TROISIÈME SECTION
AFFAIRE RIEPAN c. AUTRICHE
(Requête no 35115/97)
ARRÊT
STRASBOURG
14 novembre 2000
DÉFINITIF
14/02/2001
En l'affaire Riepan c. Autriche,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président, W. Fuhrmann, P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Sir Nicolas Bratza, M. K. Traja, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 juin, 29 août et 24 octobre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35115/97) dirigée contre la République d'Autriche et dont un ressortissant de cet Etat, M. Oliver Riepan (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 23 décembre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a obtenu le bénéfice de l'assistance judiciaire. Le gouvernement autrichien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. H. Winkler, chef du département de droit international au ministère fédéral des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue que, dans la procédure pénale dirigée contre lui, laquelle se rapportait à des accusations de menaces dangereuses, il n'a pas bénéficié d'une audience publique, son procès s'étant tenu dans la prison où il se trouvait incarcéré.
4. La requête a été communiquée à la Cour le 1er novembre 1998, date à laquelle le Protocole no 11 à la Convention est entré en vigueur (article 5 § 2 dudit Protocole).
5. Elle a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de ladite section a alors été constituée une chambre pour examiner l'affaire (articles 27 § 1 de la Convention et 26 § 1 du règlement).
6. Par une décision du 15 juin 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.].
7. Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé des observations sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
8. Une audience s'est tenue en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 29 août 2000 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement M. W. Okresek, chef du service de droit constitutionnel à la chancellerie fédérale, agent, Mme E. Schindler, ministère fédéral de la Justice, conseiller ;
– pour le requérant Me H. Blum, avocat au barreau de Linz, conseil.
La Cour a entendu Me Blum, M. Okresek et Mme Schindler.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Le requérant purge actuellement une peine de dix-huit ans de réclusion, qui lui fut infligée en 1987 pour meurtre et vol avec effraction. Il fut d'abord détenu à la prison de Karlau, dont il s'évada en 1991, pour être repris le même jour. En septembre 1994, il fut transféré à la prison de Stein, puis, le 8 mai 1995, à la prison de Garsten, au motif que l'administration pénitentiaire le soupçonnait, lui et un certain nombre de ses codétenus, d'être en train d'échafauder un plan d'évasion.
10. Le 8 mai 1995, alors que le personnel de la prison de Garsten était occupé à accomplir les formalités de réception requises, le requérant refusa de coopérer et demanda à réintégrer la prison de Stein, faute de quoi lui et certains de ses codétenus mettraient le feu à la prison de Garsten. Le jour suivant, à l'occasion d'un entretien avec un haut responsable de la prison, il insista une nouvelle fois pour être renvoyé à la prison de Stein, précisant que s'il n'obtenait pas satisfaction quelqu'un rendrait à son interlocuteur une « visite privée ». Quelques jours plus tard, il menaça un gardien de prison en lui disant qu'il « ne devrait pas lui tourner le dos ». A la suite de ces incidents, des poursuites pénales pour menaces dangereuses (gefährliche Drohung) furent intentées à l'encontre de l'intéressé.
11. Le tribunal régional (Landesgericht) de Steyr décida d'organiser le procès à la prison de Garsten, distante d'environ cinq kilomètres de Steyr. Il en fixa la date au 29 janvier 1996. L'assignation indiquant la date et le lieu du procès fut notifiée au requérant et à son avocat officiel un mois avant l'ouverture des débats.
12. A l'époque pertinente furent communiquées des informations au sujet de la manière dont se déroulaient les procès devant le tribunal régional de Steyr. En voici la teneur :
Le parquet du tribunal régional diffusait au milieu de chaque semaine pour la semaine suivante un calendrier des audiences (Verhandlungsspiegel) contenant notamment la date et le lieu de toutes les audiences programmées dans les affaires pénales. Parmi les indications fournies figuraient également le numéro de la salle d'audience, le point de savoir s'il y aurait un transport sur les lieux du crime ou encore le nom de la prison où l'audience devait se tenir. Les calendriers n'étant pas conservés, le Gouvernement n'a pas été en mesure de fournir celui relatif à la semaine du 29 janvier 1996, mais il affirme que suivant la pratique habituelle le calendrier en question devait préciser que l'audience consacrée à la cause du requérant se tiendrait à la prison de Garsten. Le calendrier des audiences était distribué par le parquet aux médias, c'est-à-dire aux journaux nationaux et régionaux les plus importants, ainsi qu'à l'organisme national de radiodiffusion. De surcroît, une copie en était fournie au greffe et au bureau d'accueil du tribunal régional. Ainsi, les personnes intéressées pouvaient obtenir des informations au sujet des audiences à venir soit en appelant le greffe du tribunal, soit en se présentant à l'entrée du tribunal.
