ET PETTITI
(Traduction)
Nous ne pouvons partager l'avis de la majorité de nos collègues, selon lequel il n'y a pas eu violation de la Convention.
Nous les suivons dans la mesure où ils concluent qu'en 1977 le requérant faisait l'objet d'une accusation pénale et que l'article 6 (art. 6) de la Convention s'applique bien en l'espèce. En revanche, nous ne saurions admettre que la Cour Suprême, par son arrêt du 28 février 1980, a réussi à redresser une situation déjà contraire alors aux paragraphes 1 et 2 de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-2). C'est sur ce point crucial que nous nous voyons forcés de nous écarter de la majorité.
Dans sa décision datée du 10 janvier 1978 ("Décision dans les poursuites pénales contre M. Gustav Adolf pour délit de lésions corporelles, au sens de l'article 83 du code pénal"), le tribunal de district d'Innsbruck, appliquant l'article 42 du code pénal, a déclaré:
"(...) L'enquête (...) et l'expertise ont révélé qu'au cours d'une dispute, le prévenu se mit en rage et lança une enveloppe contenant une clé dans la direction de Mme Anneliese Schuh qui réussit cependant à éviter le projectile, lequel atteignit Irma Proxauf (...) qui se tenait derrière elle. La clé toucha d'abord le dos de la main droite, provoquant une éraflure, pour heurter ensuite le sein gauche de la dame (...).
La blessure constatée est insignifiante car l'incapacité de travail ne dépasse pas la limite de trois jours; la faute (Verschulden) du prévenu peut être qualifiée de légère et sa personnalité permet de penser qu'il se comportera bien à l'avenir."
A nos yeux, ce raisonnement s'analyse nettement en une décision judiciaire constatant, dans le cadre de poursuites pénales, que le requérant avait causé à autrui des lésions corporelles et s'était en l'occurrence trouvé en état de culpabilité. En bref, quoique l'intéressé n'eût cessé de démentir les allégations avancées contre lui, et sans tenir d'audiences publiques, entendre des témoins ni offrir au prévenu l'occasion de combattre l'expertise médicale susmentionnée, le tribunal a constaté à la fois les faits controversés et la culpabilité contestée.
A la vérité, dans son arrêt du 28 février 1980 la Cour Suprême d'Autriche a jugé en substance que la décision du tribunal de district, malgré son libellé malheureux, reposait uniquement sur l'existence d'un "état de suspicion" pour autant qu'elle appliquait l'article 42 du code pénal autrichien.
Cependant, si dans une telle affaire il n'appartient assurément pas à notre Cour, en principe, de contrôler l'exactitude de l'interprétation de l'article 42 du code pénal adoptée par la Cour Suprême0, il est non moins certain qu'on ne saurait prêter aux constatations du tribunal de district, énoncées en des termes exempts d'ambiguïté et d'équivoque, un sens différent de leur signification manifeste et nécessaire. Elles constituent un "fait" que n'a pas effacé un simple "badigeonnage" (whitewashing) "hypothétique".
En effet, la décision du tribunal de district, dont les motifs revenaient à déclarer l'intéressé coupable d'un délit pénal, subsiste toujours. La Cour Suprême ne l'a pas cassée et la lecture qu'elle en a donné n'altère nullement les constatations expresses qui y figurent bel et bien. Ladite Cour n'a pas davantage corrigé le manquement du tribunal de district aux exigences des paragraphes 1 et 2, combinés, de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-2) de la Convention, qu'il eût fallu observer avant d'en arriver à ces constatations.
Il est évidemment indispensable qu'une personne jouisse des garanties de l'article 6 (art. 6) avant de s'entendre déclarer coupable d'une infraction pénale. Or la décision du tribunal de district, qui encore une fois subsiste toujours, a constitué l'issue d'une procédure qui n'a pas fourni au requérant l'occasion de se prévaloir de ses droits au titre de cet article (art. 6), en particulier son droit à un procès équitable et public ainsi que son droit à être présumé innocent jusqu'à l'établissement légal de sa culpabilité.
