COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE MINELLI c. SUISSE
(Requête no 8660/79)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mars 1983
En l’affaire Minelli,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement*, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. G. Wiarda, président,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
R. Macdonald,
C. Russo,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 1982, puis le 21 février 1983,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") et le gouvernement de la Confédération suisse ("le Gouvernement"). A son origine se trouve une requête (no 8660/79) dirigée contre cet État et dont un ressortissant suisse, M. Ludwig Minelli, avait saisi la Commission le 20 juin 1979 en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention.
2. Demande de la Commission et requête du Gouvernement ont été déposées au greffe de la Cour dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47), les 13 et 15 octobre 1981 respectivement. La première renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration de la Confédération suisse reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la seconde aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes de l’article 6 § 2 (art. 6-2).
3. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Mme D. Bindschedler-Robert, juge élu de nationalité suisse (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. . Wiarda, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 22 octobre 1981, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. M. Zekia, J. Cremona, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti et C. Russo, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Wiarda a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du Gouvernement, de même que celle du délégué de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 26 novembre, il a décidé que l’agent aurait jusqu’au 15 février 1982 pour déposer un mémoire auquel le délégué pourrait répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le lui aurait communiqué.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 22 février. Le 5 mai, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué présenterait ses propres observations pendant les audiences.
5. Le 22 juin, le président a fixé au 26 octobre 1982 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement et délégué de la Commission par l’intermédiaire du greffier.
Par une ordonnance du 6 octobre 1982, il a invité Gouvernement et Commission à fournir certains documents que le greffe a reçus à des dates diverses.
6. Les débats se sont déroulés en public le 26 octobre, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement:
M. O. Jacot-Guillarmod, de l’Office fédéral de la Justice,
service du Conseil de l’Europe, agent,
M. R. Hauser, professeur à l’Université de Zurich, conseil;
- pour la Commission:
M. J. Frowein, délégué,
M. L. Minelli, requérant,
assistant le délégué (article 29 § 1, seconde phrase, du
règlement).
La Cour les a entendus en leurs déclarations et en leurs réponses à ses questions. Pendant les audiences, les comparants ont produit plusieurs pièces.
7. Lors des délibérations du 21 février 1983, MM. G. Lagergren, F. Matscher et R. Macdonald, juges suppléants, ont remplacé MM. M. Zekia, J. Cremona et L.-E. Pettiti, empêchés (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).
FAITS
A. Les circonstances de l’espèce
8. Le requérant, ressortissant suisse né en 1932, réside à Forch, dans le canton de Zurich; il exerce la profession de journaliste.
9. Le 27 janvier 1972, il publia dans un quotidien balois disparu depuis lors, la "National Zeitung", un article où il accusait d’escroquerie la société anonyme Télé-Répertoire et son administrateur, M. Vass. Il y réclamait une perquisition au domicile, dans les bureaux et dans les autres locaux de ce dernier et, si elle se révélait positive, l’arrestation de l’intéressé. Six jours auparavant, il avait dénoncé M. Vass au parquet du district (Bezirksanwaltschaft) d’Uster qui, pour des raisons de compétence, transmit sa plainte aux autorités du Tessin. Celles-ci rendirent le 10 mai 1972 une décision de non-lieu, après avoir entendu M. Minelli comme témoin le 10 février.
Les faits que relatait le requérant avaient déjà constitué l’objet d’un article écrit par un autre journaliste, M. Fust, et reproduit le 19 janvier 1972 dans le quotidien "Blick". M. Fust reprochait à la société en question d’employer, pour promouvoir la vente d’un annuaire téléphonique, des bulletins de versement (Einzahlungsscheine) semblables aux notes de téléphone. Selon lui, ce procédé pouvait créer l’impression qu’il s’agissait d’un service régulier de l’administration des postes suisses, générateur d’une dette dont il fallait s’acquitter au même titre que d’une facture périodique.
10. La société Télé-Répertoire et M. Vass portèrent plainte contre chacun des deux journalistes pour atteinte à l’honneur (Ehrverletzung) par voie de presse.
La plainte contre M. Minelli fut déposée le 29 février 1972 auprès du tribunal de district (Bezirksgericht) d’Uster (Zurich). Le 6 juin, le juge d’instruction interrogea les parties en présence de leurs avocats. Auparavant, Me Kuhn, conseil du requérant, avait fourni certaines pièces et réclamé la production de preuves; le 28 juin, il sollicita l’audition de plusieurs témoins. Toutefois, le 3 juillet 1974 le tribunal suspendit la procédure, à la demande de M. Vass, jusqu’à l’issue des poursuites engagées contre M. Fust, journaliste du "Blick".
Celles-ci, qui avaient commencé le 28 février 1972 et connurent de nombreuses péripéties judiciaires, aboutirent le 2 septembre 1975 à un arrêt de la 1ère chambre pénale du "Tribunal supérieur" (Obergericht) du canton de Zurich, condamnant M. Fust à une amende de 200 FS, à environ 1400 FS de frais et au versement d’une indemnité de dépens de 1400 FS à chacun des plaignants.
11. Avant même le prononcé de cet arrêt M. Vass avait conclu, le 22 août 1975, à la reprise de la procédure entamée contre M. Minelli, en attirant l’attention du tribunal d’Uster sur le délai de prescription.
Le 12 septembre 1975, le tribunal accueillit la demande et invita M. Minelli à préciser s’il exigeait que sa cause fut examinée en cour d’assises. Me Kuhn répondit par l’affirmative, en conséquence de quoi le tribunal se dessaisit le 1er octobre 1975.
Le 6 novembre 1975, la chambre d’accusation (Anklagekammer) du Tribunal supérieur de Zurich déclara la plainte recevable et ordonna le renvoi de l’affaire devant la Cour d’assises (Geschworenengericht) du canton de Zurich (article 305 du code zurichois de procédure pénale). Contre cette décision, le requérant forma le 24 novembre 1975 un recours de droit public que le Tribunal fédéral rejeta le 6 janvier 1976.