13. Le 29 janvier 1996, le tribunal régional de Steyr siégeant à juge unique tint une audience dans la partie fermée (Gesperre) de la prison de Garsten. La salle d'audience mesurait environ vingt-cinq mètres carrés. Elle était garnie d'une table et de sièges pour le juge, le greffier, le procureur, le requérant et son avocat. Il y a controverse entre les parties sur la question de savoir s'il y avait d'autres sièges disponibles pour des témoins ou des spectateurs éventuels.
14. L'audience, qui d'après le compte rendu était publique, s'ouvrit à 8 h 30. Elle dura trente-cinq minutes. Assisté par son avocat, le requérant plaida non coupable. Le tribunal entendit comme témoins les autres agents pénitentiaires qui avaient affirmé avoir été menacés par le requérant. Ni ce dernier ni son avocat ne se plaignirent à l'époque d'un manque de publicité des débats. A la suite de l'audience, le tribunal régional reconnut le requérant coupable de menaces dangereuses, constatant qu'il avait à trois reprises menacé des agents pénitentiaires d'incendie ou de voies de fait, et il le condamna à dix mois d'emprisonnement.
15. Le requérant saisit la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Linz d'un recours en nullité de la décision dans lequel il contestait également la déclaration de culpabilité et la peine prononcées (Berufung wegen Nichtigkeit, Schuld und Strafe). A l'appui de son recours en nullité, il affirmait notamment que l'audience du 29 janvier 1996 n'avait pas été publique dès lors qu'elle s'était tenue dans la partie fermée de la prison de Garsten, à laquelle, hormis le personnel pénitentiaire, seules avaient accès les personnes munies d'une autorisation spéciale. Il alléguait également que la pièce dans laquelle l'audience avait eu lieu était trop petite pour accueillir des spectateurs, et que même les témoins n'avaient pu être installés tous ensemble dans la pièce. Au surplus, il contestait l'appréciation des preuves et l'établissement des faits auxquels le tribunal régional s'était livré. Enfin, il estimait que la peine qui lui avait été infligée était trop sévère.
16. Le 5 juillet 1996, la cour d'appel, qui est distante d'environ cinquante kilomètres de la prison de Garsten, tint une audience publique au palais de justice en présence du requérant et de son avocat. L'audience dura trois quarts d'heure. La cour d'appel entendit le requérant au sujet de l'absence alléguée de publicité de l'audience du 29 janvier 1996. Elle l'entendit également à propos des divers chefs de menaces dangereuses et l'interrogea sur les déclarations faites par les témoins au procès. Elle ne réentendit pas les témoins, et la défense ne formula aucune requête à cet effet.
17. La cour d'appel débouta le requérant de son recours. Quant au grief consistant à dire que l'audience du 29 janvier 1996 n'avait pas eu lieu en public, elle releva que, d'après les informations soumises par le tribunal régional de Steyr, l'audience s'était bel et bien tenue en public, en ce sens que toute personne intéressée aurait été autorisée à y assister. Si le directeur de la prison avait estimé que les personnes intéressées ne devaient pas se voir accorder l'accès à la partie fermée de la prison, il aurait été obligé d'interdire la tenue du procès dans cette partie de la prison. En tout état de cause, aucune personne éventuellement désireuse d'assister au procès n'était présente à l'ouverture de l'audience, et le juge n'avait pas été informé de l'existence de spectateurs potentiels.
