AFFAIRE ÉGLISE CATHOLIQUE DE LA CANÉE c. GRÈCE
CASE OF CANEA CATHOLIC CHURCH v. GREECE
(143/1996/762/963)
ARRÊT/JUDGMENT
STRASBOURG
16 décembre/December 1997
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SOMMAIRE1
Arrêt rendu par une chambre
Grèce – impossibilité de l'Eglise catholique d'ester en justice découlant du refus des juridictions civiles de lui reconnaître la personnalité juridique
I. QUestions préliminaires
Eglise requérante ayant valablement saisi la Commission par l'intermédiaire de l'évêque catholique des îles de Syros, Milos et Thira et évêque intérimaire de Crète.
II. Observation générale
Griefs concernant pour l'essentiel une restriction à l'exercice du droit d'accès à un tribunal.
III. article 6 § 1 de la convention
Depuis la création de l'Etat hellénique, absence de mise en cause de la personnalité juridique de l'Eglise catholique grecque et des différentes églises paroissiales par les autorités administratives ou par les tribunaux – acquisition, utilisation et transfert des biens mobiliers et immobiliers, conclusion des contrats et participation à des transactions – bénéfice d'exonérations sur le plan fiscal – jurisprudence et pratique administrative constantes ayant créé, au fil des années, une sécurité juridique, tant en matière patrimoniale qu'en ce qui concerne la question de la représentation en justice des différentes églises paroissiales catholiques, et à laquelle l'église requérante pouvait légitimement se fier.
Observation tardive par la requérante des règles du droit interne pour l'acquisition de la personnalité juridique ou la constitution en union de personnes (article 62 du code de procédure civile) : risquerait d'être interprétée comme un aveu que d'innombrables actes accomplis dans le passé ne seraient pas valables – transfert des biens à une nouvelle personne juridique problématique.
Incapacité de la requérante d'ester en justice affirmée par la Cour de cassation : véritable restriction qui l'empêcha en l'occurrence, et l'empêche dorénavant, de faire trancher par les tribunaux tout litige relatif à ses droits de propriété.
Atteinte à la substance même du « droit à un tribunal ».
Conclusion : violation (unanimité).
IV. Article 14 de la convention, combiné avec l'article 6 § 1
Eglise requérante, propriétaire de son terrain et de ses bâtiments, empêchée d'ester en justice pour les protéger alors que l'Eglise orthodoxe ou la communauté juive peuvent le faire pour protéger les leurs sans aucune formalité ou modalité.
Aucune justification objective ou raisonnable pour une telle différence de traitement.
Conclusion : violation (unanimité).
V. Articles 9 de la convention et 1 du protocole n° 1, considérés isolément ou combinés avec l'article 14 de la convention
Non-lieu à examiner l'affaire sous l'angle de ces dispositions (unanimité).
VI. Article 50 de la convention
A. Préjudice matériel
Subi en raison de l'impossibilité d'ester en justice pour obtenir la remise en état du mur d'enceinte.
B. Frais et dépens
Somme réclamée raisonnable.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser à la requérante certaines sommes pour dommage matériel et frais et dépens (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
21.2.1975, Golder c. Royaume-Uni ; 28.5.1985, Ashingdane c. Royaume-Uni
En l'affaire Eglise catholique de La Canée c. Grèce2,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A3, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
F. Gölcüklü,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
A.B. Baka,
L. Wildhaber, ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 septembre et 29 novembre 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 octobre 1996, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 25528/94) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, Mgr Franghiskos Papamanolis, évêque catholique des îles de Syros, Milos et Thira et évêque intérimaire de Crète, avait saisi la Commission le 2 août 1994 en vertu de l'article 25, au nom de l'église catholique de La Canée (paragraphe 26 ci-dessous).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6, 9 et 14 de la Convention et 1 du Protocole n° 1.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, la requérante a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné ses conseils.
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 29 octobre 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, A. Spielmann, J. De Meyer, R. Pekkanen, A.N. Loizou, A.B. Baka et L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement grec (« le Gouvernement »), les conseils de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, les mémoires de la requérante sont parvenus au greffe les 16 juin et 15 juillet 1997 et celui du Gouvernement le 10 juillet 1997.
5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 septembre 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
– M. P. Georgakopoulos, conseiller auprès du Conseil juridique de l'Etat, délégué de l’agent, Mme K. Grigoriou, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat, conseiller ;
– pour la Commission M. D. Šváby, délégué ;
– pour la requérante Mes P. Vegleris, avocat au barreau d’Athènes, N. Frangakis, avocat au barreau d’Athènes, N. Alivizatos, avocat au barreau d’Athènes et professeur à l’université d’Athènes, conseils.
La Cour les a entendus en leurs déclarations.
EN FAIT
I. Les circonstances de l’espÈce
6. L’église catholique de la Vierge Marie (Tis Panaghias) de La Canée est la cathédrale du diocèse catholique de Crète. Bâtie au XIIIe siècle et attenante à un ancien couvent de capucins, elle est utilisée comme lieu de culte sans interruption depuis 1879 au moins. L’immeuble qu’elle occupe lui a été dévolu par usucapion (ektakti khrissiktissia).
7. En juin 1987, deux voisins de l’église, M. I.N. et M. A.K., démolirent un de ses murs d’enceinte, d’une hauteur de 1,20 mètre, et percèrent, dans le mur de leur propre bâtiment, une fenêtre donnant sur l’église.
