COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
(Requête no 7151/75; 7152/75)
ARRÊT
STRASBOURG
23 septembre 1982
En l’affaire Sporrong et Lönnroth,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G. WIARDA, président,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
THÓR VILHJÁLMSSON,
W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
MM. G. LAGERGREN,
L. LIESCH,
F. GÖLCÜKLÜ,
F. MATSCHER,
J. PINHEIRO FARINHA,
E. GARCIA DE ENTERRÜA,
L.-E. PETTITI,
B. WALSH,
Sir Vincent EVANS,
MM. R. MACDONALD,
C. RUSSO,
R. BERNHARDT,
J. GERSING,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil les 24 et 25 février, puis les 28 et 29 juin 1982,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire Sporrong et Lönnroth a été déférée à la Cour par le gouvernement du Royaume de Suède ("le Gouvernement") et la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission"). A son origine se trouvent deux requêtes (no 7151/75 et 7152/75) dirigées contre la Suède et que les héritiers de M. E. Sporrong et Mme. I. M. Lönnroth, de nationalité suédoise, avaient introduites en 1975, en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"), devant la Commission qui en ordonna la jonction le 12 octobre 1977.
2. La requête du Gouvernement et la demande de la Commission ont été déposées au greffe de la Cour dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47), les 10 et 16 mars 1981 respectivement. La première invite la Cour à statuer sur l’interprétation et l’application de l’article 13 (art. 13) à la lumière des faits de la cause. La seconde renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration du Royaume de Suède reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46); elle vise à obtenir une décision de celle-ci sur le point de savoir s’il y a eu ou non, de la part de l’Etat défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes des articles 6 par. 1, 13, 14, 17 et 18 de la Convention et 1 du Protocole no 1 (art. 6-1, art. 13, art. 14, art. 17, art. 18, P1-1).
3. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. G. Lagergren, juge élu de nationalité suédoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3b, du règlement). Le 25 avril 1981, celui-ci a désigné par tirage au sort, en présence du greffier, les cinq autres membres, à savoir M. R. Ryssdal, M. D. Evrigenis, M. F. Matscher, M. L.-E. Pettiti et M. M. Sørensen (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. M. Wiarda a assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement). Par l’intermédiaire du greffier, il a recueilli l’opinion de l’agent du Gouvernement, ainsi que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 8 mai, il a décidé que l’agent aurait jusqu’au 8 août 1981 pour présenter un mémoire et que les délégués pourraient y répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le leur aurait communiqué.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 31 juillet. Le 15 septembre, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que les délégués y répondraient lors des débats et demandaient le report au 31 octobre de l’échéance du délai afin de lui adresser des observations des requérants. Le président y a consenti le 21 septembre.
5. A la suite de la démission de M. Sørensen et d’un empêchement de M. Wiarda, MM. Pinheiro Farinha et García de Enterría, à l’époque premier et deuxième juges suppléants, ont été appelés à siéger à titre de membres de la Chambre (article 22 par. 1 du règlement) et M. Ryssdal a assumé la présidence (article 21 par. 5). Le 24 septembre, la Chambre a résolu, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière, "considérant que l’affaire soulev(ait) des questions graves qui touch(aient) à l’interprétation de la Convention (...), en particulier sur le terrain des articles 6 et 13 (art. 6, art. 13)".
6. Les observations du représentant des requérants sont parvenues au greffe le 28 octobre 1981 par l’intermédiaire du secrétaire adjoint de la Commission.
7. Le 15 janvier 1982, le président de la Cour a fixé au 23 février la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement et délégués de la Commission par l’intermédiaire du greffier.
Le 18 février, il a chargé ce dernier d’obtenir un document auprès de la Commission qui l’a produit le 3 mars.
8. Les débats se sont déroulés en public le 23 février, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu la veille une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. H. DANELIUS, ambassadeur,
directeur des affaires juridiques et consulaires au ministère des affaires étrangères, agent,
M. L. BECKMAN, chef de division
au ministère de la justice,
M. G. REGNER, conseiller juridique
au ministère de la justice, conseils;
- pour la Commission
M. J. FROWEIN,
M. T. OPSAHL, délégués,
Me M. HERNMARCK,
M. H. TULLBERG, conseils des requérants
devant la Commission, assistant les délégués (article 29
par. 1, seconde phrase, du règlement de la Cour).
La Cour a entendu en leurs déclarations, de même qu’en leurs réponses à ses questions et à celles de deux de ses membres, M. Frowein, M. Opsahl et Me Hernmarck pour la Commission, M. Danelius pour le Gouvernement.
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Les deux requêtes ont trait aux conséquences pour les héritiers de M. Sporrong et pour Mme Lönnroth, en leur qualité de propriétaires de permis d’exproprier de longue durée et d’interdictions de construire.
A. La succession Sporrong
10. Dotée de la personnalité juridique, la "succession Sporrong" se compose de Mme M. Sporrong, M. C.-O. Sporrong et Mme B. Atmer, cohéritiers indivis de M. E. Sporrong et qui vivent à Stockholm ou dans les environs. Elle est propriétaire à Stockholm, dans le quartier central de Nedre Norrmalm, d’un immeuble appelé "Riddaren no 8" et où s’élève un bâtiment datant des années 1860. Lors de l’exercice fiscal 1975, la valeur imposable de cet immeuble se montait à 600.000 couronnes suédoises.
1. Le permis d’exproprier
11. Le 31 juillet 1956, en vertu de l’article 44 de la loi de 1947 sur la construction (byggnadslagen - "la loi de 1947"), le gouvernement accorda à la municipalité de Stockholm un permis d’exproprier (expropriationstillstånd) par zone qui frappait 164 immeubles dont celui de la succession Sporrong. La ville entendait construire un viaduc qui enjamberait l’une des artères commerçantes du centre de la capitale et dont l’un des piliers reposerait sur l’îlot "Riddaren". Le nouvel ouvrage d’art déboucherait sur une grande transversale de dégagement, tandis que le reste de "Riddaren" serait aménagé en parc de stationnement pour automobiles.
En application de la loi de 1917 sur l’expropriation (expropriationslagen - "la loi de 1917"), le gouvernement fixa à cinq ans le délai pendant lequel on pourrait procéder à l’expropriation; avant la fin de cette période, la municipalité devrait citer les propriétaires à comparaître devant le tribunal foncier (fastighetdomstolen) pour la fixation des indemnités, faute de quoi le permis serait caduc.
12. En juillet 1961, à la demande de la ville, le gouvernement prorogea ce délai jusqu’au 31 juillet 1964. Sa décision concernait 138 immeubles, dont "Riddaren no 8". Aux immeubles frappés d’expropriation ne correspondait à l’époque aucun plan d’urbanisme (stadsplan).
13. Le 2 avril 1964, le gouvernement consentit à la municipalité une nouvelle prorogation du permis d’exproprier; applicable à 120 des 164 immeubles visés au départ, parmi lesquels "Riddaren no 8", elle était valable jusqu’au 31 juillet 1969. La ville avait préparé un plan général d’aménagement de Nedre Norrmalm, appelé "Cité 62", qui privilégiait l’élargissement des rues au bénéfice des moyens de transport individuel et des piétons.
Ultérieurement, "Cité 67", plan général révisé d’aménagement de Nedre Norrmalm et d’Östermalm (autre quartier du centre ville), souligna la nécessité d’améliorer les transports publics grâce à un meilleur réseau de rues. Une partie des terrains servirait à l’élargissement des chaussées, mais avant toute décision définitive il fallait statuer sur l’utilisation des autres parcelles. Selon les estimations, le plan révisé, qui avait la même nature que "Cité 62", devait être exécuté avant 1985.
14. En juillet 1969, la municipalité sollicita pour certains immeubles, dont "Riddaren no 8", une troisième prolongation du permis d’exproprier. Elle signalait que les motifs d’expropriation énoncés dans les plans " Cité 62" et "Cité 67" demeuraient valables. Le 14 mai 1971, le gouvernement fixa au 31 juillet 1979, soit dix ans à partir de la date de la demande, le terme du délai d’engagement de la procédure judiciaire visant à fixer l’indemnité.
En mai 1975, la municipalité présenta des plans remaniés d’après lesquels on ne devait ni modifier l’usage de "Riddaren no 8" ni toucher au bâtiment existant.
A sa demande, le gouvernement annula, le 3 mai 1979, le permis d’exproprier (paragraphe 29 ci-dessous).
15. La succession Sporrong n’a jamais tenté de mettre en vente son immeuble.
2. L’interdiction de construire
16. Dès les 11 juin 1954, le conseil administratif de comté (länsstryrelsen) de Stockholm avait frappé "Riddaren no 8" d’une interdiction de construire (byggnadsförbud), au motif que le viaduc et la transversale de dégagement projetés en affecteraient la jouissance. Par la suite il prorogea l’interdiction jusqu’au 1er juillet 1979.
17. La succession Sporrong bénéficia en 1970 d’une dérogation à l’interdiction pour élargir la porte d’entrée. Elle n’a jamais sollicité d’autre dérogation.
18. Au total, la durée du permis d’exproprier et de l’interdiction de construire concernant "Riddaren no 8" a atteint vingt-trois et vingt-cinq ans respectivement.
B. Mme Lönnroth
19. Mme I. M. Lönnroth réside à Stockholm où elle est propriétaire pour les trois quarts d’un immeuble sis "Barnhuset no 6", dans le quartier de Nedre Norrmalm, et comportant deux bâtiments de 1887-1888 donnant l’un sur la rue, l’autre sur l’arrière. La valeur imposable de la part de la requérante s’élevait à 862.500 couronnes suédoises lors de l’exercice fiscal 1975.
1. Le permis d’exproprier
20. Le 24 septembre 1971, le gouvernement autorisa la municipalité de Stockholm à exproprier 115 immeubles, dont "Barnhuset no 6", et arrêta au 31 décembre 1979, soit dix ans à partir de la date de la demande de la municipalité, le terme du délai d’engagement de la procédure judiciaire visant à fixer l’indemnité. Il justifiait sa décision par le plan "Cité 67" qui prévoyait la construction d’un parc de stationnement à étages sur l’emplacement de l’immeuble de la requérante.
21. Toutefois, les travaux dans ce quartier furent différés et de nouveaux plans mis à l’étude. Estimant que son immeuble avait besoin de réparations urgentes, Mme Lönnroth pria le gouvernement de retirer le permis d’exproprier. La municipalité répondit que les plans existants n’autorisaient aucune dérogation et le gouvernement rejeta la requête, le 20 février 1975, au motif qu’il ne pouvait révoquer le permis sans le consentement exprès de la municipalité.
Le 3 mai 1979, à la demande de cette dernière, le gouvernement annula ledit permis (paragraphe 29 ci-dessous).
22. Sa situation financière contraignit Mme Lönnroth à chercher à vendre son immeuble. Elle s’y efforça à sept reprises entre 1970 et 1975, mais les amateurs se récusèrent après avoir consulté les services municipaux. Quant aux locataires, il lui arriva parfois d’avoir de la peine à en trouver.
2. L’interdiction de construire
23. Le 29 février 1968, le conseil administratif de comté de Stockholm décida de frapper "Barnhuset no 6" d’une interdiction de construire, le terrain étant destiné à un parc de stationnement. Par la suite, il renouvela cette interdiction jusqu’au 1er juillet 1980.
24. Mme Lönnroth obtint en 1970 une dérogation pour des travaux d’aménagement au troisième étage; elle n’en a jamais demandé d’autres.