18. Quant à la partie de l'appel relative à des points de fait, la cour d'appel déclara qu'elle n'avait aucun doute concernant l'appréciation des preuves et l'établissement des faits auxquels le tribunal régional s'était livré. Elle confirma également la conclusion du tribunal régional selon laquelle le requérant s'était rendu coupable de l'infraction de menaces dangereuses en menaçant des agents pénitentiaires d'incendie ou de voies de fait. Enfin, elle considéra que la peine infligée était proportionnée à la culpabilité du requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution fédérale
19. L'article 90 § 1 de la Constitution fédérale (Bundesverfassungsgesetz) est ainsi libellé :
« Les débats judiciaires en matière civile et pénale sont oraux et publics. La loi prévoit les exceptions à cette règle. »
B. Le code de procédure pénale
1. Publicité des audiences
20. L'article 228 § 1 du code de procédure pénale (Strafprozessordnung) énonce que les procès sont publics. La non-observation de cette exigence est constitutive d'un motif de nullité.
En vertu de l'article 229 § 1, le public peut être exclu de la salle d'audience dans l'intérêt de la moralité ou de l'ordre public. Il faut dans ce cas une décision formelle du tribunal. Pareille décision n'est susceptible d'aucun recours.
D'après l'article 488, les dispositions ci-dessus s'appliquent aux procédures devant un juge unique.
21. Conformément à l'article 489 § 1 combiné avec l'article 472 § 1, l'audience d'appel contre un jugement rendu par un juge unique doit être publique. Les articles 228 et 229 trouvent à s'appliquer.
2. Appel dirigé contre une condamnation prononcée par un juge unique
22. D'après l'article 489 § 1 combiné avec l'article 464, tout jugement rendu par un juge unique est susceptible d'un recours en nullité pouvant être dirigé également contre la déclaration de culpabilité et contre la peine. En vertu de l'article 467 § 1, l'appelant peut invoquer des faits et preuves nouveaux.
Conformément à l'article 473 § 2, la cour d'appel doit réentendre les témoins et experts si elle a des doutes concernant la manière dont la juridiction de première instance a établi les faits ou si elle juge nécessaire l'audition de nouveaux témoins ou experts au sujet des mêmes faits. Autrement, elle rend sa décision sur la base du dossier.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
23. Le requérant allègue qu'il a été privé d'une audience publique, le tribunal régional de Steyr ayant organisé son procès dans la partie fermée de la prison de Garsten. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
24. A titre principal, le Gouvernement soutient que l'audience qui s'est tenue à la prison de Garsten répondait à l'exigence de publicité. A titre subsidiaire, il considère qu'il y avait en tout état de cause suffisamment de motifs justifiant une exclusion du public. Il plaide en outre que tout défaut éventuel de publicité en première instance a été compensé par la publicité de l'audience d'appel. La Cour se penchera tour à tour sur chacune de ces questions.
A. L'audience organisée à la prison de Garsten était-elle publique ?
25. Le requérant considère que si le tribunal régional de Steyr n'a pas formellement exclu le public des débats du 29 janvier 1996, le choix du lieu de ceux-ci leur a ôté de facto tout caractère public. Il souligne que l'audience s'est tenue dans la partie fermée de la prison de Garsten, interdite d'accès aux visiteurs. La pièce dans laquelle elle a eu lieu était trop exiguë pour accueillir le moindre public et n'avait pas été équipée à cet effet. De toute manière, la possibilité d'admettre des spectateurs était toute théorique puisque le public n'avait pas été informé que l'audience aurait lieu à la prison. Même si des spectateurs potentiels avaient souhaité assister au procès, ils n'auraient guère pu accomplir les formalités d'accès nécessaires puisque l'audience fut organisée très tôt le matin, en dehors des heures de visite habituelles de la prison, et qu'elle ne dura guère plus d'une demi-heure.
