TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DAKTARAS c. LITUANIE
(Requête no 42095/98)
ARRÊT
STRASBOURG
10 octobre 2000
DÉFINITIF
17/01/2001
En l'affaire Daktaras c. Lituanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président, W. Fuhrmann, L. Loucaides,
Mme F. Tulkens, Sir Nicolas Bratza, désigné pour siéger au titre de la Lituanie, Mme H.S. Greve, M. K. Traja, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 mars et 19 septembre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 42095/98) dirigée contre la République de Lituanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Henrikas Daktaras (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 11 mai 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant était représenté par Mes R. Girdziušas et V. Sviderskis, avocats inscrits aux barreaux de Kaunas et de Vilnius respectivement. Le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») était représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier que la Cour suprême, qui avait connu de son affaire pénale au stade de la cassation, n'était pas un tribunal impartial, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, et que le procureur avait méconnu le principe de la présomption d'innocence, protégé par l'article 6 § 2, dans la décision qu'il avait rendue le 1er octobre 1996 avant le procès.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. Elle a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. P. Kūris (article 28 du règlement), juge élu au titre de la Lituanie, le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») a désigné Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Par une décision du 11 janvier 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable et a décidé de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.].
7. L'audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 14 mars 2000 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement M. G. Švedas, vice-ministre de la Justice, agent ;
– pour le requérant Me V. Sviderskis, conseil.
La Cour les a entendus en leurs déclarations
8. Les 3, 4, 8 et 24 février, le 20 mars et le 19 juin 2000, les parties ont soumis un certain nombre de documents, à la demande de la Cour ou de leur propre initiative.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Le 18 février 1996, un procureur de la division du crime organisé du parquet général engagea des poursuites pénales contre le requérant, qui était soupçonné de complicité dans l'extorsion d'une rançon de 7 000 dollars américains contre la restitution de la voiture volée à un certain J.M.
10. Le 1er avril 1996, l'intéressé fut inculpé de quatre chefs, notamment de chantage (turto prievartavimas) et de subornation (poveikis nukentėjusiajam) de la victime.
11. L'instruction préparatoire fut conduite par des procureurs de la division du crime organisé du parquet général. Elle fut close le 26 septembre 1996. Entre cette date et le 1er octobre 1996, le requérant et son conseil eurent accès au dossier.
12. Après avoir consulté le dossier, le requérant et son conseil demandèrent au procureur de classer l'affaire sans suite au motif que les accusations portées contre l'intéressé étaient mal fondées et que le dossier « ne renfermait aucune preuve [de sa] culpabilité ».
13. Le 1er octobre 1996, un procureur de la division du crime organisé rejeta les demandes du requérant. Dans sa décision, il déclara notamment :
« Après avoir consulté le dossier, [le requérant] (...) a demandé le classement sans suite de l'affaire au motif qu'il n'avait pas commis les infractions qui lui étaient reprochées (...) et que sa culpabilité (...) n'était pas démontrée [kaltė (...) neįrodyta]. [Ces] allégations doivent être rejetées pour défaut de fondement puisque la culpabilité de l'intéressé est établie [kaltė (...) įrodyta] par les preuves rassemblées au cours de l'instruction préparatoire.
Bien que Henrikas Daktaras ne reconnaisse pas avoir commis les infractions qui lui sont reprochées, sa culpabilité est établie par les témoignages, (...) les enregistrements vidéo et sonores (...) et d'autres éléments recueillis au cours de l'instruction préparatoire. Les témoignages [de S.Č., V.V. et A.L.] (...) prouvent que H. Daktaras cache avoir perpétré une infraction (...). Les déclarations [de S.Č. et les éléments pertinents] démontrent que H. Daktaras a obtenu des biens [de la victime J.M.] par la menace (...). Les propres déclarations de H. Daktaras établissent qu'il était complice des personnes qui ont volé [la voiture] (...). Le fait que H. Daktaras (...) a intimidé la victime est pleinement prouvé par les témoignages [de J.M., S.Č., et les éléments pertinents] (...). Pour le parquet, [les éléments susmentionnés] sont constitutifs de subornation de [J.M.] (...)
Eu égard à ce qui précède et conformément à l'article 229 du code de procédure pénale, il est décidé :
1. de rejeter en tout les demandes [du requérant] ;
2. d'informer les intéressés de la décision. »
14. Le 2 octobre 1996, le procureur général de la division du crime organisé confirma l'acte d'inculpation et adressa l'affaire à la Cour suprême.
