La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

07/05/2002 | CEDH | N°46311/99

CEDH | AFFAIRE McVICAR c. ROYAUME-UNI


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE McVICAR c. ROYAUME-UNI
(Requête no 46311/99)
ARRÊT
STRASBOURG
7 mai 2002
DÉFINITIF
07/08/2002
En l'affaire McVicar c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,   Mme F. Tulkens,   Sir Nicolas Bratza,   M. P. Lorenzen,   Mme N. Vajić,   MM. A. Kovler,    V. Zagrebelsky, juges,  et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil

le 18 avril 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se tr...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE McVICAR c. ROYAUME-UNI
(Requête no 46311/99)
ARRÊT
STRASBOURG
7 mai 2002
DÉFINITIF
07/08/2002
En l'affaire McVicar c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,   Mme F. Tulkens,   Sir Nicolas Bratza,   M. P. Lorenzen,   Mme N. Vajić,   MM. A. Kovler,    V. Zagrebelsky, juges,  et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 avril 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 46311/99) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. John Roger McVicar (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 décembre 1998 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant était représenté devant la Cour par Me D. Price, avocat au barreau de Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, M. H. Llewellyn, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.
3.  Le requérant alléguait que l'impossibilité pour un défendeur à une action en diffamation de demander l'aide judiciaire s'analysait en une violation des articles 6 § 1 et 10 de la Convention. Par ailleurs, il affirmait que l'exclusion de témoignages à son procès, la charge de la preuve qu'il avait dû supporter en invoquant l'exception de vérité, la condamnation au remboursement des frais et dépens, et l'injonction restreignant toute publication future avaient emporté violation de l'article 10 de la Convention.
4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 10 mai 2001, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe].
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8.  Le requérant est un ressortissant britannique, né en 1940 et résidant à Londres.
9.  Journaliste et personnalité des médias, l'intéressé est titulaire d'un diplôme en sociologie. Il a écrit des articles pour de nombreux journaux et magazines nationaux, et fait un certain nombre d'interventions à la radio et à la télévision.
En septembre 1995, le magazine Spiked publia un article dans lequel le requérant avançait que l'athlète Linford Christie prenait des substances dopantes illicites. L'article précisait notamment :
« Sur la base d'un faisceau d'indices, nombreux sont ceux qui pensent, mais ne peuvent prouver que Christie utilise des produits dopants (...). Christie s'étant montré plus malin que les contrôleurs pendant des années, il y a extrêmement peu de chances qu'il se fasse prendre au cours des quelques mois précédant sa retraite probable de la course de vitesse de compétition. Néanmoins, il n'existe aucune aiguille hypodermique recouverte de sang ni aucune preuve directe accusant Christie. (...)
Assurément, Christie a pu se rétablir d'une légère blessure au tendon pendant les dix jours qui se sont écoulés entre le moment où il s'est blessé à Göteborg et sa victoire à Zurich et, sans crainte d'un contrôle inopiné, suivre un entraînement intensif de sept jours en étant dopé par des substances illicites et, peut-être, par des hormones de croissance humaine qui lui donneraient l'énergie explosive et la puissance nécessaire pour courir en 10,03 secondes par vent défavorable. Nous l'ignorons. (...)
Christie présente un certain nombre d'autres effets possibles de ces substances dopantes. Son physique remarquable, tant du point de vue de sa masse musculaire que de sa morphologie, peut suggérer la prise de stéroïdes anabolisants. (...) Des considérations analogues s'appliquent à la vitesse (sic) avec laquelle il a pris du poids. Au début de sa carrière, c'était une grande perche, mais entre 1986 et 1988, il a pris treize kilos pour devenir le colosse de soixante-dix kilos qu'il est resté depuis. Les stéroïdes ont d'autres effets secondaires (...). Trois des plus courants sont la mégalomanie, les délires persistants et la paranoïa. Linford Christie semble réellement penser que courir un 100 mètres plus vite que quiconque est bien plus qu'un spectacle palpitant, voire unique, mais une espèce de contribution monumentale à la culture humaine. (...)
La prise d'hormones de croissance humaine (...) revient à 1 200 livres sterling par semaine. La mibolerone est un stéroïde encore plus cher (...). Christie est riche. Il présente également la plupart des caractéristiques physiques, comportementales et psychologiques d'un athlète qui prend régulièrement des stéroïdes. Cette conclusion se trouve étayée, de manière générale, par les performances qu'il continue de réaliser à un âge où sa force psychologique devrait décliner et, en particulier, par son rétablissement étrangement rapide de la blessure qu'il s'est faite à Göteborg. (...)
A part tous les critères non vérifiables qui fournissent des indices portant à croire que Christie est peut-être un consommateur régulier, l'élément le plus concluant est le caractère de Christie et son attitude à l'égard de la compétition. C'est un athlète qui veut gagner à tout prix et sa détermination à l'emporter peut amener le public à penser qu'il ne renoncerait pas à un avantage dont jouissent certains de ses concurrents au risque de se priver lui-même de sa seule chance de gloire et de fortune. »
10.  En décembre 1995, M. Christie engagea devant la High Court une action en diffamation contre le requérant, le rédacteur en chef du magazine et la maison d'édition. Ces deux derniers furent représentés par un avocat spécialisé dans les affaires de diffamation et de médias, Me David Price, qui avait conseillé la maison d'édition au sujet de la légalité de l'article en question avant sa publication. M. Christie intenta une action séparée contre les imprimeurs et divers distributeurs du magazine.
11.  Durant la majeure partie de la procédure, le requérant assura lui-même sa défense, faute d'avoir les moyens de payer les honoraires d'un avocat et aucune aide judiciaire n'étant accordée, en vertu de l'annexe 2, partie II, de la loi de 1988 sur l'aide judiciaire (Legal Aid Act 1988), dans le cadre des actions en diffamation. Ses moyens de défense consistèrent à affirmer la véracité, quant aux faits et en substance, des propos tenus dans l'article.
Parmi les documents soumis par le requérant à la Cour figure un article de presse relatant qu'en juin 1996 l'intéressé avait obtenu gain de cause en assurant lui-même sa défense dans le cadre d'une procédure pénale pour voies de fait sur un voisin.
12.  Le 28 juin 1996 eut lieu une audience de mise en état au cours de laquelle Me Price (pour le rédacteur en chef du magazine et la maison d'édition), le requérant et le conseil de M. Christie présentèrent des observations. Il fut décidé notamment que le demandeur et les défendeurs devaient échanger des témoignages relatifs aux faits avant le 2 octobre 1996 et qu'ils pouvaient chacun citer quatre experts (un physiologiste, un pharmacologue, un psychologue et un entraîneur en athlétisme), mais uniquement à condition que les grandes lignes de chaque expertise fussent divulguées dans un rapport à remettre avant le 30 octobre 1996. Les délais furent par la suite prolongés, d'un commun accord, jusqu'à une date non précisée en décembre 1996 et avril 1997 respectivement.