26. Le Gouvernement fait observer pour sa part que le tribunal régional de Steyr n'avait pas ordonné l'exclusion du public au titre de l'article 229 § 1 du code de procédure pénale. Il affirme que, conformément à la pratique habituelle, le procès avait été inclus dans le calendrier des audiences du tribunal régional de Steyr, avec une indication qu'il aurait lieu à la prison de Garsten. Ce calendrier étant distribué aux médias et pouvant être obtenu au tribunal régional par toute personne intéressée, le public aurait été dûment informé. Pour le reste, le requérant et son avocat auraient été avisés du lieu où se tiendrait le procès un mois environ à l'avance, et ils auraient eu tout le loisir d'inviter des spectateurs potentiels. Le Gouvernement soutient de surcroît que des candidats spectateurs éventuels auraient été admis dans la salle d'audience sur présentation d'une carte d'identité. Contrairement aux visiteurs ordinaires, ils se seraient vu accorder l'accès à la partie fermée de la prison. Quant à la salle d'audience, le Gouvernement concède qu'elle était petite, mais affirme qu'elle aurait pu accueillir un nombre modéré de spectateurs. De plus, si un large public s'était rassemblé avant l'ouverture du procès, il aurait été possible de déplacer l'audience dans une salle plus vaste de la prison.
27. La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l'article 6 § 1. Ladite publicité protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l'un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu'elle donne à l'administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l'article 6 § 1 : l'équité des procès, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Pretto et autres c. Italie du 8 décembre 1983, série A no 71, p. 11, § 21, Diennet c. France du 26 septembre 1995, série A no 325-A, pp. 14-15, § 33, et Werner c. Autriche du 24 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, p. 2510, § 45). La publicité de la procédure revêt une importance particulière dans des cas tels celui de l'espèce, où l'accusé était détenu, où les charges se rapportaient à la formulation de menaces contre des agents pénitentiaires et où les témoins étaient des fonctionnaires de la prison dans laquelle l'accusé se trouvait incarcéré.
28. S'il n'est pas contesté en l'espèce que la publicité de l'audience n'a pas été formellement exclue, un obstacle de fait peut violer la Convention à l'égal d'une entrave juridique (arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 14, § 25). La Cour considère toutefois que le simple fait que le procès ait eu lieu dans les locaux de la prison de Garsten ne doit pas nécessairement faire conclure à une absence de publicité. De même, le fait que les spectateurs potentiels auraient eu à subir certains contrôles d'identité et éventuellement de sécurité ne prive pas en soi le procès de sa publicité (c. Royaume-Uni, requête no 35580/97, décision de la Commission du 22 octobre 1998, non publiée).
29. Cela dit, il convient de rappeler que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (arrêt Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 15-16, § 33). La Cour considère qu'un procès ne peut remplir la condition de publicité que si le public est en mesure d'obtenir des informations au sujet de la date et du lieu auxquels il est censé se tenir et que si le lieu en question est aisément accessible au public. Dans bon nombre de cas, ces conditions se trouvent remplies par le simple fait que le procès a lieu dans une salle d'audience du tribunal suffisamment vaste pour accueillir des spectateurs. La Cour observe en revanche que la tenue d'un procès en dehors d'un prétoire ordinaire, et en particulier en un lieu tel une prison, auquel en principe le public en général n'a pas accès, constitue un obstacle sérieux à la publicité des débats. En pareil cas, l'Etat a l'obligation de prendre des mesures compensatoires afin de garantir que le public et les médias soient dûment informés du lieu du procès et puissent effectivement avoir accès à celui-ci.
30. Aussi la Cour recherchera-t-elle si pareilles mesures ont été prises en l'espèce. Quant à la question de savoir si le public pouvait obtenir des informations au sujet de la date et du lieu de l'audience, la Cour relève que celle-ci avait été inscrite sur le calendrier hebdomadaire des audiences établi par le tribunal régional de Steyr, lequel comportait apparemment une indication aux termes de laquelle le procès se tiendrait à la prison de Garsten (paragraphe 12 ci-dessus). Ce calendrier fut distribué aux médias, et il était disponible pour le public en général au greffe du tribunal régional ainsi qu'à l'accueil de cette juridiction. Toutefois, hormis cette annonce de routine, aucune mesure particulière ne fut prise, telle par exemple une annonce séparée sur le panneau d'affichage du tribunal régional, accompagnée au besoin d'informations sur l'itinéraire à suivre pour arriver à la prison de Garsten et d'une indication claire des conditions d'accès au procès.