A. La procédure devant le juge de paix de La Canée
8. Le 2 février 1988, l’église susmentionnée, représentée par l'abbé Giorgios Roussos, saisit le juge de paix de La Canée : elle demandait qu’elle soit reconnue propriétaire du mur en question, que les défendeurs soient obligés de cesser le trouble et remettre les choses en leur état antérieur, que le jugement rendu soit déclaré provisoirement exécutoire et que les défendeurs soient menacés d’une amende de 100 000 drachmes et six mois de détention au cas où ils ne se conformeraient pas au jugement.
Les défendeurs soulevèrent une exception d’irrecevabilité tenant à l’absence de personnalité juridique des églises catholiques en Grèce, ce qui les empêcherait d’ester en justice.
La demanderesse combattit l’exception en alléguant qu’elle constituait une église-cloître, fondée et agréée avant 1830 et reconnue par le Protocole de Londres du 3 février 1830. Plus particulièrement, elle souligna qu’elle était un cloître de capucins, agréé avant 1830 et appartenant au diocèse de Syros et de Thira qui, lui, bénéficiait d’une indépendance (aftotelia) juridique.
9. Le 18 octobre 1988, le juge de paix reconnut l’église comme propriétaire du mur et ordonna aux défendeurs la reconstruction de celui-ci jusqu’à sa hauteur d’origine. Quant à l’exception d’irrecevabilité, il l’estima non fondée : en effet, il accueillit les arguments de l’église demanderesse, dont le bien-fondé – constata-t-il – résultait du sceau pontifical du 20 juin 1974 versé au dossier ; en outre, il releva que l’abbé était le gérant de sa fortune et avait alors le droit de la représenter en justice.
B. La procédure devant le tribunal de grande instance de La Canée statuant en appel
10. Les défendeurs interjetèrent appel de ce jugement devant le tribunal de grande instance de La Canée, le 8 décembre 1988.
11. Le 18 mai 1989, le tribunal de grande instance, retenant l’argumentation des appelants, annula le jugement par les motifs suivants :
Les dispositions du Traité de Sèvres du 10 août 1920, qui a été maintenu en vigueur par le protocole n° 16 annexé au Traité de Lausanne du 24 juillet 1923, obligent la Grèce à assurer la liberté religieuse, la liberté du culte et l’égalité des Hellènes devant la loi indépendamment de la confession, libertés qui sont du reste garanties par les articles 4, 5 et 13 de la Constitution en vigueur –, mais ne prévoient pas que les établissements religieux ou autres qui sont fondés par une certaine minorité religieuse peuvent acquérir la personnalité juridique sans observer les lois de l’Etat relatives à l’acquisition de cette personnalité. En outre, par le troisième protocole du 3 février 1830 des puissances protectrices, adopté à Londres et ratifié en Grèce par le mémorandum du 10 avril 1830 du Sénat hellénique, (…) il n’a pas été reconnu aux évêques de l’Eglise occidentale une juridiction autre que spirituelle et administrative, c’est-à-dire se rapportant à l’ordre intérieur de cette Eglise, et les dispositions du droit canon qui régit l’Eglise catholique romaine, lesquelles accordent la personnalité juridique aux couvents et autres établissements ecclésiastiques fondés par acte des évêques de cette Eglise, n’ont pas été introduites.
En l’occurrence, la sainte église et le saint couvent des capucins, dont la date de fondation ne ressort pas du dossier, n’ont pas acquis la personnalité juridique de par le fait de leur seule fondation par l’évêque compétent en Grèce, sans le respect des formalités des lois grecques relatives à l’acquisition de cette personnalité. Par conséquent, ce sont des personnes inexistantes et leur action devait être rejetée par ce motif et conformément à l’article 62 du code de procédure civile. La non-observation des lois de l’Etat relatives à l’acquisition de la personnalité juridique est avouée par les intéressés eux-mêmes. Il échet de noter que même si cette église a été fondée avant 1830, elle n’a pas acquis, conformément à ce qui précède, la personnalité juridique, n'ayant pas respecté les lois de l’Etat.
C. La procédure devant la Cour de cassation
12. Le 14 décembre 1990, l’église se pourvut en cassation, en alléguant la violation du Protocole de Londres du 3 février 1830, combiné avec le mémorandum du 10 avril 1830 du Sénat hellénique, des articles 8 du Traité de Sèvres de 1920, 13 du code civil, 13 et 20 de la Constitution, ainsi que de l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Dans son avis du 10 décembre 1992, le juge rapporteur de la Cour de cassation se prononça en faveur de la cassation de l’arrêt du 18 mai 1989 : il rappela que, d’après l’article 13 § 2 de la Constitution et de l’article 8 du Traité de Sèvres, les ressortissants grecs appartenant à des minorités religieuses jouissent de la même protection en droit et en fait et des mêmes garanties que les autres ressortissants grecs et notamment disposent d’un droit égal d’établir des fondations religieuses et de pratiquer librement leur religion ; en outre, conformément au droit canon de l’Eglise catholique romaine, les églises et cloîtres établis avec l’approbation du Saint-Siège disposent de la personnalité juridique sans qu’il soit nécessaire à cet égard de respecter les formalités prévues par les lois grecques ; une telle limitation serait contraire aux articles 13 de la Constitution et 8 du Traité de Sèvres.
13. Par un arrêt du 2 mars 1994, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en ces termes :
[Le Traité de Sèvres], ayant été ratifié par une loi, fut maintenu comme droit interne, mais dans la mesure où son contenu est couvert par la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, qui est beaucoup plus vaste, il faut considérer que ce traité a été abrogé par le texte postérieur de cette Convention qui poursuit le même objectif. Toutefois, les dispositions spéciales du traité qui ne se répètent pas dans la Convention de Rome et ne se trouvent pas en contradiction avec cette dernière, doivent être considérées comme restant en vigueur. Par cette Convention, la Grèce sauvegarde, entre autres, la liberté religieuse non seulement des minorités mais de toute personne relevant de sa juridiction, indépendamment de sa religion, de son origine nationale, de son appartenance à une minorité ethnique, etc. L’article 13 § 2 de la Constitution, qui proclame la liberté de toute religion « connue » et l’exercice sans entrave des devoirs religieux, est aussi conforme au contenu [de cette Convention].