Elle ne réussit pas à contracter un prêt lorsqu’un des principaux créanciers hypothécaires de l’immeuble exigea, au début des années 1970, le ravalement de la façade.
25. En résumé, l’immeuble de Mme Lönnroth est demeuré sous le coup d’un permis d’exproprier et d’une interdiction de construire pendant huit et douze ans respectivement.
C. La politique urbanistique de la municipalité de Stockholm
26. Depuis plusieurs décennies, le coeur de Stockholm connaît une évolution spectaculaire, comparable à celle de bien des villes reconstruites après avoir été détruites ou sérieusement endommagées, elles, pendant la deuxième guerre mondiale.
27. Nedre Norrmalm est un quartier qui regroupait l’essentiel des fonctions vitales - administratives et commerciales - de la capitale. Vers 1945, on estima qu’il devait être restructuré pour pouvoir les remplir correctement. Il fallait, par exemple, le doter d’un réseau de rues adéquat. En outre, la plupart des bâtiments étaient vétustes et mal entretenus. Une ample opération de reconversion s’imposait tant pour fournir des locaux appropriés aux bureaux et commerces que pour créer un cadre de travail sain et hygiénique. Introduite par une loi de 1953 qui modifiait, entre autres, l’article 44 de la loi de 1947, l’expropriation par zone devint l’instrument clé de la réalisation des plans de la municipalité. En moins de dix ans, on démolit plus d’une centaine d’édifices. Certains emplacements ainsi dégagés furent utilisés pour le percement de voies nouvelles, d’autres intégrés dans des ensembles plus vastes et plus pratiques.
28. Durant les années 1970, la politique urbanistique à Stockholm a considérablement évolué. Loin de préconiser l’ouverture de pénétrantes, les édiles s’efforcent désormais de réduire le nombre des automobiles dans la capitale. Adopté le 19 juin 1978, le plan "Cité 77" exprime cette nouvelle politique. Il prescrit une rénovation urbaine fondée avant tout sur une reconstruction progressive qui tienne compte de l’actuel tissu urbain. Il envisage la conservation et la restauration de la plupart des édifices existants.
29. Le 3 mai 1979, le gouvernement satisfit à une demande présentée par la municipalité en octobre 1978: il annula pour quelque soixante-dix immeubles, dont ceux des requérant, les permis d’exproprier délivrés en 1956 et 1971. En effet, il apparaissait dorénavant improbable que la ville eût besoin d’acquérir ces immeubles pour réaliser son nouveau plan d’urbanisme.
30. Nonobstant les difficultés créées pas l’existence de permis d’exproprier par zone, soixante-dix immeubles touchés à Stockholm par un tel permis ont pu se vendre.
II. LA LÉGISLATION EN CAUSE
A. Le droit de l’urbanisme
31. La loi de 1947 constitue le principal instrument juridique de la politique d’urbanisme en Suède. Elle prévoit à cette fin des schémas directeurs et des plans d’urbanisme.
32. Le schéma directeur (generalplan) est élaboré par la municipalité dans la mesure où il s’impose pour définir les grandes orientations auxquelles se conformeront des plans plus détaillés. Son adoption relève du conseil municipal (kommunfullmäktige) qui peut saisir, pour ratification, le conseil administratif de comté (article 10) - avant le 1er janvier 1973, le gouvernement.
33. Quant au plan d’urbanisme, il vaut pour celles des zones urbaines où le besoin s’en fait sentir (article 24). Plus détaillé que le schéma directeur, il définit la vocation des divers espaces - habitations, rues, places, espaces verts, etc. - et peut aussi comporter des indications plus précises au sujet de leur destination (article 25). Adopté par le conseil municipal, il doit être approuvé par le conseil administratif de comté. Au cours de cette procédure, les propriétaires ont à diverses reprises la faculté de présenter leurs arguments devant plusieurs organes puis, en dernier ressort, d’attaquer la décision d’adoption du plan.
34. Dans certains cas, schémas directeurs et plans d’urbanisme sont soumis au gouvernement pour décision.
35. Conjointement avec ces moyens - ou indépendamment d’eux -, les autorités suédoises peuvent recourir aux expropriations ainsi qu’aux interdictions de construire, ces mesures n’ayant pas nécessairement un lien juridique entre elles.
1. Les expropriations
36. En matière d’expropriations, la législation applicable en l’espèce résultait principalement de la loi de 1917, remplacée à compter du 1er janvier 1973 par la loi de 1972 sur l’expropriation ("la loi de 1972"). S’y ajoutait, sur certains points, la loi de 1947.
37. La décision d’autoriser l’expropriation appartient au gouvernement. Elle revêt la forme d’un permis d’exproprier et se fonde sur les diverses conditions posées par la loi. La délivrance du permis n’entraîne pas automatiquement une mesure d’exécution; elle habilite seulement une autorité publique donnée (ou, dans des cas exceptionnels, un particulier ou une société) à procéder, au besoin, à l’expropriation. Laissant intact le droit du propriétaire de vendre, de louer ou d’hypothéquer son immeuble, elle est assortie d’un délai durant lequel l’expropriant doit entamer une procédure judiciaire visant à fixer l’indemnité, faute de quoi le permis devient caduc. La loi de 1971 restait muette sur la durée de ce délai ou la prolongation de la validité des permis.
L’exposé des motifs du projet d’où est sortie la loi de 1972 a signalé les inconvénients que présentent pour les propriétaires les permis d’exproprier - incertitude, réduction des possibilités de disposer de leurs biens, embarras pour engager des frais - et qui s’aggravent avec le temps.
C’est pourquoi la loi de 1972 précise en son chapitre 3, article 6 par. 1 (traduction du suédois):
"Les permis d’exproprier doivent prescrire un délai de citation à comparaître en vue d’une procédure judiciaire. Il peut être prorogé pour des motifs particuliers. La demande de prorogation doit être présentée avant l’expiration du délai. Si le propriétaire apporte la preuve d’un dommage fortement accru du fait que la question de l’expropriation demeure pendante, le délai peut, à sa demande, être abrégé. La décision de raccourcir le délai ne saurait intervenir avant un an à dater de la délivrance du permis d’exproprier."
L’expropriation ne s’achève qu’une fois fixée et versée l’indemnité. Le tribunal foncier a compétence en la matière; ses jugements peuvent être attaqués devant la cour d’appel et, en dernier ressort, la Cour suprême.
38. Avant le 1er juillet 1953, l’expropriation ne portait que sur des immeubles déterminés; chaque demande de permis d’exproprier indiquait en détail la destination que l’expropriant entendait donner au bien exproprié.
Les présentes requêtes concernent un autre type d’expropriation, appelé expropriation par zone. Le texte applicable fut promulgué en 1953, par voie d’amendement à l’article 44 de la loi de 1947, et abrogé en 1971 à compter du 1er janvier 1972. Il se lisait ainsi (traduction du suédois):
"S’il est jugé nécessaire, pour les besoins des transports publics ou de l’urbanisme, de procéder au réaménagement complet d’un quartier à forte densité de population, et si ledit réaménagement ne peut s’effectuer que sous forme de reconstruction du quartier entier, le Roi peut - lorsque les mesures de réaménagement mettent en jeu l’adoption ou la modification d’un plan d’urbanisme pour le quartier intéressé - accorder à la municipalité le droit de racheter les terrains nécessaires au réaménagement ainsi que tout terrain sis dans le même quartier ou à proximité immédiate et ayant des chances de bénéficier d’une plus-value considérable en raison de la réalisation du plan (...)."
Des dispositions correspondant à cet article 44 furent insérées dans la loi de 1917 du 1er janvier au 31 décembre 1972; elles figurent désormais dans la loi de 1972 (chapitre 2, article 1).
Les expropriations par zones ont ainsi été conçues comme un instrument des grands projets d’urbanisme. Les permis auxquels elles donnent lieu peuvent être délivrés dès qu’un nouveau plan d’urbanisme se trouve à l’étude, c’est-à-dire avant même que ses modalités n’aient été prévues dans le détail.
39. Selon l’article 11 des clauses transitoires de la loi de 1972, les demandes de permis d’exproprier formulées avant l’entrée en vigueur de cette nouvelle loi restent régies par l’ancienne.
40. Tout comme celle de 1917, la loi de 1972 n’envisage aucune possibilité d’indemnisation pour les dommages découlant de la durée ou de la non-utilisation des permis d’exproprier. Son chapitre 5, article 16, ménage toutefois une exception: donnent lieu à indemnité les dommages résultant de la délivrance d’un permis d’exproprier si l’expropriant a engagé une procédure judiciaire visant à fixer l’indemnité, puis y a renoncé.
2. Les interdictions de construire
41. La loi de 1947 prohibe toute nouvelle construction non conforme au plan d’urbanisme (article 34). Avant même et jusqu’à l’adoption d’un tel plan par les autorités municipales et à son approbation par les autorités régionales, elle permet d’interdire à titre conservatoire tous travaux de construction (article 35 combiné avec les articles 14 et 15 de la loi de 1947). Son article 15 prévoit (traduction du suédois):
"S’il se pose une question relative à une demande d’adoption d’un schéma directeur applicable à une zone donnée ou de modification d’un schéma directeur déjà approuvé, le conseil administratif de comté peut, à la demande de la municipalité, interdire toute nouvelle construction (nybyggnad) dans cette zone. L’interdiction reste en vigueur tant que le conseil municipal n’a pas statué en la matière, mais pour une durée d’un an au plus. En cas de besoin, le conseil administratif de comté peut, à la demande de la municipalité, prolonger la durée de validité de l’interdiction de construire pour des périodes n’excédant pas deux ans chacune.
Le conseil administratif de comté ou, selon des règles établies par le gouvernement, le Conseil de la construction (byggnadsnämnd) peuvent accorder des dérogations à l’interdiction de construire mentionnée au paragraphe premier."
Le même principe s’applique lorsque les autorités envisagent d’adopter un nouveau plan d’urbanisme ou de modifier un plan existant (article 35 de la loi de 1947). Il ne concerne que les constructions nouvelles. Toutefois, l’article 158 de la loi de 1947 prévoit que les dispositions relatives à celles-ci valent aussi "pour toute transformation d’un bâtiment existant qui, selon des règles établies par le gouvernement, peut être classée parmi les constructions nouvelles". Une règle de cet ordre figure à l’article 75 du décret de 1959 sur la construction (byggnadsstadgan), ainsi libellé (traduction du suédois):
"Par ‘construction nouvelle’ on entend:
a) l’édification d’un bâtiment entièrement nouveau;
b) l’extension latérale ou verticale d’un bâtiment existant;
c) la reconstruction ou autre transformation, extérieure ou intérieure, d’un bâtiment, dont l’importance est telle qu’on peut l’assimiler à une reconstruction;
d) l’aménagement, total ou partiel, d’un bâtiment en vue d’un usage substantiellement différent de celui auquel il était précédemment affecté;
e) toute transformation d’un bâtiment le rendant non conforme au schéma directeur adopté, au plan d’urbanisme adopté ou au plan de construction (byggnadsplan) adopté, ou aux règlements relatifs à des activités de construction dans des zones non régies pas des plans d’urbanisme ou des plans de construction; et
f) toute autre transformation d’un bâtiment qui, dans son état présent, n’est pas conforme aux plans ou règlements susmentionnés, sauf s’il s’agit d’un bâtiment d’habitation comportant au maximum deux logements, ou des dépendances de ce dernier.
