TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DOUGOZ c. GRÈCE
(Requête no 40907/98)
ARRÊT
STRASBOURG
6 mars 2001
DÉFINITIF
06/06/2001
En l'affaire Dougoz c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
C.L. Rozakis, L. Loucaides, P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Sir Nicolas Bratza, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 février 2000 et 13 février 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 40907/98) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant syrien, M. Mohamed Dougoz (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 24 avril 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me I. Kourtovik, avocate au barreau d'Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par le délégué de son agent, M. M. Apessos, conseiller au Conseil juridique de l'Etat, et Mme K. Grigoriou, auditrice auprès du Conseil juridique de l'Etat.
3. Le requérant alléguait en particulier que les conditions de sa détention sous écrou extraditionnel s'analysaient en un traitement inhumain et dégradant ; il se plaignait aussi de l'illégalité et de la durée de sa détention, ainsi que de l'absence d'un recours interne lui permettant de faire état de ses griefs.
4. Le 24 avril 1998, le président de la Commission a donné une indication au titre de l'ancien article 36 du règlement intérieur de la Commission. Le 10 juillet 1998, la Commission a décidé de ne pas renouveler l'indication.
5. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
6. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
7. Par une décision du 8 février 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.].
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Le requérant allègue que, alors qu'il se trouvait en Syrie, il fut accusé d'avoir commis des infractions à la sécurité nationale, notamment d'avoir divulgué des informations pendant son service militaire. Le requérant quitta ce pays. Il soutient qu'il fut ensuite reconnu coupable desdites infractions et condamné à mort.
9. Le Gouvernement affirme que le requérant est entré clandestinement en Grèce, probablement en juillet 1983. Le requérant, quant à lui, affirme y être entré légalement.
10. En 1987, les autorités grecques arrêtèrent le requérant pour infractions à la législation sur les stupéfiants. En 1988, la cour d'appel d'Athènes, siégeant en première instance en un collège de trois juges, déclara le requérant coupable. Considérant que l'intéressé était lui-même toxicomane, elle le condamna à une peine d'emprisonnement de deux ans, qui fut confirmée en 1989 par la cour d'appel d'Athènes siégeant en formation de cinq juges.
11. Toujours en 1989, le requérant sollicita auprès du bureau d'Athènes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) le statut de réfugié, qui lui fut accordé en vertu du mandat du HCR. A cette occasion, les autorités grecques lui délivrèrent une carte de résident étranger.
12. Selon le Gouvernement, le permis de séjour du requérant en Grèce expirait le 8 janvier 1991 ; après cette date, l'intéressé demeura illégalement dans le pays.
13. Arrêté au cours de l'année 1991 pour vol et port d'armes sans permis, le requérant fut placé en détention provisoire. En 1993, la cour d'appel de Nauplie, composée de juges et de jurés, le reconnut coupable de ces infractions et le condamna à une peine d'emprisonnement de cinq ans et demi.
14. Le 6 juin 1994, le requérant fut libéré sous condition. Le même jour, le directeur de la police ordonna son expulsion de Grèce dans l'intérêt public.
15. Le 23 juin 1994, l'intéressé sollicita le statut de réfugié auprès des autorités grecques. Le 4 août 1994, le ministre de l'Ordre public rejeta la demande, qu'il jugea abusive, au motif que le requérant « l'avait soumise dix ans après son arrivée en Grèce, dans l'intention manifeste d'éviter d'être expulsé, comme le prévoyait la loi, à sa libération de prison, après avoir purgé de longues peines pour infractions très graves ».
16. Le Gouvernement allègue qu'à la suite de cette décision, le requérant demanda à être expulsé vers « l'ex-République yougoslave de Macédoine », où il fut effectivement envoyé le 19 septembre 1994, mais il retourna ensuite illégalement en Grèce. Le requérant soutient toutefois qu'il n'a jamais fait l'objet « d'une expulsion légale » vers « l'ex-République yougoslave de Macédoine ». Il n'a jamais demandé à s'y rendre et n'a jamais été accepté par ce pays.