Eu égard à ce qui précède, il est clair que les dispositions susmentionnées assurent aux minorités religieuses la liberté religieuse, la liberté du culte et l’égalité religieuse et par extension le droit de fonder des associations et établissements religieux, qui acquièrent la personnalité juridique de plein droit, mais seulement après avoir respecté les lois de l’Etat relatives à cette acquisition (…). Il est même stipulé (article 13 § 4 de la Constitution) que les convictions religieuses des minorités ne peuvent pas constituer un motif légal les dispensant de se conformer aux lois susmentionnées pour l’acquisition de la personnalité juridique qui est une condition de la capacité d’ester en justice, en vertu de l’article 62 alinéa a) du code de procédure civile (…). Par conséquent, pour que l’article 20 de la Constitution, aux termes duquel chacun a droit à trouver une protection juridique auprès des tribunaux, s’applique, la réunion des conditions légales susmentionnées est nécessaire. En outre, puisque l’article 13 de la loi d’accompagnement du code civil (…) dispose que seules les personnes morales « légalement constituées » à la date de l’adoption du code civil, continuent à exister, le tribunal du fond a, à juste titre, conclu à la non-applicabilité de l'article 20 en l’espèce, compte tenu du fait que les formalités exigées par les lois grecques pour l’acquisition de la personnalité juridique n’avaient pas été respectées par ceux qui ont formé le pourvoi. »
II. le droit ET LA PRATIQUE INTERNES pertinentS
A. Les dispositions légales
1. La Constitution
14. Les articles pertinents de la Constitution se lisent ainsi :
Article 3
« 1. La religion dominante en Grèce est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. L’Eglise orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Eglise de Constantinople et à toute autre Eglise chrétienne de la même foi (homodoxi), observant immuablement, comme les autres églises, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions. Elle est autocéphale et administrée par le saint-synode, composé de tous les évêques en fonctions, et par le saint-synode permanent qui, dérivant de celui-ci, est constitué comme il est prescrit par la Charte statutaire de l’Eglise et conformément aux dispositions du Tome patriarcal du 29 juin 1850 et de l’Acte synodique du 4 septembre 1928.
2. Le régime ecclésiastique établi dans certaines régions de l’Etat n’est pas contraire aux dispositions du paragraphe précédent.
3. Le texte des Saintes Ecritures est inaltérable. Sa traduction officielle en une autre forme de langage, sans le consentement préalable de l’Eglise autocéphale de Grèce et de la Grande Eglise du Christ à Constantinople, est interdite. »
Article 13
« 1. La liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des droits individuels et politiques ne dépend pas des croyances religieuses de chacun.
2. Toute religion connue est libre ; les pratiques de son culte s’exercent sans entrave sous la protection des lois. L’exercice du culte ne peut pas porter atteinte à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. Le prosélytisme est interdit.
3. Les ministres de toutes les religions connues sont soumis à la même surveillance de la part de l’Etat et aux mêmes obligations envers lui que ceux de la religion dominante.
4. Nul ne peut être dispensé de l’accomplissement de ses devoirs envers l’Etat, ou refuser de se conformer aux lois, en raison de ses convictions religieuses.
5. Aucun serment ne peut être imposé qu’en vertu d’une loi qui en détermine aussi la formule. »
2. Le code civil
15. L’article 13 de la loi d’accompagnement du code civil dispose :
« Les personnes morales légalement constituées à la date de l’adoption du code civil [le 23 février 1946], continuent d’exister. Pour ce qui est de leur capacité, leur administration ou leur fonctionnement, sont valables à leur égard les dispositions du code y afférentes. »
16. L’article 61 du code civil donne la définition suivante de la personne juridique en général :
« Une union de personnes, en vue de poursuivre un but déterminé, de même qu’un ensemble de biens affectés au service d’un but déterminé, peuvent acquérir la personnalité (personne juridique), si les conditions inscrites dans la loi sont observées. »
17. Les personnes morales consacrées par le code civil sont les associations (articles 78 et suivants), les fondations (articles 108 et suivants), et les comités de quête (articles 122 et suivants). Quant aux sociétés civiles, elles n’acquièrent la personnalité morale qu’après avoir observé les mesures de publicité fixées par la loi pour les sociétés en nom collectif (articles 741 et suivants, article 784). Il faut également noter que le code civil applique les dispositions relatives aux sociétés aux unions de personnes créées en vue de la poursuite d’un but, sans pour autant être des associations (article 107).
3. Le code de procédure civile
18. Selon l’article 62 du code de procédure civile, « celui qui a la capacité d’avoir des droits et obligations a également la capacité d’ester en justice. Les unions de personnes qui poursuivent un certain but sans être des associations, ainsi que les sociétés qui n’ont pas la personnalité juridique, peuvent ester en justice. »
Cette notion d’union de personnes semble rejoindre celle de groupement d’intérêt commun en droit grec, puisque la jurisprudence a retenu cette notion pour la copropriété d’un navire, pour un parti politique ou pour l’union des copropriétaires d’un immeuble.