13.  Le requérant souhaitait s'appuyer sur le témoignage d'un athlète, M. Geoffrey Walusimbi, qui lui aurait dit que M. Christie lui avait fait connaître des produits dopants. Quant à M. Walusimbi, le requérant remit le document suivant, daté du 19 décembre 1996 et censé être une déclaration exposant la nature des éléments de preuve qu'il entendait produire, conformément à l'article 2A(5) de l'ordonnance no 38 du règlement de la Cour suprême (Rules of the Supreme Court – « RSC » – voir ci-dessous) :
« Le second défendeur a convoqué M. Geoffrey Walusimbi en qualité de témoin (...). Il entend faire déposer celui-ci à propos de :
a)  son apparition masquée à l'émission [de télévision] Panorama intitulée « Les Jeux olympiques du dopage » (...) dans laquelle M. Walusimbi a reconnu prendre des substances dopantes ;
b)  ses relations avec Linford Christie au cours de son entraînement ;
c)  ses séjours à l'étranger avec Linford Christie dans diverses cliniques spécialisées dans le sport, en particulier la clinique « First Medical » en Floride ;
d)  ce qu'il sait au sujet de l'usage de produits dopants par Linford Christie. »
14.  L'un des experts que le requérant souhaitait citer comme témoin était un ostéopathe du nom de Terry Moule. Celui-ci pratiquait dans le domaine de la médecine du sport depuis plus de vingt ans et avait soigné M. Christie. Il aurait affirmé au requérant que, compte tenu de son expérience, il pouvait dire en regardant et palpant le corps d'un athlète si celui-ci prenait des substances dopantes, et qu'il était certain que M. Christie en avait utilisé régulièrement. Toutefois, en raison de ses rapports antérieurs avec M. Christie, M. Moule ne souhaita pas témoigner. Par conséquent, le requérant ne déposa aucun rapport concernant l'expertise de M. Moule comme l'exigeait l'ordonnance du juge de la mise en état. Au contraire, en avril 1997, il communiqua le document suivant, qu'il estima à tort admissible à la place d'une expertise en vertu de l'article 2A(5) de l'ordonnance no 38 du RSC :
« Terry Moule, kinésithérapeute de son état, s'est rendu aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992 en tant que kinésithérapeute de l'équipe d'athlétisme. Il connaît bien les effets des stéroïdes sur le corps et parle de la « capacité de deviner au toucher si une personne consomme des stéroïdes » et de l'aspect particulier d'un corps sculpté par l'usage de stéroïdes anabolisants androgènes. Il connaît bien les réactions du corps à ces substances lorsque leur usage s'accompagne d'exercices de force athlétique. Il connaît également les effets du vieillissement sur la performance des fibres musculaires à « temps de contraction rapide ». Il a massé le demandeur au début de sa carrière.
M. Terry Moule a été convoqué en qualité de témoin. »
15.  Le procès devait s'ouvrir le 15 juin 1998. A cette date, le requérant fut le seul défendeur à la procédure car le rédacteur en chef du magazine avait trouvé la mort dans un accident de la circulation en septembre 1996 et la maison d'édition avait fait faillite. Le 30 avril 1998, le requérant chargea Me Price, qui n'était pas intervenu dans l'affaire depuis le décès du rédacteur en chef du magazine, de le défendre. Me Price avait déjà conseillé le rédacteur en chef et la maison d'édition, à la fois avant et après la publication de l'article, et avait rédigé des conclusions en défense à l'action de M. Christie sur la base des informations restreintes alors disponibles.
16.  M. Christie saisit le juge pour empêcher Me Price d'agir au motif que celui-ci, ayant conseillé le rédacteur en chef du magazine, avait été responsable de la décision de publier l'article en question, et que la légalité de cette décision se trouvait elle-même désormais en litige. M. Christie soutint par conséquent qu'il y avait un conflit d'intérêts pour Me Price. Le juge Popplewell de la High Court accueillit la demande de M. Christie le 8 juin 1998, mais sa décision fut annulée par la Cour d'appel (Court of Appeal) trois jours plus tard. Le requérant fut représenté par Me Price aux deux audiences.
17.  Environ une semaine avant le procès, les solicitors de M. Christie firent part de leur intention de saisir le juge du fond d'une demande en vue d'empêcher le requérant de citer un certain nombre de témoins, notamment MM. Moule et Walusimbi. Dès qu'il fut mandaté par le requérant, Me Price s'efforça d'obtenir des déclarations complètes de ces témoins. Après avoir eu connaissance de l'intention des solicitors de M. Christie, M. Moule accepta de rédiger une déclaration signée dans laquelle il décrivit notamment les effets des stéroïdes et l'usage répandu de ces produits parmi les athlètes, et affirma qu'« il serait pratiquement impossible de gagner au plus haut niveau l'épreuve du 100 mètres sans le recours à des substances dopantes illicites ». Cette déclaration fut communiquée aux solicitors de M. Christie à 15 heures le vendredi 12 juin 1998, soit une heure avant l'ouverture prévue du procès.
18.  Les 15 et 16 juin 1998, le juge Popplewell entendit les observations préliminaires de Me Price au nom du requérant, et celles du conseil de M. Christie sur la recevabilité des témoignages en question. Le 15 juin 1998, le juge se prononça comme suit concernant la recevabilité des expertises de M. Moule et d'un certain M. Beckett présentées pour le requérant :
« Les règles [relatives à la divulgation des preuves] sont destinées à éviter des embûches. (...) Elles ne doivent pas servir à vaincre des plaideurs inefficaces. Des dispositions permettent au juge, dans l'exercice de ses fonctions, d'autoriser la production de moyens de preuve. La thèse de Me Price consiste principalement à affirmer qu'il incombait au demandeur de veiller à ne pas être pris au dépourvu. Il s'agit là d'une interprétation erronée du règlement. Conformément au règlement, lorsqu'une partie souhaite citer un expert, elle doit communiquer les grandes lignes du rapport de celui-ci. Me Price soutient que l'expertise de M. Moule aboutit à une conclusion ; ce dernier ayant observé le demandeur et l'ayant massé, tout le monde devrait avoir une idée exacte des déclarations de M. Moule. Je pense qu'il y a une autre façon d'interpréter cet élément de preuve. Il est possible que le demandeur ait conclu qu'il s'agissait d'un élément inutile, d'autant plus que la déclaration de M. Moule a trait à sa capacité d'observer les effets des stéroïdes anabolisants. Toutefois, à aucun moment M. Moule ne formule une telle affirmation au sujet du demandeur. C'est au paragraphe 8 qu'il s'en rapproche le plus, lorsqu'il dit qu'au moins 70 % des athlètes ont systématiquement recours à des stéroïdes. Cette déclaration n'ajoute rien aux moyens de défense invoqués.
