SUR LA RECEVABILITE de la requête No 14911/89 présentée par D. contre la France __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme, Première Chambre, siégeant en chambre du conseil le 17 avril 1991 en présence de MM. J.A. FROWEIN, Président de la Première Chambre F. ERMACORA E. BUSUTTIL A.S. GÖZÜBÜYÜK H. DANELIUS Sir Basil HALL MM. C.L. ROZAKIS L. LOUCAIDES A.V. ALMEIDA RIBEIRO M. M. de SALVIA, Secrétaire de la Première Chambre ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 21 mars 1989 par D. contre la France et enregistrée le 19 avril 1989 sous le No de dossier 14911/89 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Vu la décision de la Commission, en date du 5 février 1990, de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et d'inviter ce dernier à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 31 mai 1990 et les observations en réponse présentées par le requérant le 26 juillet 1990, Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT La requérante est une société de droit liechtensteinois, dont le siège social est à S. (Liechtenstein). Dans la procédure devant la Commission elle est représentée par Maître Fritz Ranke, avocat au barreau de Paris. Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit : La requérante édite depuis 1970 un annuaire de télex international diffusé dans toute l'Europe. En septembre 1982, elle a conclu avec la Banque Nationale de Paris (B.N.P.) une convention, aux termes de laquelle cette banque recevrait les versements réglés par les abonnés français désirant figurer dans cet annuaire. Le 21 avril 1983, la B.N.P. clôtura le compte et rompit ainsi unilatéralement la convention.
1. Procédure commerciale Le 17 juin 1983, la requérante assigna la B.N.P. devant la 2ème chambre commerciale du tribunal de grande instance de Strasbourg pour rupture unilatérale de contrat. L'affaire fut inscrite au rôle le 27 juin 1983. Le 15 novembre 1983, la B.N.P. déposa des conclusions en défense. Le 10 janvier 1984, en raison de l'absence de réponse de la requérante, la B.N.P. demanda la clôture de la procédure. Les 17 février 1984 et 17 août 1984, la requérante déposa des conclusions en réponse. Le 8 octobre 1984, la B.N.P. demanda la jonction de la procédure commerciale avec la procédure pénale par ailleurs engagée (voir infra). En janvier 1985, la requérante s'opposa à la jonction des procédures et le juge de la mise en état demanda au parquet des renseignements sur la procédure pénale en cours. Le 25 février 1985, le procureur de la République informa le juge de la mise en état de l'existence de liens certains entre l'enquête pénale et la procédure commerciale. En avril 1986, la B.N.P. fit une nouvelle demande de jonction des procédures. La requérante sollicita le renvoi de l'affaire en audience collégiale. En juin 1986, le juge de la mise en état rendit une ordonnance de jonction des procédures sous réserve de l'assentiment du parquet. Le parquet s'opposa à la jonction des procédures. En novembre 1986, la B.N.P. demanda le sursis à statuer jusqu'à l'intervention d'une décision dans la procédure pénale. En février 1987, la requérante s'opposa à la demande de sursis à statuer. Le 9 mars 1987, le juge de la mise en état rendit une ordonnance de sursis à statuer jusqu'à l'intervention d'une décision dans la procédure pénale.
2. Procédure pénale En décembre 1982, le parquet de Strasbourg diligentait une enquête préliminaire sur les agissements de sociétés domiciliées au Liechtenstein et en Suisse et qui diffusaient des offres d'insertion dans des annuaires internationaux d'abonnés au télex. Le 14 novembre 1984, les P et T déposèrent une plainte contre certains agissements de sociétés proposant l'inscription dans des annuaires internationaux de télex. Le 27 mars 1986 fut ouverte une information contre X sur réquisition du parquet et des chefs de tentatives d'escroquerie, d'escroquerie et de publicité mensongère. Le 10 août 1987, le parquet répondit à l'avocat de la requérante que l'information ouverte était toujours en cours. Le 16 octobre 1987, le procureur rappela au magistrat instructeur l'urgence que revêtait l'instruction de la procédure. Le 15 octobre 1987, l'avocat de la requérante adressa un courrier au Président de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Colmar en lui demandant d'intervenir auprès du juge d'instruction afin que la procédure puisse être menée à son terme. Le 30 décembre 1987, le juge d'instruction adressa sa réponse au Président de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Colmar en précisant qu'il avait, en juin-juillet 1986, décidé de retarder l'avancement de cette affaire pour permettre de faire avancer d'autres affaires financières. Les 24 février et 29 mars 1988, l'avocat de la requérante attira une nouvelle fois l'attention du Président de la chambre d'accusation et lui demanda d'intervenir auprès du juge d'instruction. Ces courriers sont restés sans réponse d'après la requérante. Le 13 février 1989, le procureur informa l'avocat de la requérante de ce que l'enquête préliminaire n'était pas encore terminée.