Le 19 novembre 1975, le greffe de la Cour d’assises avait informé par téléphone Me Weber, avocat de M. Vass, que les audiences auraient lieu entre le 19 et le 21 janvier 1976, mais elles furent ultérieurement reportées dans l’attente de l’arrêt du Tribunal fédéral. Lorsque celui-ci statua le 6 janvier, il était trop tard, affirme le Gouvernement, pour tenir les débats à la date initialement prévue. Cependant, la Cour d’assises engagea les parties, le 21 janvier 1976, à présenter leurs conclusions sur la répartition des frais, eu égard à la proximité de l’échéance de la prescription "absolue" (paragraphe 17 ci-dessous). Elles le firent l’une et l’autre par écrit. M. Minelli demanda aussi à la Cour de recueillir certains éléments de preuve.
12. Le 12 mai 1976, la chambre de la Cour d’assises du canton de Zurich (Gerichtshof des Geschworenengerichts) décida de ne pas admettre la plainte (Nichtzulassung der Anklage) contre le requérant en raison de la prescription "absolue" de quatre ans, acquise le 27 janvier 1976 (articles 72 et 178 du code pénal suisse; paragraphe 17 ci-dessous). Elle délaissa à la charge de M. Minelli les deux tiers des frais judiciaires (Kosten der Untersuchung und des gerichtlichen Verfahrens), soit 374 FS sur un total de 562, le solde étant du par les plaignants, et lui enjoignit de payer à chacun de ceux-ci une indemnité de dépens de 600 FS sur les 3600 réclamés.
13. La décision se fondait à cet égard sur l’article 293 du code zurichois de procédure pénale, selon lequel la partie perdante supporte les frais de la procédure et verse à l’autre partie une indemnité à titre de dépens, sauf si des circonstances spéciales justifient de déroger à cette règle.
La chambre de la Cour d’assises du canton de Zurich releva qu’en l’espèce c’étaient les plaignants qui avaient succombé: en raison de la prescription, ils n’avaient pas obtenu la condamnation du requérant. Elle renvoya ensuite à la jurisprudence zurichoise d’après laquelle, dans les affaires se terminant par un acquittement (Freispruch pour cause d’irresponsabilité ou par une décision de clôture (Einstellung) à la suite de la mort de l’inculpé, il importe de savoir, lors de la répartition des frais, dans quel sens le tribunal aurait statué en cas de responsabilité ou de survie de l’intéressé. A son avis, il en allait de même quand l’action pénale se trouvait prescrite; "l’obligation de supporter les frais et dépens" devait alors "dépendre du jugement qui aurait été rendu en l’absence de prescription". La chambre ajouta que les frais d’une procédure pénale privée ne pouvaient jamais rester à la charge de l’État et que, selon la pratique constante, il n’y avait pas lieu en la matière de procéder à un complément d’instruction.
Pour savoir à quel résultat auraient abouti les poursuites sans la prescription, elle se référa à l’arrêt, désormais passé en force de chose jugée, que le Tribunal supérieur avait prononcé le 2 septembre 1975 dans l’affaire du journaliste Fust (paragraphe 10 ci-dessus). Après l’avoir résumé et en avoir reproduit de larges extraits, elle constata ce qui suit (traduction de l’allemand, fournie par le Gouvernement):
"On peut admettre, avec les plaignants, que l’affaire présente est à peu de choses près la même que celle à laquelle il a été fait référence, soit la procédure engagée devant le tribunal cantonal contre le journaliste F. pour atteinte à l’honneur. A vrai dire, Minelli, en soutenant qu’il y avait escroquerie en l’espèce et en demandant la mise en détention préventive de M. Vass, a formulé des accusations bien plus fortes contre les plaignants. Contrairement à F., l’accusé ne s’est apparemment pas efforcé de vérifier ses accusations. Minelli a été touché par les démarches publicitaires des plaignants lorsque, en janvier 1972, il a reçu de l’entreprise ‘Télé-Répertoire Editions Vass’ un bulletin de versement pré-imprimé. Mais il n’a pas, selon ses propres dires, été induit en erreur. En examinant la carte de plus près, il a trouvé au verso l’impression d’une note ‘qui laissait entendre de façon assez dissimulée que la facture était destiné à payer une inscription en caractère gras dans un annuaire téléphonique’ (act. 5/28). Lorsque, quelques jours plus tard, l’article de F. a paru dans le ‘Blick’, Minelli a lui-même formulé les accusations en cause, dans le but, selon ses propres déclarations, de provoquer une intervention des PTT. Il n’a cependant contacté, au préalable, ni le plaignant M. Vass, ni l’entreprise de celui-ci, car les faits lui semblaient tellement clairs qu’il n’a pas jugé nécessaire de le faire (act. 5/26 p. 4).
En négligeant de s’informer de façon plus précise auprès des plaignants, l’accusé a enfreint son devoir de vigilance. Il aurait en effet du prendre connaissance des dispositions prises par les plaignants dans le but de prévenir tout danger de confusion. Après avoir obtenu ces renseignements, il aurait tout au plus pu désavouer les méthodes des plaignants, mais n’avait pas le droit d’accuser ceux-ci publiquement et de façon aussi flagrante d’escroquerie. L’ayant fait malgré tout, il aurait, selon toute vraisemblance, été condamné pour atteinte à l’honneur si, dans la présente procédure, la prescription n’était pas intervenue. Cette conclusion s’impose d’autant plus que la poursuite pour escroquerie ouverte sur l’initiative de l’accusé contre M. Vass dans le canton du Tessin a fait l’objet d’un non-lieu (10 mai 1972); les frais de la procédure ont été mis à la charge de l’Etat. Le non-lieu est motivé par l’absence de faits qui permettraient de conclure à l’existence des éléments constitutifs de l’escroquerie (act. 5/20 et 21). Les arguments que l’accusé soulève contre cette décision ne peuvent plus être examinés dans le cadre de la présente procédure. Ils auraient pu l’être si la Cour d’assises avait été appelée à se prononcer sur le fond de l’accusation.
