COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE YOUNG, JAMES ET WEBSTER c. ROYAUME-UNI (ARTICLE 50)
(Requête no 7601/76; 7806/77)
ARRÊT
STRASBOURG
18 octobre 1982
En l’affaire Young, James et Webster,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement*, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. G. Wiarda, président,
R. Ryssdal,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
Mme D. Bindschedler-Robert,
M. F. Gölcüklü,
Sir Vincent Evans,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 1982,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date, sur l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention en l’espèce:
PROCEDURE ET FAITS
1. L’affaire Young, James et Webster a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") en mai 1980. A son origine se trouvent deux requêtes que MM. Ian McLean Young, Noël Henry James et Ronald Roger Webster avaient introduites devant la Commission, en 1976 et 1977, contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
2. La chambre constituée pour l’examiner s’est dessaisie le 25 novembre 1980 au profit de la Cour plénière (article 48 du règlement). Par un arrêt du 13 août 1981, celle-ci a relevé entre autres que le licenciement des requérants, décidé en raison de leur refus d’adhérer à un syndicat déterminé, avait entraîné une infraction à l’article 11 (art. 11) de la Convention (série A no 44, point 1 du dispositif et paragraphes 50-65 des motifs, pp. 27 et 21-26).
Seule reste à trancher la question de l’application de l’article 50 (art. 50) en l’espèce. Quant aux faits de la cause, la Cour se borne donc ici à fournir les indications nécessaires; elle renvoie pour le surplus aux paragraphes 12 à 44 de son arrêt précité (ibidem, pp. 8-18).
3. Lors des audiences des 3 et 4 mars 1981, le conseil des requérants avait déclaré que si la Cour constatait une violation, ses clients demanderaient au titre de l’article 50 (art. 50) une satisfaction équitable pour dommage matériel, pour frais de justice et dépenses annexes, ainsi que pour préjudice moral.
Dans son arrêt du 13 août 1981, la Cour a réservé en entier la question de l’application de l’article 50 (art. 50) et l’a renvoyée à la Chambre en vertu de l’article 50 § 4 du règlement. Le même jour, la Chambre a invité la Commission à lui présenter par écrit, dans les deux mois, ses observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout règlement amiable auquel le Gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement") et les requérants pourraient aboutir (ibidem, p. 33).
4. Après plusieurs prorogations du délai susmentionné par le président de la Chambre, et conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu
- le 13 avril 1982, des observations du délégué de la Commission chargé de participer à la procédure relative à l’article 50 (art. 50);
- les 24 juin et 21 septembre 1982, par l’intermédiaire du secrétaire de la Commission, des observations des requérants;
- les 15 mai et 4 août 1982, des commentaires du Gouvernement et sa réponse à des questions de la Cour.
Ces documents révèlent que l’on n’a pu arriver à un règlement amiable; ils fournissent des renseignements sur les négociations menées, avec l’assistance de la Commission, entre Gouvernement et requérants, sur une offre du premier (17 mars 1982) et sur les réactions des seconds.
5. Dans ses observations, le délégué de la Commission se prononce en faveur de l’octroi d’une satisfaction équitable sous la forme suivante: le Gouvernement verserait aux requérants, selon les modalités que précise le délégué, un montant global identique à celui proposé par lui pendant les négociations, à savoir 145.917 £, moins certaines sommes qu’ils ont déjà touchées de lui en acompte, pour leurs pertes financières, et de la Commission au titre de l’aide judiciaire.
Pour plus de commodité, des indications complémentaires sur les prétentions des requérants et l’offre du Gouvernement figurent dans les motifs du présent arrêt.
6. Après avoir consulté agent du Gouvernement et délégué de la Commission par l’intermédiaire du greffier, la Cour a décidé le 1er octobre 1982 qu’il n’y avait pas lieu de tenir des audiences.
7. M. F. Gölcüklü, juge suppléant, a remplacé M. G. Lagergren, empêché (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).
EN DROIT
I. INTRODUCTION
8. L’article 50 (art. 50) de la Convention se lit ainsi:
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la présente Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
Son applicabilité en l’espèce n’a pas prêté à controverse.
9. Les requérants réclament une satisfaction équitable pour dommage matériel, préjudice moral et frais de procédure. Chacune de ces exigences sera examinée à part.
II. DOMMAGE MATÉRIEL
10. Pour les salaires passés, droits à pension et réductions de tarifs ferroviaires, perdus à cause de son licenciement, M. Young demande respectivement 9.505, 10.203 et 5.000 £, plus des intérêts sur les salaires. Au cours des négociations le Gouvernement a offert de lui payer 4.500, 3.500 et 3.200 £ pour les trois premiers postes et 6.426 £ d’intérêts sur certains des montants en question.
