COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE CORIGLIANO c. ITALIE
(Requête no 8304/78)
ARRÊT
STRASBOURG
10 décembre 1982
En l’affaire Corigliano,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement*, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M. G. Wiarda, président,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. D. Evrigenis,
J. Pinheiro Farinha,
Sir Vincent Evans,
MM. C. Russo,
R. Bernhardt,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil les 22 et 23 avril, le 25 juin puis les 22 et 23 novembre 1982,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire Corigliano a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission"). A son origine se trouve une requête (no 83O4/78) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, Me Clemente Corigliano, avait saisi la Commission le 20 juillet 1978 en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention.
2. La demande de la Commission a été déposée au greffe de la Cour le 20 juillet 1981, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration de la République italienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
3. Par une ordonnance du 20 juillet 1981, le président de la Cour a porté l’affaire Corigliano devant la chambre constituée pour l’examen de l’affaire Foti et autres (article 21 § 6 du règlement). Cette chambre comprenait de plein droit M. C. Russo, juge élu de nationalité italienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Les cinq autres membres, désignés le 30 mai 1981 par tirage au sort, étaient Mme D. Bindschedler-Robert, M. D. Evrigenis, M. J. Pinheiro Farinha, M. E. Garcia de Enterria et Sir Vincent Evans (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Wiarda a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du gouvernement italien ("le Gouvernement"), de même que celle du délégué de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 6 août 1981, il a décidé que les délais accordés à l’agent et au délégué par l’ordonnance du 15 juin 1981 en l’affaire Foti et autres vaudraient aussi pour l’affaire Corigliano. L’agent avait ainsi jusqu’au 31 octobre 1981 pour déposer un mémoire et le délégué pouvait y répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le lui aurait communiqué.
Le 3 novembre, le président a prorogé le premier de ces délais jusqu’au 16 novembre. Le texte français officiel du mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 23 novembre.
5. Le 21 janvier 1982, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué présenterait ses observations lors des audiences.
6. Le 4 février, après avoir consulté agent du Gouvernement et délégué de la Commission par l’intermédiaire du greffier, le président a fixé l’ouverture de la procédure orale au 21 avril.
7. Les débats se sont déroulés en public le 21 avril, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Chambre avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire; elle avait autorisé l’emploi de la langue italienne par la personne assistant le délégué de la Commission (article 27 § 3 du règlement).
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. C. Zanghi, délégué de l’agent;
- pour la Commission
M. E. Busuttil, délégué,
Me C. Corigliano, requérant,
assistant le délégué (article 29 § 1, seconde phrase, du
règlement).
La Cour les a entendus en leurs plaidoiries et déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions.
8. A des dates diverses s’échelonnant du 15 décembre 1981 au 17 août 1982, le greffier a reçu de la Commission et du Gouvernement, selon le cas, plusieurs pièces et précisions tantôt demandées par la Chambre ou en son nom, tantôt fournies par eux de leur propre initiative. Parmi les documents ainsi recueillis figuraient deux lettres du requérant à la Commission (23 avril et 20 mai 1980), les mémoires du Gouvernement à celle-ci (mars 1979, janvier et mai 1980) et le compte rendu des audiences du 12 décembre 1980 devant elle.
9. Lors des délibérations des 22 et 23 novembre 1982, M. R. Bernhardt, premier juge suppléant, a remplacé M. E. García de Enterría, empêché (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).
FAITS
10. Quant à la date exacte des faits, les éléments d’information versés au dossier présentent des incertitudes et lacunes que les efforts de la Cour, en particulier les questions de celle-ci aux comparants, n’ont pas entièrement réussi à éliminer. Sous cette réserve, lesdits faits peuvent se résumer ainsi:
11. Me Clemente Corigliano, ressortissant italien né en 1921, réside à Reggio de Calabre où il exerce la profession d’avocat.
12. En mars 1973, lors de manifestations à Reggio, la police arrêta M. Santo Amodeo dans un magasin appartenant à Me Corigliano et en présence de ce dernier.