Si donc l’article 293 du code de procédure pénale autorise le juge à tenir compte des ‘circonstances particulières’, cela signifie que celui-ci doit prendre en considération toutes les circonstances pertinentes pour sa décision sur la répartition des frais. Ainsi que la Cour de cassation du canton de Zurich l’a affirmé dans la décision non publiée du 2 avril 1973 déjà citée, ces circonstances englobent le fait que les plaignants ont contribué, par leur comportement, à l’ouverture du procès au sens de l’article 189 du code de procédure pénale. L’envoi des bulletins de versement sans enveloppe jusqu’à la fin de l’année 1971 et, sporadiquement encore, en 1972, a pu créer chez l’accusé l’impression que les plaignants avaient cherché la confusion ou étaient du moins prèts à l’accepter. Le fait d’avoir combiné l’offre et la facture dans leur envoi doit également être considéré comme incorrect, ainsi que l’a d’ailleurs déjà relevé le Tribunal supérieur dans son arrêt. Ce sont bien les pratiques commerciales des plaignants, déjà dénoncées publiquement, qui ont suscité l’article incriminé. La réaction de l’accusé a dès lors été provoquée par les plaignants. Même si l’accusé a agi dans un but déterminé, son attaque a cependant été sans mesure. Il a nettement dépassé les limites du tolérable.
Il faut donc supposer que, si la prescription n’était pas intervenue, l’article contre lequel plainte a été déposée aurait très probablement conduit à la condamnation de l’accusé; c’est en revanche le comportement des plaignants qui a incité l’accusé à attirer l’attention du public et des autorités compétentes sur des pratiques commerciales répréhensibles. Il se justifie dès lors de mettre deux tiers des frais à la charge de l’accusé et un tiers à la charge des plaignants. Les dépens doivent être réglés dans la même proportion, sur la base d’une indemnité s’élevant à une somme globale de 3.600 francs (...)."
14. Le 26 juillet 1976, le requérant attaqua cette décision par un recours en nullité (Nichtigkeitsbeschwerde) que Me Kuhn introduisit En son nom; il invoquait notamment l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention.
La Cour de cassation (Kassationsgericht) du canton de Zurich le débouta le 30 septembre 1976. Elle considéra la présomption d’innocence comme une règle de preuve. Or nul n’avait contesté, releva-t-elle, que la publication incriminée s’analysait en une atteinte à l’honneur. Partant, le requérant n’aurait pu éviter une condamnation, en l’absence de prescription, que s’il avait pu croire ses allégations conformes à la vérité; la chambre de la Cour d’assises avait estimé que tel n’était pas le cas. Selon la Cour de cassation, l’article 6 § 2 (art. 6-2) ne signifiait pas que la bonne foi d’une personne poursuivie pour atteinte à l’honneur doive se présumer jusqu’à preuve du contraire, autrement dit qu’il appartienne au plaignant de démontrer la mauvaise foi de l’inculpé. On ne saurait supposer que la Convention ait voulu bouleverser (umwaelzen) de la sorte le droit pénal des Etats contractants. Du reste, le domaine de l’article 6 § 2 (art. 6-2) serait peu clair. Pour la raison indiquée, on ne pourrait admettre qu’il s’étend à l’établissement de la vérité dans un procès pénal pour atteinte à l’honneur. Par conséquent, la chambre de la Cour d’assises n’avait pas violé ladite disposition en concluant sans instruction (Beweisverfahren) que M. Minelli n’avait pas réussi à fournir la preuve de l’exactitude de ses allégations contre les plaignants.
La Cour de cassation délaissa à la charge du requérant 251 FS de frais judiciaires et lui enjoignit de payer aux plaignants une indemnité de dépens de 600 FS.
15. Le 1er novembre 1976, M. Minelli saisit le Tribunal fédéral d’un recours de droit public introduit en son nom par Me Kuhn et fondé sur l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention.
A sa demande, le président du Tribunal suspendit la marche de l’instance, le 5 janvier 1977, par le motif que la Commission européenne des Droits de l’Homme se trouvait saisie de diverses affaires soulevant des questions analogues (requêtes no 6281/73 et 6650/74, Neubecker et Liebig contre République fédérale d’Allemagne; requête no 7640/76, Geerk contre la Suisse). La procédure reprit après qu’elles eurent donné lieu à un règlement amiable au sens de l’article 28, alinéa b) (art. 28-b), de la Convention.
16. Le Tribunal fédéral (chambre de droit public) rejeta le recours le 16 mai 1979.
Soulignant qu’il s’agissait d’une poursuite pénale privée pour atteinte à l’honneur, sans intervention du ministère public, il rappelait d’abord que les frais ne pouvaient incomber à l’État: il fallait les répartir (aufteilen) d’une manière ou d’une autre entre les plaideurs. On devait en outre tenir compte de ce que pareille procédure met en jeu non seulement la responsabilité pénale du prévenu, mais aussi l’honneur du plaignant. Cette situation spéciale pouvait se répercuter sur le mode d’attribution de la charge des frais.
Selon le Tribunal fédéral, quand une procédure pénale ne se termine point par un jugement sur le fond mais, à cause d’un obstacle apparu après son déclenchement, par une décision laissant ouverte la question de la culpabilité (non-lieu, non-admission), des raisons d’équité peuvent obliger à tenir compte, en statuant sur les frais, du résultat auquel la procédure aurait probablement abouti sans ledit obstacle. Il se justifierait ainsi de se demander, après un examen provisoire du fond de l’affaire ("aufgrund einer provisorischen Prufung der materiellen Rechtslage"), quelle partie aurait vraisemblablement triomphé s’il n’y avait pas eu prescription.