De surcroît, les autres circonstances dans lesquelles le procès se tint n'étaient guère de nature à encourager le public à y assister : l'audience eut lieu tôt le matin dans une salle qui, même si elle n'était pas trop exiguë pour accueillir des spectateurs, n'était pas, semble-t-il, équipée comme une salle d'audience ordinaire.
31. En résumé, la Cour estime que le tribunal régional de Steyr est resté en défaut d'adopter des mesures adéquates pour compenser l'inconvénient que présentait du point de vue de la publicité la tenue du procès dans la partie fermée de la prison de Garsten. En conséquence, l'audience du 29 janvier 1996 n'a pas satisfait à l'exigence de publicité prévue à l'article 6 § 1 de la Convention.
B. Le défaut de publicité était-il justifié pour l'un quelconque des motifs énumérés dans la seconde phrase de l'article 6 § 1 ?
32. Le requérant soutient que rien ne justifiait l'absence de publicité de son procès. Si le public avait dû être exclu pour des motifs de sécurité, le tribunal régional de Steyr aurait pu prendre une décision au titre de l'article 229 § 1 du code de procédure pénale. Or il n'en fit rien. De plus, si l'on considère le risque invoqué d'une évasion, il est illogique que le tribunal régional de Steyr ait organisé le procès à la prison de Garsten, qui n'est distante de Steyr que de cinq kilomètres, alors que l'audience d'appel se tint, quelques mois plus tard à peine, dans le bâtiment abritant la cour d'appel de Linz, située à quelque cinquante kilomètres de Garsten.
33. Le Gouvernement affirme que si le tribunal régional de Steyr n'a effectivement pas interdit l'accès du public à l'audience du 29 janvier 1996, il y aurait eu des raisons suffisantes pour justifier pareille décision. Et de rappeler en particulier que le requérant s'était déjà évadé de prison en 1991 et qu'il avait été transféré de la prison de Stein à la prison de Garsten au motif qu'on le soupçonnait, lui et un certain nombre de ses codétenus, d'être en train d'échafauder un plan d'évasion. Le Gouvernement ajoute qu'avec l'écoulement du temps le risque de voir le requérant s'enfuir était devenu moins aigu au moment de l'audience d'appel.
34. La Cour considère que la présente espèce, qui concerne une procédure pénale ordinaire, ne peut se comparer à l'affaire Campbell et Fell c. Royaume-Uni, dans laquelle elle a jugé qu'on imposerait aux autorités de l'Etat un fardeau disproportionné si l'on exigeait que les procédures disciplinaires relatives aux détenus condamnés aient lieu en public (arrêt du 28 juin 1984, série A no 80, p. 42, § 87). Elle ajoute que les problèmes de sécurité sont fréquents dans les procès pénaux, mais que les affaires dans lesquelles ils justifient que l'on exclue la présence du public au procès sont plutôt rares. En l'espèce, s'il y avait apparemment des problèmes de sécurité, le tribunal régional de Steyr estima qu'ils n'étaient pas suffisamment graves pour nécessiter une décision formelle d'exclusion du public, au sens de l'article 229 § 1 du code de procédure pénale. La cour d'appel de Linz en jugea de même.
Dans ces conditions, la Cour n'aperçoit aucune justification pour l'absence en l'espèce d'une audience publique en première instance.
C. Le défaut de publicité en première instance a-t-il été compensé par l'audience publique organisée en appel ?
35. Le requérant soutient que la publicité est surtout importante en première instance, où d'ordinaire le tribunal entend les témoins et établit les faits. C'est ainsi qu'en l'espèce l'ensemble des preuves auraient été produites devant le tribunal régional de Steyr, la cour d'appel de Linz n'ayant pas entendu un seul témoin.
36. Le Gouvernement soutient que tout défaut de publicité en première instance a été compensé par l'audience publique qui s'est tenue en appel. Il fait observer que la cour d'appel avait compétence pour connaître de l'ensemble des questions, de fait comme de droit. Se référant à l'arrêt De Cubber c. Belgique rendu par la Cour le 26 octobre 1984 (série A no 86), il plaide qu'à la différence d'un manque d'impartialité un défaut de publicité n'affecte pas l'organisation interne du tribunal et peut en principe être compensé. On serait plus proche d'un défaut d'équité de la procédure, auquel une cour d'appel pourrait porter remède (arrêt Edwards c. Royaume-Uni du 16 décembre 1992, série A no 247-B).