Le 29 mars, le requérant vint témoigner au procès de M. Amodeo devant le tribunal de Reggio. Sa déposition contredisait nettement celle des agents de police qui avaient procédé à l’arrestation. Le tribunal retint leur version.
Le 2 avril, Me Corigliano porta plainte auprès du parquet de Reggio contre deux magistrats de cette ville: MM. Giuseppe Viola, président de la chambre pénale du tribunal, et Francesco Colicchia, substitut du procureur de la République; il les accusait de délits, en particulier d’avoir exercé leurs fonctions à des fins personnelles et omis intentionnellement de déclarer faux le procès-verbal d’arrestation.
13. Ayant pris connaissance de la dénonciation, le procureur de la République décida d’ouvrir contre le requérant une procédure (elevava rubrica) du chef de dénonciation calomnieuse aggravée (articles 368 et 81 du code pénal). Il n’en informa cependant pas Me Corigliano.
Le 21 avril 1973, il demanda à la Cour de cassation de renvoyer l’affaire à une autre juridiction; il se fondait sur l’article 60 - amendé par la loi du 22 décembre 1980, no 879 - du code de procédure pénale, dont le premier alinéa disposait (traduction de l’italien):
"Si des poursuites pénales sont ouvertes contre un juge ou un membre du ministère public ou si un tel magistrat a été victime d’une infraction et que la procédure relève de l’organe judiciaire auprès duquel le magistrat concerné exerce ses fonctions, la Cour de cassation défère l’affaire à un autre organe judiciaire ayant une compétence analogue."
Le 8 mai, le procureur général près la Cour d’appel de Catanzaro transmit le dossier à la Cour de cassation qui, par une ordonnance du 2 juillet 1973, déféra l’affaire au tribunal de Messine.
14. Une "communication judiciaire" (comunicazione giudiziaria) informa Me Corigliano, le 7 décembre 1973, qu’une procédure pénale était engagée contre lui au titre des articles 368 et 81 du code pénal et qu’il avait la faculté de choisir un défenseur dans un délai de trois jours.
1. La procédure d’instruction
15. L’instruction de l’affaire connut deux étapes: la première s’acheva par une décision de non-lieu, la seconde - sur appel du ministère public - par le renvoi en jugement de l’intéressé.
a) Première phase
16. Au cours de la phase initiale de l’instruction, Me Corigliano contesta à trois reprises devant la Cour de cassation la compétence du tribunal de Messine.
Le 11 janvier 1974, il excipa de la nullité de tous les actes de procédure accomplis jusqu’alors. Ce premier pourvoi fut jugé irrecevable le 22 mars.
Le 3 février 1975, le requérant en forma un deuxième qui soulevait un conflit de compétence entre les tribunaux de Messine et de Potenza, où une autre procédure contre lui était pendante. La Cour de cassation déclara le recours irrecevable le 3 octobre.
Le 5 octobre 1975, Me Corigliano introduisit un troisième pourvoi tendant à réunir les procédures en instance contre lui à Messine et Potenza. Le 16 octobre, on l’informa que son recours n’avait pas été enregistré et que la jonction de procédures ressortissait à la compétence exclusive du juge a quo (article 48 du code de procédure pénale).
17. Quant à l’instruction de l’affaire, le ministère public de Messine commença par la conduire lui-même selon la procédure "sommaire" (article 389 du code de procédure pénale). Il entendit le requérant, M. Viola et M. Colicchia le 17 décembre 1973. Par suite du refus de Me Corigliano de désigner un défenseur, le parquet transmit le dossier, le 18 décembre, au magistrat compétent afin que celui-ci menât une instruction "formelle".
Le 22 avril 1975, le dossier fut retourné au tribunal de Reggio de Calabre en vue d’une audition du requérant par commission rogatoire. Le 5 juin, ledit tribunal se déclara incompétent et restitua le dossier au tribunal de Messine. Le 21 juin puis le 12 décembre, Me Corigliano fut cité à comparaître devant le juge d’instruction de Messine, qui l’interrogea les 26 juin et 22 décembre 1975.