17. Le 9 juillet 1995, le requérant fut arrêté en Grèce pour infractions à la législation sur les stupéfiants. Le 26 novembre 1996, la cour d'appel d'Athènes, siégeant en formation de trois juges, le reconnut coupable et le condamna à trois ans d'emprisonnement et à une amende. En 1998, sa condamnation et sa peine furent confirmées par la cour d'appel d'Athènes siégeant en formation de cinq juges.
18. Le 25 juin 1997, le requérant sollicita sa libération conditionnelle, en faisant notamment valoir qu'il pouvait retourner en Syrie, puisqu'il avait bénéficié d'une commutation de la peine capitale. La demande du requérant fut examinée le 16 juillet 1997 par la chambre d'accusation du tribunal pénal de première instance du Pirée, siégeant à huis clos. Le requérant n'eut pas l'autorisation d'assister à l'audience, mais le procureur fut présent et fut entendu. Le tribunal se prononça en faveur de la libération conditionnelle du requérant et de son expulsion hors de Grèce ; de l'avis du tribunal, le comportement de l'intéressé en détention laissait à penser qu'il ne risquait pas de commettre d'autres infractions une fois libéré et qu'il n'y avait donc pas lieu de le maintenir en détention.
19. A la suite de cette décision, le requérant fut libéré le 10 juillet 1997 et placé sous écrou extraditionnel sur la base de l'avis émis par le procureur général adjoint près la Cour de cassation, selon lequel la décision no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992 s'appliquait par analogie aux cas d'expulsions ordonnées par les tribunaux (paragraphe 39 ci-dessous). Le requérant fut tout d'abord détenu au centre de détention de Drapetsona. Il se vit délivrer un passeport temporaire par les autorités grecques, et le 12 septembre 1997, l'ambassade de Syrie à Athènes lui donna l'autorisation d'entrer en Syrie.
20. Selon le requérant, le centre de détention de Drapetsona comptait vingt cellules. Or il arrivait qu'une centaine de personnes y fussent détenues. La cellule du requérant était surpeuplée. Le nombre d'occupants pouvait être multiplié par dix en fonction de la population carcérale de chaque nuit. Il n'y avait pas de lits et les détenus n'avaient ni matelas, ni draps, ni couvertures. Certains d'entre eux étaient contraints de dormir dans le couloir. Les cellules étaient sales, et les installations sanitaires insuffisantes, puisqu'elles avaient été conçues pour un nombre moins important de personnes. L'eau chaude n'était disponible qu'en petite quantité, lorsqu'elle n'était pas totalement coupée, souvent pour de longues périodes. Il n'y avait aucune ouverture sur l'extérieur permettant de laisser entrer l'air frais et la lumière du jour ; de même, il n'y avait pas d'endroit où prendre de l'exercice, à l'exception du couloir conduisant aux toilettes.
21. D'après le requérant, le centre de détention de Drapetsona ne proposait aucune activité récréative ou autre. Le requérant ne pouvait pas même lire, tant sa cellule était surpeuplée. Les détenus recevaient une « assiette de nourriture médiocre » deux fois pas jour. On ne leur servait jamais de lait, et les fruits, les légumes et le fromage figuraient rarement au menu. De plus, les détenus n'avaient pas le droit de recevoir de la nourriture de l'extérieur. Le requérant ne put consulter ni médecin ni pharmacien. Seule la famille avait un droit de visite ; les détenus étrangers ne recevaient donc aucune visite. Le requérant ne pouvait pas prendre contact directement avec les services sociaux ni saisir le procureur. Il y avait des cabines de téléphone payantes, mais en nombre nettement insuffisant. Les mauvais traitements infligés par les surveillants étaient monnaie courante.
22. Le Gouvernement soutient qu'il y avait toujours de l'eau chaude au centre de détention de Drapetsona et que les détenus recevaient de la nourriture en quantité suffisante et de très grande qualité. Les policiers avaient le même menu. La lumière du jour était suffisante là où le requérant était détenu. Il était libre de circuler à intervalles réguliers dans un large couloir pendant la journée. Le secteur de détention était nettoyé chaque jour par le personnel du centre et régulièrement désinfecté. Des soins médicaux étaient dispensés.
23. Au cours de l'automne 1997, une grève de la faim fut observée au centre de détention de Drapetsona.
24. Le 28 novembre 1997, le requérant sollicita auprès du ministre de l'Ordre public l'autorisation de se rendre dans un pays autre que la Syrie, où il disait encourir la peine de mort.
