SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N° 24954/94 présentée par Jean-Marc TIERCE contre Saint-Marin __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme (Première Chambre), siégeant en chambre du conseil le 22 février 1995 en présence de M. C.L. ROZAKIS, Président Mme J. LIDDY MM. A.S. GÖZÜBÜYÜK A. WEITZEL M.P. PELLONPÄÄ B. MARXER B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS E. KONSTANTINOV G. RESS Mme M.F. BUQUICCHIO, Secrétaire de la Chambre Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 17 mai 1994 par Jean-Marc TIERCE contre Saint-Marin et enregistrée le 19 août 1994 sous le N° de dossier 24954/94 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT Le requérant est un ressortissant français, né en 1950 et résidant dans la République de Saint-Marin. Il est commerçant de véhicules automobiles de profession. Devant la Commission, il est représenté par Me A. Petrillo, avocat à Rimini, et par Me A. Selva, avocat à Saint-Marin. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été présentés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. Le 29 novembre 1990, l'associé du requérant, C.B., introduisit une plainte pénale auprès du tribunal civil et pénal de la République de Saint-Marin, reprochant au requérant des irrégularités dans la gestion de leurs affaires. Le 4 décembre 1990, C.B. déposa une deuxième plainte étayee par des documents, en demandant notamment la saisie conservatoire des comptes bancaires du requérant. Par décret du "Commissario della Legge" près du tribunal civil et pénal ("tribunale commissariale civile e penale") de la République de Saint-Marin en date du 6 décembre 1990, notifié le 10 décembre 1990, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal précité à l'audience du 17 décembre 1990 ; suite à la demande du requérant, cette audience fut reportée au 22 février 1991. Le 30 janvier 1991, C.B. déposa d'autres documents. Le 22 février 1991, C.B. et le requérant furent interrogés par le Commissario della Legge. Le 4 mars 1991, le requérant déposa ses moyens de défense. Le 16 mai 1991, le Commissario della Legge ordonna une expertise, afin d'établir les relations d'affaires entre le requérant et son associé, et de vérifier la régularité de la gestion de la société, opérée par le requérant. Le 28 novembre 1991, l'expert déposa son rapport, en concluant qu'en raison d'irrégularités commises par le requérant, ce dernier avait une dette de 93.188.334 Lires italiennes envers son associé. Le 30 décembre 1991, le Commissario della Legge fit droit à une nouvelle demande de C.B. datée du 18 décembre visant la saisie conservatoire des biens du requérant. Le 8 mai 1992 le Commissario della Legge interrogea l'expert, qui confirma ses conclusions ; l'avocat du requérant demanda un délai pour le dépôt de certains documents. Les 14 mai et 4 juin 1992, l'avocat du requérant déposa ses observations et des documents ; l'avocat de C.B. en fit autant les 15 mai et 11 juin 1992. Le 19 juin 1992, le Commissario della Legge autorisa une deuxième saisie conservatoire des biens du requérant, notamment de certaines automobiles, des comptes bancaires et de tout autre bien de valeur. Par décret du 24 juin 1992, le Commissario della Legge indiqua les biens à saisir et nomma le requérant en tant que gardien judiciaire ("custode giudiziale") des biens sous séquestre. Les 25 et 26 juin 1992, les huissiers ("cursori") dressèrent le procès-verbal de la saisie, en faisant état de la disparition de deux automobiles et du fait que le requérant, qui en était responsable en sa qualité de gardien judiciaire, ne pouvait indiquer où elles se trouvaient. Par conséquent, l'avocat de C.B. introduisit une autre plainte contre le requérant, en l'accusant d'avoir commis le délit de soustraction de biens saisis ("frode nel pignoramento o nel sequestro"). Le 26 juin 1992, les automobiles disparues furent retrouvées ; le même jour, le requérant fut interrogé par le Commissario della Legge. Le 2 juillet 1992, un témoin à décharge fut interrogé par le Commissario della Legge. Les 19 et 23 novembre 1992, l'avocat de C.B. demanda une troisième saisie conservatoire des biens du requérant ; le 14 décembre 1992, le Commissario della Legge fit droit à cette demande et autorisa la saisie de certaines automobiles du requérant ainsi que de son apport dans une autre société ; le même jour, le requérant fut renvoyé en jugement pour les délits d'escroquerie et de soustraction de biens saisis. Le 2 février 1993, un décret de citation à comparaître fut émis à l'encontre du requérant. S'agissant d'une procédure abrégée ("procedura sommaria"), les débats se déroulèrent devant le même juge, qui avait déjà connu de l'affaire en sa qualité de juge d'instruction ; les parties ainsi que certaines témoins à décharge furent interrogés. Par jugement rendu par le Commissario della Legge le 7 mai 1993, déposé au greffe le 16 juillet 1993, le requérant fut considéré coupable des deux chefs d'accusation (escroquerie et soustraction de biens saisis) et fut condamné à un an d'emprisonnement avec sursis et au paiement d'une amende. A une date non précisée, le requérant interjeta appel contre ce jugement ; il alléga, en particulier, que le délit d'escroquerie se trouvait préscrit à la date du 26 juillet 1993. Les actes d'instruction en appel furent accomplis toujours par le Commissario della Legge. Sans tenir une audience, le juge d'appel ("Giudice delle Appellazioni penali") confirma la condamnation du requérant par arrêt du 22 octobre 1993, déposé au greffe le même jour et passé en force de chose jugée le 26 novembre 1993, et rejeta l'exception tirée de la prescription du délit d'escroquerie, en soulignant que le délai de prescription avait été suspendu pendant l'accomplissement de l'expertise, et qu'il n'expirait donc pas avant la date du 2 novembre 1993. Le système judiciaire de la République de Saint-Marin ne prévoit pas de pourvoi en cassation.