18. Le 19 février 1977, le dossier fut envoyé au ministère public qui sollicita de nouveaux actes d’instruction. Il demanda le 2 mars la copie du jugement rendu le 29 mars 1973 par le tribunal de Reggio contre M. Amodeo; il la reçut le 31 mars. Il réclama le 9 avril une nouvelle audition des magistrats mis en cause par le requérant; celle de M. Colicchia intervint le 16 juin. Toujours à sa requête, le procès-verbal de l’arrestation de M. Amodeo fut transmis par la préfecture de police de Reggio le 9 janvier 1978 et versé au dossier.
Enfin, le 11 janvier le ministère public pria le juge d’instruction d’entendre l’agent de police qui avait dressé ledit procès-verbal et avait entre-temps fixé sa résidence à Caserte; l’audition eut lieu le 20 janvier.
Le même jour, le magistrat communiqua le dossier au ministère public pour que celui-ci prît ses réquisitions. Elles le furent le 6 février.
Le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu que le greffe reçut le 2 mars; le 13 mars 1978, le dossier fut adressé au ministère public.
b) Seconde phase
19. Le 16 mars 1978, le ministère public appela de l’ordonnance de non-lieu (article 387 du code de procédure pénale). Le requérant en fut informé le 28 mars. Le lendemain du dépôt, le 4 avril, des "motifs d’appel", le dossier fut transmis à la chambre d’instruction près la Cour d’appel de Messine. Celle-ci décida le 7 juillet de renvoyer l’inculpé en jugement; sa décision fut déposée au greffe le 11 juillet 1978.
2. La procédure de jugement
a) Première instance
20. Le 7 août 1978, le dossier fut adressé au tribunal de Messine. Le 6 février 1979, le requérant reçut la notification de la citation à comparaître à l’audience du 30 mars.
A l’issue de cette dernière, le tribunal le condamna à dix-huit mois de réclusion avec sursis.
b) Appel
21. L’intéressé interjeta appel le jour même. Saisie du dossier le 18 juin 1979, la Cour d’appel de Messine prononça un arrêt de relaxe à l’audience du 19 février 1980.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
22. Me Corigliano avait introduit, le 29 octobre 1973, une première requête (no 6481/74) dans laquelle il se plaignait notamment du rejet de sa demande en récusation d’un juge, ainsi que des poursuites pénales engagées contre lui pour dénonciation calomnieuse aggravée d’un magistrat. La Commission la déclara irrecevable, le 12 décembre 1974, pour incompatibilité avec les dispositions de la Convention et défaut manifeste de fondement (article 27 § 2 de la Convention) (art. 27-2).
Dans une deuxième requête, du 21 juin 1975 (no 7223/75), Me Corigliano invoquait les articles 6 et 13 (art. 6, art. 13) de la Convention: il critiquait deux arrêts de la Cour de cassation, l’un rejetant une exception d’inconstitutionnalité des articles 65, premier alinéa, et 66, premier alinéa, du code de procédure pénale, l’autre constatant que le requérant n’avait pas un droit subjectif à une bonne administration de la justice, mais un simple "intérêt légitime". La Commission déclara cette requête irrecevable, le 16 mai 1977, pour incompatibilité avec les dispositions de la Convention.
23. Quant à la troisième, du 20 juillet 1978 (no 83O4/78), elle se référait aux deux précédentes et s’efforçait de démontrer qu’elle contenait des faits nouveaux au sens de l’article 27 § 1 b) (art. 27-1-b) de la Convention. Me Corigliano y alléguait une double violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1): la chambre d’instruction près la Cour d’appel de Messine ne constituait pas un "tribunal indépendant et impartial, établi par la loi" car un de ses membres avait siégé au tribunal de Reggio de Calabre à la même époque que le juge Viola; il y avait eu dépassement du "délai raisonnable".