Une partie n'est pas tenue d'attirer l'attention de l'autre sur les défauts constatés dans les témoignages proposés par celle-ci. Au procès, la recevabilité des déclarations est souvent examinée. Le demandeur fait l'objet de critiques sur ce point, mais c'est à tort. Il incombe à une partie de veiller à respecter les ordonnances du juge de la mise en état. Nul n'a laissé entendre que le défendeur n'était pas en mesure d'obtenir des déclarations écrites. Le fait qu'il dispose de telles déclarations semble indiquer plutôt le contraire. Le défendeur a plaidé personnellement mais Me Price est intervenu pendant une certaine période, et M. McVicar n'est pas inexpérimenté. Il est parfaitement conscient des enjeux. On peut dire que Me Price n'assure pleinement la défense de l'intéressé que depuis le 30 avril 1998. Un contrôle aurait révélé que les déclarations n'étaient pas conformes aux ordonnances du juge de la mise en état. (...) Mon pouvoir discrétionnaire ne fait aucun doute. L'exercice de ce pouvoir vise à assurer un traitement équitable de l'affaire. (...) »
Le juge ajouta qu'il devait mettre en balance le préjudice que subirait le requérant si les éléments de preuve étaient écartés et celui dont souffrirait M. Christie si le témoignage de M. Moule était retenu. Il estima qu'il ne serait pas équitable de permettre à M. Moule de déposer au procès sans donner à M. Christie le temps de proposer des preuves contraires, mais qu'un ajournement à cet effet serait en lui-même préjudiciable à M. Christie car le requérant ne disposait pas de moyens pour payer une indemnité à raison des frais supplémentaires qu'entraînerait un report. Le juge conclut : « Si le préjudice est plus important pour le défendeur que pour le demandeur, c'est le défendeur qui en est responsable. C'est lui qui est en faute. Je n'accepte pas le témoignage de M. Moule. » Le juge refusa également au requérant l'autorisation de produire la partie du témoignage de M. Beckett ayant trait à l'efficacité des contrôles antidopage et à la facilité avec laquelle il était possible d'enfreindre l'interdiction des substances dopantes, au motif que ces questions n'avaient pas été soulevées par le requérant et qu'une modification des conclusions ne devait pas être autorisée.
19.  Le 16 juin 1998, le juge refusa d'accueillir la demande du requérant tendant à l'admission du témoignage de M. Walusimbi considérant qu'il serait injuste de confronter M. Christie à des allégations générales selon lesquelles il aurait usé de substances dopantes et dont il ne connaîtrait les détails que lors de la comparution de M. Walusimbi.
20.  Le requérant fit appel de ces décisions devant la Cour d'appel. Me Price le représenta à nouveau à l'audience d'appel, qui eut lieu le 18 juin 1998. En rendant l'arrêt de la Cour d'appel, Lord Justice May fit observer, à l'instar du juge du fond, que les intérêts du requérant étaient « identiques » à ceux du rédacteur en chef du magazine et de la maison d'édition qui avaient été préalablement ses codéfendeurs. Il poursuivit ainsi :
« Je traiterai d'abord la déclaration de M. Moule. Le résumé de la déclaration remis en avril 1997 concernant M. Moule renfermait très peu de détails sur la teneur du témoignage qu'il pourrait faire. Il mentionnait uniquement l'expérience et les compétences de celui-ci en tant que kinésithérapeute et ajoutait simplement que le témoin avait massé le demandeur au début de sa carrière. Le témoignage qui vient d'être communiqué comporte plus de précisions sur l'expérience de M. Moule et donne les noms de certains des sportifs, dont le demandeur, qu'il a soignés. Il fait état des effets des stéroïdes anabolisants sur les athlètes, et des avantages qu'ils leur apportent, particulièrement pour l'épreuve du 100 mètres. Il est précisé que, d'après le constat de M. Moule, un grand nombre d'athlètes professionnels ont recours aux stéroïdes et que, compte tenu de son expérience, M. Moule est généralement en mesure de dire, en regardant un athlète, si celui-ci en prend, et peut également le dire en palpant les muscles. (...)
Me Price reconnaît que le résumé de la déclaration n'énonce pas de manière affirmative ce que M. Moule est susceptible de dire, mais il soutient que l'on peut en déduire que le témoin déclarerait qu'en regardant et en palpant le corps du demandeur on peut dire que celui-ci prend des substances illicites. Je n'accepte pas cet argument. Ce résumé ne constitue pas même implicitement une déclaration relative aux preuves que la partie entend produire, telle que visée à l'article 2A(5) de l'ordonnance no 38. (...)
Les éléments que Me Price prétend être implicites dans le résumé de la déclaration de M. Moule n'ont ni été invoqués ni fait l'objet d'un témoignage ou d'une expertise communiqués précédemment et je ne vois pas pourquoi le demandeur aurait dû anticiper l'arrivée soudaine de ces éléments au dernier moment.
Me Price affirme qu'un intérêt public important commande d'autoriser la production de l'ensemble des preuves pertinentes et concluantes, faute de quoi on risque d'aboutir à un verdict contraire à la vérité. (...) Tout comme le juge de première instance, je tiens compte de cet argument de poids. Force est de constater la présence d'intérêts publics concurrents ; d'un côté, les parties à un litige ne doivent pas soumettre à la dernière minute des éléments non annoncés qui pénalisent l'autre partie et, d'un autre côté, l'administration générale de la justice exige, pour des raisons qui ont été souvent formulées par la cour de céans, que les dates arrêtées pour un procès ne doivent pas être modifiées au dernier moment, sauf circonstances exceptionnelles. (...)
Il me semble que les motifs pour lesquels le juge a exercé son pouvoir discrétionnaire concernant M. Moule sont clairs et impérieux. Le résumé ne laissait pas présager le contenu du témoignage de M. Moule. La déclaration a été communiquée le plus tard possible avant l'ouverture du procès. Sans un ajournement du procès (que le juge a exclu à bon droit et qui aurait quoi qu'il en soit porté préjudice au demandeur), le demandeur serait pénalisé, en ce qu'il ne pourrait pas répondre correctement aux témoignages. Si le défendeur subit un préjudice, la faute lui en est imputable.