15. A la même date, le président de la chambre criminelle de la Cour suprême transmit le dossier au tribunal régional de Vilnius.
16. Le 18 novembre 1996, un juge de cette juridiction renvoya le requérant en jugement.
17. Le 13 février 1997, le juge reconnut le requérant coupable de chantage et de subornation de la victime. L'intéressé fut condamné en tant qu'auteur principal quant à l'accusation de chantage et fut relaxé quant aux deux autres chefs. Il fut condamné à sept ans et six mois d'emprisonnement, à une amende de 15 000 litai et ses biens furent confisqués.
18. Le requérant interjeta appel, invoquant diverses erreurs quant au fond et à la forme. Il allégua notamment avoir été présumé coupable et privé d'un procès équitable par un tribunal indépendant et impartial.
19. Le 27 mai 1997, la cour d'appel tint une audience contradictoire. Elle réforma le jugement du 13 février 1997 pour autant qu'il concernait la condamnation du requérant pour chantage. Elle considéra que le requérant était complice de l'infraction, et non l'auteur principal, mais ne modifia pas la peine.
20. Le requérant saisit la Cour suprême d'un pourvoi en cassation, faisant valoir que les deux juridictions inférieures avaient commis des erreurs de fait et de droit et qu'il n'avait pas perpétré les infractions qui lui étaient reprochées.
21. Le 3 juillet 1997, le juge du tribunal régional de Vilnius qui avait rendu le jugement de première instance adressa au président de la chambre criminelle de la Cour suprême une lettre dans laquelle il contesta les conclusions de la cour d'appel quant à la part prise par le requérant dans la commission de l'infraction de chantage. Il soutint que l'intéressé aurait dû être condamné en tant qu'auteur principal. Il demanda au président de soumettre une requête en cassation (kasacinis teikimas) en vue de faire casser le jugement d'appel.
22. Le 27 août 1997, le président de la chambre criminelle de la Cour suprême saisit cette chambre d'une requête en cassation ; il affirma notamment :
« L'arrêt de la cour d'appel devrait être cassé (...). [La juridiction d'appel] (...) a mal interprété et appliqué le droit (...). Au vu des éléments du dossier, il est établi que H. Daktaras (...) a exécuté la volonté du groupe de personnes (...) et qu'il est l'auteur principal de l'infraction de chantage (...)
Conformément à l'article 417 du code de procédure pénale, je demande :
Que soit cassé l'arrêt de la cour d'appel du 27 mai 1997 (...) et confirmé le jugement du tribunal régional de Vilnius du 13 février 1997. »
23. Le 8 septembre 1997, le même président de la chambre criminelle de la Cour suprême désigna le juge rapporteur en l'affaire. Le 23 septembre 1997, il constitua également la chambre de trois juges appelée à statuer sur l'affaire.
24. Une audience eut lieu le 2 décembre 1997. A cette occasion, le procureur général de la division du crime organisé demanda à la Cour suprême de retenir la requête en cassation au nom de l'accusation, qui ne s'était pas pourvue elle-même en l'espèce. Le requérant invita la Cour suprême à retenir son pourvoi et à rejeter la requête en cassation.
25. A la date susmentionnée, la Cour suprême cassa l'arrêt de la cour d'appel et confirma le jugement du tribunal régional de Vilnius, rejetant le pourvoi du requérant et retenant la requête en cassation. Elle estima que l'intéressé était l'auteur principal de l'infraction de chantage.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
26. Les dispositions pertinentes sont les suivantes :
A. Impartialité et indépendance des juges
Article 14 du code de procédure pénale (« le CPP »)
« Lorsqu'ils administrent la justice en matière pénale, les juges sont indépendants et n'obéissent qu'à la loi. Ils statuent sur les affaires pénales conformément à la loi et en leur âme et conscience, dans des conditions qui excluent toute influence extérieure. Toute ingérence dans l'administration de la justice par les juges ou les tribunaux est interdite et passible de poursuites. »
Article 76 du CPP
« Le tribunal (...) apprécie les éléments de preuve selon [son] intime conviction, après avoir procédé, conformément à la loi et en conscience, à un examen approfondi, complet et objectif de l'ensemble des circonstances de l'affaire.
Le tribunal ne doit se laisser indûment influencer par aucun élément de preuve (...) »
En vertu de l'article 31, tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d'impartialité doit se déporter. Un juge peut être récusé par la partie défenderesse ou une autre partie à l'affaire pour le même motif.