On ne doit cependant pas considérer comme une ‘construction nouvelle’ au sens du présent article l’installation d’un chauffage central, de cabinets ou d’autres équipements sanitaires, effectuée dans un bâtiment qui, même si une telle installation n’est pas autorisée, est appelée à subsister en l’état pendant une période considérable."
42. Dans son rapport de 1967, l’ombudsman parlementaire (Justitieombudsmannen) a mentionné les conséquences des interdictions de construire prolongées et a envisagé des solutions (traduction du suédois):
"Autant que peuvent l’indiquer les faits, dans les cas de Borås et d’Östersund les propriétaires ne pouvaient s’attendre à retirer aucun avantage du plan d’aménagement urbain. Cela signifie que ce plan n’a pu leur procurer aucune réparation pour les effets dommageables qui résultaient manifestement des interdictions de longue durée. Si dans de tels cas on n’institue pas une protection des propriétaires contre ces effets, cela veut dire que - afin de rendre la réalisation des plans d’aménagement urbain moins coûteuse pour les municipalités - un ou plusieurs propriétaires devront eux-mêmes supporter les effets d’une interdiction imposée principalement dans l’intérêt de la société et fortement prolongée en raison de l’incapacité de celle-ci à régler, dans un délai raisonnable, les questions d’aménagement urbain. Un tel système est incompatible avec ce qui devrait prévaloir dans un État de droit.
Sans un examen approfondi, on ne peut guère indiquer comment protéger un propriétaire contre les effets dommageables d’interdictions de construire qui restent en vigueur pendant une longue période. Cependant, une possibilité consisterait à fixer un délai maximal pour la validité des interdictions temporaires. On ne saurait pourtant aisément considérer cette solution comme répondant aux exigences actuelles, car on ne peut pas toujours éviter de longs délais imputables aux difficultés propres à la planification du développement urbain. Il vaudrait donc mieux accorder au propriétaire le droit de demander à la municipalité soit la réparation du préjudice qu’il peut prouver, soit le rachat du terrain quand l’interdiction est demeurée en vigueur au-delà d’une certaine période.
A une condition, toutefois: l’interdiction devrait être restée en vigueur pendant assez longtemps et avoir eu des effets dommageables importants et non susceptibles de compensation par les avantages que les propriétaires pourraient s’attendre à retirer du plan d’aménagement urbain.
Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il s’impose d’étudier s’il convient de prévoir une protection du propriétaire contre les effets dommageables d’interdictions de construire temporaires mais de durée déraisonnable." Justitieombudsmannens ämbetsberättelse 1967, pp. 478-479)
B. Les recours contre la puissance publique
1. Les recours contre les décisions des conseils municipaux
43. Au moment où les requérants ont saisi la Commission, la loi de 1953 sur les communes et, pour la capitale, celle de 1957 sur la ville de Stockholm ouvraient et réglementaient un droit de recours (kommunalbesvär) contre les décisions des municipalités. Elles autorisaient tout citoyen de la commune - sauf exceptions - à attaquer les décisions du conseil municipal devant le conseil administratif de comté.
Ce recours ne pouvait se fonder que sur les motifs suivants: inobservation des formes légales, violation de la loi, excès de pouvoir, atteinte aux droits propres du requérant ou détournement de pouvoir. Il devait parvenir au conseil administratif de comté dans les trois semaines de l’annonce, sur le panneau d’affichage municipal, de l’adoption du procès-verbal de la décision; ledit panneau indiquait le lieu où le procès-verbal pouvait être consulté.
Sauf dispositions contraires, la décision du conseil administratif de comté pouvait faire l’objet d’une requête à la Cour administrative suprême (regeringsrätten), dans le délai de trois semaines à compter de sa notification au requérant.
Des dispositions presque identiques figurent désormais dans le chapitre 7 de la loi de 1977 sur les communes (kommunallagen). Elles ont été légèrement modifiées en 1980: à compter du 1er janvier 1981, les recours doivent s’exercer devant la cour d’appel administrative (kammarrätten) et non plus devant le conseil administratif de comté.
44. Les règles ci-dessus s’appliquent à la décision municipale de demander au gouvernement la délivrance ou prorogation d’un permis d’exproprier.
En revanche, elles ne valent pas pour celle d’inviter le conseil administratif de comté, à délivrer ou proroger une interdiction de construire: une telle demande est en effet insusceptible de recours devant une juridiction administrative.
2. Les recours contre les actes de l’administration
a) Les recours administratifs
45. En Suède, les fonctions administratives incombent pour une large part à des autorités administratives dont le mécanisme de décision est indépendant du gouvernement: ces autorités ne relèvent pas des ministères et ni le gouvernement ni les différents ministres n’ont le droit de leur donner des ordres ou instructions sur la manière dont elles doivent appliquer la loi dans tel ou tel cas.
46. Pourtant, il est souvent possible de contester les décisions des autorités administratives devant le gouvernement.
Ainsi, la décision du conseil administratif de comté de délivrer ou proroger une interdiction de construire peut être attaquée par voie de recours au gouvernement (article 150 par. 2 de la loi de 1947).
b) Les recours contentieux
47. D’une manière générale, l’administration suédoise échappe au contrôle des tribunaux ordinaires. Ces derniers ne connaissent des recours contre l’État qu’en matière contractuelle et de responsabilité extracontractuelle ainsi que, selon quelques lois, de décisions administratives.
48. Le contrôle judiciaire des actes de l’administration appartient donc avant tout à des juridictions administratives. Elles émanaient à l’origine de l’administration elle-même et comportent trois degrés: les tribunaux administratifs de comté (länsrätterna); les cours d’appel administratives; la Cour administrative suprême, instituée en 1909 sur le modèle de certaines institutions étrangères, tel le Conseil d’État français, mais qui s’en distingue sur des points fondamentaux. Composées de magistrats indépendants et inamovibles, ces juridictions jouissent en principe de pouvoirs étendus qui leur permettent non seulement d’annuler des actes administratifs, mais aussi de les modifier ou remplacer. En pratique, la légalité desdits actes se voit très fréquemment contestée.
Ce principe souffre toutefois une importante exception: les décisions du gouvernement sont insusceptibles de recours.
3. Les recours contre les actes du gouvernement
49. Certaines affaires administratives - les plus importantes politiquement ou financièrement - relèvent, en première et dernière instance, du gouvernement. Tel est le cas des permis d’exproprier (paragraphe 37 ci-dessus).
Bien que la loi de 1971 sur l’administration publique (förvaltningslagen) ne s’applique pas formellement à la procédure devant le gouvernement, cette dernière doit observer plusieurs principes: droit de l’intéressé d’accéder à tous les documents relatifs à l’affaire; obligation de l’autorité de signaler à l’intéressé tout document ajouté au dossier et de lui fournir l’occasion d’exprimer son avis à son sujet; droit de l’intéressé d’exposer ses vues oralement s’il le désire.
Avant que le gouvernement se prononce sur une demande de permis d’exproprier, cette dernière est soumise au conseil administratif de comté qui prépare le dossier. Le conseil a notamment pour tâche d’offrir au propriétaire la possibilité d’exposer ses vues sur la demande; il entend aussi les autorités publiques qui peuvent avoir un intérêt dans l’affaire. Une fois rassemblés les éléments nécessaires, il les transmet au gouvernement qui peut alors trancher.
50. Les affaires examinées par le gouvernement donnent lieu à des décisions contre lesquelles il n’existe pas, en principe, de recours. Toutefois, dans des cas particuliers on peut exercer un recours extraordinaire et de portée limitée, appelé demande en réouverture de la procédure (resningsansökan). Avant le 1er janvier 1975, pareille demande - qui peut aussi viser une décision du gouvernement agissant en tant qu’organe d’appel - était adressée à la Cour suprême. Depuis cette date, elle l’est à la Cour administrative suprême. Depuis cette date, elle l’est à la Cour administrative suprême (chapitre 11, article 11, de la Constitution). Les motifs de réouverture se trouvent énumérés au chapitre 58, article 1, du code de procédure judiciaire (rättegångsbalken), bien que cette disposition ne lie pas formellement la Cour administrative suprême (traduction du suédois):
"Une fois un jugement dans une affaire civile passé en force de chose jugée, la réouverture dans l’intérêt de l’une ou l’autre partie peut être accordée:
1. si un membre ou fonctionnaire de la juridiction s’est rendu coupable d’une infraction pénale ou d’une faute en rapport avec le procès ou si une infraction en rapport avec le procès a été commise par un avocat ou un représentant légal, et si l’on peut supposer que l’infraction ou la faute a influé sur l’issue de l’affaire;
2. si un document produit comme preuve était falsifié ou si une partie entendue sous serment, un témoin, un expert ou un interprète a fait de fausses déclarations, et si l’on peut supposer que ce document ou ces déclarations ont influé sur l’issue de l’affaire;
3. si l’on découvre des faits ou des éléments de preuve qui, s’ils avaient été portés précédemment à la connaissance du tribunal, auraient probablement modifié l’issue de l’affaire; ou
4. si l’application de la loi sur laquelle se fonde le jugement est manifestement contraire à la loi elle-même.
La réouverture de la procédure ne peut être accordée pour la raison énoncée au paragraphe 3 que si la partie intéressée établit que selon toute probabilité elle se trouvait dans l’incapacité de se prévaloir des faits ou des éléments de preuve dont il s’agit devant la juridiction de première instance ou d’appel, ou si elle avait un autre motif valable de ne pas le faire."
Si, dans une affaire comme celle-ci, la Cour administrative suprême accepte de rouvrir la procédure, elle peut soit réexaminer elle-même l’affaire, soit la renvoyer au gouvernement.
Les très nombreuses décisions prises chaque année par le gouvernement donnent lieu à fort peu de demandes en réouverture de la procédure.
C. La responsabilité de la puissance publique
51. Autrefois, les décisions des organes de l’État et des communes dans l’exercice de la puissance publique n’engageaient pas la responsabilité desdits organes et ne pouvaient donc pas prêter à indemnisation, quoique l’étendue de cette immunité suscitât quelques doutes. Le droit suédois avait pour source la jurisprudence, des lois spéciales et des principes coutumiers.
52. Ce droit s’applique encore sur bien des points, mais le 1er juillet 1972 est entrée en vigueur la loi sur la responsabilité civile (skadeståndslagen). Elle codifie et développe une partie du droit régissant la réparation du préjudice, en matière extracontractuelle. Elle prévoit que l’État et les municipalités ne répondent pas civilement des dommages résultant de leurs actes. Elle introduit toutefois un changement radical: désormais, les actes des autorités publiques peuvent ouvrir un droit à réparation en cas de faute ou de négligence (chapitre 3, article 2).
A ce principe nouveau, le législateur a apporté une restriction importante. En effet, aucune action en responsabilité ne peut s’exercer à la suite des décisions du parlement, du gouvernement, de la Cour suprême, de la Cour administrative suprême et du Tribunal national de la Sécurité sociale, à moins qu’elles n’aient été annulées ou modifiées (chapitre 3, article 7). Selon des commentaires faisant autorité, une telle action doit être déclarée d’office irrecevable par le tribunal.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
53. Les requérants ont saisi la Commission le 15 août 1975. Ils se plaignaient d’une atteinte injustifiable au droit au respect de leurs biens, tel que le garantit l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). Ils dénonçaient en outre une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention car les questions d’expropriation et d’indemnisation n’avaient pas été tranchées, dans un délai raisonnable, par les tribunaux suédois, ainsi que de l’article 13 (art. 13) car aucun recours effectif devant une instance nationale ne s’offrait à eux pour attaquer les atteintes causées à leurs droits par les permis d’exproprier et les interdictions de construire. Enfin, ils alléguaient la violation de l’article 14 (art. 14) et s’appuyaient sur les articles 17 et 18 (art. 17, art. 18).