GRIEFS La requérante dénonce le non-respect de l'article 6 de la Convention. Elle soutient qu'il n'a pas été statué dans un délai raisonnable sur son action devant les juridictions commerciales au sens de l'article 6 par. 1 de la Convention, compte tenu de l'absence de toute décision de la part des juridictions tant commerciales que pénales. Elle relève au demeurant n'avoir, dans le cadre de la procédure pénale, pas été informée de la nature et de la cause des accusations portées contre elle. Elle prétend ne disposer d'aucun recours ; en effet, n'étant pas inculpée, elle ne peut demander l'application de l'article 84 du Code de procédure pénale. En vertu de cet article, il est possible de déposer une demande de dessaisissement du juge d'instruction par requête motivée du Procureur de la République agissant soit spontanément, soit à la demande de l'inculpé ou de la partie civile. La requérante s'est adressée au Procureur de la République. Elle a également saisi le président de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Colmar, instance compétente pour les recours dirigés contre les décisions du juge d'instruction. L'absence de réponse de part et d'autre est dénoncée par la requérante, qui estime que ce silence montre de manière explicite la volonté des autorités judiciaires compétentes de ne pas dessaisir le juge d'instruction en question.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La requête a été introduite le 21 mars 1989 et enregistrée le 19 avril 1989. Le 5 février 1990, la Commission a décidé conformément à l'article 42 par. 2 b), devenu l'article 48 par. 2 a) de son Règlement intérieur, de donner connaissance de la requête au Gouvernement français et de l'inviter à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête dans un délai échéant le 27 avril 1990. Le 27 avril 1990, le Gouvernement a demandé une prorogation de délai au 20 mai 1990, prorogation qui lui a été accordée le 2 mai 1990 par le Président de la Commission. Les observations du Gouvernement défendeur ont été présentées le 31 mai 1990. Les observations en réponse de la requérante ont été présentées le 26 juillet 1990.
EN DROIT La requérante se plaint de la durée de la procédure commerciale. Elle invoque sur ce point l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention qui dispose notamment que " ... toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle". Le Gouvernement soulève d'abord une exception d'irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, articulée en deux branches. Il fait d'abord valoir que la requérante aurait dû mettre en cause la responsabilité de l'Etat devant les tribunaux judiciaires du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice, conformément à l'article L 781-1 du Code de l'organisation judiciaire qui prévoit que cette responsabilité est engagée par une faute lourde ou par un déni de justice. Cette disposition lui permettait en effet, selon le Gouvernement, de présenter une demande d'indemnité fondée sur la durée prétendument excessive de la procédure qui aurait constitué une faute lourde dans le fonctionnement de la justice. La requérante conteste ce point. La Commission estime que, comme la Cour l'a rappelé dans l'arrêt Vernillo (Cour Eur. D.H., arrêt du 20 février 1991, à paraître dans la série A n° 193, par. 27), "une action en indemnité peut entrer en ligne de compte aux fins de l'article 26 (art. 26) de la Convention (voir notamment, mutatis mutandis, les arrêts Bozano du 18 décembre 1986, série A n° 111, p. 21, par. 49, et de Jong, Baljet et van den Brink du 22 mai 1984, série A n° 77, pp. 19-20, par. 39), mais celui-ci ne prescrit l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir notamment l'arrêt de Jong, Baljet et van den Brink précité, ibidem)." Or l'article L 781-1 du Code de l'organisation judiciaire fixe des conditions d'ouverture très strictes et il ne ressort pas de l'argumentation du Gouvernement que les cours et tribunaux français aient interprété ce texte de manière extensive au point d'y englober, par exemple, tout dépassement du "délai raisonnable" visé à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. En effet, il n'a donné lieu qu'à une décision apparemment isolée reconnaissant le caractère non raisonnable de la durée de la procédure (Fuchs - C.A. Paris 10.07.83). La Commission considère dès lors que la Gouvernement n'a pas été en mesure de faire état d'une jurisprudence qui soit véritablement établie et qui aurait ouvert à la requérante un recours efficace, en la circonstance, au regard de l'article 26 (art. 26) de la Convention (voir également requête n° 10828/84 Funke c/France, déc. 6.10.1988 à paraître dans D.R.). Le Gouvernement fait ensuite valoir que la requérante avait également à sa disposition une voie de recours contre l'ordonnance de sursis à statuer ; l'article 380 du Code de procédure civile permet en effet de faire appel d'une ordonnance de sursis à statuer sur autorisation du premier Président de la cour d'appel et pour un motif grave et