En l’occurrence, aucune peine infligée sans établissement légal de la culpabilité n’avait enfreint la présomption d’innocence. Aucune mesure n’avait non plus sanctionné de manière implicite la reconnaissance judiciaire d’une infraction pénale, équivalant à une condamnation. La chambre de la Cour d’assises était certes arrivée, "en anticipant partiellement sur l’appréciation des preuves", à la conclusion "que le requérant aurait sans doute du être condamné pour atteinte à l’honneur". Cependant, il ne s’agissait pas là "d’un constat formel de culpabilité pénale, mais d’une supputation de l’issue probable de la procédure ("Wurdigung der Prozesschancen")". Comme la chambre devait trancher sur la base des pièces du dossier et que la pratique cantonale lui interdisait de se livrer à un complément d’instruction à seule fin de répartir les frais et dépens, il demeurait possible que la procédure ordinaire eut débouché sur un acquittement si on l’avait menée à son terme. L’assujettissement aux frais ne s’analysait pas à lui seul en une condamnation pénale. La chambre n’ayant statué que sur la répartition des frais et non sur la culpabilité, le requérant (comme le plaignant) ne pouvait se prévaloir de l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention pour exiger que l’examen provisoire en l’espèce obéit à la procédure voulue pour une décision sur le fond.
Le critère de l’issue probable du procès, ajouta le tribunal, ne pouvait jouer que si les données recueillies permettaient une estimation suffisamment sure et si les parties avaient eu l’occasion de se prononcer au préalable sur les points pertinents pour la répartition des frais. Cependant, les limites à respecter en la matière ne trouvaient pas leur fondement dans la présomption d’innocence, mais dans le principe général de l’interdiction de l’arbitraire et dans le droit d’être entendu. Or le requérant n’avait présenté aucun grief à cet égard.
Le Tribunal fédéral releva enfin que la chambre de la Cour d’assises n’avait pas uniquement recherché si la procédure aurait abouti à la condamnation de M. Minelli en l’absence de prescription, mais avait aussi eu égard au comportement des deux plaignants avant le procès. Il délaissa à la charge du requérant 643 FS de frais judiciaires et lui enjoignit de payer aux défendeurs une indemnité de dépens de 800 FS.
B. Législation pertinente
17. Les délits contre l’honneur sont régis par les articles 173 à 178 du code pénal fédéral suisse du 21 décembre 1937. La diffamation rend passible d’une peine d’emprisonnement de six mois au plus (article 173), la calomnie de trois ans au plus (article 174 combiné avec l’article 36).
Selon l’article 178, le délai de prescription de l’action pénale s’élève à deux ans pour ces délits. Cependant, il se trouve interrompu par tout acte d’instruction; il recommence alors à courir. Pour les délits contre l’honneur, néanmoins, il y a de toute manière prescription "absolue" au bout de quatre ans, soit le double de la durée normale (article 72 § 2 du code pénal).
18. En Suisse, les poursuites pour atteinte à l’honneur sont mises en oeuvre par une "plainte" privée (Strafantrag). Dans le canton de Zurich comme dans plusieurs autres, elles portent le nom de Privatstrafklageverfahren (article 287 du code zurichois de procédure pénale): l’initiative n’incombe pas aux organes de l’État, mais à la personne lésée. Le ministère public ne participe pas à la procédure.
Les affaires viennent en principe devant un tribunal de district (Bezirksgericht), mais le prévenu peut demander le renvoi à la cour d’assises s’il s’agit d’une atteinte par voie de presse (articles 294 du code de procédure pénale et 56 de la loi zurichoise sur l’organisation judiciaire). Dans cette hypothèse, la chambre d’accusation du Tribunal supérieur du canton de Zurich - au lieu du président du tribunal de district - statue sur l’admissibilité (Zulassung) de la plainte (article 305 du code zurichois de procédure pénale).
En cas de non-admission de celle-ci, le plaignant peut exercer un recours (article 169 du même code), mais dans le cas contraire le prévenu ne peut se pourvoir que pour incompétence du tribunal.
Aux termes de l’article 160 § 8 de la loi sur l’organisation judiciaire, les jugements répressifs doivent se prononcer tant sur la culpabilité que sur les conséquences découlant de cette décision - acquittement, peine, imposition de mesures de sûreté ou d’assistance - et sur les dommages-intérèts (Schadenersatz), les frais et les indemnités (Entschädigungen).
A la différence des peines infligées, la répartition des frais et dépens ne figure pas au casier judiciaire mais seulement au registre des affaires pénales du tribunal.
19. Dans le domaine des poursuites pénales privées, les frais de justice englobent une indemnité de dépens (Prozessentschaedigung) pour les parties en sus des frais judiciaires proprement dits (émoluments judiciaires et droits de greffe); la question de leur règlement obéit entre autres au critère de la causalité des frais et dépens judiciaires. En conséquence, l’État ne les prend en principe jamais à sa charge; les parties doivent les supporter elles-mêmes (article 190 du code zurichois de procédure pénale). L’article 293 du code de procédure pénale prévoit à cet égard:
"La partie qui succombe supporte les frais de la procédure et verse une indemnité à titre de dépens à l’autre partie; il ne peut être dérogé à cette règle que si des circonstances spéciales le justifient."
Le juge qui statue sur la répartition des frais et dépens jouit, selon le Gouvernement, d’une certaine latitude dans le choix des éléments d’appréciation à utiliser. Il peut tenir compte, notamment, du comportement répréhensible ou irresponsable des parties avant ou pendant l’instruction (articles 189 et 286 du code de procédure pénale); de la violation par elles des principes de la bonne foi ou des bonnes moeurs; du principe de l’équité; enfin, de considérations de causalité qui peuvent le conduire à supputer l’issue probable d’une procédure.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
20. Dans sa requête du 20 juin 1979 à la Commission (no 8660/79), M. Minelli se plaignait de la décision de la chambre de la Cour d’assises de canton de Zurich, datée du 12 mai 1976, qui mit à sa charge, en vertu de l’article 293 du code de procédure pénale de ce canton, les deux tiers des frais de l’instruction et du procès ainsi qu’une indemnité de dépens aux plaignants. Elle lui aurait infligé une "peine de suspicion" et aurait enfreint de la sorte l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention.