B. Statut des juges et du président de la chambre criminelle de la Cour suprême
Conformément à l'article 13 de la loi sur l'organisation judiciaire et à l'article 2 du Statut de la Cour suprême, celle-ci se compose du président, des présidents des chambres civile et criminelle et des autres juges.
Selon les articles 24 et 35 de la loi sur l'organisation judiciaire et les articles 16 à 18 du Statut de la Cour suprême, cette juridiction se compose de juges professionnels et permanents désignés par le parlement.
L'article 39 de la loi sur l'organisation judiciaire énonce que les présidents des chambres sont compétents « en matière d'organisation » du travail des tribunaux. D'après le troisième paragraphe de cette disposition, les présidents des chambres peuvent également siéger en tant que juges ; en pareil cas, ils exercent les mêmes fonctions judiciaires que les juges ordinaires.
L'article 12 du Statut de la Cour suprême dispose que le président de la chambre criminelle
« 1) lorsqu'il statue, a les mêmes droits et obligations que les autres juges. [Il] peut soumettre des requêtes en cassation concernant certains jugements (...) ;
2) constitue les chambres et désigne leurs présidents (...) répartit les affaires entre les juges (...) [et] supervise leur examen ;
3) soumet au président de la Cour des propositions sur les primes et gratifications à attribuer aux juges et autres fonctionnaires ;
4) dirige le greffe ;
5) organise les travaux de recherche jurisprudentielle (...) ;
6) confirme les statistiques des activités (...) ;
7) exécute d'autres fonctions conformément à la loi et aux directives relatives à l'organisation émises par le président de la Cour suprême. »
L'article 14 du statut énonce que le président de la chambre criminelle est chargé de l'organisation des audiences de cassation.
Le quatrième paragraphe de l'article 39 de la loi sur l'organisation judiciaire interdit expressément aux présidents des tribunaux ou des chambres d'exercer une quelconque influence sur les juges ou de porter atteinte d'une autre façon à leur indépendance dans l'administration de la justice.
C. Requête en cassation
Conformément à l'article 417 § 4 du CPP, le président de la Cour suprême, le président de la cour d'appel, les présidents des tribunaux régionaux et les présidents des chambres criminelles des juridictions susmentionnées ont la faculté de soumettre une requête en cassation concernant une décision d'une juridiction inférieure. En vertu de l'article 417 § 5, la juridiction de cassation suit la même procédure que pour un pourvoi en cassation ordinaire formé par les parties à la procédure.
L'article 418 § 2 énonce les conditions d'introduction d'un pourvoi ou d'une requête en cassation : il faut mentionner la juridiction de cassation, l'affaire ou la décision litigieuse, la substance de la décision et les moyens de cassation.
D. Présomption d'innocence
L'article 31 § 1 de la Constitution dispose :
« Toute personne est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie par un jugement définitif d'un tribunal. »
L'article 11 § 2 du CPP se lit ainsi :
« Une personne ne peut être reconnue coupable d'une infraction ou punie d'une peine que par une décision rendue par un tribunal conformément à la loi. »
E. Rôle du procureur dans la procédure pénale
L'article 118 de la Constitution stipule que le procureur dirige notamment les poursuites pénales et supervise les responsables de l'instruction préparatoire.
Conformément aux articles 45 et 46 du CPP, le procureur est chargé de veiller à la légalité de l'ouverture de la procédure pénale et au respect du droit interne au cours de l'instruction préparatoire, d'exposer les chefs d'accusation au procès, de recourir contre tout acte de procédure et de surveiller l'exécution des jugements.
Dans son arrêt du 5 février 1999, la Cour constitutionnelle a notamment décrit comme suit le rôle général du procureur dans le cadre de la procédure pénale en Lituanie :
« En vertu de la Constitution, les procureurs font partie du pouvoir judiciaire et sont investis de fonctions particulières. Le procureur est un magistrat chargé de superviser l'instruction préparatoire (...)
Le procureur peut participer à la procédure pénale dès son ouverture. (...) Conformément à la procédure prévue par la loi, il engage les poursuites pénales et les mène en enquêtant sur le crime. Il a notamment pour fonction de surveiller les autorités conduisant l'instruction préparatoire. (...) Le procureur peut instruire lui-même toute infraction. (...)
Il est donc chargé de la phase préliminaire de la procédure pénale. (...)