25. Le 2 février 1998, le requérant demanda la levée de l'ordre d'expulsion, en invoquant notamment la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants et le fait que le statut de réfugié lui avait été reconnu par le HCR. Il argua aussi que son maintien en détention emportait violation de l'article 5 de la Convention et que l'ordre d'expulsion avait été donné en violation du droit national.
26. En mars 1998, de quarante à cinquante personnes étaient détenues au centre de Drapetsona.
27. En avril 1998, le requérant fut transféré à la direction générale de la police, avenue Alexandras, où les conditions étaient, selon lui, similaires à celles qui régnaient au centre de Drapetsona, si ce n'est que des ouvertures laissaient entrer de l'air et la lumière du jour dans les cellules, et qu'il y avait de l'eau chaude en quantité suffisante. Le Gouvernement estime que les conditions de détention dans les locaux de l'avenue Alexandras étaient similaires à celles de Drapetsona.
28. Le 28 avril 1998, le représentant du HCR à Athènes demanda au ministère de l'Ordre public de ne pas expulser le requérant vers la Syrie tant que l'examen de son affaire ne serait pas terminé.
29. Le 11 mai 1998, la chambre d'accusation du tribunal de première instance du Pirée, siégeant à huis clos, refusa de lever l'ordre d'expulsion ; elle rappela notamment que dans sa demande du 25 juin 1997, le requérant avait affirmé ne plus faire l'objet de persécutions en Syrie. La décision du tribunal ne contenait aucune disposition expresse sur le grief que le requérant tirait de sa détention.
30. Les 26 et 28 juillet 1998, le requérant demanda aux ministres de la Justice et de l'Ordre public de lever l'ordre d'expulsion et, en tout cas, de le libérer.
31. Le 3 décembre 1998, le requérant fut expulsé vers la Syrie. Le Gouvernement affirme avoir été informé par Interpol que la Syrie n'avait pas demandé l'extradition de l'intéressé.
32. Le requérant se plaint d'avoir été placé en détention à son arrivée en Syrie.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
33. Aux termes de l'article 74 § 1 du code pénal,
« Le tribunal peut ordonner l'expulsion d'un étranger qui s'est vu condamné en vertu des articles 52 et 53 du code pénal, pour autant que les obligations internationales du pays soient respectées. Un étranger qui séjourne légalement en Grèce ne peut être expulsé que s'il a été condamné à une peine d'emprisonnement d'au moins trois mois. L'expulsion a lieu dès que l'étranger a fini de purger sa peine ou est relâché. Les mêmes conditions s'appliquent lorsque l'expulsion est ordonnée à titre de peine accessoire. »
34. L'article 105 du code pénal fixe les modalités de la libération des détenus sous condition.
35. Aux termes de l'article 106, le tribunal peut imposer au détenu bénéficiant d'une libération conditionnelle certaines obligations concernant, notamment, son lieu de résidence.
36. Le 15 janvier 1981, le procureur près la Cour de cassation exprima l'avis selon lequel, même si les personnes libérées sous condition ne peuvent pas quitter le pays, leur expulsion peut être ordonnée par un tribunal en vertu de l'article 74 du code pénal.
37. L'article 27 § 6 de la loi no 1975/1991 dispose que le ministre de l'Ordre public peut, dans l'intérêt public et si la personne à expulser est dangereuse ou risque de se soustraire à la justice, ordonner son maintien en détention jusqu'à ce que son expulsion devienne possible.
38. L'article 27 § 7 de la loi no 1975/1991 précise que les modalités d'exécution des ordres d'expulsion donnés conformément aux dispositions de ladite loi et de ceux donnés par les juridictions pénales conformément à l'article 74 du code pénal, sont fixées par une décision commune des ministres des Affaires étrangères, de la Justice et de l'Ordre public.
39. La décision no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992 prise par les ministres des Affaires étrangères, de la Justice et de l'Ordre public comporte un certain nombre de dispositions concernant l'expulsion des étrangers en vertu d'une décision administrative. Aux termes de l'article 6 de ladite décision, « les étrangers frappés d'expulsion sont détenus dans des centres de détention de la police ou d'autres lieux appropriés déterminés par le ministre de l'Ordre public ». Le 1er avril 1993, le procureur adjoint près la Cour de cassation a estimé que la décision no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992 s'appliquait par analogie aux cas d'expulsions ordonnées par les tribunaux.