4. La loi n° 590/1977 relative à la Charte statutaire de l’Eglise de Grèce
19. L’article 1 § 4 de la loi n° 590/1977 relative à la Charte statutaire de l’Eglise de Grèce attribue à l’Eglise orthodoxe, ainsi qu’à un certain nombre de ses institutions, la personnalité morale de droit public, tout au moins en ce qui concerne « leurs rapports juridiques ».
5. Le Traité de Sèvres du 10 août 1920
20. L’article 8 du Traité de Sèvres du 10 août 1920 dispose :
« Les ressortissants grecs appartenant à des minorités ethniques, religieuses et linguistiques jouiront de la même protection et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants grecs ; ils auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler, à leurs frais, des institutions charitables, religieuses ou sociales, des écoles ou autres établissements éducatifs, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d'y pratiquer librement leur religion. »
B. La jurisprudence
21. A son mémoire à la Cour, la requérante a annexé une série d’arrêts rendus par les plus hautes juridictions du pays et qui fonderaient son allégation selon laquelle ni la personnalité morale de l’Eglise catholique en Grèce ni sa capacité d’ester en justice n’ont jamais été mises en cause. Il s’agit des décisions suivantes :
– l'arrêt n° 142/1889 de la Cour de cassation, d’après lequel l'évêque catholique compétent représente en justice la personne morale de l'Eglise catholique et de ses églises paroissiales, pour la protection de leur patrimoine, et cela aux termes du droit canonique catholique, entièrement applicable en Grèce, dans la mesure où celui-ci n'entre pas en conflit avec des dispositions du droit national ;
– l'arrêt n° 1437/1896 de la cour d'appel d'Athènes, statuant dans le même sens et selon lequel le droit canonique de l'Eglise catholique a été reconnu par le protocole du 3 février 1830 « comme ayant force de loi » en Grèce ;
– l'arrêt n° 256/1902 de la cour d'appel d'Athènes, jugeant qu'il appartient au pape de nommer les administrateurs du patrimoine ecclésiastique de l'Eglise catholique au niveau local et, de surcroît, qu'il n'est nullement besoin que les églises paroissiales catholiques « une fois établies et ayant une existence légale, obtiennent une autorisation par les autorités de l'Etat pour acquérir [leur] personnalité morale » ;
– l'arrêt n° 45/1931 de la cour d'appel d'Egée, d’après lequel les églises paroissiales catholiques sont représentées par des personnes nommées par le pape, selon le droit canonique ;
– l'arrêt n° 1885/1946 de la cour d'appel d'Athènes – premier en date à être émis en la matière après l'entrée en vigueur du code civil de la même année –, selon lequel les personnes morales constituées avant 1946 sont pleinement reconnues en vertu de l'article 13 de la loi d'accompagnement du code civil ; en ce qui concerne, plus précisément, les fondations de l'Eglise catholique en Grèce, d'après ce même arrêt, les évêques catholiques ont le pouvoir « particulier » de les constituer par un acte unilatéral, sans qu'il soit nécessaire que ce dernier revête une quelque forme que ce soit ou qu'il soit soumis à une autorisation préalable quelconque ;
– l'arrêt n° 2716/1973 de la deuxième chambre du Conseil d'Etat, qui a reconnu la personnalité juridique du couvent catholique des Sœurs Ursulines de l'île de Tinos, créé légalement en 1865, auquel était rattachée l'école catholique fonctionnant sous le même nom à Athènes ;
– l'arrêt n° 1292/1977 de l'assemblée plénière du Conseil d'Etat, reconnaissant la personnalité juridique de l'église paroissiale Saint-Jean-Baptiste de l'île de Thira dans une affaire d'expropriation pour utilité publique ;
– l'arrêt n° 101/1979 de la cour d'appel d'Egée, rendu dans une affaire d'ingérence illégale dans les droits de possession et de propriété de la même église paroissiale de l'île de Thira, dont la capacité d'ester en justice a été formellement confirmée.
En revanche, à la suite de l'arrêt n° 360/1994 rendu par la Cour de cassation dans le cadre de la présente affaire, la cour d'appel de Crète a rejeté une action intentée conjointement par l'église catholique épiscopale de Crète et la requérante visant la restitution d'un immeuble loué, et cela en invoquant l'incapacité d'ester en justice des demanderesses, par manque de personnalité juridique (arrêt n° 408/1995).
22. De son côté, le Gouvernement a cité un arrêt du Conseil d’Etat (n° 239/1966) qui affirmait qu’un monastère fondé en 1963 par un acte de l’évêque catholique de Grèce, n’avait pas acquis de ce seul fait la personnalité juridique. Le Conseil d’Etat s’exprima ainsi :
« Le troisième protocole du 3 février 1830 des puissances protectrices, adopté à Londres et ratifié en Grèce par le mémorandum du 10 avril 1830 du Sénat hellénique (...) visait à assurer la liberté de religion et le libre exercice du culte des catholiques installés en Grèce et ne reconnaissait pas aux évêques de l'Eglise occidentale une juridiction autre que spirituelle et administrative, c'est-à-dire se rapportant à l'ordre intérieur de cette Eglise, et les dispositions du droit canon qui régit l'Eglise catholique romaine, lesquelles accordent la personnalité juridique aux couvents et autres établissements ecclésiastiques fondés par acte des évêques, de cette Eglise, n'ont pas été introduites. La personnalité juridique des établissements ecclésiastiques est une question qui ne se rapporte pas au culte et à l'ordre interne de l'église, mais qui concerne en premier lieu l'ordre juridique de l'Etat et, par conséquent, elle ne peut exister que si elle est reconnue par la loi. ».