Le 2 octobre 1979, la Commission a retenu la requête pour autant qu’elle concernait la durée de la procédure.
L’intéressé a déclaré se désister par une lettre du 23 avril 1980 à la Commission, mais le 20 mai il a indiqué qu’il revenait sur sa décision. Le 17 juillet, la Commission a résolu de poursuivre l’examen de l’affaire.
Dans son rapport du 16 mars 1981 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle exprime à l’unanimité l’avis qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES
24. Le Gouvernement présente trois exceptions préliminaires.
A. Sur l’exception tirée de l’article 27 § 1 b) (art. 27-1-b) de la Convention
25. La première se fonde sur l’article 27 § 1 b) (art. 27-1-b) de la Convention: la requête no 83O4/78 de Me Corigliano serait "essentiellement la même" que ses requêtes no 6481/74 et 7223/75, jugées irrecevables par la Commission les 12 décembre 1974 et 16 mai 1977 (paragraphe 22 ci-dessus), et elle ne contiendrait pas de "faits nouveaux".
26. La Cour connaît de pareils moyens pour autant que l’État en cause les ait présentés d’abord à la Commission, en principe dès le stade de l’examen initial de la recevabilité, dans la mesure où leur nature et les circonstances s’y prêtaient; elle le déclare forclos si cette condition ne se trouve pas remplie (voir notamment l’arrêt Artico du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 12-14, §§ 24 et 27, et l’arrêt Guzzardi du 6 novembre 1980, série A no 39, p. 24, § 67).
27. Bien que la Commission ne le précise pas dans son rapport, le Gouvernement a invoqué l’article 27 § 1 b) (art. 27-1-b) devant elle. Toutefois, il ne s’en est prévalu qu’après la décision de recevabilité du 2 octobre 1979, dans des observations écrites des 28 janvier et 3 mai 1980, puis pendant les débats du 12 décembre 1980. Or rien ne l’eût empêché de le faire déjà dans son mémoire de mars 1979, car il avait appris l’existence des deux premières requêtes de l’intéressé, ainsi que leur rejet, au plus tard en octobre 1978, quand la Commission lui eut communiqué la troisième en vertu de l’article 42 § 2 b) de son règlement intérieur (paragraphe 23 ci-dessus). Il en a d’ailleurs convenu devant la Commission (page 1 du compte rendu des audiences du 12 décembre 1980) et la Cour (paragraphes 3 et 10 du mémoire de novembre 1981 et plaidoiries du 21 avril 1982), sans fournir d’éléments de nature à justifier l’abandon par celle-ci de sa jurisprudence constante en la matière (arrêts Artico et Guzzardi, précités).
Avec le délégué de la Commission, la Cour constate donc qu’il y a forclusion.
B. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes
28. En second lieu, le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes (article 26) (art. 26). Devant les autorités nationales, souligne-t-il en renvoyant à l’arrêt Van Oosterwijck du 6 novembre 1980 (série A no 40, pp. 15-17, §§ 30, 31 et 33), le requérant a négligé de se fonder sur l’article 6 § 1 (art. 6-1), pourtant directement applicable en droit italien. Il ne leur aurait pas davantage demandé d’accélérer la procédure ni, dans l’hypothèse improbable de l’échec d’une telle démarche, n’aurait essayé de mettre en cause leur responsabilité en vertu de l’article 328 du code pénal combiné avec les articles 55, 56 et 74 du code de procédure civile.
29. La Commission n’a été saisie de l’exception qu’après la décision de recevabilité du 2 octobre 1979. Le Gouvernement lui en a présenté la deuxième branche (articles 328 du code pénal et 55, 56 et 74 du code de procédure civile) dans ses observations écrites des 28 janvier et 3 mai 1980, puis lors des audiences du 12 décembre 1980. Quant à la première (applicabilité directe de l’article 6 § 1 de la Convention) (art. 6-1), non mentionnée dans le rapport de la Commission, il l’a également invoquée devant celle-ci, mais uniquement pendant lesdites audiences.