GRIEFS
1. Le requérant se plaint en premier lieu de ce que son procès n'a pas été équitable, du fait que le juge qui l'a condamné ("Commissario della Legge") n'était pas un juge "impartial" puisqu'il avait également émis la citation à comparaître à l'encontre du requérant et instruit le dossier. Le même juge avait ensuite instruit le dossier lors de la procédure d'appel.
2. Le requérant se plaint ensuite de la procédure devant le juge d'appel ; il allègue en particulier que le fait de ne pas avoir été entendu publiquement devant ce juge est contraire à l'article 6 par. 1 de la Convention.
3. Le requérant allègue en outre que dans le jugement d'appel qui a confirmé sa condamnation, le juge a fixé l'échéance du délai de préscription par rapport au délit d'escroquerie au 2 novembre 1993, tandis que le même arrêt n'est passé en force de chose jugée que le 26 novembre 1993. Compte tenu du fait qu'en droit de Saint-Marin le délai de préscription d'un délit n'est interrompu que lorsque le jugement de condamnation passe en force de chose jugée, le requérant allègue que si un contrôle sur la légitimité avait été possible, le jugement d'appel aurait été vraisemblablement annulé pour préscription. Il se plaint par conséquent de ce que l'absence d'un pourvoi en cassation contre la décision du juge d'appel est contraire à l'article 6 par. 1 et à l'article 13 de la Convention.
4. Le requérant se plaint enfin de ce que sa cause n'a pas été entendue dans un "délai raisonnable" au sens de l'article 6 par. 1 de la Convention.
EN DROIT
1. Le requérant se plaint en premier lieu de ce que le juge qui l'a condamné en première instance ("Commissario della Legge") n'était pas un juge "impartial" au sens de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, puisqu'il avait également émis la citation à comparaître à l'encontre du requérant et instruit le dossier. Le même juge avait ensuite instruit le dossier au cours de la procédure d'appel. En l'état actuel du dossier, la Commission estime ne pas être en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ce grief et juge nécessaire de porter cette partie de la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur par application de l'article 48 par. 2 b) du Règlement intérieur de la Commission.
2. Le requérant se plaint en outre de la procédure devant le juge d'appel ; il allègue en particulier que le fait de ne pas avoir été entendu publiquement devant ce juge est contraire à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. En l'état actuel du dossier, la Commission estime ne pas être en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ce grief et juge nécessaire de porter cette partie de la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur par application de l'article 48 par. 2 b) du Règlement intérieur de la Commission.
3. Le requérant se plaint ensuite que le droit de la République de Saint-Marin ne prévoit pas de pourvoi en cassation contre le jugement d'appel qui a confirmé sa condamnation. Il invoque à ce titre les articles 6 et 13 (art. 6, 13) de la Convention. La Commission rappelle que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n'astreint pas les Etats contractants à créer des cours de cassation (cf. Cour eur. D.H., affaire Delcourt, arrêt du 17 janvier 1970, série A n° 11, p. 14, par. 25), ni à octroyer aux personnes relevant de leur juridiction un recours devant une Cour suprême. Il s'ensuit que le grief exposé par le requérant quant à l'impossibilité de former un pourvoi en cassation doit être rejeté comme manifestement mal fondé, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. La Commission estime que'il n'y a pas lieu d'examiner ce grief séparément sous l'angle de l'article 13 (art. 13) de la Convention, dont les exigences sont moins strictes que celles de l'article 6 (cf. N° 8588/79 et 8589/79, déc. 12.12.83, D.R. 38, p. 18).
4. Le requérant se plaint enfin de la durée de la procédure pénale dirigée à son encontre ; cette procédure, qui a débuté le 10 décembre 1990, date à laquelle le mandat de comparution lui a été notifié, et s'est terminée par l'arrêt du juge de deuxième instance du 26 novembre 1993, a donc duré trois ans environ. Selon le requérant, la durée de la procédure ne répond pas à l'exigence du "délai raisonnable" (article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention). La Commission rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure doit s'apprécier selon les circonstances de la cause et à l'aide des critères suivants : la complexité de l'affaire, le comportement des parties et le comportement des autorités saisies de l'affaire (voir Cour eur. D.H., arrêt Kemmache du 27 novembre 1991, série A n° 218, p. 27, par. 60). Elle note que le temps consacré à l'examen de l'affaire a été de deux ans et sept mois en première instance et d'environ quatre mois en appel. Elle constate ensuite que la procédure revêtait une certaine complexité, compte tenu de la nécessité d'une expertise ainsi que du fait que trois saisies conservatoires ont dû être accomplies. La Commission note enfin qu'en raison du comportement du requérant au cours de la procédure - notamment la soustraction de biens saisis opérée par le requérant - une deuxième accusation a été formulée à son encontre, ce qui a nécessité l'accomplissement d'actes d'instruction complémentaires. Partant, la Commission estime que la durée globale de la procédure ne se révèle pas suffisamment importante pour que l'on puisse conclure à une apparence de violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal-fondée et doit être rejeté conformément à l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à l' unanimité, AJOURNE l'examen des griefs tirés de l'impartialité du juge qui a connu de l'affaire et de l'absence d'une audience publique devant le juge d'appel; DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour le surplus. Le Secrétaire Le Président de la Première Chambre de la Première Chambre (M.F. BUQUICCHIO) (C. L. ROZAKIS)