40. Le 29 novembre 1994, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a publié, après la visite qu'il avait effectuée en Grèce en mars 1993, un rapport qui renferme les conclusions et recommandations suivantes concernant la direction de la police d'Athènes, avenue Alexandras :
« 54. Les principaux locaux de détention à la Direction de la police d'Athènes étaient situés au 7e étage de l'immeuble de la Direction. Ils se composaient de 20 cellules divisées en deux sections. Les cellules mesuraient un peu plus de 12 m2 et étaient munies de bancs fixes permettant de se reposer/dormir ; l'éclairage était satisfaisant, et il en serait de même pour la ventilation si les cellules [n'étaient] pas surpeuplées. De manière générale, les cellules pouvaient être considérées comme offrant des conditions de séjour acceptables pour des personnes obligées de rester en détention pendant une période relativement brève, à condition de faire en sorte que les locaux restent propres et que l'on fournisse aux personnes obligées de passer la nuit en détention des matelas et des couvertures.
55. Toutefois, la délégation a constaté qu'en plus des personnes soupçonnées d'avoir commis des crimes ou des délits (pouvant rester quatre à six jours au maximum...), la Direction de la police était utilisée pour l'hébergement pendant de longues périodes de personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers. Un grand nombre de ces personnes rencontrées par la délégation se trouvaient dans les locaux de détention de la Direction depuis plus d'un mois, quelques-unes y étant depuis plus de trois mois. Une telle situation est inadmissible. L'environnement matériel et le régime de détention ne conviennent absolument pas à des séjours aussi longs. Il n'est même pas possible d'avoir accès à l'air libre : la promenade en dehors des cellules se déroule dans un couloir adjacent à celles-ci.
56. Il y avait au moment de la visite de la délégation de 50 à 60 personnes détenues à la Direction, dont près de 60 % en vertu de la législation relative aux étrangers. Il était cependant clair que peu avant la visite de la délégation, le nombre de personnes détenues était bien plus élevé. Au moins 50 personnes avaient été transférées quelques jours plus tôt de la Direction à un nouveau centre de détention pour étrangers situé près de l'aéroport (...)
La majeure partie des personnes détenues étaient deux ou trois par cellule, mais dans une cellule réservée aux femmes se trouvaient cinq personnes. Des personnes détenues ont dit à la délégation que, très peu de temps auparavant, il y avait au moins dix personnes par cellule. Etant donné les dimensions des cellules, de tels taux d'occupation sont absolument excessifs.
57. Des fonctionnaires de police ont dit à la délégation que l'une des deux sections de cellules était réservée aux personnes soupçonnées d'avoir commis des crimes ou des délits et l'autre aux personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers ; on a cependant observé qu'en pratique la séparation entre ces deux catégories très différentes de personnes n'était pas assurée.
En outre, certaines personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers ont affirmé n'avoir reçu aucune information concernant la procédure qui leur était applicable (du moins pas dans une langue qu'elles comprenaient). Toutefois, ces personnes avaient accès au téléphone.
58. Les personnes détenues disposaient de couvertures (bien que la délégation se soit laissé dire qu'elles n'avaient été mises à leur disposition que la veille de la première visite de la délégation), mais pas de matelas.
Des toilettes et des douches étaient situées à côté des cellules et aucune plainte n'a été formulée quant à l'accès à ces locaux ; des détenus se sont cependant plaints de n'avoir pas reçu de serviette ni de savon. La propreté et l'état d'entretien général des toilettes et des douches étaient déplorables, bien que des tentatives d'amélioration de la situation aient été faites entre les différentes visites de la délégation.