54. La Commission a retenu les deux requêtes le 5 mars 1979 après les avoir jointes le 12 octobre 1977 en vertu de l’article 29 de son règlement intérieur.
55. Dans son rapport du 8 octobre 1980 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle exprime l’avis qu’il y a eu violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention (dix voix contre deux, avec quatre abstentions). Elle conclut en revanche à l’absence d’infraction à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) (dix voix contre trois) à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (onze voix contre cinq) et aux articles 14, 17 et 18 (art. 14, art. 17, art. 18) (unanimité) de la Convention.
Le rapport contient trois opinions séparées.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (P1-1)
56. Les requérants dénoncent la longue durée des permis d’exproprier, assortis d’interdictions de construire, qui ont frappé leurs immeubles. Ils y voient une atteinte illicite à leur droit au respect de leurs biens, tel que le garantit l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), ainsi libellé:
"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes."
57. Par son arrêt Marckx du 13 juin 1979, la Cour a précisé l’objet de cet article (P1-1):
"En reconnaissant à chacun le droit au respect de ses biens, l’article 1 (P1-1) garantit en substance le droit de propriété. Les mots "biens", "propriété", "usage des biens", en anglais "possessions" et "use of property", le donnent nettement à penser; de leur côté les travaux préparatoires le confirment sans équivoque: les rédacteurs n’ont cessé de parler de "droit de propriété" pour désigner la matière des projets successifs d’où est sorti l’actuel article 1 (P1-1)." (série A no 31, p. 27, par. 63)
Il y a lieu de déterminer si les requérants peuvent se plaindre d’une ingérence dans ce droit et, dans l’affirmative, si elle se justifiait.
1. Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété des requérants.
58. Les requérants ne contestent pas la légalité intrinsèque des permis d’exproprier ni des interdictions de construire les concernant. En revanche, ils critiquent la longueur des délais accordés à la ville de Stockholm pour entamer la procédure judiciaire visant à fixer l’indemnité d’expropriation: cinq ans, prorogés pour trois ans, puis pour cinq et enfin pour dix, dans le cas de la succession Sporrong; dix ans dans celui de Mme Lönnroth (paragraphes 11-14 et 20 ci-dessus). Ils dénoncent en outre le maintien en vigueur des permis d’exproprier et des interdictions de construire pendant une longue période: vingt-trois et huit ans pour les premiers; vingt-cinq et douze ans pour les secondes (paragraphes 18 et 25 ci-dessus). Ils soulignent les effets néfastes qu’auraient produits sur leur droit de propriété lesdites mesures ainsi combinées. Ils auraient perdu la possibilité de vendre leurs immeubles aux conditions normales du marché. Ils ajoutent qu’ils auraient pris des risques exagérés s’ils avaient consacré des investissements à leurs immeubles et que si malgré tout ils avaient effectué des travaux après l’octroi d’un permis de construire, ils auraient dû s’engager à ne pas réclamer, après expropriation, d’indemnité au titre de la plus-value ainsi réalisée. Ils soutiennent en outre qu’ils auraient éprouvé des difficultés à obtenir des hypothèques s’ils en avaient demandé. Ils rappellent enfin l’interdiction d’édifier sur leur propre terrain toute "construction nouvelle".
Sans prétendre avoir été formellement et définitivement privés de leurs biens, la succession Sporrong et Mme Lönnroth allèguent que les permis et interdictions litigieux imposaient à la libre jouissance et disposition de leurs immeubles des limitations excessives et ne donnant pas lieu à indemnité. Leur droit de propriété se serait ainsi trouvé vidé de sa substance pendant la durée de validité des mesures en question.
59. Le Gouvernement admet que par suite du libre jeu du marché, il peut devenir plus malaisé de vendre ou louer un immeuble grevé d’un permis d’exproprier et que cet inconvénient s’accroît en fonction de la durée de validité du permis. Il reconnaît aussi que les interdictions de construire restreignent l’exercice normal du droit de propriété. Toutefois, il affirme que permis et interdictions sont inhérents à l’aménagement urbain et ne portent pas atteinte au droit des propriétaires "au respect de (leurs) biens", au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
60. La Cour ne saurait souscrire à cette thèse.
S’ils laissaient juridiquement intact le droit des intéressés à disposer et user de leurs biens, les permis d’exproprier n’en réduisaient pas moins dans une large mesure la possibilité pratique de l’exercer. Ils touchaient aussi à la substance même de la propriété en ce qu’ils reconnaissaient par avance la légalité d’une expropriation et autorisaient la ville de Stockholm à y procéder à tout moment qu’elle trouverait opportun. Le droit de propriété des requérants devenait ainsi précaire et révocable.
De leur côté, les interdictions de construire limitaient sans conteste le droit des requérants à user de leurs biens.
La Cour estime en outre qu’il y a lieu en principe de considérer ensemble les décisions litigieuses, quitte à les distinguer parfois pour les besoins de l’analyse. En effet, bien qu’elles n’eussent pas nécessairement de lien juridique entre elles (paragraphe 35 ci-dessus) et que leur durée de validité différât, elles se complétaient et poursuivaient un objectif identique: faciliter la réalisation du développement de la cité selon les plans successifs préparés à cet égard.
Les requérants ont donc subi une ingérence dans leur droit de propriété, dont, la Commission le souligne à juste titre, les conséquences se sont sans nul doute aggravées par l’utilisation combinée des permis d’exproprier et des interdictions de construire pendant une longue période.
2. Sur la justification de l’ingérence dans le droit de propriété des requérants
61. Reste à rechercher si l’ingérence ainsi constatée enfreint ou non l’article 1 (P1-1).
Celui-ci contient trois normes distinctes. La première, d’ordre général, énonce le principe du respect de la propriété; elle s’exprime dans la première phrase du premier alinéa. La deuxième vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions; elle figure dans la seconde phrase du même alinéa. Quant à la troisième elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général et en mettant en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires à cette fin; elle ressort du deuxième alinéa.
La Cour doit s’assurer de l’applicabilité des deux dernières de ces normes avant de se prononcer sur l’observation de la première.
a) Sur l’applicabilité de la seconde phrase du premier alinéa
62. Il échet de rappeler d’abord que les autorités suédoises n’ont pas procédé à l’expropriation des immeubles des requérants. Ces derniers n’ont donc à aucun moment été formellement "privés de leur propriété": ils pouvaient user de leur bien, le vendre, le léguer, le donner ou l’hypothéquer.
63. En l’absence d’une expropriation formelle, c’est-à-dire d’un transfert de propriété, la Cour s’estime tenue de regarder au-delà des apparences et d’analyser, les réalités de la situation litigieuse (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Van Droogenbroeck du 24 juin 1982, série A no 50, p. 20, par. 38). La Convention visant à protéger des droits "concrets et effectifs" (arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 12, par. 24), il importe de rechercher si ladite situation n’équivalait pas à une expropriation de fait, comme le prétendent les intéressés.
Aux yeux de la Cour, les effets incriminés (paragraphe 58 ci-dessus) dérivent tous de la diminution de la disponibilité des biens en cause. Ils résultent de limitations apportées au droit de propriété, devenu précaire, ainsi que des conséquences de celles-ci sur la valeur des immeubles. Pourtant, bien qu’il ait perdu de sa substance le droit en cause n’a pas disparu. Les effets des mesures en question ne sont pas tels qu’on puisse les assimiler à une privation de propriété. La Cour note à ce sujet que les requérants ont pu continuer à user de leurs biens et que si les ventes d’immeubles touchés à Stockholm par des permis d’exproprier et des interdictions de construire ont été rendues plus malaisées, la possibilité de vendre a subsisté; selon les renseignements fournis par le Gouvernement, il y a eu plusieurs dizaines de ventes (paragraphe 30 ci-dessus).
La seconde phrase du premier alinéa ne trouvait donc pas à s’appliquer en l’espèce.
b) Sur l’applicabilité du deuxième alinéa
64. Les interdictions de construire s’analysaient sans conteste en une réglementation de "l’usage des biens" des intéressés, au sens du deuxième alinéa.
65. En revanche, les permis d’exproprier n’entendaient pas limiter ou contrôler cet usage. Représentant une étape initiale dans le processus de privation de propriété, ils ne tombaient pas sous le coup du deuxième alinéa. Il faut les examiner au regard de la première phrase du premier.
c) Sur l’observation de la première phrase du premier alinéa en ce qui concerne les permis d’exproprier
66. Les griefs des requérants portent d’abord sur la durée des délais accordés à la ville de Stockholm; ils la jugent contraire tant au droit suédois qu’à la Convention.
67. La loi de 1917 ne contenait aucune disposition sur la longueur du délai pendant lequel l’expropriant devait entamer une procédure judiciaire visant à fixer l’indemnité d’expropriation; elle n’en renfermait pas davantage quant à la prolongation de la validité des permis.
Selon la succession Sporrong et Mme Lönnroth, la pratique constante depuis l’entrée en vigueur de la loi voulait que le délai normal de citation à comparaître devant le tribunal foncier fût d’un an. Comme en l’occurrence il a atteint respectivement cinq et dix ans, les permis initiaux manqueraient de base légale; il en irait de même des trois prorogations du permis relatif à l’immeuble de la succession Sporrong.
L’État défendeur répond que la délivrance et la prorogation des permis respectaient le droit suédois: habilité à fixer la durée du permis initial, le gouvernement aurait aussi compétence, en l’absence de texte en sens contraire, pour la prolonger.
68. La Cour n’estime pas devoir trancher cette controverse relative à l’interprétation du droit suédois. Même si les permis litigieux n’allaient pas à l’encontre de ce dernier, leur conformité avec lui ne prouve pas leur compatibilité avec le droit garanti par l’article 1 (P1-1).
69. La circonstance qu’ils ne relevaient ni de la seconde phrase du premier alinéa ni du deuxième alinéa n’implique pas que l’ingérence dans ledit droit enfreignait la norme énoncée à la première phrase du premier alinéa.
Aux fins de cette disposition, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, mutatis mutandis, l’arrêt du 23 juillet 1968 dans l’affaire "linguistique belge", série A no 6, p. 32, par. 5). Inhérent à l’ensemble de la Convention, le souci d’assurer un tel équilibre se reflète aussi dans la structure de l’article 1 (P1-1).
L’agent du Gouvernement a reconnu la nécessité de pareil équilibre. Selon la loi sur l’expropriation, a-t-il souligné à l’audience de la matinée du 23 février 1982, on ne doit pas délivrer de permis d’exproprier si l’on peut atteindre par un autre moyen le but d’intérêt public visé; cette évaluation faite, il faut mesurer pleinement les intérêts de l’individu et l’intérêt public.
La Cour ne perd pas de vue cette préoccupation du législateur. De plus, elle juge naturel que dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement des grandes cités, les États contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique. Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle. Il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé d’une manière compatible avec le droit des requérants "au respect de (leurs) biens", au sens de la première phrase de l’article 1 (P1-1).