Le juge a dû peser les intérêts en présence, ce qu'il a fait, à mon sens, sur la base de principes corrects et inattaquables. Dès lors, je ne modifierai pas sa conclusion relative au témoignage de M. Moule. »
Quant au témoignage de M. Walusimbi, Lord Justice May déclara :
« Un résumé de la déclaration concernant M. Walusimbi a été remis ; il évoque les propos que celui-ci avait tenus dans l'émission Panorama. Dès la communication, une transcription de l'émission a été fournie. Le [requérant] souhaite maintenant citer M. Walusimbi afin que celui-ci affirme que l'usage de substances dopantes est très répandu parmi les athlètes et qu'il existe des moyens de se soustraire aux contrôles. Devant le juge, il voulait citer M. Walusimbi en tant que témoin direct du fait que le demandeur prenait des substances dopantes. Ce fait n'a pas été invoqué et ne figurait pas dans le contenu de l'émission Panorama. C'est à bon droit que le juge a exclu cet élément de preuve et cette partie de la décision ne peut pas faire l'objet d'une demande d'autorisation de déposer un pourvoi. Le juge a estimé que les preuves générales n'ajoutaient pas grand-chose, sinon rien, à la question de la consommation généralisée de substances dopantes. Je souscris à son point de vue, étant donné en particulier que j'autoriserai la production du témoignage de M. Beckett, et celui-ci a trait au même sujet. Des preuves générales supplémentaires sur l'usage répandu de substances dopantes parmi les athlètes n'établiront pas que le demandeur a pris des substances dopantes ou qu'il y a des raisons plausibles de le soupçonner d'en avoir pris. Il s'agissait là également d'éléments de preuve présentés très tardivement, au mépris des ordonnances rendues par le juge et du règlement, et j'estime que le juge a fait correctement usage de son pouvoir discrétionnaire en excluant ce témoignage. »
21.  Le procès principal s'ouvrit le même jour, le 18 juin 1998. Le requérant assura lui-même sa défense car il n'avait plus de ressources financières. Le 3 juillet 1998, le jury conclut, par une majorité de dix voix contre deux, que l'article incriminé indiquait essentiellement que :
« M. Christie [était] un tricheur usant régulièrement de substances dopantes illicites pour améliorer ses performances lors des compétitions d'athlétisme. »
Le jury estima également que le requérant n'avait pas établi que l'article ainsi interprété contînt pour l'essentiel la vérité.
Bien que M. Christie n'eût pas réclamé de dommages-intérêts, le requérant fut condamné au paiement des frais et dépens et fit l'objet d'une injonction :
« (...) lui interdisant, ainsi qu'à ses préposés, à ses agents ou à quiconque d'autre de publier ou de faire publier à nouveau l'allégation (explicite ou implicite) selon laquelle le demandeur est un tricheur usant régulièrement de substances dopantes pour améliorer ses performances lors des compétitions d'athlétisme, ou tout autre terme ayant un sens identique ou analogue (...) »
22.  A la suite du prononcé de l'arrêt, les distributeurs et imprimeurs impliqués dans l'action distincte parvinrent avec M. Christie à un règlement prévoyant le paiement de dommages-intérêts (paragraphe 10 ci-dessus).
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A.  Royaume-Uni
1.  Diffamation
23.  En droit anglais, l'action en diffamation a pour objet de rétablir la réputation du demandeur et d'indemniser celui-ci du préjudice résultant de la publication abusive de déclarations diffamatoires le concernant. Une exception de vérité s'applique lorsque la déclaration diffamatoire est en substance vraie. C'est au défendeur qu'il incombe de prouver la véracité des propos selon le critère de la plus forte probabilité.
2.  Aide judiciaire
24.  Tout au long de la période en question, l'octroi de l'aide judiciaire en matière civile au Royaume-Uni était régi par la loi de 1988 sur l'aide judiciaire (Legal Aid Act 1988). En vertu du paragraphe 1, partie II, de l'annexe 2 de cette loi, « les procédures concernant en tout ou en partie une question de diffamation » étaient exclues du système d'aide judiciaire en matière civile.
3.  Echange de témoignages
25.  A l'époque des faits, la procédure civile devant la High Court était régie par le règlement de la Cour suprême (Rules of the Supreme Court – ci-après le « RSC »). En vertu de l'article 2A de l'ordonnance no 38 du RSC :
« 1.  La Cour exerce les pouvoirs qui lui sont conférés par le présent article aux fins de traiter équitablement et dans les meilleurs délais l'affaire ou la question dont elle est saisie, et dans un souci d'économie (...)
2.  A l'audience de mise en état dans le cadre d'une action engagée par une demande introductive d'instance, la Cour ordonne à chaque partie de communiquer aux autres parties, dans un délai de quatorze semaines (ou dans tout autre délai qu'elle fixe) à compter de l'audience et dans les conditions qu'elle précise, des déclarations écrites relatives aux témoignages que la partie entend présenter sur toute question de fait à trancher au procès. (...)
4.  Une déclaration communiquée en vertu du présent article doit –
a)  être datée et, sauf raison valable (à préciser dans une lettre jointe à la déclaration), être signée par le témoin que la partie entend citer et inclure une mention, portée par celui-ci, selon laquelle la teneur de la déclaration est exacte à sa connaissance ; (...)
5.  Lorsqu'une partie n'est pas en mesure, conformément au paragraphe 4 a), d'obtenir une déclaration écrite d'un témoin qu'elle entend citer, la Cour peut ordonner à la partie qui souhaite produire ce témoignage de communiquer à l'autre partie le nom du témoin et (sauf instruction contraire de la Cour) une déclaration relative à la nature de l'élément de preuve qu'elle entend produire. (...)
7.  Sous réserve du paragraphe 9, lorsque la partie qui communique la déclaration cite un tel témoin au procès – (...)
b)  elle ne peut, sans le consentement des autres parties ou l'autorisation de la Cour, produire le témoignage de ce témoin dont les grandes lignes ne sont pas exposées dans la déclaration qu'elle a communiquée (...)
10.  Lorsqu'une partie ne respecte pas une instruction de l'ordonnance relative à l'échange des témoignages, elle ne peut pas produire, sans l'autorisation de la Cour, des témoignages visés par l'instruction. (...) »
Les déclarations communiquées en vertu de l'article 2A(5) sont couramment dénommées « résumés » de déclaration.
4.  Expertises
26.  Conformément à l'article 37 de l'ordonnance no 38 du RSC :
« 1.  (...) quant aux dépositions orales d'experts, sauf si elle estime qu'il existe des raisons particulières de ne pas le faire, la Cour ordonne que la teneur de la déposition soit divulguée aux autres parties sous la forme d'un ou plusieurs rapports écrits et dans le délai qu'elle prescrit. »
A l'instar de ce qui est prévu à l'article 2A(10) pour les témoignages (voir ci-dessus), la Cour peut, conformément au pouvoir général qui lui est conféré par l'article 5 de l'ordonnance no 3 du RSC, autoriser la production tardive d'expertises lorsqu'aucune des parties ne s'est conformée à l'ordonnance du juge de la mise en état.