Nous pensons donc qu'il y a eu violation des paragraphes 1 et 2 de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-2).
En raison de cette conclusion, nous nous estimons dispensés de rechercher s'il y a de surcroît infraction au paragraphe 3 d) (art. 6-3-d).
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MATSCHER
J'ai voté pour l'absence de violation de l'article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention, et cela en premier lieu pour les motifs énumérés dans l'arrêt.
Cependant, je voudrais signaler que l'on pourrait arriver à la même conclusion en suivant des voies différentes, par exemple en se fondant sur la nature de l'article 42 du code pénal autrichien, d'où il découle qu'en appliquant cet article du code pénal, le tribunal décide que les faits litigieux n'atteignent pas le seuil de gravité d'une infraction et, par conséquent, échappent complètement à l'empire du droit pénal; en d'autres termes, un tribunal, en appliquant la disposition en question, ne peut jamais violer l'article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention qui ne protège que la présomption d'innocence quant à l'accusation d'une infraction de caractère pénal.
On pourrait aussi soutenir que le tribunal de district d'Innsbruck, dans la motivation de sa décision, a bien constaté certains faits, mais d'une manière tellement générique que ce qu'il y énonce n'équivaut pas à constater la présence de tous les éléments qui doivent être réunis pour qu'il s'agisse d'une infraction déterminée.
D'un autre côté, je comprends la façon de voir de ceux de mes collègues qui n'ont pas cru pouvoir se rallier à la majorité. En effet, la présente affaire est le résultat d'un enchaînement de circonstances regrettables et de maladresses de la part des autorités en cause, ce qui peut rendre difficile, en l'espèce, la conclusion d'une absence de violation de l'article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention.
Déjà l'article 42 du code pénal autrichien me paraît formulé d'une manière inadéquate. En le prenant à la lettre, on pourrait en déduire que son application présuppose une constatation de culpabilité, ce qui ne s'accorderait guère avec la présomption d'innocence au sens de l'article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention (à moins que l'on ne suive la thèse fondée sur la nature même de l'article 42 du code pénal; à ce sujet, voir supra). La situation change seulement si on lit l'article 42 du code pénal à la lumière des travaux préparatoires, de l'ensemble des règles de procédure pénale et de l'article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention, qui a rang constitutionnel en Autriche.
En face de ce texte qui, évidemment, peut prêter à des malentendus, il devient aussi compréhensible que le juge d'Innsbruck se soit livré à ce que la Cour Suprême appelle un "choix plus ou moins heureux des termes" mais que, personnellement, je voudrais qualifier plutôt d'un emploi de termes tout à fait impropres. Là réside précisément l'origine de la présente requête.
En outre, le tribunal de district d'Innsbruck a eu tort de donner à la motivation écrite, demandée par le requérant, la date du 10 janvier 1978, sans signaler qu'au regard de la loi la décision de clôture avait été prise dès le 24 novembre 1977.
Enfin, il eût mieux valu que la Cour Suprême saisît l'occasion qui s'offrait à elle de déclarer contraire à la loi la motivation du 10 janvier 1978, comme l'y invitait le pourvoi du procureur général. Il lui eût d'autant plus été loisible d'agir de la sorte que l'article 292 du code de procédure pénale prévoit notamment, en sa quatrième phrase, la constatation qu'une "manière de procéder" (Vorgang) a été contraire à la loi; sans aucun doute, tel était le cas en l'espèce.
En résumé, malgré les circonstances que je viens de relater j'estime correcte la conclusion selon laquelle il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention.
AFFAIRE GOLDER c. ROYAUME-UNI
ARRÊT AIREY c. IRLANDE
ARRÊT ADOLF c. AUTRICHE
ARRÊT ADOLF c. AUTRICHE
ARRÊT ADOLF c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES CREMONA, LIESCH ET PETTITI
ARRÊT ADOLF c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES CREMONA, LIESCH ET PETTITI
ARRÊT ADOLF c. AUTRICHE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MATSCHER
ARRÊT ADOLF c. AUTRICHE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MATSCHER