21. La Commission a retenu la requête le 17 décembre 1980.
Dans son rapport du 16 mai 1981 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle exprime à l’unanimité l’avis qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 (art. 6-2).
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
22. A l’audience du 26 octobre 1982, le Gouvernement a invité la Cour à dire que la Suisse n’avait pas violé la Convention et, partant, qu’il n’y avait pas lieu d’accorder au requérant une satisfaction équitable en vertu de l’article 50 (art. 50).
EN DROIT
23. Le requérant se prétend victime d’une violation de l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention, ainsi libellé:
"Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie."
Elle résulterait de la décision, du 12 mai 1976, par laquelle la chambre de la Cour d’assises du canton de Zurich, tout en clôturant les poursuites pour cause de prescription, mit à la charge de l’intéressé une partie des frais de la procédure et lui enjoignit de payer à la société Télé-Répertoire et à M. Vass une indemnité de dépens (paragraphes 12-13 ci-dessus).
I. SUR L’APPLICABILITE DE L’ARTICLE 6 § 2 (art. 6-2)
24. Selon la thèse principale du Gouvernement, la présente espèce échappe à l’empire du texte précité à la fois ratione materiae et ratione temporis.
A. Champ d’application matériel de l’article 6 § 2 (art. 6-2)
25. Quant au premier point, l’inapplicabilité de l’article 6 § 2 (art. 6-2) tiendrait au caractère tant des poursuites litigieuses que de la fonction exercée en l’occurrence par la chambre de la Cour d’assises.
1. Caractère des poursuites litigieuses
26. Le Gouvernement reconnaît que M. Minelli se voyait "accusé d’une infraction", au sens du paragraphe 2 de l’article 6 (art. 6-2) . Il estime, néanmoins, que des poursuites privées pour atteinte à l’honneur ne ressortissent pas à la "matière pénale" dont parle le paragraphe 1 (art. 6-1), mais sont fondamentalement de nature civile. Il s’appuie sur une jurisprudence de la Commission selon laquelle le droit de jouir d’une bonne réputation revêt un "caractère civil" et "la procédure de poursuites privées ne tombe pas sous le coup de l’article 6 § 1 (art. 6-1)".
La Commission relève qu’il y a malentendu de la part du Gouvernement et marque son désaccord avec les conclusions de celui-ci: bien que le droit à l’honneur présente - dans le chef de son titulaire - un caractère civil, la personne traduite en justice pour atteinte à l’honneur ferait sans nul doute l’objet d’une "accusation en matière pénale" et, partant, pourrait invoquer les paragraphes 2 et 3 de l’article 6 (art. 6-2, art. 6-3). Telle est aussi la thèse du requérant.
27. La Cour doit rechercher si ce dernier, "accusé" sans contredit "d’une infraction" ("charged with a criminal offence", article 6 § 2) (art. 6-2), avait à répondre d’une "accusation en matière pénale dirigée contre lui" ("criminal charge against him", article 6 § 1) (art. 6-1); comme le rappelle le Gouvernement, la présomption d’innocence que consacre le paragraphe 2 de l’article 6 (art. 6-2) figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 (art. 6-1) (arrêt Deweer du 27 février 1980, série A no 35, p. 30, § 56, et arrêt Adolf du 26 mars 1982, série A no 49, p. 15, § 30).
28. La lésion d’un droit individuel de "caractère civil" constitue parfois aussi une infraction pénale. Pour déterminer si l’on se trouve devant une "accusation en matière pénale", il faut notamment examiner la situation du prévenu, telle qu’elle découle des normes juridiques internes en vigueur, à la lumière du but de l’article 6 (art. 6): protéger les droits de la défense (arrêt Adolf précité, ibidem).
En Suisse, les atteintes à l’honneur comptent au nombre des délits que définit et réprime le code pénal fédéral (paragraphe 17 ci-dessus). Les poursuites les concernant dépendent d’une "plainte" (Strafantrag) de la victime pour leur déclenchement, mais leur déroulement obéit aux codes cantonaux de procédure pénale, en l’occurrence celui de Zurich; elles peuvent entraîner des peines d’amende, et même d’emprisonnement, à inscrire au casier judiciaire (paragraphe 18 ci-dessus).
Dès lors, la Cour n’éprouve pas de doutes sur la nature pénale de la procédure que Télé-Répertoire et M. Vass engagèrent le 29 février 1972 contre M. Minelli (paragraphe 10 ci-dessus).
2. Caractère de la fonction exercée par la chambre de la Cour d’assises
29. Le Gouvernement soutient en outre qu’en statuant sur les frais après avoir déclaré l’action pénale éteinte par prescription, la chambre de la Cour d’assises du canton de Zurich a rempli une fonction purement administrative, intrinsèquement distincte de ses taches judiciaires; elle aurait rendu une décision procédurale à laquelle la présomption d’innocence, simple règle de preuve, serait étrangère.
D’après la Commission au contraire, l’article 6 § 2 (art. 6-2) s’applique aussi à des poursuites qui s’achèvent sans un jugement proprement dit. En l’espèce, du reste, c’est par un acte unique que la chambre de la Cour d’assises décida de ne pas donner suite à la plainte et de mettre à la charge du requérant une fraction des frais judiciaires ainsi qu’une indemnité de dépens.
30. Aux yeux de la Cour, l’article 6 § 2 (art. 6-2) régit l’ensemble de la procédure pénale, indépendamment de l’issue des poursuites, et non le seul examen du bien-fondé de l’accusation (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Adolf précité, série A no 49, p. 16, § 33 in fine).
Dans le canton de Zurich, une décision de répartition des frais constitue un élément normal d’une procédure pour atteinte à l’honneur; elle vise à en régler certains effets. Peu importe à cet égard que son texte apparaisse dans un document séparé ou que son adoption ait eu lieu après celle de la décision sur le fond.