Or, et il l’a du reste concédé (paragraphe 27 ci-dessus), il aurait pu soulever la question dans le mémoire de mars 1979, d’autant que dès l’origine (20 juillet 1978) Me Corigliano avait allégué le dépassement du "délai raisonnable".
Il y a par conséquent forclusion sur ce point également.
C. Sur l’exception relative au défaut de la qualité de "victime", au sens de l’article 25 § 1 (art. 25-1), dans le chef du requérant
30. Le Gouvernement soutient en troisième lieu que le requérant avait pour but véritable non de hâter le déroulement des poursuites engagées contre lui, mais d’échapper à une condamnation, et qu’en réalité le respect du "délai raisonnable" ne l’intéressait pas. La lettre de désistement du 23 avril 1980 (paragraphe 23 ci-dessus) en constituerait la preuve: Me Corigliano la motivait par la disparition de l’objet du différend (materia del contendere), laquelle découlait selon lui de l’arrêt de relaxe prononcé en sa faveur, le 19 février 1980, par la Cour d’appel de Messine (paragraphe 21 ci-dessus). S’il revint sur sa déclaration dès le 20 mai 1980 (paragraphe 23 ci-dessus), ce fut seulement à cause de l’ouverture contre lui d’une quatrième procédure qui, souligne le Gouvernement, n’avait manifestement "rien à voir avec la longueur" de la troisième. Partant, il lui manquerait la qualité de "victime" au sens de l’article 25 (art. 25).
31. Il ne s’agit pas là d’une thèse nouvelle: le Gouvernement l’avait déjà défendue, au moins en substance, devant la Commission. Sans doute ne l’a-t-il fait qu’après la décision de recevabilité du 2 octobre 1979, pendant les débats du 12 décembre 1980 (pages 9-10, 54 et 63-64 du compte rendu), mais la chose s’explique sans peine puisque les lettres précitées des 23 avril et 20 mai 1980 étaient elles-mêmes postérieures à cette décision.
Si donc la troisième exception préliminaire du Gouvernement ne se heurte pas à la forclusion, la Cour ne peut pour autant l’accueillir. D’après sa jurisprudence constante, par "victime" l’article 25 (art. 25) désigne la personne directement concernée par l’acte ou omission litigieux, l’existence d’une violation se concevant même en l’absence de préjudice; celle-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l’article 50 (art. 50) (voir, en dernier lieu, l’arrêt Eckle du 15 juillet 1982, série A no 51, p. 30, § 66). Or on ne saurait nier que la durée de la procédure en cause concernait directement Me Corigliano quoique ne figurant sans doute pas au premier plan de ses préoccupations.
II. SUR LE FOND
A. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 (art. 6-1)
32. La Commission exprime l’avis que le requérant a subi une violation de son droit à l’examen de sa cause "dans un délai raisonnable", au sens de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
Le Gouvernement marque son désaccord avec cette opinion.
1. La durée de la procédure
33. Il échet de préciser d’abord la période à prendre en considération.
a) Début de la période à examiner
34. Pour contrôler en matière pénale le respect du "délai raisonnable" de l’article 6 § 1 (art. 6-1), il faut commencer par rechercher à partir de quand une personne se trouve "accusée"; il peut s’agir d’une date antérieure à la saisine de la juridiction de jugement (voir par exemple l’arrêt Deweer du 27 février 1980, série A no 35, p. 22, § 42), celle notamment de l’arrestation, de l’inculpation ou de l’ouverture des enquêtes préliminaires (arrêts Wemhoff du 27 juin 1968, série A no 7, pp. 26-27, § 19, Neumeister de même date, série A no 8, p. 41, § 18, et Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 45, § 110). Si l’"accusation", au sens de l’article 6 § 1 (art. 6-1), peut en général se définir comme "la notification officielle, émanant de l’autorité compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale", elle peut dans certains cas revêtir la forme d’autres mesures impliquant un tel reproche et entraînant elles aussi des répercussions importantes sur la situation du suspect (voir notamment l’arrêt Eckle précité, série A no 51, p. 33, § 73).