La loi confère non pas aux tribunaux (...) [mais] aux procureurs les moyens procéduraux de veiller au bon déroulement de l'instruction préparatoire. »
En vertu des articles 3, 125 à 128 et 130 du CPP, les enquêteurs, les procureurs et les tribunaux sont habilités à engager des poursuites pénales ou à classer l'affaire sans suite et à recueillir les éléments de preuve (articles 18 et 74 à 76). L'exercice de ces fonctions varie selon le stade de la procédure.
L'instruction préparatoire peut être conduite par des procureurs relevant du parquet général, ou par des enquêteurs faisant partie du ministère de l'Intérieur (article 142).
Conformément aux articles 24 et 133 du CPP, les procureurs veillent au respect du droit interne par les enquêteurs au stade de l'instruction préparatoire. Ils ont pour mission de redresser toute violation de la loi. Ce faisant, ils « sont indépendants de toute autre autorité et n'obéissent qu'à la loi » (article 24 §§ 2 et 3). Aux termes de l'article 24 § 4, les décisions des procureurs « s'imposent à toute autorité et personne ».
Lorsque l'instruction préparatoire est conduite par le parquet, l'accusé, lorsqu'il a accès au dossier (articles 225 à 229 du CPP), peut demander un « complément d'instruction » au procureur. Celui-ci doit rendre une décision motivée en cas de rejet de la demande (article 229 § 2). Après une telle décision, l'acte d'inculpation peut être établi (article 230).
Lorsqu'un accusé met en cause une mesure prise par un procureur au stade de l'instruction préparatoire, sa plainte doit être soumise à un procureur de rang supérieur qui l'examinera (articles 242 à 244 du CPP).
Après confirmation de l'acte d'inculpation, l'affaire est renvoyée au tribunal (article 241 du CPP). A partir de ce moment « toute demande ou grief relatif à l'affaire doit être soumis directement au tribunal » (article 241 § 2).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
27. Le requérant allègue la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, lequel, en ses passages pertinents, dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
28. L'intéressé prétend que la chambre criminelle de la Cour suprême qui a examiné sa cause en cassation ne saurait passer pour un tribunal impartial au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, cette formation ayant été invitée par son président, qui avait soumis une requête en cassation, à casser la décision d'appel et à confirmer le jugement rendu en première instance. Les appréhensions du requérant quant à la partialité de la Cour suprême se sont trouvées renforcées du fait que le président avait lui-même désigné le juge rapporteur et les membres de la chambre appelés à statuer.
29. Le Gouvernement fait valoir que la requête en cassation a pour objet de permettre à des hauts magistrats d'éliminer les éventuelles erreurs de fait ou de droit commises par les juridictions inférieures, et donc d'assurer une pratique judiciaire cohérente. Il soutient également que, conformément aux dispositions du droit interne, le président de la chambre criminelle de la Cour suprême n'est investi que de fonctions organisationnelles, que celui-ci n'a pas participé à l'examen de la présente affaire et qu'il n'avait aucun pouvoir légal d'influer sur la décision de la chambre ou de faire pression d'une quelconque autre façon sur les juges statuant en cassation.
La requête en cassation était susceptible de la même procédure de contrôle que le pourvoi en cassation du requérant, et la première ne pouvait donc davantage influer sur la décision de la Cour suprême que le second. Se référant à l'arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni (8 juillet 1986, série A no 102), le Gouvernement prétend que l'avis formulé par le président dans la requête en cassation ne liait pas les juges de la Cour suprême, et ne justifiait donc aucun doute quant à l'impartialité de cette juridiction. Le fait que la chambre appelée à statuer en cassation ait été désignée par le président ne change rien. A cet égard, le Gouvernement présente des copies de onze décisions de la Cour suprême par lesquelles diverses requêtes en cassation déposées par le président de la Cour suprême ou le président de la chambre criminelle ont été rejetées, en tout ou en partie, alors que dans certaines de ces affaires le même haut magistrat avait à la fois désigné et saisi les juges de cassation.
30. La Cour rappelle qu'il y a deux aspects dans la condition d'impartialité posée à l'article 6 § 1 de la Convention. Il faut d'abord que le tribunal soit subjectivement impartial, c'est-à-dire qu'aucun de ses membres ne manifeste de parti pris ou de préjugé personnel. L'impartialité personnelle se présume jusqu'à preuve du contraire. Ensuite, le tribunal doit être objectivement impartial, c'est-à-dire offrir des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (Academy Trading Ltd et autres c. Grèce, no 30342/96, § 43, 4 avril 2000, non publié).