37. La Cour rappelle qu'elle a déjà connu de la question de savoir s'il peut être remédié à l'absence d'une audience publique devant la juridiction inférieure par l'organisation d'une audience publique au stade de l'appel. Dans un certain nombre d'affaires, elle a jugé que le fait qu'une procédure devant la cour d'appel se soit tenue en public ne peut compenser l'absence d'une audience publique aux échelons inférieurs lorsque la portée de la procédure d'appel est limitée, en particulier lorsque la cour d'appel ne peut se pencher sur le bien-fondé de la cause, c'est-à-dire, notamment, si elle n'est pas en mesure de contrôler les faits et de se livrer à une appréciation de la proportionnalité entre la faute et la sanction (voir, par exemple, les arrêts Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique du 23 juin 1981, série A no 43, p. 26, § 60, Albert et Le Compte c. Belgique du 10 février 1983, série A no 58, p. 19, § 36, et Diennet, précité, p. 15, § 34, tous ces arrêts se rapportant à des procédures disciplinaires relevant de la branche civile de l'article 6 § 1 ; voir également l'arrêt Weber c. Suisse du 22 mai 1990, série A no 177, p. 20, § 39, où il a été jugé que la police d'audience relève de la branche pénale de l'article 6 § 1).
38. La Cour doute qu'en l'espèce une conclusion a contrario puisse être tirée de cette jurisprudence, qui s'est développée dans le contexte de procédures auxquelles l'article 6 § 1 n'aurait pas été applicable si l'on n'avait pas accepté l'« autonomie » des notions de « droits et obligations de caractère civil » et d'« accusation en matière pénale ».
39. La Cour rappelle que, dans le domaine des procédures qui ne sont qualifiées ni de « civiles » ni de « pénales » par le droit interne, mais de disciplinaires ou administratives, il est bien établi que la mission de juger des infractions disciplinaires ou mineures peut être dévolue à des organes professionnels ou administratifs qui ne satisfont pas eux-mêmes aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, pour autant qu'ils soient soumis au contrôle d'un organe juridictionnel jouissant de la plénitude de juridiction (voir notamment, pour les procédures disciplinaires, l'arrêt Albert et Le Compte précité, p. 16, § 29 ; pour les procédures administratives concernant des infractions mineures, voir par exemple les arrêts Öztürk c. Allemagne du 21 février 1984, série A no 73, pp. 21-22, § 56, et Schmautzer c. Autriche du 23 octobre 1995, série A no 328-A, p. 15, § 34). La Cour a ainsi admis que dans ce genre de procédures les organes inférieurs peuvent ne pas remplir les conditions requises pour pouvoir être considérés comme des tribunaux indépendants et impartiaux, et que les audiences organisées devant eux peuvent ne pas être publiques.
40. La présente espèce concerne toutefois une procédure s'étant déroulée devant des juridictions du type classique, qualifiées de « pénales » tant par le droit interne que par le droit de la Convention. Dans le contexte de l'indépendance et de l'impartialité, la Cour a rejeté en pareil cas l'idée selon laquelle un défaut ayant entaché la procédure en première instance pourrait être compensé à un stade ultérieur, considérant que l'accusé avait droit en première instance à un tribunal remplissant lui-même l'intégralité des conditions de l'article 6 § 1 (arrêts De Cubber précité, pp. 18-19, §§ 32-33, et Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 282, § 79).