70. La législation en vigueur à l’époque se caractérisait par sa rigidité. En dehors du retrait pur et simple des permis d’exproprier, qui exigeait l’accord de la municipalité, elle n’offrait aucun moyen de modifier après coup la situation des propriétaires concernés. La Cour relève à cet égard que les permis accordés à la ville de Stockholm le furent, dans le cas de la succession Sporrong, pour cinq ans - mesure prorogée pour trois ans, puis pour cinq et enfin pour dix - et, dans le cas de Mme Lönnroth, pour dix ans. En pratique, ils restèrent en vigueur pendant vingt-trois et huit ans respectivement. Durant toute cette période, les requérants demeurèrent dans une incertitude complète quant au sort de leur propriété et n’eurent pas droit à la prise en compte, par le gouvernement suédois, des difficultés qu’ils pouvaient rencontrer. Le rapport de la Commission en donne un exemple. Mme Lönnroth avait prié le gouvernement de retirer le permis d’exproprier. La municipalité lui répondit que les plans existants n’autorisaient aucune dérogation; quant au gouvernement, il rejeta la requête au motif qu’il ne pouvait révoquer le permis sans le consentement exprès de la municipalité (paragraphe 21 ci-dessus).
La Cour ne méconnaît pas l’intérêt qu’avait la ville de Stockholm à plans. Toutefois, elle ne s’explique pas pourquoi la législation suédoise devait exclure la possibilité de réapprécier, à des intervalles raisonnables pendant la longue durée pour laquelle chacun de ces permis était accordé et maintenu, les intérêts de la ville et ceux des propriétaires. En l’espèce, l’absence d’une telle possibilité se révèle d’autant moins satisfaisante que les projets urbanistiques à l’origine des permis d’exproprier, et avec eux la destination donnée aux propriétés des requérants, ont changé à plusieurs reprises.
71. Comme en témoigne l’exposé des motifs du projet d’où est sortie la loi de 1972, le gouvernement suédois a concédé que "le système existant présent[ait], à certains égards, des inconvénients pour le propriétaire":
"Naturellement, la seule délivrance d’un permis d’exproprier le plonge souvent dans l’incertitude. En pratique, il voit se restreindre considérablement ses possibilités de disposer de son immeuble en le vendant, en en cédant l’usage ou en y faisant construire. Il peut aussi se trouver embarrassé pour décider d’engager des frais d’entretien ou de modernisation. Évidemment, les inconvénients résultant du permis s’aggravent si un long délai s’écoule avant la mise en route de la procédure judiciaire." (Kungl. Maj:ts proposition nr. 109, 1972, p. 227)
La loi de 1972 tient partiellement compte de ces préoccupations. Certes, elle ne prévoit pas l’octroi d’une indemnité aux propriétaires qui auraient subi un préjudice en raison de la durée de validité du permis, mais elle leur permet de bénéficier d’un abrègement du délai de citation à comparaître devant le tribunal foncier, s’ils fournissent la preuve d’un préjudice fortement accru du fait que la question de l’expropriation demeure pendante (paragraphe 37 ci-dessus). Inapplicable en l’espèce (paragraphe 39 ci-dessus), elle n’a pu aider les requérants à surmonter les difficultés qu’ils pouvaient éprouver.
72. La Cour constate en outre que l’existence, pendant toute cette période, d’interdictions de construire a encore accentué les répercussions dommageables de la durée de validité des permis. La pleine jouissance du droit de propriété des requérants a été entravée au total pendant vingt-cinq ans pour la succession Sporrong et douze ans pour Mme Lönroth. A cet égard, la Cour note qu’en 1967 l’ombudsman parlementaire a estimé incompatibles avec ce qui devrait prévaloir dans un État de droit les effets négatifs pouvant résulter, pour les propriétaires, d’interdictions prolongées (paragraphe 42 ci-dessus).
73. Ainsi combinées, les deux séries de mesure ont créé une situation qui a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général: la succession Sporrong et Mme Lönroth ont supporté une charge spéciale et exorbitante que seules auraient pu rendre légitime la possibilité de réclamer l’abrégement des délais ou celle de demander réparation. Or la législation suédoise excluait à l’époque pareilles possibilités; elle exclut toujours la seconde d’entre elles.
Aux yeux de la Cour, il n’y a pas lieu, à ce stade, de rechercher si les requérants ont réellement subi un préjudice (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Marckx précité, série A no 31, p. 13, par. 27): c’est dans leur situation juridique même que l’équilibre à préserver a été détruit.
74. Les permis en cause, dont les interdictions de construire ont aggravé les conséquences, ont donc violé l’article 1 (P1-1), et ce dans le chef des deux requérants.
d) Sur l’observation de l’article 1 (P1-1) en ce qui concerne les interdictions de construire
75. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’estime pas nécessaire de déterminer si les interdictions de construire, envisagées en soi, enfreignaient également l’article 1 (P1-1).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DES ARTICLES 17 ET 18 DE LA CONVENTION, COMBINES AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (art. 17+P1-1, art. 18+P1-1)
76. Les requérants tirent aussi argument des articles 17 et 18 (art. 17, art. 18) de la Convention. Ils affirment avoir supporté dans l’exercice de leur droit au respect de leurs biens "des limitations plus amples que celles prévues" à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) et poursuivant un "but" dont ledit article ne parle pas.
La Commission unanime conclut à l’absence de violation.
Ayant constaté que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) se trouvait enfreint, la Cour ne juge pas devoir se placer de surcroît sur le terrain des articles 17 et 18 de la Convention (art. 17, art. 18).
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINE AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (art. 14+P1-1)
77. Invoquant l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), les requérants se prétendent victimes d’une discrimination par rapport à deux catégories de propriétaires: ceux d’immeubles non expropriés et ceux d’immeubles expropriés selon des modalités cadrant avec le droit suédois et la Convention.
La Cour ne souscrit pas à cette thèse qu’aucune pièce du dossier ne vient étayer.
IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 DE LA CONVENTION (art. 6-1)
78. D’après les requérants, leurs griefs relatifs aux permis d’exproprier frappant leurs immeubles n’ont pas été traités par les tribunaux suédois, ni ne pouvaient l’être; ils allèguent à cet égard la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, qui se lit ainsi:
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement, et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)."
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
79. Le droit de propriété des requérants revêt sans aucun doute un caractère civil, qui d’ailleurs n’a pas prêté à discussion en l’espèce. Resta à savoir si une "contestation" a surgi à son sujet entre les requérants et les autorités suédoises.
80. Tout en reconnaissant qu’une procédure d’expropriation touche un droit de caractère civil, la Commission estime que les permis d’exproprier accordés en vertu de la loi de 1917 ne tranchaient pas des contestations sur les droits et obligations de caractère civil des propriétaires. Elle conclut que la procédure administrative de délivrance puis de prorogation des permis frappant les immeubles des requérants échappait à l’empire de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
La Cour ne saurait partager cet avis. Dans son arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, elle a précisé que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) "ne vaut pas seulement pour une procédure déjà entamée: peut aussi l’invoquer quiconque, estimant illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits (de caractère civil), se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)" (série A no 43, p. 20, par. 44, avec renvoi à l’arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18). Il importe peu que la contestation concerne un acte administratif pris par l’autorié compétente et en vertu de prérogatives de puissance publique (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 39, par. 94, et l’arrêt König du 28 juin 1978, série A no 27, p. 32, par. 94).
En l’occurrence, les intéressés soulignent qu’ils n’ont pas eu la faculté de saisir un tribunal habilité à statuer sur la situation créée par la délivrance ou prorogation des permis d’exproprier.
81. Au sujet de la légalité même de cette délivrance ou prorogation, la succession Sporrong et Mme Lönnroth invoquent la pratique qui voulait que le délai normal de citation à comparaître devant le tribunal foncier fût d’un an (paragraphe 67 ci-dessus); ils soutiennent que les longs délais accordés dans leur cas n’étaient pas compatibles avec la loi suédoise. Quant au Gouvernement, il rejette cette interprétation. La Cour rappelle qu’elle n’estime pas devoir vider la controverse (paragraphe 68 ci-dessus). L’existence et le sérieux de celle-ci montrent toutefois qu’un problème se posait au regard de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Dès lors que les requérants jugeaient illégales l’adoption ou prorogation de mesures atteignant leur droit de propriété et en vigueur pour des durées telles que celles observées en l’espèce, ils avaient droit à ce qu’un tribunal tranchât cette question de droit interne.
82. Les intéressés dénoncent aussi l’impossibilité de rechercher en justice la réparation du préjudice causé par les permis d’exproprier, ainsi que par les interdictions de construire. La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner cette thèse puisqu’elle vient de conclure à l’existence d’une contestation.
83. En résumé, les permis d’exproprier frappant les immeubles des requérants avaient trait à un droit "de caractère civil" et donnaient lieu, en ce qui concerne leur durée de validité, à une "contestation", au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
B. Sur l’observation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
84. La Cour doit s’assurer que le droit suédois accordait aux requérants le "droit à un tribunal", dont l’un des aspects est le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal compétent en matière civile (arrêt Golder précité, série A no 18, p. 18, par. 36). Il lui faut donc rechercher si la succession Sporrong et Mme Lönnroth ont pu engager une procédure judiciaire pour contester la légalité des décisions du conseil municipal et du gouvernement dans le domaine de la délivrance ou prorogation des permis d’exproprier de longue durée.
1. Le contrôle de la légalité des décisions du conseil municipal
85. Selon le Gouvernement, les requérants auraient pu mettre en cause la régularité des décisions par lesquelles la municipalité de Stockholm demandait au gouvernement de délivrer ou proroger lesdits permis.
Certes, pour autant qu’ils en auraient pris connaissance malgré l’absence, alléguée par eux, de notification individuelle, il leur eût été loisible de saisir le conseil administratif de comté puis, au besoin, la Cour administrative suprême (paragraphe 43 ci-dessus). Toutefois, ces demandes ne constituaient que des mesures préparatoires; en soi, elles ne portaient pas encore atteinte à un droit de caractère civil. En outre, leur légalité ne dépendait pas nécessairement des mêmes critères que celle des décisions définitives adoptées à cet égard par le gouvernement.
2. Le contrôle de la légalité des décisions du gouvernement
86. Les décisions gouvernementales de délivrance et de prorogation des permis, elles, ne sont pas susceptibles de recours devant les juridictions administratives.
A la vérité, les propriétaires peuvent en contester la régularité en invitant la Cour administrative suprême à rouvrir la procédure, mais ils doivent en pratique se fonder sur des motifs identiques ou analogues à ceux énumérés au chapitre 58, article 1, du code de procédure judiciaire (paragraphe 50 ci-dessus). De plus, il s’agit d’une voie de recours extraordinaire - le Gouvernement en convient - et rarement utilisée. La Cour administrative suprême ne connaît pas du fond des affaires quand elle contrôle la recevabilité d’un tel recours; à ce stade, elle ne procède donc pas à un examen complet de mesures touchant à un droit de caractère civil (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, pp. 23, 24 et 26, par. 51, 54 et 60). Pareil examen ne saurait avoir lieu, devant elle ou une juridiction ou autorité de renvoi antérieurement saisie, que pour une demande déclarée par elle recevable. Bref, le recours ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
87. En résumé, la cause de la succession Sporrong et de Mme Lönnroth n’a pu être entendue par un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction. Il y a donc eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) dans le chef des deux requérants.
V. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13) DE LA CONVENTION
88. Les requérants s’affirment privés de tout recours effectif devant une "instance" nationale contre les violations qu’ils dénoncent; ils invoquent l’article 13 (art. 13) aux termes duquel
"Toute personne dont les droit et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles."
Dans son rapport, la Commission exprime l’avis qu’il y a eu méconnaissance dudit article (art. 13). Le Gouvernement combat cette opinion, surtout dans son mémoire du 31 juillet 1981 exclusivement consacré au problème.