31. S'agissant du premier aspect, la Cour constate qu'en l'espèce aucun élément de nature à indiquer que l'un ou l'autre juge de la Cour suprême ait été partial n'a été produit.
32. Pour ce qui est du second aspect, il conduit à se demander si certains faits vérifiables autorisent à suspecter l'impartialité des juges. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure (ibidem, § 45).
33. Quant aux faits de l'espèce, la Cour constate que le président de la chambre criminelle de la Cour suprême a saisi les juges de cette chambre d'une requête en cassation, à la demande du juge de première instance qui était insatisfait de l'arrêt de la cour d'appel. Le président a proposé que soit cassé l'arrêt d'appel et confirmé le jugement de première instance. Il a ensuite désigné le juge rapporteur et constitué la formation appelée à examiner l'affaire. A l'audience, l'accusation a soutenu la requête en cassation du président que la Cour suprême a finalement retenue.
34. Le Gouvernement souligne que lorsqu'il soumet une requête en cassation, le président n'est en aucun cas partie à la procédure devant la Cour suprême ; son rôle se borne à donner à la juridiction de cassation un avis impartial et indépendant sur les questions de fait et de droit soulevées, en attirant l'attention sur tout point sur lequel la décision contestée devrait être cassée.
35. Toutefois, la Cour estime que pareille opinion ne saurait passer pour neutre du point de vue des parties : en recommandant l'adoption ou l'infirmation d'une décision donnée, le président devient forcément l'allié ou l'adversaire du défendeur (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991, série A no 214-B, pp. 31-32, § 26).
En l'espèce, le président a en fait adopté la thèse de l'accusation, étant donné qu'à l'audience en cassation, le requérant a contesté la requête du président, alors que l'accusation qui n'avait pas formé de pourvoi l'a soutenue (paragraphe 24 ci-dessus et, mutatis mutandis, l'arrêt Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, pp. 281-282, § 74).
36. En outre, le président n'a certes pas siégé en personne, mais il a désigné le juge rapporteur ainsi que les membres de la formation appelée à statuer parmi les juges de la chambre criminelle qu'il préside.
A cet égard, la Cour rappelle l'arrêt Findlay susmentionné (pp. 281-282, §§ 74-76) dans lequel elle a estimé qu'une cour martiale n'était pas indépendante et impartiale en raison du rôle important joué par l'officier convocateur avant et pendant le procès, notamment du fait que celui-ci avait convoqué la juridiction et en avait nommé les membres qui lui étaient hiérarchiquement subordonnés et servaient sous ses ordres.
Certes, le cas d'espèce est différent en ce que la Cour suprême se compose de juges professionnels et permanents (paragraphe 26 ci-dessus), contrairement à certains juges ad hoc non professionnels qui ont fait partie de la cour martiale dans l'affaire Findlay.
Toutefois, lorsque le président de la chambre criminelle adopte la thèse de l'accusation, mais que, outre ses fonctions organisationnelles et administratives, il constitue également la formation appelée à statuer, l'on ne saurait affirmer objectivement qu'il existe des garanties suffisantes propres à exclure tout doute légitime quant à l'exercice de pressions indues. Le fait que le président soit intervenu à la demande du juge de première instance ne fait qu'aggraver la situation.
37. L'argument du Gouvernement selon lequel, dans d'autres affaires, la Cour suprême a rejeté la requête soumise par son président ou par le président de la chambre criminelle ne change rien. Ainsi qu'il a été mentionné ci-dessus, pour apprécier la conformité d'une affaire donnée avec l'article 6 § 1 de la Convention, tout doute légitime quant à l'impartialité d'un tribunal est en soi suffisant pour conclure à la violation de cette disposition.