23. Enfin, par un arrêt (n° 1099/1985) de 1985, la Cour de cassation a jugé que l'abbé d'un établissement monastique de l'Eglise catholique romaine est habilité à représenter celui-ci en justice pour les questions concernant son patrimoine, sans l'autorisation écrite de l'évêque local prévue par le canon 1526.
C. La pratique administrative et notariale
24. Selon l'église requérante, de nombreux actes notariaux, auxquels l'Eglise catholique de Grèce et/ou des églises catholiques paroissiales étaient parties, dûment représentées par des fondés de pouvoir selon le droit canonique catholique, attestent sans équivoque qu'en ce qui concerne le patrimoine de celles-ci, leur personnalité juridique n'a jamais été contestée. A titre d'exemple, elle produit les pièces suivantes :
– le contrat de vente n° 17955/1915 en vertu duquel la cathédrale catholique d'Athènes, dûment représentée par l'archevêque des catholiques hellènes, a acheté un terrain de 12 500 mètres carrés situé dans la banlieue d'Athènes à Irakleion. A ce contrat est joint un certificat du Bureau des hypothèques d'Athènes daté du 13 juin 1997, confirmant son enregistrement selon les normes en vigueur ;
– le contrat de vente n° 5027/1936 en vertu duquel l'église requérante, dûment représentée, a acheté un magasin au centre de la ville de La Canée ;
– le contrat de vente n° 271/1955 en vertu duquel la cathédrale catholique d'Athènes, dûment représentée, a acheté un bâtiment de quatre étages au centre de la ville d'Athènes, et auquel est joint un certificat du Bureau des hypothèques d'Athènes daté du 13 juin 1997, confirmant son enregistrement selon les normes en vigueur ;
– le contrat de vente n° 2084/1981 en vertu duquel l'église requérante a vendu à la municipalité de La Canée un terrain de 4 231,75 mètres carrés au centre de la ville ; l'église de La Canée a été représentée dans cet acte par son évêque, nommé par décret pontifical ;
– le contrat de vente n° 53844/1981 en vertu duquel l'église requérante – qualifiée expressément de personne morale de droit privé et de fondation religieuse de l'Eglise catholique – a acheté un appartement situé à Maroussi, dans la banlieue d'Athènes ;
– le contrat de vente n° 1817/1992 en vertu duquel la cathédrale catholique d'Athènes a vendu un appartement situé à Athènes, dont elle avait obtenu la propriété par donation en 1980. Cet acte notarial fait mention a) de la création de la cathédrale vendeuse en 1865 par acte unilatéral de l'évêque de Syros et b) de la bulle pontificale de 1973, en vertu de laquelle son représentant a été nommé selon les règles du droit canonique catholique. A ce contrat est joint un certificat du Bureau des hypothèques d'Athènes, daté du 13 juin 1997, confirmant son enregistrement selon les normes en vigueur.
Dans tous ces contrats il est fait expressément mention que la taxe de transfert correspondante a été dûment perçue ; de surcroît, ces contrats ont été tous enregistrés auprès des Bureaux des hypothèques compétents. En outre, comme il ressort des déclarations fiscales, dûment remplies et soumises par l'église requérante pour les années 1994, 1995 et 1996, ses revenus tirés de la location des immeubles lui appartenant, dont certains des immeubles susmentionnés, ont été soustraits de l'impôt sur le revenu, en vue de la qualité du propriétaire comme personne morale religieuse.
En outre, deux certificats d'héritier, émis par le secrétaire du tribunal de grande instance d'Athènes à la demande de la cathédrale catholique d'Athènes (le premier) et de l'église paroissiale catholique de Phira de l'île de Thira (le deuxième), attestent que ces églises ont été reconnues seules héritières de personnes décédées en 1988 et 1990 respectivement.
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
25. Mgr Franghiskos Papamanolis a saisi la Commission le 2 août 1994. Il se plaignait du refus des juridictions grecques de reconnaître à l’église catholique de la Vierge Marie de La Canée la personnalité juridique, refus constitutif d’une atteinte discriminatoire à son droit d’accès à un tribunal, à son droit au respect de sa liberté de religion et à son droit au respect de ses biens ; il invoquait les articles 6 § 1, 9 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole n° 1.
26. La Commission a retenu la requête (n° 25528/94) le 15 janvier 1996. Dans son rapport du 3 septembre 1996 (article 31), elle constate que le requérant n’agit qu’en tant que représentant de l’église catholique de la Vierge Marie de La Canée, et elle estime dès lors utile de traiter la requête comme si elle était présentée par ladite église elle-même. Elle arrive à la conclusion :
a) qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention pris isolément (unanimité) ;
b) qu’il y a eu violation de l’article 9 combiné avec l’article 14 de la Convention (dix-huit voix contre dix) ;
c) qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 6 tant pris isolément que combiné avec l’article 14 de la Convention (dix-sept voix contre onze) ;
d) qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 1 du Protocole n° 1 tant pris isolément que combiné avec l’article 14 de la Convention (vingt et une voix contre sept).
Le texte intégral de son avis et des six opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES à LA COUR
27. Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour à « rejeter la requête ».
28. A l'audience, l'église requérante a demandé à la Cour d'« accepter sa requête et de constater qu'il y a eu violation des articles invoqués ».