35. Le début de la procédure litigieuse remonte au mois d’avril 1973. Le 21 avril, le procureur de la République de Reggio de Calabre, saisi des plaintes du requérant contre deux magistrats, demanda à la Cour de cassation d’attribuer l’affaire à une autre juridiction; il n’en avisa pas Me Corigliano. La Cour statua en ce sens le 2 juillet sans entendre le ministère public ni la défense, se bornant à choisir la ville (article 60 du code de procédure pénale, paragraphe 13 ci-dessus).
La "communication judiciaire" délivrée par le parquet près le tribunal de Messine parvint au requérant le 7 décembre 1973 (paragraphe 14 ci-dessus). Il s’agit d’une formalité récemment introduite en droit italien et destinée à informer officiellement l’intéressé de l’ouverture d’une procédure pénale contre lui et de la faculté qu’il a de désigner un défenseur dans les trois jours. Pour son compte, Me Corigliano ne conteste pas n’avoir appris que le 7 décembre 1973 l’engagement de poursuites contre lui. La Cour retient cette date comme point de départ de l’"accusation" au sens de l’article 6 § 1 (art. 6-1).
b) Fin de la période à examiner
36. Quant au terme du "délai" à examiner, il se situe le jour de l’arrêt définitif de relaxe rendu par la Cour d’appel de Messine, soit le 19 février 1980 (paragraphe 21 ci-dessus et arrêt Eckle précité, série A no 51, p. 34, § 76).
2. Le caractère raisonnable de la durée de la procédure
37. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier chaque fois suivant les circonstances de la cause. En la matière, la Cour a égard, notamment, à la complexité de l’affaire, au comportement du requérant et à celui des autorités judiciaires (arrêt Eckle précité, ibidem, p. 35, § 80).
En l’espèce, il s’agit d’une procédure qui s’est étalée sur plus de six ans. Pareil laps de temps paraît de prime abord considérable pour une telle affaire.
a) La complexité de l’affaire
38. Selon le Gouvernement, l’affaire présentait une certaine complexité car il avait fallu la porter devant un tribunal différent de celui auquel étaient attachés MM. Viola et Colicchia.
39. Sans doute le transfert à Messine a-t-il rendu un peu plus compliquée la conduite de l’affaire, mais celle-ci, aux yeux de la Cour, était en soi relativement simple sur le plan juridique. Il y a lieu de relever à ce sujet que les seuls actes d’instruction semblent bien avoir consisté dans l’interrogatoire des magistrats mis en cause, de Me Corigliano et d’un témoin ainsi que dans l’examen de quelques documents (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).
b) Le comportement du requérant
40. En ce qui concerne le comportement du requérant, le Gouvernement dénonce le caractère abusif des pourvois en cassation formés par celui-ci - notamment les deux derniers - car leur issue était prévisible (paragraphe 16 ci-dessus). Me Corigliano aurait aussi ralenti la marche des poursuites en refusant le 17 décembre 1973, lors de son audition par le parquet, de désigner un défenseur (paragraphe 17 ci-dessus).
41. Sur le premier point, l’intéressé admet que ses trois pourvois avaient, en substance, le même objet: attirer l’attention de la Cour suprême sur la prétendue inconstitutionnalité de l’article 48 du code de procédure pénale, qui a trait à la jonction d’affaires relatives à un même inculpé.
La Cour n’estime pas devoir se prononcer sur le caractère abusif ou non desdits pourvois; elle se borne à constater, avec la Commission (paragraphes 43-44 du rapport), que leur incidence sur la durée de la procédure a été limitée. En effet, ils n’ont pas gêné l’instruction comme le soutient le Gouvernement. Celui d’entre eux dont l’examen a exigé le plus de temps - le deuxième - n’a point paralysé l’activité du tribunal de Messine. En témoignent les décisions prises dans l’intervalle: transmission du dossier au tribunal de Reggio de Calabre (22 avril 1975), notification d’un mandat de comparution (21 juin 1975), interrogatoire du requérant (26 juin 1975) (paragraphe 17 ci-dessus).