38. A la lumière de ces circonstances, la Cour estime que les doutes du requérant quant à l'impartialité de la Cour suprême peuvent passer pour objectivement justifiés. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
39. Le requérant allègue que le procureur l'a déclaré coupable dans la décision du 1er octobre 1996, au mépris de l'article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
40. Le Gouvernement soutient que les propos formulés par le procureur dans la décision du 1er octobre 1996 ne faisaient que décrire le degré de suspicion dont faisait l'objet le requérant, eu égard à la solidité des preuves à charge que renfermait le dossier, et ce en réponse à l'allégation de l'intéressé relative à l'absence de preuves. Ce n'est qu'après avoir rendu cette décision que le procureur pouvait dresser l'acte d'inculpation et clore l'instruction préparatoire. Sinon, tout doute en faveur du requérant aurait conduit à l'abandon des poursuites à son encontre. Dans ce contexte, le procureur était appelé à adopter une décision motivée confirmant la validité des soupçons, ou à classer l'affaire sans suite. Le Gouvernement souligne en outre que la décision du 1er octobre 1996 n'était pas une déclaration publique justifiant un examen approfondi particulier sous l'angle de l'article 6 § 2. Dans l'ensemble, eu égard au contexte dans lequel elle a été formulée, la déclaration du procureur n'a pas méconnu les exigences de cette disposition.
41. La Cour rappelle que la présomption d'innocence consacrée par le paragraphe 2 de l'article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l'article 6 § 1. Elle se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu'il est coupable, alors que sa culpabilité n'a pas été préalablement légalement établie. Il suffit, même en l'absence de constat formel, d'une motivation donnant à penser que le magistrat considère l'intéressé comme coupable (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995, série A no 308, p. 16, § 35).
A cet égard, la Cour souligne l'importance du choix des termes par les agents de l'Etat dans les déclarations qu'ils formulent avant qu'une personne n'ait été jugée et reconnue coupable d'une infraction.
42. En outre, une atteinte à la présomption d'innocence peut émaner non seulement d'un juge ou d'un tribunal mais aussi d'autres autorités publiques (ibidem, p. 16, § 36), y compris de procureurs, surtout lorsque, comme en l'espèce, un procureur exerce une fonction quasi-judiciaire en statuant sur une demande de classement sans suite de l'affaire au stade de l'instruction préparatoire où il exerce un contrôle absolu en matière procédurale (paragraphe 26 ci-dessus).
43. Toutefois, le point de savoir si la déclaration d'un agent public constitue une violation du principe de la présomption d'innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir, notamment, l'arrêt Adolf c. Autriche du 26 mars 1982, série A no 49, pp. 17-19, §§ 36-41).
44. La Cour relève qu'en l'espèce les déclarations incriminées ont été prononcées par un procureur non pas dans un contexte indépendant de la procédure pénale elle-même, par exemple au cours d'une conférence de presse, mais dans le cadre d'une décision motivée, intervenue à un stade préliminaire de cette procédure, par laquelle la demande de classement sans suite de l'affaire formulée par le requérant a été rejetée.
La Cour constate en outre qu'en affirmant dans sa décision que la culpabilité du requérant était « établie » par les éléments du dossier, le procureur a fait usage des mêmes termes que le requérant qui, dans sa demande de classement sans suite, avait affirmé que sa culpabilité n'était pas « établie » par les éléments du dossier. Si l'emploi du terme « établie » était malheureux, la Cour estime, eu égard au contexte dans lequel il a été utilisé, que tant le requérant que le procureur visaient non la question de savoir si la culpabilité de l'intéressé était établie – question sur laquelle il n'appartenait manifestement pas au procureur de se prononcer – mais celle de savoir si le dossier renfermait suffisamment de preuves de la culpabilité de l'intéressé pour justifier un renvoi en jugement.
45. Dès lors, la Cour conclut que les déclarations formulées par le procureur dans sa décision du 1er octobre 1996 n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence.
Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
46. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
47. Le requérant réclame 10 000 litai (LTL) pour le dommage moral résultant de la violation de la Convention.
48. Le Gouvernement juge la demande injustifiée.
49. La Cour estime que le constat d'une violation de l'article 6 § 1 constitue en soi une satisfaction équitable suffisante. Par conséquent, elle n'alloue aucune indemnité à ce titre.
B. Frais et dépens
50. Le requérant sollicite aussi 10 354,22 LTL pour frais et dépens, y compris les frais de voyage et de séjour occasionnés par l'audience à Strasbourg. Il a fourni les justificatifs nécessaires à l'appui de sa demande.
51. Le Gouvernement juge cette demande excessive.
52. La Cour estime que les sommes réclamées à ce titre ont été réellement et nécessairement exposées, et les alloue en totalité, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.
C. Intérêts moratoires
53. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Lituanie à la date d'adoption du présent arrêt est de 9,5 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 10 354,22 LTL (dix mille trois cent cinquante-quatre litai vingt-deux centas) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;
b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 9,5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa Greffière Président
ARRÊT DAKTARAS c. LITUANIE
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