Eu égard à sa décision relative à l’article 6 par. 1 (art. 6-1), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 13 (art. 13); les exigences de ce dernier sont en effet moins strictes que celles de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et absorbées par elles en l’espèce (arrêt Airey précité, série A no 32, p. 18, par. 35; voir aussi, mutatis mutandis, l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 46, par. 95, et l’arrêt Golder précité, série A no 18, pp. 15-16, par. 33).
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
89. Aux audiences du 23 février 1982, le conseil des requérants a déclaré que si la Cour constatait une violation, ses clients demanderaient au titre de l’article 50 (art. 50) une satisfaction équitable pour dommage matériel ainsi que pour frais de justice et dépenses annexes. Estimant que leurs prétentions dépendraient largement de la teneur de l’arrêt à rendre, il a suggéré de renvoyer à plus tard l’examen du problème.
Le Gouvernement s’est borné à préciser qu’il n’entendait pas prendre position sur l’application de l’article 50 (art. 50) pour le moment.
Bien que soulevée en vertu de l’article 47 bis du règlement, la question ne se trouve donc pas en état. En conséquence, la Cour doit la réserver et déterminer la procédure ultérieure, en tenant compte de l’hypothèse d’un accord entre l’État défendeur et les requérants.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par dix voix contre neuf, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) dans le chef des deux requérants;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il ne se s’impose pas d’examiner aussi l’affaire sous l’angle des articles 17 et 18 de la Convention combinés avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 17+P1-1, art. 18+ P1-1);
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1);
4. Dit, par douze voix contre sept, qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention dans le chef des deux requérants;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article 13 (art. 13) de la Convention;
6. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état;
en conséquence,
a) la réserve en entier:
b) invite la Commission à lui présenter, dans le délai de deux mois à compter du prononcé du présent arrêt, ses observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout règlement auquel Gouvernement et requérants auront pu aboutir;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à son président le soin de la fixer en cas de besoin.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le vingt-trois septembre mil neuf cent quatre-vingt-deux.
Gérard WIARDA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 50 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion dissidente commune à M. Zekia, M. Cremona, M. Thór Vilhjálmsson, M. Lagergren, Sir Vincent Evans, M. Macdonald, M. Bernhardt et M. Gersing, relative à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1-);
- opinion concordante de M. Cremona, relative à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
- opinion dissidente de M. Thór Vilhjálmsson, relative à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
- opinion dissidente de M. Lagergren, relative à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
- opinion dissidente commune à M. Pinheiro Farinha, Sir Vincent Evans, M. Macdonald, M. Bernhardt et M. Gersing, relative à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
- opinion partiellement dissidente de M. Walsh.
G.W.
M.-A.E.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. ZEKIA, M. CREMONA, M. THÓR VILHJÁLMSSON, M. LAGERGREN, SIR VINCENT EVANS, M. MACDONALD, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES, RELATIVE A L’ARTICLE 1 DE PROTOCOLE no 1 (P1-1)
(Traduction)
1. Nous regrettons de ne pouvoir approuver la conclusion de la majorité de la Cour selon laquelle il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) à la Convention, ni la manière dont l’arrêt interprète et applique cet article (P1-1).
2. Le constat de violation de l’article 1 du Protocole (P1-1) repose sur un raisonnement qui ne nous semble pas correspondre au but profond et au sens réel de cette disposition.
La majorité relève d’abord qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit de propriété, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole (P1-1). Nous reconnaissons que les permis d’exproprier et les interdictions de construire ont eu pour effet combiné de porter atteinte au droit des propriétaires "au respect de leurs biens" (right "to the peaceful enjoyment of their possessions").
L’arrêt relève ensuite que la seconde phrase du premier alinéa ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce, ce sur quoi nous sommes également d’accord.
Toutefois, la majorité écarte aussi l’applicabilité du second alinéa (paragraphe 65 de l’arrêt). Le motif invoqué à l’appui ne nous paraît guère convaincant. Il consiste sans plus à souligner que les permis d’exproprier n’entendaient pas limiter ou contrôler l’usage des biens des requérants, mais représentaient une étape initiale dans un processus de privation de propriété. Or cela ne tient pas compte du fait, qui semble admis dans un autre passage de l’arrêt, qu’il faut les envisager en combinaison avec les interdictions de construire. Comme le note à juste titre le paragraphe 60 de l’arrêt, "en effet, bien qu’elles n’eussent pas nécessairement de lien juridique entre elles (...) et que leur durée de validité différât, elles se complétaient et poursuivaient un objectif identique: faciliter la réalisation du développement de la cité selon les plans successifs préparés à cet égard".
Ayant éliminé la seconde phrase du premier alinéa ainsi que le deuxième alinéa, la majorité de la Cour s’estime libre, en appliquant seulement la première phrase de l’article (P1-1), de "rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu" (paragraphe 69 de l’arrêt). Nous ne nous prononçons pas sur cette interprétation de la première phrase de l’article 1 (P1-1), car nos conclusions se fondent sur l’application du deuxième alinéa.
3. Nous concevons différemment la manière dont il faut interpréter et appliquer l’article 1 (P1-1) en l’espèce.
La première phrase de l’article (P1-1) offre une garantie à la propriété privée. Il s’agit d’une clause générale protégeant les individus, ainsi que les personnes morales privées, contre les atteintes au droit au respect de leurs biens. Les États modernes sont cependant obligés, dans l’intérêt de la collectivité, de réglementer l’usage des biens privés à beaucoup d’égards. Il y a toujours des responsabilités et besoins sociaux qui entrent en ligne de compte quant à la propriété et à l’usage de ces biens. Les dispositions suivantes de l’article 1 (P1-1) reconnaissent ces besoins et responsabilités, ainsi que les droits correspondants des États. L’essence même de l’urbanisme est de réglementer l’usage des biens, y compris les biens privés, dans l’intérêt général.
Assurément, pour que s’applique le deuxième alinéa les restrictions à l’usage des biens privés doivent laisser au propriétaire au moins un certain degré de liberté, sinon elles équivaudraient à une privation; dans ce cas, aucun "usage" ne subsisterait. Toutefois, que les mesures prises puissent déboucher en fin de compte sur l’expropriation des immeubles concernés ne saurait constituer un élément décisif contre l’application du deuxième alinéa. Quand l’usage des biens reste possible, quoique assorti de restrictions, cette disposition demeure applicable même si l’intention sous-jacente aux mesures est de priver le propriétaire de ses biens, le cas échéant. Cela est confirmé en l’espèce par le fait qu’une telle privation n’a jamais eu lieu en réalité. L’État n’a jamais mis fin à l’usage des immeubles par leur propriétaire. Cet usage a été temporairement restreint dans l’optique d’éventuelles expropriations futures.
Nous pensons donc que le deuxième alinéa s’applique aux mesures incriminées en l’espèce.
Il s’agit ensuite de savoir si elles se justifiaient au regard de ce texte. Rédigé en termes très emphatiques, il déclare que les dispositions précédentes de l’article 1 (P1-1) "ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général". Au paragraphe 64 de son arrêt Marckx du 13 juin 1979 (série A no 31, p. 28), la Cour a jugé qu’"Il (cet alinéa) les érige (les États) ainsi en seuls juges de la ‘nécessité’ d’une telle loi". "L’intérêt général" qui a donné naissance aux lois suédoises pertinentes en l’espèce est évident. Une législation destinée à faciliter l’urbanisme, en particulier dans des grandes villes comme Stockholm, sont chose normale dans les États contractants, y compris des dispositions tendant à permettre aux autorités de réglementer l’usage et l’exploitation des biens et à prévoir l’expropriation aux fins de travaux de réaménagement et d’autres objectifs dans l’intérêt général.
Ce sont pourtant, bien sûr, les mesures prises par les autorités suédoises en vertu des lois pertinentes qui font problème en l’espèce. Les mots "ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États" avaient manifestement pour but de ménager à ceux-ci une grande liberté d’appréciation. Néanmoins, la Cour doit s’assurer non seulement de la légalité des mesures en question au regard du droit suédois, mais encore de l’absence d’incompatibilité entre elles et l’objectif légitime de la réglementation de l’usage des biens dans l’intérêt général.
Nous partageons l’opinion de la Commission selon laquelle il n’y a pas de bonne raison de douter de la légalité des mesures prises en l’espèce (paragraphes 106 à 109 du rapport de la Commission).
Les requérants prétendent que nul intérêt général ne justifiait la durée des mesures. Nous ne pensons pas qu’elle ait excédé les périodes que les autorités de l’État pouvaient raisonnablement juger conformes à l’intérêt général.
L’urbanisme moderne exige, spécialement dans les vastes zones urbaines, des réflexions et évaluations très difficiles, et sa mise en oeuvre demande souvent un temps considérable. De même, on ne peut guère contester que la planification et les préparatifs d’un projet d’aménagement urbain pouvant changer en fonction de l’évolution des convictions et des attentes de la collectivité. Cela est illustré en l’espèce par les modifications apportées aux plans de la ville de Stockholm. Au fil des ans, l’idée de larges voies de circulation traversant les quartiers du centre de la ville a fait place à celles, nouvelles, de zones piétonnes, d’encouragement des transports en commun, de préservation et de restauration des bâtiments existants. Beaucoup d’autres villes et États ont connu une évolution analogue.
A la vérité, les permis d’exproprier et les interdictions de construire ont été maintenus en vigueur pendant un certain nombre d’années et, dans le cas de la succession Sporrong, pendant plus de vingt ans, ce qui est très long. D’un autre côté, le gouvernement suédois a fourni des explications compréhensibles. Il faut aussi tenir compte de la situation juridique et de fait des propriétaires pendant la période qu’ont duré les restrictions. Ils sont demeurés propriétaires et ont conservé l’usage des immeubles dans l’état où ceux-ci se trouvaient. Ils avaient le droit d’en disposer, ce qu’on fait d’autres propriétaires placés dans une situation analogue. Il leur était loisible de demander l’autorisation de reconstruire et d’améliorer leurs immeubles, tout au moins dans les limites inhérentes à tout projet d’urbanisme; de fait, la succession Sporrong et Mme Lönnroth ont demandé en 1970 l’autorisation de procéder à des modifications et l’ont obtenue. Il ne faut du reste pas oublier que les propriétaires d’immeubles dans une société moderne sont tributaires de bien d’autres facteurs que des décisions officielles du type dont il s’agit ici. Dès que les autorités révèlent leurs intentions quant à l’usage futur des terres et immeubles sis dans leurs zones, les propriétaires peuvent subir des effets préjudiciables comme ceux dont les requérants se plaignent en l’espèce.
Tout bien considéré, nous ne pouvons conclure que les mesures adoptées par les autorités suédoises, particulièrement sous l’angle de leur durée, soient allées au-delà du but légitime autorisé par les termes du deuxième alinéa de l’article 1 (P1-1), même si leurs effets préjudiciables sur les propriétaires ne peuvent guère se contester.
4. Nous pensons, pour ces raisons, que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) n’a pas été enfreint en l’espèce.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE CREMONA, RELATIVE A L’ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
(Traduction)
Conjointement avec plusieurs de mes collègues, j’ai déjà exprimé mon désaccord avec la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). J’exposerai ici, aussi brièvement que possible, pour quelles raisons je conclus, avec la majorité, à une violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention.
La Cour a déjà eu l’occasion de dire que l’article 6 § 1 (art. 6-1) garantit l’accès à un tribunal en cas de contestation relative à des droits et obligations de caractère civil (arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36). Elle a aussi jugé que "peut aussi l’invoquer" - cette disposition - "quiconque estimant illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits (de caractère civil), se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 (art. 6-1)" (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43, p. 20, § 44).