59. En ce qui concerne les locaux de détention au 7e étage de la Direction de la police d'Athènes, le CPT souhaite formuler les recommandations suivantes :
– que nul ne soit détenu dans ces locaux au-delà du délai absolument nécessaire ;
– qu'il y ait un taux maximum d'occupation de quatre personnes par cellule (avec une exception éventuelle concernant les personnes qui ne restent que quelques heures en détention) ;
– que les personnes qui passent la nuit en détention reçoivent à la fois des couvertures et un matelas ;
– que les toilettes et les douches soient rénovées et entretenues de façon à respecter les conditions d'hygiène et que l'on fournisse aux personnes détenues le nécessaire pour se tenir propres ;
– que l'on recherche des moyens pour permettre aux personnes détenues pendant plus de 24 heures de bénéficier quotidiennement d'un exercice de plein air ;
– que les personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers soient tenues strictement à l'écart des personnes soupçonnées de crimes ou de délits ;
– qu'une brochure d'information soit remise aux personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers pour leur expliquer la procédure qui leur est applicable et leurs droits en la matière ; cette brochure devrait être disponible dans les langues les plus couramment parlées par ces personnes et, si nécessaire, les services d'un interprète devraient être procurés. »
41. En mai 1997 et en octobre 1999 le CPT effectua deux autres visites à la direction de la police, avenue Alexandras, et au centre de détention de Drapetsona. Les rapports établis à la suite de ces visites n'ont pas encore été rendus publics.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
42. Le requérant dénonce les conditions de sa détention sous écrou extraditionnel tant à Drapetsona qu'à Alexandras. Il invoque l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
43. Le Gouvernement soutient que les conditions de la détention du requérant ne s'analysent pas en un traitement inhumain ou dégradant contraire à l'article 3, parce que le degré minimum de gravité requis n'a pas été atteint. La durée de détention de dix-sept mois est imputable aux divers efforts déployés par le requérant pour mettre un terme à son expulsion.
44. La Cour rappelle que, selon la jurisprudence des organes de la Convention, pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 65, § 162). Cela s'applique également au traitement dégradant (arrêt Costello-Roberts c. Royaume-Uni du 25 mars 1993, série A no 247-C, p. 59, § 30). L'appréciation de ce minimum de gravité est relative ; elle dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime (arrêts Irlande c. Royaume-Uni et Costello-Roberts précités).
45. En l'occurrence, la Cour constate que le requérant a été tout d'abord détenu pendant plusieurs mois au commissariat de police de Drapetsona, qui est un centre pour personnes retenues en vertu de la législation relative aux étrangers. Il aurait été détenu dans une cellule surpeuplée et sale, dans des conditions d'hygiène et de couchage médiocres ; il allègue aussi que l'eau chaude était rare, que l'air frais et la lumière du jour faisaient défaut et qu'il n'y avait pas de cour où prendre de l'exercice. Le requérant n'arrivait pas même à lire, tant sa cellule était surpeuplée. En avril 1998, il fut transféré à la direction de la police, avenue Alexandras, où les conditions étaient similaires à celles de Drapetsona et où il resta détenu jusqu'au 3 décembre 1998, date de son expulsion vers la Syrie.
La Cour relève que le Gouvernement ne dément pas les allégations concernant la surpopulation et le manque de lits ou de literie.
46. La Cour estime que les conditions de détention peuvent quelquefois s'apparenter à un traitement inhumain ou dégradant. Dans l'« Affaire grecque » (requêtes nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, Annuaire 12), la Commission est parvenue à cette conclusion au sujet de la surpopulation et des installations inappropriées concernant le chauffage, les conditions sanitaires, le couchage, la nourriture, les loisirs et les contacts avec le monde extérieur. Lorsqu'on évalue les conditions de détention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs ainsi que les allégations spécifiques du requérant. En l'espèce, la Cour constate, bien qu'elle n'ait pas effectué de visite sur les lieux, que les conclusions du CPT du 29 novembre 1994 concernant la direction de la police, avenue Alexandras, confirment les allégations du requérant. Dans son rapport, le CPT a fait observer que l'hébergement en cellules et le régime de détention n'étaient pas du tout adaptés pour plus de quelques jours, les taux d'occupation étant absolument excessifs et les installations sanitaires déplorables. Bien que le CPT ne se soit pas rendu au centre de détention de Drapetsona à l'époque considérée, la Cour relève que le Gouvernement a décrit les conditions de détention dans les locaux de l'avenue Alexandras comme similaires à celles de Drapetsona et que le requérant a reconnu que les conditions y étaient un peu meilleures puisque les cellules étaient éclairées par la lumière du jour et aérées et que l'eau chaude était disponible en quantité suffisante.