B.  Etats-Unis d'Amérique
27.  Dans l'affaire New York Times v. Sullivan (Cour suprême, 1964, 376 US, p. 254), la Cour suprême des Etats-Unis a dit que les premier et quatorzième amendements à la Constitution des Etats-Unis ne permettent pas à un Etat d'allouer des dommages-intérêts à un fonctionnaire victime de déclarations mensongères et diffamatoires touchant à l'exercice de ses fonctions publiques, à moins que la victime ne prouve l'existence d'une « réelle intention de nuire ». Cette intention est démontrée lorsque l'auteur a formulé la déclaration incriminée en sachant qu'elle était fausse ou en ne faisant aucun cas de sa véracité ou fausseté. En rendant la décision de la Cour, le juge Brennan fit observer :
« La prise en compte de l'exception de vérité, la charge de la preuve incombant au défendeur, ne signifie pas que seuls des propos mensongers seront découragés. Même les tribunaux qui admettent que cette exception constitue une garantie adéquate reconnaissent les difficultés liées à la production de preuves légales établissant que la déclaration diffamatoire alléguée était vraie quant à tous les éléments factuels. (...) En vertu de cette règle, les critiques potentiels de la conduite des fonctionnaires peuvent se voir dissuadés de formuler leur critique, même si elle leur semble vraie et même si elle est en fait vraie, en raison de doutes quant à la possibilité d'en apporter la preuve devant les tribunaux ou par crainte des frais y afférents. Ils ont tendance à se limiter aux déclarations « qui ne risquent pas de tomber dans l'illégalité ». »
GRIEFS
28.  Le requérant soutient que l'impossibilité de bénéficier de l'aide judiciaire pour une procédure en diffamation emporte violation de son droit d'accès effectif à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. Il souligne notamment la complexité du droit et de la procédure dans le domaine de la diffamation, l'exclusion des témoignages de MM. Moule et Walusimbi et la charge qu'il a dû supporter pour prouver la véracité de ses allégations dans le cadre de sa défense devant la High Court.
29.  Par ailleurs, il affirme que l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire, l'exclusion des témoignages et la charge de la preuve qui lui incombait, ainsi que sa condamnation au remboursement des frais et dépens de M. Christie et l'injonction lui interdisant de réitérer les allégations, ont méconnu son droit à la liberté d'expression consacré par l'article 10 de la Convention.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
30.  Le requérant se plaint que l'impossibilité de bénéficier de l'aide judiciaire pour une procédure en diffamation ait emporté violation de son droit à un accès effectif à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.
Le passage pertinent de l'article 6 § 1 est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Arguments des parties
1.  Le requérant
31.  Le requérant déclare avoir été privé d'un accès effectif à un tribunal en raison de l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire pour se défendre à l'action en diffamation diligentée à son encontre par M. Christie. Il soutient que les dispositions pertinentes de la loi de 1988 sur l'aide judiciaire (Legal Aid Act 1988 – « la loi de 1988 ») sont arbitraires en ce qu'elles excluent du bénéfice de l'aide judiciaire les personnes mises en cause dans une procédure en diffamation, quels que soient le bien-fondé et les faits de la cause. Il affirme qu'un tel refus général ne saurait s'expliquer par les priorités que le gouvernement définit légitimement pour l'octroi des ressources en matière d'aide judiciaire.
32.  Le requérant arguë en particulier que l'exclusion, par la loi de 1988, des procédures en diffamation du système d'aide judiciaire est incompatible avec l'importance que revêtent ces actions en droit et procédure anglais. Il souligne que les procédures pour diffamation font partie des quelques types d'instances en matière civile qui ne peuvent généralement se dérouler que devant la High Court composée d'un juge et d'un jury. L'action à laquelle le requérant était partie constitue selon lui l'une des nombreuses affaires de diffamation soulevant des questions d'importance générale ; en outre, vu la disparité de ressources financières entre lui-même et son adversaire, il aurait dû être admis au bénéfice de l'aide judiciaire afin de pouvoir plaider sa cause sur un pied d'égalité.
33.  Le requérant met en évidence un certain nombre de similarités entre sa situation et celle de la requérante dans l'affaire Airey c. Irlande (arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32). Premièrement, le droit et la procédure applicables à son affaire étaient complexes. Deuxièmement, pour satisfaire aux lourdes exigences de preuve qui pesaient sur lui, il lui fallait recueillir des témoignages, notamment par voie de contre-interrogatoires approfondis. Troisièmement, la procédure s'est déroulée dans un « contexte extrêmement passionné » et, en l'espèce, a fait l'objet d'une large couverture médiatique. L'intéressé affirme que tant sa réputation de journaliste que ses ressources financières se trouvaient en jeu dans la procédure, si bien qu'il n'a pas pu présenter sa défense avec le degré d'objectivité requis.
34.  Le requérant établit une distinction entre son affaire et les décisions antérieures de la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») dans les affaires Winer c. Royaume-Uni (no 10871/84, décision de la Commission du 10 juillet 1986, Décisions et rapports (DR) 48, p. 154), Munro c. Royaume-Uni (no 10594/83, décision de la Commission du 14 juillet 1987, DR 52, p. 158), Steel et Morris c. Royaume-Uni (no 21325/93, décision de la Commission du 5 mai 1993, non publiée) et Stewart-Brady c. Royaume-Uni (no 27436/95, décision de la Commission du 2 juillet 1997, non publiée). Il soutient que chacune de ces décisions se fondait sur les circonstances particulières de l'affaire et qu'à la différence de l'espèce, les requérants n'avaient pas été en mesure de démontrer qu'ils avaient subi un préjudice faute d'avoir pu obtenir l'aide judiciaire. Pour donner une idée du préjudice qu'il a souffert, il mentionne l'exclusion des déclarations de deux de ses meilleurs témoins en raison de sa mauvaise interprétation des conditions à satisfaire pour communiquer valablement les éléments de preuve. Il cite également les vices de forme ayant entaché ses conclusions en défense, qui ont été en partie à l'origine de l'exclusion du témoignage de M. Moule et ont restreint sa propre capacité à contre-interroger M. Christie et les témoins de celui-ci au procès. Il affirme avoir subi un préjudice supplémentaire pour avoir ignoré comment contraindre M. Christie à divulguer les résultats de ses contrôles antidopage et comment il pouvait tenter de faire exclure du procès certaines déclarations de témoins de M. Christie du fait qu'elles n'avaient pas été annoncées.