En l’occurrence, au demeurant, on ne se trouve pas en présence d’actes partiels, échelonnés ou non dans le temps, ni même - comme dans l’affaire Adolf où la Cour a également conclu à l’applicabilité de l’article 6 (art. 6) dans des circonstances différentes (arrêt précité, série A no 49, p. 16, § 32) - d’un "acte unique concrétisé en plusieurs phases", mais d’un seul acte global. La décision du 12 mai 1976, après avoir constaté l’expiration du délai légal de prescription, délaissait à la charge de l’intéressé les deux tiers des frais judiciaires et lui enjoignait de verser une indemnité de dépens à Télé-Répertoire et à M. Vass (paragraphe 12 ci-dessus). Les deux aspects de la motivation se révèlent indissociables: la répartition des frais constitue le corollaire et le complément nécessaire de la clôture des poursuites; le Gouvernement l’a du reste reconnu lors des audiences. Le dispositif le confirme nettement: aussitôt après un premier point refusant d’admettre l’accusation, les points subséquents traitent des frais et de l’indemnité de dépens.
B. Champ d’application temporel de l’article 6 § 2 (art. 6-2)
31. Selon le Gouvernement, la décision incriminée sort pour le moins du champ d’application temporel de l’article 6 § 2 (art. 6-2). M. Minelli aurait joui de la garantie de la présomption d’innocence tout au plus jusqu’au 27 janvier 1976, date de la survenance de la prescription (paragraphe 12 ci-dessus); la chambre de la Cour d’assises se serait bornée à enregistrer les effets juridiques de celle-ci puis à répartir les frais.
La Commission n’accepte pas cette thèse. D’après elle, une procédure judiciaire peut prendre formellement fin en plusieurs étapes plutôt qu’en une fois. La décision, longuement motivée, du 12 mai 1976, aurait marqué en l’espèce la dernière phase.
32. La Cour se range à l’avis de la Commission. Sans doute la prescription avait-elle éteint les poursuites ouvertes contre le requérant, mais il fallait un acte officiel de la chambre de la Cour d’assises pour le reconnaître (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Artico du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 6-7 et 15-18, §§ 8-11 et 31-37). La décision litigieuse renferme précisément pareil constat. Elle déclare d’abord que "l’accusation n’est pas admise", puis que "l’accusé" devra supporter deux tiers des frais et payer à chaque plaignant une indemnité de dépens (points 1, 3 et 4 du dispositif). Les termes ainsi employés montrent clairement qu’à ce stade ultime de la procédure, la chambre de la Cour d’assises tenait encore le requérant pour "accusé d’une infraction", au sens de l’article 6 (art. 6).
C. Récapitulation
33. L’article 6 § 2 (art. 6-2) s’appliquait donc en l’occurrence.
II. SUR L’OBSERVATION DE L’ARTICLE 6 § 2 (art. 6-2)
A. Limites de la tâche de la Cour
34. Requérant et Gouvernement s’accordent pour estimer que l’affaire soulève une question de principe: la présomption d’innocence s’accommode-t-elle de la solution consistant à imposer la charge de frais de procédure et d’une indemnité de dépens à une personne qui a bénéficié d’un classement, d’un non-lieu, d’un acquittement ou, comme ici, de la prescription?
Ainsi que le Gouvernement le souligne avec force en ordre subsidiaire, le système permettant d’adopter cette solution dans certains cas est profondément enraciné dans la tradition juridique suisse: la législation fédérale et celle de la majorité des cantons, dont Zurich, l’ont consacré; la jurisprudence et la pratique l’ont développé. Selon M. Minelli au contraire, il incombe à l’État d’assumer en entier le risque des poursuites pénales, en matière non seulement de preuves mais aussi de frais de procédure.
Aux yeux de la Commission, ledit système ne saurait en soi se heurter à l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention; un problème surgirait cependant si les motifs de la décision du juge ou tout autre élément précis et concluant révèlent que la répartition des frais découle d’une appréciation de la culpabilité du prévenu.
35. La Cour souscrit en principe à l’avis de la Commission. Elle souligne pourtant, conformément à sa jurisprudence constante, que, dans une cause issue d’une requête individuelle, il lui faut se borner autant que possible à l’examen du cas concret dont on l’a saisie (voir notamment l’arrêt Adolf précité, série A no 49, p. 17, § 36). Partant, elle n’a pas à se prononcer in abstracto sur la législation et la pratique zurichoises, mais uniquement sur la manière dont elles furent appliquées à l’intéressé.
B. La décision de la chambre de la Cour d’assises du canton de Zurich (12 mai 1976)
36. D’après le Gouvernement, la décision du 12 mai 1976 ne prenait en compte la conduite du requérant que parmi d’autres considérations, pour répartir les frais et "sous l’angle d’une simple hypothèse": elle s’attachait, sans plus, à évaluer quelles chances de succès aurait eues la plainte de Télé-Répertoire et de M. Vass si elle avait abouti à un jugement pénal. Dès lors, il n’y aurait pas eu violation de l’article 6 § 2 (art. 6-2).
La Commission, elle, exprime l’opinion contraire: la chambre de la Cour d’assises du canton de Zurich aurait tenu M. Minelli pour coupable.
37. Aux yeux de la Cour, la présomption d’innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un prévenu et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable. Il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable. La Cour doit rechercher si tel fut le cas le 12 mai 1976.
38. La chambre de la Cour d’assises se fondait sur l’article 293 du code zurichois de procédure pénale qui, en matière de poursuites pénales privées pour atteinte à l’honneur, permet de déroger, dans des circonstances spéciales, à la règle selon laquelle le plaideur qui succombe paye les frais de la procédure et verse à l’autre partie une indemnité de dépens (paragraphe 19 ci-dessus). De la jurisprudence zurichoise, elle déduisait que "l’obligation de supporter les frais et dépens" devait, en l’occurrence, "dépendre du jugement qui aurait été rendu" sans l’arrivée à échéance du délai légal de prescription. Pour statuer sur ce point, elle retenait quatre éléments (paragraphe 13 ci-dessus): la quasi-identité de l’affaire avec celle du journaliste Fust, laquelle avait débouché le 2 septembre 1975 sur un arrêt de condamnation (paragraphe 10 ci-dessus); la gravité des accusations du requérant contre M. Vass; la circonstance qu’il n’avait pas contrôlé l’exactitude de ses allégations; le résultat négatif des poursuites intentées en 1972 contre M. Vass (paragraphe 9 ci-dessus).