Pour les salaires passés, les salaires futurs et droits à pension ainsi que les réductions de tarifs ferroviaires, perdus à cause de son licenciement, M. James demande respectivement 11.714, 42.566 et 3.000 £, plus des intérêts sur les salaires passés. Au cours des négociations le Gouvernement a offert de lui payer 11.714, 18.568 et 7.800 £ pour les trois premiers postes et 7.133 £ d’intérêts sur certains des montants en question.
Pour les salaires passés et droits à pension ainsi que les réductions de tarifs ferroviaires, perdus à cause de son licenciement, M. Webster demande respectivement 3.731 et 3.183 £, plus des intérêts sur les salaires. Au cours des négociations le Gouvernement a offert de lui payer 3.731 et 3.183 £ pour les deux premiers postes et 1.162 £ d’intérêts sur certains des montants en question. Il n’a rien proposé quant à une demande supplémentaire de 6.200 £ pour dépenses personnelles.
11. Dans ses observations communiquées au greffe, M. Webster ne mentionne pas expressément cette dernière prétention, qui ne s’appuie sur aucun élément prouvant des débours nécessaires. Pour autant qu’elle a trait au temps consacré par lui à l’affaire, il n’y a pas lieu aux yeux de la Cour, dans les circonstances de l’espèce, de lui accorder une juste satisfaction de ce chef.
Pour le surplus, nul ne conteste que les requérants ont subi, en conséquence directe de leur renvoi, des dommages du genre de ceux visés au paragraphe 10; s’il existe bien un écart entre les demandes de MM. Young et James - mais non de M. Webster - et l’offre du Gouvernement, il ne porte que sur le montant.
Dans les observations reçues le 24 juin 1982, M. Young se déclare "à peu près satisfait" de l’offre du Gouvernement quant au dommage matériel. M. James, lui, n’insiste pas sur l’écart signalé plus haut; cela ressort d’une lettre de lui à ses solicitors, datée du 1er juin 1982 et dont une copie figure au dossier. En tout cas, les réclamations relatives à des salaires futurs se fondent forcément sur des hypothèses qui les rendent aléatoires.
La Cour considère dès lors, avec le délégué de la Commission, qu’il faut accorder pour préjudice matériel une satisfaction équitable de 17.626 £ à M. Young, de 45.215 £ à M. James et de 8.076 £ à M. Webster.
III. DOMMAGE MORAL
12. Les requérants réclament chacun, pour préjudice moral résultant de leur licenciement, une indemnité conforme à ce que la Cour trouvera juste et équitable. Ils mentionnent, entre autres, les vexations et l’humiliation qu’ils auraient subies, une détresse et une angoisse accrues par les difficultés rencontrées dans la recherche d’un nouvel emploi et, spécialement pour M. James, des problèmes financiers ainsi que la détérioration du niveau de vie et de la santé d’eux-mêmes et de leur famille.
Pendant les négociations, le Gouvernement a proposé de payer à cet égard 2.000 £ à M. Young, 6.000 à M. James et 2.000 à M. Webster. Dans leurs observations communiquées à la Cour, les intéressés déclarent tous trois juger cette offre insuffisante.
13. Le Gouvernement ne conteste pas que leur licenciement a causé aux requérants un tort du genre de celui qu’ils signalent. Les divers éléments énumérés plus haut ne se prêtent pas à un calcul; les appréciant dans leur ensemble et eu égard à la situation de chacun des intéressés, la Cour estime équitable d’accorder pour préjudice moral 2.000 £ à M. Young, 6.000 à M. James et 3.000 à M. Webster.
IV. FRAIS DE PROCÉDURE
14. Les requérants réclament, pour les frais et dépens attribuables aux procédures suivies devant les organes de la Convention, 64.241 £ 16 et 342.349 FF, correspondant aux honoraires et débours d’une société londonienne de solicitors, MM. Trower, Still et Keeling, et d’un cabinet juridique parisien, MM. Bodington et Yturbe; dans l’un et l’autre cas les débours comprennent des honoraires versés à des avocats.
Pendant les négociations, le Gouvernement a offert de payer aux requérants une somme globale de 65.000 £ en guise de règlement complet et définitif de leurs prétentions en ce domaine. Dans leurs observations communiquées à la Cour, ils maintiennent en entier leurs demandes.
15. D’après la jurisprudence de la Cour, l’allocation de frais et dépens en vertu de l’article 50 (art. 50) présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (voir notamment l’arrêt Sunday Times du 6 novembre 1980, série A no 38, p. 13, § 23).