35.  Le requérant attire l'attention sur l'assistance restreinte dont il a bénéficié de la part de Me Price dans le cadre de la procédure dans son ensemble (paragraphes 11, 15 et 21 ci-dessus). Il souligne que Me Price ne s'était entretenu avec aucun des témoins lorsqu'il avait agi pour le compte du rédacteur en chef du magazine et de la maison d'édition et n'avait donné à ceux-ci aucun conseil sur la façon d'étayer les allégations formulées dans l'article. En outre, Me Price n'avait pas encore été mandaté lorsqu'il a fallu se conformer à l'ordonnance du juge de la mise en état rendue en juin 1996 (paragraphe 12 ci-dessus). Le requérant affirme que lorsqu'il chargea Me Price de le défendre, en avril 1998, il n'était plus possible de redresser les erreurs qui avaient été commises, eu égard à la somme de travail à effectuer, en particulier en raison de la stratégie déployée par M. Christie avant le procès (paragraphes 16 à 21 ci-dessus).
2.  Le Gouvernement
36.  Le Gouvernement soutient que le requérant n'a pas été privé d'un accès effectif à un tribunal en l'espèce.
37.  Il attire l'attention sur les affaires Winer, Munro, Steel et Morris et Stewart-Brady susmentionnées, dans lesquelles la Commission avait estimé que l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire dans le cadre de procédures en diffamation n'emportait pas violation de l'article 6 § 1. Il explique ces décisions par rapport à trois facteurs. Premièrement, l'absence de disposition expresse concernant les procédures civiles, analogue à l'article 6 § 3 c) qui consacre le droit à l'aide judiciaire en matière pénale, implique une obligation restreinte de fournir l'aide judiciaire en vertu de l'article 6 § 1. Deuxièmement, la Convention laisse aux Etats le choix des moyens à employer pour assurer un droit d'accès effectif à un tribunal. Ces moyens peuvent comprendre, par exemple, la simplification des règles de procédure plutôt que l'octroi de l'aide judiciaire. Troisièmement, il est légitime, compte tenu des ressources limitées, de mettre en œuvre un système d'aide judiciaire en matière civile qui restreint les conditions d'attribution dès lors que ces restrictions ne sont pas arbitraires.
Ainsi que le démontre l'affaire Steel et Morris, la qualité de défendeur du justiciable ne modifie en rien cette analyse. D'ailleurs, le Gouvernement affirme qu'il serait injuste de privilégier les défendeurs par rapport aux demandeurs dans le cadre d'une action en diffamation aux fins de déterminer le droit à l'aide judiciaire.
38.  Le Gouvernement souligne qu'avant d'être mandaté par le requérant, Me Price avait représenté la maison d'édition et le rédacteur en chef du magazine dans la même action, si bien qu'il était pleinement informé des faits et des questions posées par l'affaire pendant toute la période en cause. Me Price a ensuite agi pour le compte du requérant pendant plus de six semaines avant l'ouverture du procès. En particulier, il a comparu aux audiences sur la recevabilité des témoignages de MM. Moule et Walusimbi. D'après le Gouvernement, il ressort clairement des conclusions du juge Popplewell et de la Cour d'appel que si le requérant avait divulgué ces témoignages en bonne et due forme quelques semaines avant le début du procès, et non à la dernière minute, la décision sur la recevabilité des preuves aurait pu être très différente.
39.  Le Gouvernement fait valoir que le requérant, un brillant journaliste professionnel, était en mesure de formuler et d'exprimer efficacement sa thèse et aurait dû être parfaitement capable de comprendre les questions de droit et les règles de procédure applicables à son affaire, même en l'absence de conseils juridiques.
40.  Quoi qu'il en soit, le Gouvernement soutient que la situation du requérant ne saurait être comparée à celle de la requérante dans l'affaire Airey susmentionnée.
41.  En outre, le Gouvernement ne voit rien d'arbitraire dans le fait que le requérant a dû supporter en vertu du droit interne la charge de prouver que les allégations étaient en substance vraies. Il est juste que la charge de la preuve incombe à la personne qui affirme formellement l'existence d'un état de choses, et non à celle qui le réfute, vu les difficultés qui surgissent lorsque la preuve contraire est exigée. Les journalistes doivent agir en connaissance de cause en vérifiant leurs sources et s'assurer, avant la publication, que les allégations qu'ils formulent sont objectivement fondées.
42.  Le Gouvernement souligne que l'existence d'une charge légale de la preuve n'est pas propre au droit anglais de la diffamation, mais constitue une caractéristique presque invariable de toute action civile. Le fait que la charge pesait sur le requérant en sa qualité de défendeur en l'espèce ne veut pas dire, d'après le Gouvernement, que l'intéressé devait être admis au bénéfice de l'aide judiciaire.
43.  Quant à la complexité, le Gouvernement fait valoir que les règles régissant la communication des expertises et autres éléments de preuve (paragraphes 25 et 26 ci-dessus) sont simples et visent à favoriser, de façon proportionnée, la réalisation d'un objectif qui est à la fois légitime et facile à comprendre, à savoir faire en sorte que chaque partie soit informée équitablement de la thèse à laquelle elle devra répondre au procès. D'ailleurs, en l'espèce, la High Court a émis, en une occasion où le requérant était présent, une ordonnance claire et précise quant à la procédure à suivre (paragraphe 12 ci-dessus).
44.  Pour le Gouvernement, les problèmes soulevés dans l'affaire du requérant au regard du droit de la diffamation n'étaient pas complexes puisque la seule véritable question dont le tribunal était saisi était de savoir si les allégations formulées étaient en substance vraies.
45.  Il soutient que le fait que la procédure en diffamation se soit déroulée devant la High Court composée d'un juge et d'un jury ne fonde ni n'étaye l'argument selon lequel l'article 6 § 1 exigeait d'octroyer l'aide judiciaire au requérant. Il incombait au juge de première instance de veiller à ce que l'audience fût conduite équitablement et que chaque partie bénéficiât d'une possibilité adéquate de présenter effectivement sa thèse à l'intention du jury. La décision du juge d'écarter certaines des preuves proposées par le requérant ne signifie pas que celui-ci ait été privé de cette possibilité, mais résulte plutôt du fait qu'il ne s'en est pas prévalu. D'ailleurs, l'exercice par le juge de son pouvoir discrétionnaire d'exclure les témoignages de MM. Moule et Walusimbi – alors qu'il a retenu d'autres éléments de preuve du requérant qui avaient également été communiqués en méconnaissance du règlement – a abouti à un juste équilibre entre les droits de chaque partie et a permis de réduire la durée de la procédure dans son ensemble.
B.  Appréciation de la Cour
46.  La Cour rappelle que le droit d'accès à un tribunal constitue un élément inhérent au droit à un procès équitable qu'énonce l'article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi d'autres, Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36).
47.  Elle réaffirme en outre que malgré l'absence d'un texte analogue à l'article 6 § 3 c) de la Convention pour les procès civils, l'article 6 § 1 peut parfois astreindre l'Etat à pourvoir à l'assistance d'un membre du barreau quand elle se révèle indispensable à un accès effectif au juge soit parce que la loi prescrit la représentation par un avocat, soit en raison de la complexité de la procédure ou de la cause (Airey précité, pp. 14-16, § 26).