Ces motifs, longuement développés et indissociables du dispositif (arrêt Adolf précité, série A no 49, p. 18, § 39), amenaient la chambre de la Cour d’assises à conclure que, sans la prescription, l’article incriminé de la "National Zeitung" aurait "très probablement conduit à la condamnation" du requérant. Ils présentaient comme établis les agissements dénoncés par les plaignants; de surcroît, ils s’appuyaient sur les décisions prises dans deux autres causes, relatives aux mêmes faits mais auxquelles M. Minelli n’était point partie et qui, juridiquement, se distinguaient de la sienne.
La chambre de la Cour d’assises se montrait ainsi convaincue de la culpabilité du prévenu qui, le Gouvernement le reconnaît, n’avait pas bénéficié des garanties des paragraphes 1 et 3 de l’article 6 (art. 6-1, art. 6-3). Nonobstant l’absence de constat formel et malgré quelques précautions de langage ("selon toute vraisemblance", "très probablement"), elle se livrait à des appréciations incompatibles avec le respect de la présomption d’innocence.
C. L’arrêt du Tribunal fédéral (16 mai 1979)
39. Le Gouvernement invoque un dernier argument, tiré de l’article 26 (art. 26) de la Convention: devant les organes de Strasbourg, il répondrait uniquement de l’ultime décision judiciaire rendue en l’espèce, à savoir de l’arrêt du Tribunal fédéral, du 16 mai 1979, lequel aurait dissipé toute ambiguïté que pouvait receler la décision du 12 mai 1976.
40. Celle-ci doit certes se lire à la lumière de l’arrêt du 16 mai 1979 (arrêt Adolf précité, ibidem, p. 19, § 40). Le Tribunal fédéral notait, pour commencer, que des raisons d’équité pouvaient obliger à tenir compte, en statuant sur les frais, de ce qu’aurait probablement été l’issue des poursuites si la prescription n’avait pas joué; il en inférait qu’il se justifiait de se demander, après un examen provisoire du fond de l’affaire, quelle partie aurait vraisemblablement gagné sans cet obstacle. Il ajoutait que la chambre de la Cour d’assises du canton de Zurich n’avait pris aucune mesure propre à sanctionner de manière implicite la reconnaissance judiciaire d’une infraction pénale, équivalant à une condamnation; elle avait bien relevé que le requérant aurait sans doute du être déclaré coupable d’atteinte à l’honneur, mais il s’agissait là d’une simple supputation et non d’un constat formel (paragraphe 16 ci-dessus).
L’arrêt du 16 mai 1979 nuançait ainsi quelque peu la décision du 12 mai 1976; il se bornait cependant à en préciser les motifs, sans en changer le sens ni la portée. Il la confirmait en droit, par le rejet du pourvoi de M. Minelli; il l’approuvait aussi, pour l’essentiel, dans sa substance.
Peut-être le Tribunal fédéral aurait-il abouti à un résultat différent si le requérant avait invoqué devant lui son droit à être entendu (paragraphe 16 ci-dessus), comme il l’a fait depuis lors devant la Commission et la Cour sans que le Gouvernement ait plaidé le non-épuisement des voies de recours internes. Cette hypothèse ne change pourtant rien à la conclusion à laquelle conduit l’examen de la décision du 12 mai 1976, même combinée avec l’arrêt du 16 mai 1979.
D. Conclusion
41. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 2 (art. 6-2).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
42. À l’audience, le requérant a demandé
- une somme, dont il a laissé à la Cour le soin de fixer le montant, pour préjudice moral;
- le remboursement de frais de justice et d’avocat, ainsi que de dépenses personnelles, au titre de la procédure menée contre lui en Suisse;
- celui de frais d’avocat et de dépenses personnelles du chef des instances suivies dans son cas devant la Commission puis la Cour.
L’agent du Gouvernement ayant de son coté présenté des observations détaillées à ce sujet, la Cour estime la question en état (article 50 § 3, première phrase, du règlement). Comme à l’accoutumée, il apparaît approprié de distinguer ici entre le dommage entraîné par une infraction à la Convention et les frais et dépens nécessaires de la victime (voir, entre autres, l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, du 18 octobre 1982, série A no 54, p. 7, § 14).
A. Préjudice moral
43. Selon le Gouvernement, si la Cour devait relever un manquement aux exigences de l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention le prononcé public et la publicité de son arrêt constitueraient déjà une satisfaction équitable suffisante quant au dommage moral allégué.
44. À l’origine du litige, la Cour le rappelle, figure un article de presse. M. Minelli y accusait des tiers d’agissements commerciaux incorrects qu’il voulait signaler à l’administration compétente (P.T.T.) et à l’opinion. Les poursuites intentées contre lui furent déclenchées par une plainte de ces tiers pour atteinte à leur honneur. La méconnaissance de la présomption d’innocence dans la procédure ultérieure a pu lui causer un certain tort moral, mais dans les circonstances de la cause elle trouve une compensation adéquate dans sa constatation par le présent arrêt (voir, en dernier lieu, l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, ibidem, p. 8, § 16).
B. Frais et dépens
45. Pour avoir droit à l’allocation de frais et dépens en vertu de l’article 50 (art. 50), la partie lésée doit les avoir engagés afin d’essayer de prévenir ou faire corriger une violation dans l’ordre juridique interne, d’amener la Commission puis la Cour à la constater et d’en obtenir l’effacement (arrêt Neumeister du 7 mai 1974, série A no 17, pp. 20-21, § 43). Il faut aussi que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir notamment l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 54, p. 8, § 17).