légitime. La requérante fait observer que ce recours, bien que théoriquement ouvert, n'offrait aucune chance d'aboutir, l'ordonnance de sursis à statuer ayant été motivée par les dispositions de l'article 4 du Code de procédure pénale qui est d'ordre public, selon lequel "le criminel tient le civil en l'état". La Commission rappelle que, dans l'affaire Ciulla (Cour Eur. D.H., arrêt du 22 février 1989, série A n° 148, p. 15, par. 31), la Cour a estimé que les recours ouverts en droit interne "doivent exister à un degré suffisant de certitude, sans quoi leur manquent l'accessibilité et l'effectivité voulues". "Il incombe à l'Etat défendeur, s'il plaide le non-épuisement des voies de recours internes, de démontrer la réunion de ces diverses conditions". (voir arrêt Johnston et autres du 18 décembre 1986, série A n° 112, p. 22, par. 45). En l'espèce, la Commission constate que le Gouvernement défendeur n'a pas démontré que le recours que la requérante aurait dû, selon lui, utiliser pour répondre aux exigences d'épuisement des voies de recours internes de l'article 26 (art. 26) de la Convention, était accessible et effectif, et, en particulier, que ce recours avait une chance d'aboutir, c'est-à-dire qu'il était possible que le Président de la cour d'appel considère qu'il y avait un motif grave et légitime de déroger au principe absolu "le criminel tient le civil en l'état". La Commission considère en conséquence que l'exception de non-épuisement des voies de recours internes, soulevée par le Gouvernement, tant dans sa première que dans sa deuxième branche, ne saurait être retenue. Le Gouvernement observe ensuite que la requérante n'a fait l'objet d'aucune accusation pénale, qu'en tout état de cause le droit français n'admet pas l'imputabilité pénale des personnes morales et que la requérante ne saurait en conséquence invoquer la violation de l'article 6 (art. 6) à ce titre. Il ajoute qu'en tout état de cause en procédure pénale française, l'accusation débute par l'inculpation du prévenu et que dans le cas d'espèce aucune inculpation n'a encore eu lieu. Quant au bien-fondé du grief tiré de la durée prétendument déraisonnable de la procédure commerciale, le Gouvernement estime qu'aucune violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) ne saurait être constatée. S'appuyant sur une chronologie de la procédure commerciale visant à établir que celle-ci n'a pas connu une durée excessive, il observe que l'affaire est particulièrement complexe puisqu'elle a été émaillée d'incidents de procédure. Il justifie d'autre part la durée de la procédure commerciale par le fait que celle-ci est tenue en sursis par une procédure pénale elle-même complexe. Il rappelle que lorsque le juge pénal est saisi d'un fait qui forme la base commune de l'action civile et de l'action pénale et dans le but d'éviter une contradiction de jugements, le juge civil doit surseoir à statuer sur l'action dont il est saisi jusqu'à ce que le juge pénal, dont les décisions ont autorité de la chose jugée sur le civil, ait rendu sa décision. La requérante quant à elle expose que c'est bien elle qui est visée par les enquêtes et l'instruction de l'autorité judiciaire et qu'elle a mentionné la durée de la procédure pénale uniquement pour le motif que tant qu'elle n'aura pas abouti, la procédure commerciale ne pourra pas être reprise et menée à son terme. La requérante observe que l'affaire commerciale ne revêtait pas une complexité exceptionnelle de nature à justifier la durée de l'instance, que les faits la concernant sont connus et établis et ne nécessitent pas d'investigations complémentaires. La Commission relève qu'il ressort des documents versés au dossier qu'au pénal l'enquête préliminaire n'a pas encore abouti et porte sur les agissements de diverses sociétés domiciliées au Liechtenstein et en Suisse. Elle note par ailleurs que l'information ouverte le 27 mars 1986 sur réquisition du parquet est dirigée contre X. Elle constate toutefois que cette procédure a eu des répercussions sur la durée de la procédure commerciale à laquelle la requérante est partie puisqu'elle a motivé un sursis à statuer dans cette dernière procédure. La Commission note que la requérante a introduit l'instance le 17 juin 1983, que le 9 mars 1987 le juge de la mise en état a sursis à statuer et qu'à ce jour aucune décision au fond n'est intervenue. Elle rappelle que le caractère raisonnable de la durée de la procédure doit s'apprécier eu égard à la complexité de l'affaire, au comportement du requérant et à celui des autorités judiciaires (voir n° 10103/82, déc. 6.7.84, DR 39 p. 186). La Commisssion estime que la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit concernant la durée de la procédure commerciale qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête mais nécessitent un examen au fond. La Commission constate en outre que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés. Le Secrétaire Le Président de la Première Chambre de la Première Chambre (M. de SALVIA) (J.A. FROWEIN)