48.  Toutefois, comme le montre clairement l'affaire Airey elle-même (pp. 12-16, §§ 24 et 26), l'article 6 § 1 laisse à l'Etat le choix des moyens à employer pour garantir aux plaideurs un droit effectif d'accès aux tribunaux. La question de savoir si cette disposition exige ou non de fournir l'assistance d'un conseil juridique à un plaideur dépend des circonstances particulières de l'affaire et, notamment, du point de savoir si l'intéressé peut présenter ses arguments de manière adéquate et satisfaisante sans cette assistance.
49.  Dans l'affaire Airey, la Cour a souligné un certain nombre de circonstances qui, cumulées, l'ont amenée à conclure que Mme Airey n'avait pas bénéficié d'un droit d'accès effectif à un tribunal en raison du refus de l'Etat de lui accorder l'aide judiciaire. Premièrement, la procédure, qui concernait une demande de jugement de séparation de corps, avait été introduite sur requête et s'était déroulée devant la High Court, où la procédure était complexe. Deuxièmement, pareil procès, indépendamment des problèmes juridiques délicats qu'il comportait, exigeait la preuve d'un adultère, de pratiques contre nature ou de cruauté, et pour établir ces faits, il pouvait y avoir lieu de recueillir la déposition d'experts ou de citer et d'interroger des témoins. Troisièmement, les différends entre conjoints suscitaient souvent une passion peu compatible avec le degré d'objectivité indispensable pour plaider en justice. La Cour avait également attiré l'attention sur le fait que la requérante était de condition modeste, avait commencé à travailler dès sa jeunesse en qualité de vendeuse avant de se marier et d'avoir quatre enfants, et avait été au chômage pendant une grande partie de sa vie.
Au vu de l'ensemble des circonstances, la Cour avait estimé très improbable qu'une personne dans la situation de Mme Airey pût défendre utilement sa propre cause. Elle avait considéré en outre que son point de vue était corroboré par le fait que, dans chacune des 255 instances en séparation de corps engagées en Irlande de janvier 1972 à décembre 1978, les demandeurs avaient été représentés par un homme de loi.
50.  Quant à l'espèce, la Cour estime que la question n'est pas de savoir si le requérant a bénéficié de l'accès à un tribunal en tant que tel, puisqu'il était défendeur dans la procédure. Les griefs portent plutôt sur l'équité de la procédure en diffamation de manière générale et sur le droit de l'intéressé de présenter une défense effective garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. Or les principes applicables à son grief sont analogues à ceux de l'affaire Airey.
51.  La Cour constate que le requérant avait la qualité de défendeur dans une action en diffamation engagée contre lui par une personne relativement fortunée et célèbre. La procédure s'est déroulée devant la High Court composée d'un juge et d'un jury et a suscité un grand intérêt de la part des médias et du public. Le requérant a vu peser sur lui la charge de prouver, selon le critère de la plus forte probabilité, que les allégations qu'il avait formulées à l'encontre de son adversaire étaient en substance vraies et, à cette fin, a dû proposer des témoignages et expertises, dont certains ont été exclus car il n'avait pas respecté le règlement. Il a également dû procéder à un examen approfondi des éléments de preuve soumis pour le demandeur et contre-interroger les témoins et les experts cités par ce dernier au cours d'un procès qui a duré plus de deux semaines. Le requérant n'avait aucune formation juridique et bien qu'il apparaisse qu'il s'était déjà défendu lui-même avec succès dans le cadre d'une procédure pénale relativement mineure (paragraphe 11 ci-dessus), la Cour estime que le procès en diffamation a dû bien plus éprouver l'intéressé du point de vue physique et émotionnel que cela n'aurait été le cas pour un avocat expérimenté.
Reste toutefois la question de savoir si, compte tenu de l'ensemble des circonstances, l'absence d'aide judiciaire a privé le requérant d'un procès équitable et enfreint son droit à présenter effectivement sa défense, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
52.  A cet égard, la Cour ne juge pas déterminant le fait que la procédure se soit déroulée devant la High Court composée d'un juge et d'un jury. Comme elle l'a affirmé dans l'affaire Airey (pp. 14-16, § 26), dans certaines hypothèses, la faculté de comparaître en personne devant la High Court, fût-ce sans l'assistance d'un conseil, répond aux exigences de l'article 6 § 1. Tel n'est pas le cas lorsque le droit interne exige la représentation par un conseil devant la juridiction concernée.
53.  De même, le fait qu'il incombait au requérant de prouver la véracité des allégations proférées à l'encontre de M. Christie n'entraînait pas automatiquement l'octroi de l'aide judiciaire. Certes, l'obligation pour le requérant de supporter la charge de la preuve a exigé qu'il cite des témoins et des experts et réfute les preuves soumises par le demandeur. Toutefois, la Cour constate que l'intéressé est un journaliste cultivé et expérimenté, capable de formuler des arguments convaincants. Sa situation à cet égard se distingue de celle de la requérante dans l'affaire Airey.
54.  La Cour estime que les règles en vertu desquelles le juge du fond et la Cour d'appel ont écarté les témoignages de MM. Moule et Walusimbi étaient claires et sans ambiguïté. En particulier, l'article 2A(5) de l'ordonnance no 38 énonce les conditions de présentation en bonne et due forme d'un « résumé » des témoignages factuels, alors que l'article 37 de l'ordonnance ne prévoit pas de possibilité équivalente pour les expertises (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). L'ordonnance du juge de la mise en état rendue le 28 juin 1996 était également claire et non équivoque quant au calendrier fixé pour l'échange des témoignages et expertises. Le calendrier a par la suite été modifié d'un commun accord entre les parties (paragraphe 12 ci-dessus).
Au vu de l'ensemble des circonstances, la Cour considère que le requérant aurait dû comprendre ce que l'on attendait de lui en vertu du règlement et de l'ordonnance du juge de la mise en état s'agissant de la présentation de ses propres témoignages et expertises. S'il était dans le doute au sujet d'une question particulière, il aurait pu demander des éclaircissements au cours de l'audience du 28 juin 1996, à laquelle il a assisté.
55.  En ce qui concerne le droit en matière de diffamation, il n'est pas suffisamment complexe pour exiger qu'une personne dans la situation du requérant soit admise au bénéfice de l'aide judiciaire en vertu de l'article 6 § 1. L'issue de l'action en diffamation tenait simplement à la question de savoir si le requérant avait été ou non en mesure de prouver, selon le critère de la plus forte probabilité, que les allégations incriminées étaient pour l'essentiel vraies.