47. En outre, la Cour ne perd pas de vue qu'en 1997, le CPT s'était rendu à la fois à la direction de la police, avenue Alexandras, et au centre de détention de Drapetsona et avait jugé nécessaire d'effectuer une nouvelle visite aux deux endroits en 1999. Le requérant fut détenu entre les deux visites, de juillet 1997 à décembre 1998.
48. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les conditions de détention du requérant à la direction générale de la police, avenue Alexandras, et au centre de détention de Drapetsona, notamment la surpopulation importante et l'absence de matériel de couchage, combinées à la durée excessive de sa détention en de pareilles conditions, s'analysent en un traitement dégradant contraire à l'article 3.
49. Il y a donc eu violation de l'article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
50. Le requérant se plaint également, sur le terrain de l'article 5 de la Convention, de l'illégalité et de la durée de sa détention, ainsi que de l'absence de recours en droit interne à cet égard. L'article 5 de la Convention est libellé comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
f) s'il s'agit de l'arrestation ou de la détention régulières d'une personne pour l'empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d'expulsion ou d'extradition est en cours.
4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.
51. Le Gouvernement affirme que le requérant a été détenu en vertu d'une décision judiciaire ordonnant son explusion. Il ressort de cette décision que le requérant représentait un danger pour l'ordre et la sécurité publics et que, sinon, il n'aurait pas été expulsé. De plus, sa détention avait une base en droit interne : elle reposait sur l'article 74 du code pénal et l'article 27 § 7 de la loi 1975/1991, combinés avec l'article 6 de la décision ministérielle no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992. La durée – dix-sept mois – de la détention serait imputable aux divers efforts déployés par le requérant pour empêcher son expulsion.
52. Le Gouvernement soutient en outre que le contrôle juridictionnel de la légalité de la détention se trouvait incorporé dans l'ordre d'expulsion. En tout état de cause, le 11 mai 1998, le tribunal du Pirée a revu la question de l'expulsion du requérant et, par extension implicite, celle de sa détention.
53. Le requérant allègue qu'en l'absence de dispositions légales, l'avis d'un procureur près la Cour de cassation ne peut rendre sa détention légale. De plus, il n'aurait disposé d'aucun recours pour contester la légalité de sa longue détention ; ses demandes adressées aux ministres de la Justice et de l'Ordre public, par lesquelles il invitait ceux-ci à lever l'ordre d'expulsion et à le relâcher, n'auraient pas constitué des recours judiciaires et auraient toutes été rejetées ou seraient restées sans réponse. De fait, sa détention n'ayant été ordonnée ni par une décision administrative ni par un tribunal, il n'aurait disposé en droit interne d'aucun recours pour en contester la légalité.
54. La Cour relève qu'il ne prête pas à controverse entre les parties que le requérant a été détenu « en vue de son expulsion » au sens de l'article 5 § 1 f). Il appartient toutefois à la Cour de rechercher si la détention du requérant était « régulière » aux fins de cette disposition, en tenant notamment compte des garanties qu'offre le système interne. En matière de « régularité » d'une détention, y compris l'observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l'essentiel à l'obligation d'observer les normes de fond comme de procédure de la législation nationale, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l'article 5 : protéger l'individu contre l'arbitraire (arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, p. 1864, § 118).
55. A cet égard, la Cour rappelle qu'en exigeant que toute privation de liberté soit effectuée « selon les voies légales », l'article 5 § 1 impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne ; ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l'ensemble des articles de la Convention. Pareille qualité implique qu'une loi nationale autorisant une privation de liberté soit suffisamment accessible et précise afin d'éviter tout danger d'arbitraire (arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, pp. 850-851, § 50).
56. La Cour constate qu'aux termes de l'article 27 § 6 de la loi no 1975/1991, qui s'applique à l'expulsion des étrangers par décision administrative, un étranger peut être détenu sous réserve qu'il soit sous le coup d'une décision administrative d'expulsion émanant du ministère de l'Ordre public et dont l'exécution est pendante, et sous réserve qu'on estime qu'il représente un danger pour l'ordre public ou qu'il pourrait tenter de se soustraire à la justice.