1. Frais et dépens supportés en Suisse
46. L’intéressé réclame le remboursement de frais et dépens que lui auraient occasionnés la procédure principale devant le tribunal de district et la Cour d’assises, ainsi que l’exercice de ses recours à la Cour de cassation et au Tribunal fédéral (paragraphes 10, 11, 12, 14 et 15 ci-dessus).
Avant d’examiner chacune de ses prétentions, la Cour souligne que le grief accueilli par elle au paragraphe 41 ci-dessus n’a point trait au fond même des poursuites pour atteinte à l’honneur ouvertes contre le requérant, mais exclusivement aux motifs adoptés en l’occurrence par les juridictions suisses dans leurs décisions sur la répartition des frais et dépens.
a) Frais et dépens afférents à la procédure devant le tribunal de district puis la Cour d’assises
47. Au titre de la procédure principale devant le tribunal de district d’Uster et la Cour d’assises du canton de Zurich (29 février 1972 - 12 mai 1976), le requérant demande d’abord la restitution des frais de justice (374 FS 65) et de l’indemnité de dépens (1.200 FS) mis à sa charge par la décision du 12 mai 1976 (paragraphe 12 ci-dessus).
Il a droit à les recouvrer en raison de leur lien direct avec les motifs que la Cour a jugés incompatibles avec la présomption d’innocence.
48. M. Minelli revendique en outre 1.800 FS pour manque à gagner et 3.600 FS pour frais d’avocat.
La Cour ne voit pas de raison d’accepter la première de ces prétentions, à l’appui de laquelle il ne fournit du reste aucune précision (comp. l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, précité, ibidem, p. 11, § 25 in fine). Quant à la seconde, seule entre en ligne de compte la période postérieure au 21 janvier 1976, date à laquelle l’approche de l’échéance de la prescription "absolue" amena la Cour d’assises à soulever la question de la répartition des frais. Pour cette phase, qui aurait pu conduire à prévenir le manquement aux exigences de l’article 6 § 2 (art. 6-2), la Cour fixe en équité à 600 FS la somme à octroyer au requérant.
b) Frais et dépens afférents aux recours exercés contre la décision du 12 mai 1976
49. Les recours du 26 juillet 1976 à la Cour de cassation du canton de Zurich et du 1er novembre 1976 au Tribunal fédéral (paragraphes 14-16 ci-dessus) tendaient à l’effacement de la violation découlant de la décision du 12 mai 1976. L’intéressé a donc droit au remboursement des frais de justice et indemnités de dépens que les arrêts des 30 septembre 1976 et 16 mai 1979 lui ont enjoint de payer, soit 2.294 FS au total.
Il en va de même des frais d’avocat exposés par lui pour l’exercice desdits recours, présentés en son nom par Me Kuhn; ils s’élèveraient à 600 et 800 FS respectivement. Ces montants apparaissant plausibles et raisonnables, la Cour ne juge pas nécessaire de se procurer les pièces justificatives souhaitées par le Gouvernement.
c) Frais et dépens afférents au recours du 24 novembre 1975 au Tribunal fédéral
50. Le recours incident du 24 novembre 1975 au Tribunal fédéral, lui, visait la recevabilité de la plainte et son renvoi devant la Cour d’assises (paragraphe 11 ci-dessus). Il ne se rapportait donc en rien aux décisions relatives à la répartition des frais et son but ne consistait ni à empêcher la violation de l’article 6 § 2 (art. 6-2) ni à y remédier. La Cour en déduit, avec le Gouvernement, qu’il n’y a pas lieu d’avoir égard aux frais et dépens correspondants (1.279 FS au total, d’après M. Minelli).
2. Frais et dépens supportés à Strasbourg
51. Le requérant, qui n’a pas bénéficié de l’assistance judiciaire gratuite devant la Commission ni auprès du délégué de celle-ci devant la Cour, réclame 2.400 FS pour frais d’avocat et 400 FS pour dépenses personnelles, ainsi que 1.560 FS pour manque à gagner.
Le Gouvernement ne s’oppose pas au remboursement des honoraires versés par l’intéressé à Me Kuhn, ni de leurs frais de voyage et de séjour à tous deux. Il laisse à la Cour le soin d’en arrêter le taux sur la base des preuves que pourrait apporter M. Minelli.
52. Devant la Cour, le requérant a en personne assisté le délégué de la Commission; les frais d’avocat en question ne concernent donc que la procédure suivie devant cette dernière. La Cour ne juge pas nécessaire de se procurer des pièces justificatives car elle estime plausible et raisonnable le montant de 2.400 FS.
Cette remarque vaut aussi pour les 400 FS demandés au titre des frais de voyage et de séjour de l’intéressé à Strasbourg. La présence de M. Minelli devant la Commission, et plus encore devant la Cour puisqu’il a comparu lui-même à l’audience du 26 octobre 1982, offrait une utilité réelle vu la nature de l’affaire (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, précité, série A no 54, p. 11, § 25).
En revanche, il échet d’écarter la prétention relative au manque à gagner (1.560 FS), comme la Cour l’a déjà fait pour la procédure devant le tribunal de district et la Cour d’assises (paragraphe 48 ci-dessus).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 (art. 6-2) de la Convention;
2. Rejetant la demande de satisfaction équitable pour le surplus, dit que l’État défendeur doit verser au requérant huit mille six cent soixante-huit francs suisses soixante-cinq (8.668 FS 65) pour frais et dépens.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le vingt-cinq mars mil neuf cent quatre-vingt-trois.
Gérard WIARDA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
* Note du greffier: Il s'agit du règlement applicable lors de l'introduction de l'instance. Un nouveau texte entré en vigueur le 1er janvier 1983 l'a remplacé, mais seulement pour les affaires portées devant la Cour après cette date.
AFFAIRE GOLDER c. ROYAUME-UNI
ARRÊT AIREY c. IRLANDE
ARRÊT MINELLI c. SUISSE
ARRÊT MINELLI c. SUISSE