EN DROIT
I. QUESTIONs PRÉLIMINAIRES
29. Le Gouvernement conteste la capacité de Mgr Franghiskos Papamanolis, évêque catholique des îles de Syros, Milos et Thira et évêque intérimaire de Crète, pour représenter l'église requérante et ainsi saisir la Commission ; il rappelle que c'était l'abbé Roussos qui avait engagé les procédures litigieuses devant les juridictions nationales. Or l'église catholique de La Canée n'a fourni aucune explication quant à ce changement de personnes. Si Mgr Papamanolis a introduit la requête en tant que représentant légal de la personne morale de l'église, la requête est irrecevable puisque la personne morale qu'il prétend représenter n'existe pas légalement. Si, en revanche, il a agi en tant que représentant d'une union de personnes, notamment de la communauté paroissiale des croyants qui utilise cette église pour le culte, il faudrait conclure au non-épuisement des voies de recours internes, car cette communauté n'a pas accompli, en son propre nom et conformément à l'article 62 du code de procédure civile, les démarches nécessaires pour bénéficier d'une protection juridique adéquate (paragraphe 18 ci-dessus).
30. La Commission a jugé utile de traiter la requête comme si elle était présentée par l'église requérante elle-même (paragraphe 26 ci-dessus) qu'elle a qualifiée d'« organisation non gouvernementale » au sens de l'article 25 de la Convention.
31. La Cour considère elle aussi que l'église catholique de La Canée a valablement saisi la Commission par l'intermédiaire de Mgr Papamanolis ; elle relève à cet égard que la Cour de cassation elle-même avait déjà jugé, dans ses arrêts nos 142/1889 et 1099/1985, que l'évêque catholique ayant la tutelle des églises de son diocèse et les abbés celle des établissements monastiques catholiques sont seuls habilités à représenter ceux-ci en justice pour toute revendication ou toute question afférente à leur patrimoine (paragraphes 21 et 23 ci-dessus).
II. OBSERVATION GÉNÉRALE
32. L'église requérante affirme que le refus du tribunal de grande instance de La Canée statuant en appel et de la Cour de cassation de la reconnaître comme sujet de droit capable d'ester en justice méconnaît les articles 6 et 9 de la Convention et l'article 1 du Protocole n° 1, chacun pris soit isolément soit en combinaison avec l'article 14 de la Convention.
33. A la différence de la Commission, la Cour estime que les griefs de l'intéressée concernent pour l'essentiel une restriction à l'exercice de son droit d'accès à un tribunal. Dès lors, elle examinera d'abord les questions relatives à l'article 6 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
34. Les dispositions pertinentes de l'article 6 § 1 de la Convention se lisent ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
35. L'église requérante allègue que l'arrêt de la Cour de cassation constitue un revirement inattendu et injustifié d'une jurisprudence datant de plus d'un siècle et n'ayant jamais mis en cause la personnalité juridique de l'Eglise catholique en général ou des différentes églises paroissiales en particulier ; il ferait en outre preuve d'une administration de la justice sélective et partiale car il priverait définitivement la requérante du droit d'ester en justice afin de protéger ses biens, pour la seule raison qu'elle sert la confession catholique.
Selon elle, une église, de quelque confession qu'elle soit, devrait jouir d'une protection propre à sa nature et au service auquel elle est destinée. De par l'acte de sa fondation selon les règles de la religion à laquelle elle est vouée, une église comme la requérante revêt ce caractère de pérennité que le droit attribue normalement aux personnes morales ; elle n'a donc pas besoin de présenter un titre d'acquisition de la personnalité juridique selon les formalités prévues par la loi avant l'introduction du code civil en Grèce ou depuis celle-ci et valant reconnaissance comme sujet de droit d'une association, d'une société civile ou d'une fondation.
En bref, la requérante, comme toutes les autres églises existant en Grèce avant l'introduction du code civil, posséderait une personnalité juridique sui generis.
36. Le Gouvernement soutient que l'église requérante n'a pas acquis ipso facto la personnalité juridique, puisqu'elle n'a pas respecté la législation nationale en la matière. Cette personnalité ne lui serait pas non plus accordée en vertu du troisième Protocole de Londres, car l'église catholique de la Vierge Marie a été rouverte en 1879, donc après l'adoption dudit protocole et alors que la Crète appartenait à l'empire ottoman ; du reste, ce protocole ne garantissait que la liberté religieuse des minorités et ne réglait pas la question des relations entre l'Eglise catholique établie en Grèce et l'Etat.
Il est certain que les groupes politiques, religieux ou autres sont libres de définir leurs administration et organisation internes, mais en ce qui concerne leurs rapports avec l'Etat, il est évident qu'ils se doivent de se conformer à la législation nationale. Seuls les Etats théocratiques permettent aux représentants de l'Eglise d'ignorer les lois laïques et dotent cette dernière de pouvoirs séculiers au mépris de la loi. Que des prêtres orthodoxes ou que les responsables de diverses confessions et de sectes puissent tout simplement, d'autorité, passer outre aux dispositions qui imposent l'enregistrement de ce type de personnalité juridique serait inconcevable.
Le système juridique grec offre aux communautés religieuses un nombre suffisant de possibilités leur permettant d'organiser leurs activités et dès lors de gérer pleinement et efficacement leurs relations avec l'extérieur, notamment de protéger en justice leurs biens destinés au soutien financier de leurs objectifs ou affectés au culte. Ces moyens habilitent les communautés religieuses à établir, de leur propre initiative, des personnes morales distinctes et indépendantes, comme le sont les associations, les fondations religieuses et les sociétés visées à l'article 784 du code civil ou, si elles ne le souhaitent pas, à fonctionner comme unions de personnes et à protéger leurs biens en vertu de ce statut (articles 61 du code civil et 62 du code de procédure civile).
Le fait que l'église requérante a choisi la mauvaise voie pour soutenir qu'elle avait acquis la personnalité juridique relève exclusivement de la responsabilité de la communauté religieuse à laquelle elle appartient, et les conséquences éventuelles défavorables à ses intérêts – qui sont de toute façon provisoires puisque toutes les possibilités susmentionnées lui restent toujours ouvertes – ne sauraient être imputées à l'Etat.