42. Sur le second point (refus de nommer un défenseur), il échet de rappeler que l’article 6 (art. 6) n’exige pas de l’intéressé une coopération active avec les autorités judiciaires (arrêt Eckle précité, série A no 51, p. 36, § 82).
43. En résumé, l’attitude de Me Corigliano n’a pas sensiblement contribué à prolonger la procédure.
c) Le comportement des autorités judiciaires
44. La manière dont les autorités judiciaires ont conduit l’affaire doit s’apprécier à trois stades successifs: l’instruction, la première instance, l’examen de l’appel (paragraphes 17-21 ci-dessus).
(i) L’instruction
45. La première phase a commencé le 7 décembre 1973 et pris fin le 7 juillet 1978 avec la décision de renvoi en jugement (paragraphes 35 et 19 ci-dessus); elle a donc duré quatre ans et sept mois. Le Gouvernement impute cette longueur aux pourvois en cassation formés par le requérant pendant l’instruction et à la complexité de l’affaire (paragraphes 40 et 38 ci-dessus).
46. Le temps consacré à l’examen desdits pourvois n’apparaît pas excessif. En effet, la Cour suprême rejeta le premier après deux mois et dix jours (11 janvier 1974 - 22 mars 1974), le deuxième après huit mois (3 février 1975 - 3 octobre 1975). Elle n’enregistra même pas le troisième et en informa le requérant onze jours plus tard (5 octobre 1975 - 16 octobre 1975).
47. La Cour a déjà noté que l’affaire ne présentait pas une grande complexité (paragraphe 39 ci-dessus). Elle ajoute que si le renvoi du procès au tribunal de Messine n’avait, par lui-même, rien de contraire à une bonne administration de la justice, et si les délais en découlant normalement ne sauraient donc poser un problème au regard de l’article 6 § 1 (art. 6-1), on comprend mal une décision qui a entraîné un retard de sept semaines (22 avril - 5 juin 1975): celle de faire procéder à l’audition de Me Corigliano par commission rogatoire au tribunal de Reggio, pourtant dessaisi par la Cour de cassation (paragraphe 17 ci-dessus).
Il échet de constater en outre l’absence de toute activité d’instruction durant deux périodes, l’une de treize mois, l’autre de quatorze (22 mars 1974 - 22 avril 1975 et 22 décembre 1975 - 19 février 1977, paragraphes 16-18 ci-dessus). Le Gouvernement n’ayant fourni aucune explication à leur sujet, la Cour les tient pour injustifiées.
(ii) La procédure devant le tribunal de Messine
48. En première instance, la procédure a duré environ sept mois: elle a débuté le 7 août 1978 devant le tribunal de Messine pour s’achever le 30 mars 1979. Ce délai ne paraît pas démesuré surtout si l’on songe qu’il a commencé à courir pendant les vacances judiciaires, lesquelles s’achevaient le 15 septembre.
(iii) La procédure devant la Cour d’appel de Messine
49. Saisie le 30 mars 1979, la Cour d’appel de Messine a reçu le dossier le 18 juin suivant. La transmission du dossier n’a donc eu lieu qu’après deux mois et demi, mais il ne faut pas oublier que le requérant avait vingt jours pour déposer les motifs de son recours (article 201, premier alinéa, du code de procédure pénale). D’autre part, la Cour d’appel ayant statué le 19 février 1980, l’instance a pris au total moins de onze mois. Ce délai semble d’autant plus raisonnable que l’inculpé ne se trouvait pas en détention provisoire et que l’examen de son affaire pouvait s’interrompre pendant les vacances judiciaires, dès lors qu’il ne revêtait pas un caractère d’urgence.
d) Conclusion
50. En résumé, la procédure intentée contre Me Corigliano a subi des retards incompatibles avec l’article 6 § 1 (art. 6-1), et ce au stade de son instruction à Messine.