En l'espèce, l'expulsion du requérant a été ordonnée par décision judiciaire, et non par décision administrative. En outre, nul n'a prétendu qu'il représentait un danger pour l'ordre public. La chambre d'accusation, qui a ordonné sa libération en juillet 1997, a considéré que la conduite du requérant au cours de sa détention laissait penser qu'il n'allait pas récidiver une fois libéré et que son maintien en détention n'était pas nécessaire.
57. La Cour note en outre que le 1er avril 1993, le procureur adjoint près la Cour de cassation avait émis l'avis que la décision no 4803/13/7A des 18-26 juin 1992 était applicable par analogie dans les cas d'expulsions ordonnées par les tribunaux. La Cour considère que l'avis d'un procureur de rang élevé – concernant l'applicabilité par analogie d'une décision ministérielle sur la détention de personnes exposées à une expulsion en vertu d'une décision administrative – ne constitue pas une « loi » de « qualité » suffisante au sens de sa jurisprudence.
58. Dans ces conditions, la Cour estime qu'il y a eu en l'espèce violation de l'article 5 § 1 de la Convention.
59. Ayant constaté que la détention du requérant n'était nullement conforme aux exigences de l'article 5 § 1, la Cour ne juge pas devoir examiner séparément si la durée de la détention a emporté elle aussi violation de cette disposition.
60. Quant au grief du requérant sous l'angle de l'article 5 § 4 de la Convention, le Gouvernement soutient que le recours prévu par l'article 5 § 4 se trouvait incorporé dans les décisions judiciaires ordonnant l'expulsion du requérant (16 juillet 1997) et refusant de la révoquer (11 mai 1998).
61. La Cour rappelle que le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l'article 5 qu'au paragraphe 1, de sorte qu'une personne détenue a droit à faire contrôler sa détention sous l'angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu'elle consacre et du but des restrictions qu'autorise le paragraphe 1. L'article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d'une ampleur telle qu'il habiliterait le tribunal à substituer sur l'ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l'autorité dont émane la décision. Il n'en veut pas moins un contrôle assez ample pour s'étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d'un individu au regard du paragraphe 1 (arrêt Chahal précité, pp. 1865-1866, § 127).
62. La Cour note que les demandes de libération présentées par le requérant aux ministres de la Justice et de l'Ordre public les 28 novembre 1997 et 26 juillet 1998 ne sauraient être tenues pour des recours effectifs lui permettant de contester la légalité de sa détention. En les soumettant, le requérant a fait appel à la clémence discrétionnaire de ces ministres, qui les ont soit rejetées, soit laissées sans réponse. Par ailleurs, dans sa décision du 11 mai 1998, la chambre d'accusation du tribunal pénal de première instance du Pirée, siégeant à huis clos, n'a pas statué sur le grief du requérant concernant sa détention.
63. Dès lors, l'ordre juridique grec n'a offert au requérant aucune possibilité d'obtenir une décision d'une juridiction interne sur la légalité de sa détention sous écrou extraditionnel, au mépris de l'article 5 § 4.
64. La Cour conclut qu'il y a également eu violation de l'article 5 § 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage, frais et dépens
66. Le requérant réclame au total 18 000 000 de drachmes (GRD) pour dommage matériel et moral ainsi que pour frais et dépens.
67. Le Gouvernement juge ce montant excessif.
68. La Cour constate que le requérant n'a pas cherché à étayer sa demande pour dommage matériel. En conséquence, ce dommage n'a nullement été établi et la demande s'y rapportant doit être écartée.
69. Quant à la revendication pour préjudice moral, la Cour rappelle le nombre et la gravité des violations qu'elle a constatées dans la présente affaire et pour lesquelles le requérant devrait percevoir une indemnité. Le requérant a aussi encouru des frais aux fins de sa représentation devant la Commission et la Cour. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour décide d'allouer une somme totale de 5 000 000 de GRD pour préjudice moral et frais, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.
B. Intérêts moratoires
70. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Grèce à la date d'adoption du présent arrêt est de 6 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR , À L'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 5 000 000 de GRD (cinq millions de drachmes) pour dommage moral et pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;
b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 6 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 6 mars 2001, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa Greffière Président
ARRÊT DOUGOZ c. GRÈCE
ARRÊT DOUGOZ c. GRÈCE