37. La Commission, ayant conclu à la violation de l'article 9 de la Convention, combiné avec l'article 14, n'a pas estimé nécessaire de se placer sur le terrain de l'article 6.
38. Dans ses arrêts Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975 et Ashingdane c. Royaume-Uni du 28 mai 1985 (série A n° 18, p. 18, § 36, et n° 93, pp. 24–25, § 57), la Cour a jugé que l'article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu'un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil ; il consacre de la sorte le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, constitue un aspect.
Il ne s'agit pourtant pas d'un droit absolu ; appelant de par sa nature même une réglementation par l'Etat, il peut donner lieu à des limitations, lesquelles ne sauraient cependant restreindre l'accès d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même.
39. Il ressort du dossier devant la Cour que la personnalité juridique de l'Eglise catholique grecque et des différentes églises paroissiales n'a jamais été mise en cause depuis la création de l'Etat hellénique, ni par les autorités administratives ni par les tribunaux. Ces églises – dont la requérante – ont en leur nom acquis, utilisé et transféré librement des biens mobiliers et immobiliers, conclu des contrats et participé à des transactions notamment notariales, dont la validité a toujours été reconnue. Sur le plan fiscal, elles ont en outre bénéficié des exonérations prévues par la législation grecque sur les fondations de bienfaisance et les associations à caractère non lucratif (paragraphes 21 et 24 ci-dessus).
40. La Cour ne peut souscrire à l'argument du Gouvernement selon lequel l'église requérante aurait dû accomplir les formalités nécessaires pour acquérir l'une ou l'autre forme de la personnalité morale prévue dans le code civil, car rien ne laissait présager qu'un jour elle se trouverait privée de l'accès à un tribunal pour défendre ses droits de caractère civil. Une jurisprudence et une pratique administrative constantes avaient créé, au fil des années, une sécurité juridique, tant en matière patrimoniale qu'en ce qui concerne la question de la représentation en justice des différentes églises paroissiales catholiques, et à laquelle l'église requérante pouvait légitimement se fier. A cet égard, la Cour note qu'en l'espèce, le juge de paix de La Canée ne se pencha nullement sur la question de la personnalité juridique (paragraphe 9 ci-dessus) et le juge rapporteur de la Cour de cassation – se fondant sur la jurisprudence bien établie – avait invité cette dernière à casser l'arrêt du tribunal de grande instance statuant en appel (paragraphe 12 ci-dessus).
Quant à la possibilité, toujours existante selon le Gouvernement, pour l'église requérante d'acquérir cette personnalité ou de se constituer en union de personnes pour être en mesure désormais d'ester en justice, conformément à l'article 62 du code de procédure civile, la Cour partage les réserves exprimées par les conseils de l'intéressée : mis à part les difficultés d'adaptation d'une église à ce genre de structures et les problèmes procéduraux qui pourraient surgir à l'occasion d'un litige devant les tribunaux, l'observation tardive des règles du droit interne en la matière risquerait d'être interprétée comme un aveu que d'innombrables actes accomplis dans le passé par l'église requérante ne seraient pas valables. De plus, l'arrêt de la Cour de cassation rendrait problématique le transfert des biens de celle-ci à une nouvelle personne juridique qui se substituerait à l'église, jusqu'ici propriétaire de ses biens.
41. En jugeant que l'église requérante se trouvait dans l'incapacité d'ester en justice, la Cour de cassation n'a pas seulement sanctionné l'inobservation d'une simple formalité nécessaire à la protection de l'ordre public, comme le soutient le Gouvernement. Elle a aussi imposé à l'intéressée une véritable restriction qui l'empêcha en l'occurrence, et l'empêche dorénavant, de faire trancher par les tribunaux tout litige relatif à ses droits de propriété ; à ce sujet, la Cour relève que le 31 mai 1995, la cour d'appel de Crète, s'appuyant sur l'arrêt de la Cour de cassation, a rejeté deux actions de l'église requérante contre les locataires d'un fonds de commerce dont elle est propriétaire, au motif qu'elle ne disposait pas de la personnalité juridique (paragraphe 21 ci-dessus).
42. Or une telle limitation porte atteinte à la substance même du « droit à un tribunal » de la requérante et emporte donc violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 6 § 1
43. Aux termes de l'article 14 de la Convention,
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
44. L'église requérante se prétend victime d'une discrimination incompatible avec ce texte, car la privation de son droit d'ester en justice serait fondée exclusivement sur le critère de la religion.
45. Le Gouvernement soutient qu'aucune communauté religieuse en Grèce n'a le droit de constituer une personne morale automatiquement sans se conformer aux lois de l'Etat. L'église requérante n'aurait même pas allégué être une personne morale de droit public dont l'une des caractéristiques réside dans sa constitution en vertu d'une loi qui prévoit ses buts, ses compétences et son mode d'administration et de fonctionnement. Même l'Eglise orthodoxe, présente en Grèce depuis le premier siècle, n'a pas été considérée ipso jure comme une personne morale de droit public ; son statut, son organisation et tout ce qui relève de son fonctionnement ont été fixés par plusieurs textes, le plus important étant la loi n° 590/1977 relative à la Charte statutaire de l'Eglise de Grèce (paragraphe 19 ci-dessus). Or l'unité administrative de l'Eglise catholique serait difficilement compatible avec les obligations qu'entraîne en Grèce la personnalité morale de droit public, comme dans le cas de l'Eglise orthodoxe, notamment l'acceptation du fait que le gouvernement, l'administration et les juridictions interviennent dans l'organisation et le fonctionnement temporels de cette dernière. En outre, la personnalité morale de droit public dont jouit l'Eglise de Grèce résulte des rapports étroits et très anciens entre celle-ci et l'Etat dont l'écrasante majorité des citoyens sont orthodoxes. Quant à la personnalité morale de droit public de la communauté juive en Grèce, elle s'expliquerait par le fait que celle-ci ne constitue pas seulement une organisation religieuse, mais une union de personnes qui administrent elles-mêmes leurs affaires et qui partagent des points communs dont la religion.