Sur ce dernier point, la Cour souligne que des frais élevés de procédure peuvent constituer en soi un sérieux obstacle à la protection efficace des droits de l’homme. Elle aurait tort d’encourager pareille situation dans les décisions qu’elle rend en la matière au titre de l’article 50 (art. 50). Il importe qu’un requérant ne rencontre pas de difficultés financières anormales en présentant des griefs en vertu de la Convention; la Cour s’estime en droit d’escompter qu’en fixant leurs honoraires les juristes des États contractants concourront à la poursuite de ce but.
16. Les requérants ont joui de l’assistance judiciaire gratuite devant la Commission, puis auprès de ses délégués une fois la Cour saisie. Il ressort des pièces du dossier qu’ils ont bénéficié en outre de l’appui de la Freedom Association, laquelle a tantôt payé tantôt garanti les frais relatifs aux instances devant les organes de la Convention.
Ni le Gouvernement ni la Commission n’avancent que les intéressés n’ont pas assumé d’engagements quelconques pour des frais non couverts par l’assistance judiciaire (comp. notamment l’arrêt Airey du 6 février 1981, série A no 41, p. 9, § 13).
L’écart entre leurs prétentions et l’offre du Gouvernement donne à penser que ce dernier juge certains frais superflus ou excessifs. On peut pour le moins se demander si les requérants, à qui des avocats prêtaient leur concours, avaient aussi besoin des services et d’une société londonienne de solicitors et d’un cabinet juridique parisien.
Pendant les négociations, le Gouvernement a proposé de faire évaluer, ou "taxer", les frais en question par un Taxing Master indépendant. Aux yeux de la Cour, c’eût été là un mode raisonnable de calcul, qui eût correspondu à la pratique suivie au Royaume-Uni. Les requérants ne l’ont cependant pas accepté.
Dès lors, la Cour retient le montant de 65.000 £ offert par le Gouvernement au titre de l’ensemble des frais et dépens.
V. CONCLUSION
17. Les demandes accueillies par la Cour aux paragraphes 11 et 13 ci-dessus portent au total sur 19.626 £ pour M. Young, 51.215 £ pour M. James et 11.076 £ pour M. Webster. De ces chiffres, il y a lieu de retrancher les acomptes déjà versés par le Gouvernement (paragraphe 5 ci-dessus), à savoir 1.000 £ pour M. Young, 5.000 pour M. James et 1.000 pour M. Webster. La Cour estime que les requérants doivent toucher aussi, pour la période comprise entre le 17 mars 1982 et la date du paiement, des intérêts s’ajoutant à ceux que leur a offerts le Gouvernement, concernant les mêmes postes et à calculer de la même manière.
Des 65.000 £ alloués au paragraphe 16, il faut déduire 35.764 FF que les requérants ont déjà perçus, au titre de l’assistance judiciaire, pour la procédure suivie devant la Commission et la Cour (paragraphes 5 et 16 ci-dessus).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE
1. Dit que le Royaume-Uni doit payer
a) au titre du dommage matériel et moral
- à M. Young, dix-huit mille six cent vingt-six livres sterling (18.626 £);
- à M. James, quarante-six mille deux cent quinze livres sterling (46.215 £);
- à M. Webster, dix mille soixante-seize livres sterling (10.076 £);
- plus, pour chacun d’eux, le supplément d’intérêts visé au paragraphe 17 ci-dessus;
b) aux trois requérants ensemble, pour les frais et dépens attribuables aux procédures devant la Commission et la Cour, un total de soixante-cinq mille livres sterling (65.000 £), moins trente-cinq mille sept cent soixante-quatre francs français (35.764 FF);
2. Rejette les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.
Rendu en français et en anglais, le texte anglais faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le dix-huit octobre mil neuf cent quatre-vingt-deux.
Pour le Président
Denise BINDSCHEDLER-ROBERT
Juge
Marc-André EISSEN
Greffier
* Dans le présent volume, les références au règlement de la Cour visent le règlement applicable à l'époque de l'introduction de l'instance. Il a été remplacé depuis lors par un nouveau texte entré en vigueur le 1er janvier 1983, mais seulement pour les affaires portées devant la Cour après cette date.
AFFAIRE GOLDER c. ROYAUME-UNI
ARRÊT AIREY c. IRLANDE
ARRÊT YOUNG, JAMES ET WEBSTER c. ROYAUME-UNI (ARTICLE 50)
ARRÊT YOUNG, JAMES ET WEBSTER c. ROYAUME-UNI (ARTICLE 50)