B. Sur l’application de l’article 50 (art. 50)
51. Pour le cas où la Cour constaterait une violation, le requérant a réclamé, lors des audiences, une satisfaction équitable au titre de l’article 50 (art. 50). Il a prié la Cour de recommander au Gouvernement de soustraire à l’application de l’article 368 du code pénal italien "les procès de nature politique et/ou sociale" et de le condamner "à une réparation équitable des préjudices moral et matériel" ainsi qu’à "un remboursement équitable des frais et honoraires".
52. Aux yeux de l’agent du Gouvernement, la demande relative à l’article 368 du code pénal, qui réprime le délit de calomnie, ne saurait entrer en ligne de compte. Quant à l’exigence d’une réparation et d’un remboursement, elle serait sans objet, le requérant ayant indiqué dans sa lettre du 23 avril 1980 à la Commission qu’il avait reçu satisfaction grâce à son acquittement par la Cour d’appel de Messine et qu’il retirait sa requête.
53. La Cour estime que la question se trouve ainsi en état (article 50 § 3, première phrase, du règlement).
Pour ce qui est de la prétention concernant l’article 368 du code pénal, il suffit de relever qu’elle sort du cadre du litige déféré à la Cour en juillet 1981.
Du préjudice matériel invoqué, Me Corigliano n’établit pas l’existence et n’indique pas même la nature. Les circonstances de la cause portent du reste à croire que le respect du "délai raisonnable" ne figurait pas au premier plan de ses préoccupations; le Gouvernement le souligne à juste titre (paragraphes 30-31 ci-dessus). La remarque vaut aussi pour le dommage moral allégué; en tout cas, aux yeux de la Cour il a déjà donné lieu à une réparation suffisante par le constat d’une violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 18 octobre 1982, série A no 54, p. 8, § 16).
Quant aux frais de défense, seuls pourraient entrer en ligne de compte ceux que Me Corigliano aurait assumés pour essayer de prévenir la violation relevée par la Cour ou pour y faire remédier (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, ibidem, p. 8, § 17). Or il n’en a pas eu en Italie et il a plaidé lui-même sa cause devant les organes de la Convention. En revanche, il a droit au remboursement des frais de voyage et de séjour qu’il a exposés pour assister aux audiences du 12 avril 1980 devant la Commission et du 21 avril 1982 devant la Cour, le Conseil de l’Europe ne les ayant pas pris en charge (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, ibidem, pp. 9-10 et 11, §§ 21 et 25). Il apparaît équitable de les évaluer à 2.200.000 lires.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE
1. Déclare le Gouvernement forclos à se prévaloir de l’article 27 § 1 b) (art. 27-1-b) de la Convention ainsi que de la règle de l’épuisement des voies de recours internes;
2. Rejette son exception relative au défaut de la qualité de victime, au sens de l’article 25 § 1 (art. 25-1), dans le chef du requérant;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) dans la mesure précisée aux paragraphes 47 et 50 des motifs;
4. Déclare irrecevable la demande de satisfaction équitable en tant qu’elle vise l’article 368 du code pénal italien;
5. La rejette dans la mesure où elle tend à la réparation pécuniaire du préjudice matériel et moral allégué;
6. Dit que la République italienne doit verser au requérant, pour ses frais de voyage et de séjour à Strasbourg, une somme de deux millions deux cent mille (2.200.000) lires.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 10 décembre mil neuf cent quatre-vingt-deux.
Pour le Président
Rudolf BERNHARDT
Juge
Marc-André EISSEN
Greffier
* Note du greffe: Dans le présent volume, les références au règlement de la Cour visent le règlement applicable à l'époque de l'introduction de l'instance. Il a été remplacé par un nouveau texte entré en vigueur le 1er janvier 1983, mais seulement pour les affaires portées devant la Cour après cette date.
AFFAIRE GOLDER c. ROYAUME-UNI
ARRÊT AIREY c. IRLANDE
ARRÊT CORIGLIANO c. ITALIE
ARRÊT CORIGLIANO c. ITALIE