46. La Commission, ayant conclu à la violation de l'article 9 combiné avec l'article 14, n'a pas estimé nécessaire de se placer sur le terrain de cet article combiné avec l'article 6 de la Convention.
47. Il n'appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question de savoir si la personnalité morale de droit public ou celle de droit privé conviendrait le mieux à l'église requérante ni d’inciter celle-ci ou le gouvernement grec à entamer des démarches en vue de l'attribution de l'une ou de l'autre. La Cour se borne à constater que l'église requérante, propriétaire de son terrain et de ses bâtiments, s'est vue empêchée d'ester en justice pour les protéger alors que l'Eglise orthodoxe ou la communauté juive peuvent le faire pour protéger les leurs sans aucune formalité ou modalité.
Eu égard à sa conclusion sous l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu'il y a eu de surcroît violation de l'article 14 combiné avec l'article 6 § 1, car aucune justification objective et raisonnable pour une telle différence de traitement n'a été avancée.
V. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 9 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE N° 1, CONSIDÉRÉS ISOLÉMENT OU COMBINÉS AVEC L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
48. L'église requérante dénonce une violation de son droit à la liberté de religion et de son droit au respect de ses biens. Elle invoque respectivement les articles 9 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 soit pris isolément soit combinés avec l'article 14 de la Convention. Les articles 9 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 disposent :
Article 9 de la Convention
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Article 1 du Protocole n° 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
Sous l'angle des articles 9 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 pris isolément, l'église requérante soutient que le refus de lui reconnaître la personnalité juridique afin qu'elle puisse agir en justice pour la protection de ses biens, même si ceux-ci ne sont pas directement affectés à une activité religieuse, porte atteinte à sa liberté de religion et la prive de toute possibilité de saisir les tribunaux en cas de dépossession arbitraire de ses biens ou en cas d'expropriation. Au regard de l'article 14 de la Convention combiné avec les articles précités, elle souligne qu'elle a fait l'objet d'une discrimination fondée sur la religion.
49. La Commission a conclu à la violation de l'article 9 combiné avec l'article 14 mais à la non-violation de l'article 9 pris isolément, et n'a pas estimé nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain du restant des articles.
50. Eu égard à ses conclusions figurant aux paragraphes 42 et 47 ci-dessus, la Cour conclut qu'il n'échet pas de statuer sur les griefs tirés de ces articles.
Vi. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION
51. Aux termes de l'article 50 de la Convention,
« Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Préjudice matériel
52. L'église requérante réclame la somme « symbolique » de 5 000 000 drachmes pour le paiement des dépenses nécessaires au rétablissement du mur d'enceinte dans son état initial et pour la compensation d'une partie des dommages subis à la suite de l'arrêt de la Cour de cassation, notamment le rejet par la cour d'appel de Crète d'une action visant la restitution d'un immeuble qu'elle avait loué.
53. Le Gouvernement trouve le montant sollicité disproportionné et excessif.
54. Selon le délégué de la Commission, une indemnité visant à rétablir le mur d'enceinte ainsi qu'une somme pour préjudice moral devraient être allouées à la requérante.
55. Statuant en équité, la Cour accorde à l'intéressée l'intégralité de la somme demandée pour le préjudice matériel subi par elle en raison de l'impossibilité d'ester en justice pour obtenir la remise en état du mur d'enceinte.
B. Frais et dépens
56. Pour les frais et dépens exposés devant les juridictions nationales, puis les organes de la Convention, l'église requérante demande 5 908 000 drachmes, dont elle fournit le détail.
57. Le Gouvernement se déclare prêt à les rembourser si l'intéressée avance les preuves nécessaires et si le montant se révèle conforme aux barèmes en vigueur.
58. Le délégué de la Commission ne se prononce pas.
59. La Cour estime la somme réclamée raisonnable et décide de l'allouer en entier.
C. Intérêts moratoires
60. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Grèce à la date d'adoption du présent arrêt est de 6 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, à l'unanimité,
1. Dit que l'église requérante a valablement saisi la Commission par l'intermédiaire de Mgr Papamanolis ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 6 § 1 ;
4. Dit qu'il ne s'impose pas de statuer sur les griefs tirés des articles 9 de la Convention et 1 du Protocole n° 1, considérés isolément ou combinés avec l'article 14 de la Convention ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à l'église requérante, dans les trois mois, 5 000 000 (cinq millions) drachmes pour dommage matériel et 5 908 000 (cinq millions neuf cent huit mille) drachmes pour frais et dépens ;
b) que ces montants sont à majorer d'un intérêt simple de 6 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 16 décembre 1997.
Signé : Rudolf Bernhardt
Président
Signé : Herbert Petzold
Greffier
1. Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.
Notes du greffier
2. L'affaire porte le n° 143/1996/762/963. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
3. Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
4. Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT ÉGLISE CATHOLIQUE DE LA CANÉE DU 16 DÉCEMBRE 1997
ARRÊT ÉGLISE CATHOLIQUE DE LA CANÉE DU 16 DÉCEMBRE 1997