La Cour considère qu'un procès pénal ordinaire requiert le même type de garantie fondamentale en matière de publicité. On l'a dit ci-dessus, en rendant l'administration de la justice transparente, la publicité d'un procès pénal sert à préserver la confiance dans les cours et tribunaux et contribue à la réalisation du but de l'article 6 § 1 : l'équité du procès. A cet effet, l'ensemble des preuves doivent en principe être produites en présence de l'accusé, dans le cadre d'une audience publique et contradictoire (arrêt Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne du 6 décembre 1988, série A no 146, p. 34, § 78 ; voir également l'arrêt Ekbatani c. Suède du 26 mai 1988, série A no 134, p. 14, § 31). Eu égard aux effets néfastes que l'absence d'une audience publique devant le tribunal de première instance peut avoir sur l'équité de la procédure, il ne peut de toute manière être remédié à ce défaut que par un réexamen complet devant la cour d'appel.
41. Or un examen des faits de la présente espèce révèle que le contrôle effectué par la cour d'appel de Linz n'avait pas la portée requise. Certes, la cour d'appel avait le pouvoir de réexaminer l'affaire tant en ce qui concerne les questions de droit qu'en ce qui concerne les questions de fait, et elle pouvait modifier la peine infligée. Il reste que, hormis l'audition du requérant, elle ne recueillit aucune preuve et s'abstint en particulier de procéder à une nouvelle audition des témoins. Peu importe à cet égard que le requérant ne l'y eût pas invitée. Premièrement, en vertu des règles procédurales pertinentes (paragraphe 22 ci-dessus), la cour d'appel n'aurait accueilli pareille demande que si elle avait considéré que la manière dont le tribunal de première instance avait recueilli les preuves était incomplète ou défectueuse. Deuxièmement, c'est aux tribunaux qu'il incombe de veiller au respect du droit de l'accusé à voir les preuves produites en audience publique.
En conséquence, la Cour estime que la tenue d'une audience publique devant la cour d'appel de Linz n'a pas compensé l'absence de débats publics devant le tribunal régional de Steyr.
D. Conclusion
42. La Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
43. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
44. Se plaçant sur le terrain du dommage matériel, le requérant affirme que l'absence de publicité a eu une répercussion négative sur l'issue de la procédure pénale dirigée contre lui, laquelle lui a valu une peine de dix mois d'emprisonnement. Aussi réclame-t-il une somme de 150 000 schillings (ATS) pour perte de revenus. Il voit par ailleurs un dommage moral dans l'humiliation et l'angoisse éprouvées par lui du fait de l'absence de publicité de son procès, et il demande à ce titre une somme de 150 000 ATS.
45. Le Gouvernement plaide l'absence de lien de causalité entre la violation alléguée et le dommage matériel prétendument subi par le requérant. Quant à la demande pour dommage moral, il estime que le constat d'une violation représenterait une satisfaction équitable suffisante.
46. La Cour rappelle qu'elle ne peut spéculer sur l'issue qu'aurait connue la procédure si la violation de la Convention ne s'était pas produite (arrêt Schmautzer précité, p. 16, § 44). Aussi n'alloue-t-elle aucune indemnité à l'intéressé pour dommage matériel.
47. Par ailleurs, la Cour considère que le constat d'une violation représente une réparation suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant (voir, par exemple, l'arrêt Diennet précité, p. 17, § 43).
B. Frais et dépens
48. Le requérant réclame une somme de 91 785,50 ATS pour les frais et dépens engagés par lui dans le cadre de la procédure suivie à Strasbourg. Relevant que l'intéressé a bénéficié de l'assistance judiciaire dans le cadre de la procédure suivie devant la Cour, le Gouvernement considère qu'il y a lieu de réduire de moitié environ le montant sollicité.
49. Tenant compte du fait que le requérant a reçu un total de 7 011,07 francs français au titre du programme d'assistance judiciaire de la Cour et statuant en équité, la Cour accorde à l'intéressé 50 000 ATS de ce chef.
C. Intérêts moratoires
50. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Autriche à la date d'adoption du présent arrêt est de 4 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit que le constat d'une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral éventuellement subi par le requérant ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter de la date à laquelle le présent arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, 50 000 ATS (cinquante mille schillings) pour frais et dépens ;
b) que cette somme sera à majorer d'un intérêt simple de 4 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au règlement ;
4. Rejette pour le surplus la demande de satisfaction équitable.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 14 novembre 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa Greffière Président
ARRÊT RIEPAN c. AUTRICHE
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