Or telle est, selon moi, la situation en l’espèce. Considérant a) que les requérants contestaient la légalité de l’adoption ou la prorogation de certaines mesures (permis d’exproprier) adoptées par les autorités suédoises et affectant leurs immeubles, b) qu’en droit suédois les permis d’exproprier déterminent déjà la légalité de la mesure d’expropriation qui suivra éventuellement et qui ne pourra plus être attaquée devant un tribunal (remarque importante formulée par M. Frowein dans son opinion séparée annexée au rapport de la Commission, page 76*) et c) que les droits ainsi affectés étaient des droits de propriété, lesquels ont certainement un caractère civil, je conclus que les requérants cherchaient à faire trancher des contestations sur leurs droits de caractère civil ou, en d’autres termes, qu’il y avait bien "contestation" sur des droits de caractère civil des requérants. Cela étant, d’après l’article 6 § 1 (art. 6-1) ils auraient dû pouvoir soumettre leurs griefs à un tribunal répondant aux exigences de cette disposition, mais ils se sont trouvés dans l’impossibilité de le faire.
Aussi longtemps qu’une prétention du genre susmentionné n’est pas manifestement futile ou vexatoire, toute spéculation quant à son issue possible ou probable (si l’on avait pu la soumettre à un tribunal) ne peut constituer qu’un exercice vain ne modifiant en rien la position exposée ci-dessus. De même, l’opinion que nous pouvons avoir quant à la légalité ou illégalité de ces mesures n’est pas véritablement pertinente pour la réponse à la présente question (celle qui se pose sur le terrain de l’article 6 § 1) (art. 6-1).
Il demeure que les requérants directement affectés par ces mesures et en contestant la légalité, avaient le droit (et auraient dû en conséquence avoir aussi l’occasion, ce qui n’a pas été le cas) d’en faire vérifier et constater par un tribunal la légalité ou illégalité au regard de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON, RELATIVE A L’ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
(Traduction)
Je ne pense pas qu’il y ait eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) en l’espèce. Je n’aperçois pas non plus de violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention. Sur le premier point, je renvoie à l’opinion dissidente commune à moi-même et à un certain nombre de mes collègues. En ce qui concerne l’article 6 § 1 (art. 6-1), je regrette de n’avoir pu me grouper avec d’autres juges; ma thèse peut se résumer ainsi:
Au paragraphe 79 de l’arrêt, la majorité de la Cour déclare que les droits litigieux des requérants revêtent sans nul doute un "caractère civil". A cet égard, je suis d’accord. En revanche, je ne vois pas qu’il y ait "contestation sur des droits de caractère civil".
Il est clair que d’après le droit suédois, les requérants ne pouvaient pas en pratique contester devant les tribunaux les permis d’exproprier frappant leurs immeubles. Je renvoie ici aux paragraphes 48 à 50 de l’arrêt. S’il y avait là violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1), il en résulterait que l’État défendeur avait l’obligation de fournir aux requérants l’occasion de présenter à un tribunal une argumentation dénuée de fondement en droit à cause de normes suédoises, de caractère constitutionnel, sur le pouvoir judiciaire de contrôle des actes du gouvernement. Il s’ensuivrait aussi que l’article 6 § 1 (art. 6-1), qui traite du droit à un procès, régit indirectement des normes constitutionnelles fondamentales. J’estime pareille interprétation impossible. En conséquence, il n’existait pas de contestation ou désaccord susceptible d’être tranché par un tribunal suédois. L’article 6 § 1 (art. 6-1) n’impose à l’État défendeur aucune obligation de modifier cette situation.
Pour cette raison, l’article 6 § 1 (art. 6-1) ne me paraît pas applicable.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LAGERGREN, RELATIVE A L’ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
(Traduction)
Quant à l’application de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention en l’espèce, j’estime qu’aucun droit de caractère civil n’était en jeu et qu’il n’y avait pas de véritable contestation à faire trancher par un tribunal national.
Aux yeux de la majorité de la Commission (paragraphe 147 du rapport), les permis d’exproprier n’ont eu aucun effet juridique sur le droit de propriété des requérants. Ceux-ci ont conservé intacts leurs titres de propriété et donc la faculté, notamment, de vendre, habiter ou louer leurs immeubles. Néanmoins, en leur qualité de titulaires du droit de caractère civil qu’est le droit de propriété, ils se trouvaient sous la menace quasi permanente d’une expropriation. D’après la Commission, le préjudice subi par eux à cause des permis d’exproprier était de nature indirecte et factuelle, sans effet juridique sur leurs droits et obligations de caractère civil.
Au contraire M. Frowein, dans son opinion individuelle partagée par MM. Trechsel, Melchior et Sampaio, conclut à la violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) parce que les requérants n’ont pas eu la possibilité de faire statuer un tribunal sur la légalité de la délivrance ou prorogation des permis d’exproprier. Pour M. Frowein, l’octroi du permis n’était que la première étape mais déterminait au regard du droit suédois la légalité de la mesure d’expropriation, qui ne pouvait plus être attaquée devant un tribunal; il était donc décisif pour déterminer cette légalité.
Si l’octroi même des permis avait été en jeu, j’inclinerais à souscrire à l’opinion précitée de la minorité, à savoir que l’octroi des permis était décisif pour les droits de propriété des requérants et que la législation suédoise n’offrait pas les voies de recours exigées par le paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1).
Toutefois, comme le relève la Cour (paragraphe 58 de l’arrêt), les requérants ne contestent pas la légalité intrinsèque des permis d’exproprier. Ils se bornent à se plaindre de la durée des permis et de leur prorogation et soutiennent que la longueur des délais dans leur cas n’était pas conforme à la loi de 1917. Ainsi, le seul point sur lequel ils contestent la légalité des mesures prises en l’espèce a trait à la durée des permis d’exproprier. Or, à mon avis, la décision concernant la durée, question de procédure ou de fait, n’équivaut pas à trancher des contestations sur des droits de caractère civil; la simple fixation de délais pour des permis d’exproprier n’est nullement décisive pour de tels droits. Cela suffit à écarter l’application de l’article 6 § 1 (art. 6-1), sans qu’il y ait lieu d’approfondir la question de l’existence d’une "contestation".
J’aimerais cependant examiner aussi cette dernière question. La loi de 1917 ne renfermait pas de disposition sur la durée de la période pendant laquelle l’expropriant devait entamer une procédure judiciaire en vue de la fixation d’une indemnité d’expropriation, ni sur la prorogation de la validité des permis d’exproprier. La Commission déclare (paragraphe 107 du rapport) que la fixation initiale de ces délais relevait apparemment de la discrétion du gouvernement et que selon une interprétation naturelle de ladite loi, ce dernier avait également compétence pour reconduire ses décisions primitives concernant ces permis. Elle estime donc légaux tant les délais de cinq à dix ans arrêtés par le gouvernement dans ses décisions des 31 juillet 1956 et 24 septembre 1971, que les trois prorogations des permis d’exproprier dans le cas de la succession Sporrong (voir aussi l’opinion dissidente commune à certains de mes collègues et à moi-même au sujet de l’article 1 du Protocole no 1) (P1-1).
La Cour résume ainsi les thèses des requérants et du Gouvernement sur ce point (paragraphe 67 de l’arrêt):
"Selon la succession Sporrong et Mme Lönnroth, la pratique constante depuis l’entrée en vigueur de la loi voulait que le délai normal de citation à comparaître devant le tribunal foncier fût d’un an. Comme en l’occurrence il a atteint respectivement cinq et dix ans, les permis initiaux manqueraient de base légale; il en irait de même des trois prorogations du permis relatif à l’immeuble de la succession Sporrong.
L’État défendeur répond que la délivrance et la prorogation des permis respectaient le droit suédois: habilité à fixer la durée du permis initial, le gouvernement aurait aussi compétence, en l’absence de texte en sens contraire, pour la prolonger."
Sous la rubrique intitulée "Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 (art. 6-1)", la Cour (paragraphe 81 de l’arrêt) déclare "qu’elle n’estime pas devoir vider la controverse (...). L’existence et le sérieux de celle-ci montrent toutefois qu’un problème se posait au regard de l’article 6 § 1 (art. 6-1)". Elle conclut que les requérants avaient droit à ce qu’un tribunal tranchât cette question de droit interne.
Je regrette de ne pouvoir approuver cette conclusion. Il est certes délicat de dire si une contestation est sérieuse ou "véritable" (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43, p. 20, § 45), mais dans les cas limites, comme celui-ci, il faut la trancher. Les arguments invoqués par le Gouvernement au sujet de l’interprétation de la loi de 1917 correspondent, selon moi, aux normes d’interprétation généralement admises en droit suédois. Du reste, l’éminent représentant des requérants n’a cité aucune source doctrinale à l’appui de sa thèse selon laquelle il n’existait pas de base légale pour la durée initiale des permis ni pour les trois prorogations. Sans doute les permis de longue durée - particulièrement à Stockholm - ont-ils suscité de vives critiques, mais je ne connais aucune expression d’opinion les qualifiant d’illégaux ou de contraires à la législation suédoise en vigueur.
L’exposé le plus authentique de la thèse selon laquelle il n’existe pas de durée maximale pour les permis initiaux et que le gouvernement, en vertu des loi de 1917 comme de 1972, était habilité à prolonger ces périodes, se trouve probablement dans les travaux préparatoires de la loi de 1972. La commission ("expropriationsutredningen") qui établit le rapport à la base du projet d’où sortit cette loi déclara (SOU 1969: 50 p. 141*) que d’après l’article 5 § 4 de la loi de 1917, il appartenait au gouvernement de fixer la période pendant laquelle une citation à comparaître devant un tribunal foncier devait être notifiée. Elle poursuivait en ces termes:
"En règle générale on fixe un délai d’un an, mais les travaux préparatoires ne précisent pas comment ces délais devraient être arrêtés. La commission de 1908 sur l’expropriation (1908 års expropriationskommitté) s’est bornée à déclarer (p. 131) que le fait même d’accorder un droit d’exproprier pour un certain immeuble plongeait le propriétaire dans un état d’incertitude pouvant toujours causer des désagréments et souvent entraîner des inconvénients d’ordre économique. Elle a donc estimé que le droit d’exproprier ne devait pas demeurer suspendu au-dessus d’un immeuble pendant une période illimitée (c’est moi qui souligne).
On a jugé, dans la pratique, que le gouvernement était libre de prolonger les délais fixés. En conséquence, l’intervalle entre l’octroi du permis d’exproprier et la date de l’engagement d’une procédure judiciaire a été très long dans de nombreux cas, et il n’a pas toujours été possible d’éviter les inconvénients relevés par la commission de 1908."
La commission déclarait aussi à la page 142:
"Dans notre précédente enquête (SOU 1964: 32), nous avons proposé notamment une modification de l’article 5 § 4 de la loi de 1917, destinée surtout à codifier (c’est moi qui souligne) la compétence du gouvernement à prolonger la période pendant laquelle la question de l’expropriation doit être soumise à un tribunal."
La commission poursuivait à la page 143:
"Il ne serait guère possible d’empêcher la partie qui sollicite une expropriation - même si une période maximale était définie par la loi, éventuellement assortie d’une interdiction, pour le gouvernement, de la prolonger en dehors des cas où des raisons particulièrement impérieuses motivent une prorogation - d’introduire une nouvelle demande d’expropriation à la fin de la période fixée. (...) Dès lors, on ne saurait guère assurer sur ce point aux intérêts du propriétaire d’immeuble une protection plus ample que dans le cadre de la législation en vigueur."
Pour ces raisons, je ne pense pas qu’il y ait eu de "contestation" sérieuse ou véritable sur des "droits et obligations de caractère civil", et j’estime donc que l’article 6 § 1 (art. 6-1) n’a pas été violé.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. PINHEIRO FARINHA, SIR VINCENT EVANS, M. MACDONALD, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES, RELATIVE A L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION (art. 6-1)
(Traduction)
Nous regrettons de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité de la Cour selon laquelle il y a eu violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention en l’espèce.
L’article 6 § 1 (art. 6-1) dispose, notamment, que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. Il s’agit de savoir si les requérants pouvaient faire statuer sur la légalité des décisions des autorités suédoises concernant leurs immeubles, en particulier quant à la durée des permis d’exproprier, par un tribunal répondant aux exigences de ce texte.
On ne peut nier que les décisions des autorités suédoises ont porté atteinte au droit de propriété des requérants. Reste à savoir si elles devaient, aux termes de l’article 6 § 1 (art. 6-1), pouvoir être attaquées devant un tribunal.
La Cour a jugé que la notion de "droits de caractère civil" ("civil rights"), figurant à l’article 6 § 1 (art. 6-1), doit se voir attribuer un sens autonome, en ce sens qu’elle ne peut s’interpréter par simple référence au droit interne de l’État défendeur; elle a estimé que l’article 6 § 1 (art. 6-1) s’applique quand il y a une "contestation" dont l’issue est directement déterminante pour des "droits de caractère civil" au sens de droits de caractère privé, mais qu’un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisent pas (voir par exemple, l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43, pp. 20 et 21, §§ 44 à 47).
Nous pensons que la jurisprudence élaborée par la Cour en ces matières a besoin d’être affinée. Si l’on appliquait l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention chaque fois que des décisions prises dans l’intérêt général portent atteinte à des droits de caractère privé, il fournirait une garantie pratiquement illimitée de contrôle judiciaire des actes gouvernementaux et administratifs. Pareille interprétation ne cadre pas, selon nous, avec l’esprit ou la lettre de l’article 6 § 1 (art. 6-1) et elle est incompatible avec la situation juridique dans de nombreux États parties à la Convention.
Il peut parfois être difficile de tracer la ligne de partage entre les contestations déterminantes pour des droits de caractère civil, au sens de l’article 6 § 1 (art. 6-1), et celles portant sur des actes auxquels il ne s’applique pas. A notre avis, échappent à l’empire de l’article 6 § 1 (art. 6-1) au moins les actes relevant du droit public ou administratif, dominés par des considérations d’intérêt général et déterminés principalement par des considérations d’ordre politique. Or ces éléments se trouvent réunis dans l’affaire examinée ici.
Les permis d’exproprier obéissaient entièrement au droit public et à des considérations d’intérêt général. Ils concernaient les requérants non pas à titre privé, mais en tant que propriétaires d’immeubles situés dans une zone donnée de la ville de Stockholm. Ils n’étaient pas directement déterminants pour des droits privés, mais pour les droits reconnus à la ville de Stockholm par le droit public. Un contrôle judiciaire, tout au moins de la légalité des mesures prises, peut être souhaitable aussi dans de tels cas, mais l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention ne l’exige pas.
Des considérations analogues valent pour les interdictions de construire. Il faut envisager ces restrictions dans le contexte et en tant qu’élément du processus urbanistique et de ses impératifs propres.
Pour ces raisons, nous concluons à l’absence de violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE WALSH
(Traduction)
Je regrette de ne pouvoir approuver entièrement le raisonnement et les conclusions que la majorité de mes collègues ont adoptés dans l’arrêt de la Cour.
1. L’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) ne représente pas une garantie contre toutes les activités de l’État qui peuvent influer sur la valeur marchande d’un bien. Il reconnaît le droit d’avoir des biens et de ne pas en être privé, mais il ressort clairement de ses termes qu’il n’attribue pas au droit de propriété un caractère absolu.
Ses dispositions envisagent a) une privation "pour cause d’utilité publique" ("in the public interest") et b) la réglementation de l’usage des biens "conformément à l’intérêt général" ("in accordance with the general interest"). Il est donc clair que l’article (P1-1) ne considère pas le droit de propriété comme absolu. Au contraire, il prévoit que l’intérêt privé s’incline devant l’intérêt général dans la mesure où cela peut se révéler nécessaire.
2. En l’espèce, les requérants se plaignent des permis d’exproprier ainsi que de la restriction pesant sur l’usager.
En ce qui concerne les permis d’exproprier, le grief vise l’incidence négative de l’annonce de projets d’urbanisme sur la valeur marchande des immeubles. Nul ne conteste que ces projets sont dans l’intérêt général, mais leur but ne consiste pas à priver les requérants d’un de leurs droits de propriété. Si un objectif légitime, l’aménagement de la ville de Stockholm, affecte forcément la valeur de certains immeubles de cette ville qui sont touchés par les projets, il ne s’agit là que d’une conséquence naturelle de la qualité de propriétaire d’immeubles sis dans la zone à urbaniser. Cela ne ressemble ni de près ni de loin à une confiscation. En cas d’expropriation, un dédommagement sera versé pour l’immeuble acquis. La justice n’exige pas le paiement d’une indemnité pour les profits qui auraient pu être réalisés s’il n’y avait pas eu de projet d’urbanisme dans la zone en question. L’"utilité publique", au sens exact du terme, implique nécessairement un intérêt général justifié. Si l’utilité publique en question est un intérêt juste et légitime, la diminution nécessaire de l’intérêt privé requise pour soutenir cet intérêt général ne saurait être inéquitable en soi.
3. Il me semble que l’on a donné à la question des permis d’exproprier une importance démesurée. En réalité, dès lors qu’il est manifeste que l’aménagement futur de la ville de Stockholm prendra une certaine forme, la valeur vénale d’un immeuble susceptible d’être affecté par les intentions ou propositions en matière d’urbanisme s’en trouvera influencée. En conséquence, la délivrance du permis ne peut être traitée comme un acte d’expropriation ou équivalant à une expropriation. Il s’agit tout au plus de l’annonce d’événements futurs éventuels ou même probables. Ce sont les possibilités, ou probabilités, de tels événements qui influent sur le marché, et non l’annonce de ces évènements. Le permis gouvernemental ne crée par lui-même aucun plan. Dans de nombreux pays, les collectivités locales publient souvent leurs plans urbanistiques bien des années avant toute démarche tendant à l’acquisition d’immeubles, même s’il ressort clairement desdits plans que pour réaliser le plan envisagé il faudra acquérir, en tout ou partie, un ou plusieurs immeubles.
4. En l’espèce, le grief vise en fait la perte alléguée de perspectives de profits que l’on pourrait réaliser dans une situation affranchie des incidents inhérents à un projet d’urbanisme normal et légitime. Tant que l’expropriation n’a pas eu lieu, les requérants restent libres de faire des opérations sur leurs immeubles, quoique sans doute sur un marché inhibé par la perspective d’une expropriation probable. Toutefois, cela est normal dans la plupart des zones que l’on envisage d’aménager. Rien n’indique que la valeur ultime de l’indemnité sera plus faible ou moins appréciable relativement que celle qui eût été versée si l’expropriation avait suivi de peu l’octroi du permis par le gouvernement. Toute baisse de valeur imputable à l’existence d’un plan urbanistique devrait être la même dans l’un ou l’autre cas. Il s’agit là d’un élément non affecté, d’ordinaire, par l’écoulement du temps. Les requérants ne pourraient se prétendre victimes d’une violation du premier alinéa de l’article 1 du Protocole (P1-1) que si l’existence même d’un plan d’urbanisme leur donnait droit à une indemnité. Or à mes yeux l’article (P1-1) ne garantit pas un tel droit.
5. Bien que liée sans nul doute au projet envisagé, la restriction imposée à l’usager soulève une question distincte. Il arrive fréquemment aux responsables de l’urbanisme de limiter la liberté de l’usager d’immeubles déterminés à la lumière des exigences d’un plan urbanistique. Rien ne garantit au propriétaire le droit d’utiliser son immeuble à sa guise. L’usager peut subir des restrictions légitimes à sa liberté dans l’intérêt du bien commun. Les restrictions litigieuses en l’espèce ne vont pas au-delà des besoins de l’urbanisme et rien n’indique qu’elles aient revêtu un caractère arbitraire. La légitimité du plan urbanistique proposé n’a pas été contestée.
Si l’article 1 du Protocole (P1-1) ne prévoit pas nécessairement une indemnité dans chaque cas d’expropriation ou de restriction au droit de propriété pour "cause d’utilité publique" ou dans "l’intérêt général", on n’a pas soutenu dans la présente affaire qu’une juste indemnité ne serait pas versée en cas d’expropriation.
6. Selon moi, les deux alinéas de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) s’appliquent en l’espèce mais aucune violation de leurs dispositions ne se trouve établie.
7. Il n’y a pas eu, d’après moi, infraction aux articles 17 et 18 (art. 17, art. 18) de la Convention.
8. J’estime aussi qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 (art. 14). La discrimination envisagée par lui ne se limite pas aux exemples donnés dans son texte: toutes les formes de discrimination ejusdem generis sont elles aussi proscrites.
Les requérants allèguent avoir subi une discrimination pour s’être retrouvés dans une situation plus défavorable que les propriétaires d’immeubles non touchés par les projets urbanistiques. Cependant, le choix de leurs immeubles s’expliquait par les impératifs du plan urbanistique et n’avait aucun rapport avec l’identité ou des caractéristiques des requérants, comme l’envisage l’article 14 (art. 14).
9. J’approuve la décision de la Cour concernant l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention, telle que l’exposent les paragraphes 78 à 87 de l’arrêt.
10. Pour les raisons indiquées par la Cour, je pense moi aussi qu’il ne s’impose pas d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 13 (art. 13)
11. J’approuve également la décision de la Cour quant à l’article 50 (art. 50), telle que l’expose le paragraphe 89 de l’arrêt.
* Note du greffe: Pagination de la version ronéotypée.
* Note du greffe: Statens offentliga utredningar.
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
ARRÊT AIREY c. IRLANDE
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. ZEKIA, M. CREMONA, M. THÓR VILHJÁLMSSON, M. LAGERGREN, SIR VINCENT EVANS, M. MACDONALD, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES, RELATIVE A L'ARTICLE 1 DE PROTOCOLE
n° 1 (P1-1)
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. ZEKIA, M. CREMONA, M. THÓR VILHJÁLMSSON, M. LAGERGREN, SIR VINCENT EVANS, M. MACDONALD, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES, RELATIVE A L'ARTICLE 1 DE PROTOCOLE
n° 1 (P1-1)
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE CREMONA, RELATIVE A L'ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE CREMONA, RELATIVE A L'ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON, RELATIVE A L'ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LAGERGREN, RELATIVE A L'ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LAGERGREN, RELATIVE A L'ARTICLE 6 § 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. PINHEIRO FARINHA, SIR VINCENT EVANS, M. MACDONALD, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES, RELATIVE A L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION (art. 6-1)
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. PINHEIRO FARINHA, SIR VINCENT EVANS, M. MACDONALD, M. BERNHARDT ET M. GERSING, JUGES, RELATIVE A L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION (art. 6-1)
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE WALSH
ARRÊT SPORRONG ET LÖNNROTH c. SUEDE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE WALSH