56.  La Cour relève que le requérant fut représenté par Me Price du 30 avril 1998 jusqu'à l'ouverture du procès (paragraphes 15 et 21 ci-dessus). Me Price avait auparavant agi pour les codéfendeurs de l'intéressé à la même action, dont les intérêts étaient « identiques » à ceux du requérant d'après le juge du fond et la Cour d'appel (paragraphe 20 ci-dessus).
57.  Quant à l'exclusion du témoignage de M. Moule, le juge du fond a fait observer qu'un contrôle aurait révélé que le résumé de la déclaration de l'intéressé communiqué en avril 1997 n'était pas conforme à l'ordonnance du juge de la mise en état (paragraphe 18 ci-dessus). D'ailleurs, Me Price lui-même a reconnu devant la Cour d'appel que la déclaration n'énonçait pas de manière affirmative ce que M. Moule était susceptible de dire. Un témoignage plus complet n'a été communiqué que dans l'après-midi du 12 juin 1998, soit environ six semaines après que le requérant eut donné mandat à Me Price et, selon les termes de la Cour d'appel, « le plus tard possible avant l'ouverture du procès » (paragraphe 20 ci-dessus).
58.  L'exclusion du témoignage de M. Walusimbi relatif à l'usage généralisé de substances dopantes et aux moyens de se soustraire aux contrôles antidopage dans le milieu de l'athlétisme au niveau international ne semble pas avoir diminué la capacité du requérant à présenter effectivement sa défense car, comme l'a indiqué la Cour d'appel, cette partie du témoignage ne faisait pas particulièrement allusion à M. Christie et le même sujet était quoi qu'il en soit abordé par M. Beckett. Quant aux aspects plus spécifiques du témoignage de M. Walusimbi, ils ont été écartés par le juge du fond au motif qu'ils n'avaient pas été suffisamment exposés dans les conclusions ni ne figuraient dans les éléments invoqués dans le résumé de la déclaration le concernant. Le requérant n'a pas fait appel de cet aspect de la décision du juge du fond.
Dans son ensemble, cette partie du témoignage de M. Walusimbi développant le résumé de la déclaration a constitué, pour reprendre la formulation de la Cour d'appel, « un élément de preuve présenté très tardivement, au mépris des ordonnances rendues par le juge et du règlement » (paragraphe 20 ci-dessus).
59.  Dès lors, il apparaît que le non-respect par le requérant des règles procédurales lors de la présentation des prétendus résumés des déclarations concernant MM. Moule et Walusimbi ne fut pas le seul facteur ayant amené les juges à user de leur pouvoir discrétionnaire pour écarter les témoignages de ces personnes. Si le requérant avait donné à un stade plus précoce de plus amples précisions sur ces témoignages ou s'il avait modifié sa défense avant le procès, une fois représenté par un avocat, peut-être les juges auraient-ils exercé leur pouvoir discrétionnaire différemment et l'intéressé aurait-il été en mesure de mieux se défendre au procès.
60.  La Cour estime que le fait que le requérant a été représenté entre le 30 avril 1998 et le début du procès par un avocat spécialisé en matière de diffamation et ayant auparavant assisté ses codéfendeurs à l'action confirme que l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire ne l'a pas empêché de présenter efficacement sa défense dans le cadre de l'action en diffamation. L'importance de ce facteur ne se trouve pas diminuée par ceci que l'avocat de l'intéressé a été extrêmement occupé au cours des semaines ayant précédé le procès à répondre à la stratégie déployée par M. Christie (paragraphes 16 à 21 ci-dessus). Si le requérant n'avait pas compris tel ou tel aspect du droit et de la procédure pertinents afférents au procès, il lui était loisible de demander conseil à Me Price avant l'ouverture de l'audience.
61.  Enfin, quant à l'implication émotionnelle du requérant dans l'affaire, la Cour rappelle que dans l'affaire Munro précitée, la Commission a fait observer que le caractère général d'une action en diffamation – protéger la réputation d'un individu – doit nettement être distinguée d'une demande en séparation de corps, qui réglemente les rapports juridiques entre deux individus et peut avoir des conséquences graves sur les éventuels enfants du couple. Pour cette raison, et eu égard à la situation et à l'expérience du requérant (paragraphe 9 ci-dessus), la Cour estime que l'implication émotionnelle de l'intéressé n'était pas incompatible avec le degré d'objectivité requis par un plaidoyer en justice, nonobstant les facteurs identifiés au paragraphe 51 ci-dessus.
62.  Compte tenu de l'ensemble des circonstances, la Cour conclut que le requérant n'a pas été empêché de présenter sa défense de manière effective devant la High Court et que le fait de n'avoir pas eu droit à l'aide judiciaire ne l'a pas privé d'un procès équitable. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
63.  Le requérant soutient en outre que l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire, l'exclusion des témoignages et la charge de la preuve qui pesait sur lui, ainsi que sa condamnation au remboursement des frais et dépens de M. Christie et l'injonction lui interdisant de réitérer les allégations en cause ont emporté violation de son droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention.
Le passage pertinent de l'article 10 se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. (...)
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d'autrui (...) »
A.  Arguments des parties
1.  Le requérant
64.  Le requérant fait valoir que l'exclusion des procédures en diffamation du champ d'application de la loi de 1988 sur l'aide judiciaire est incompatible avec l'importance de la liberté d'expression dans les circonstances de la cause, dans lesquelles un défendeur ayant des ressources limitées a fait l'objet d'une action en diffamation intentée à son encontre par un demandeur aisé.
65.  Il soutient que les défendeurs non représentés dans des procédures en diffamation se trouvent souvent considérablement désavantagés par rapport à leurs adversaires, compte tenu de la complexité du droit et de la procédure en ce domaine et du fait qu'ils supportent la charge de prouver la véracité des allégations incriminées. Cette situation peut dissuader des écrivains et des éditeurs de publier des informations d'intérêt général qui sont effectivement vraies. A l'appui de cet argument, il cite un passage de l'arrêt rendu par la Cour suprême des Etats-Unis dans l'affaire New York Times v. Sullivan (paragraphe 27 ci-dessus). A titre subsidiaire, il affirme qu'une telle situation peut faire perdre à un écrivain ou à un éditeur une action en diffamation qu'il ou elle aurait sinon gagnée, et aboutir, par contrecoup, à une injonction, voire à une cessation d'activité ou une faillite.
66.  Le requérant plaide en outre que le refus de retenir les témoignages de MM. Moule et Walusimbi a emporté violation de l'article 10 de la Convention. Il déclare que ce refus a fait échouer sa défense et a finalement abouti à une injonction lui interdisant de réitérer les allégations, lesquelles, affirme-t-il, étaient vraies. En l'occurrence, il était disproportionné de la part des juridictions internes d'exclure les témoignages pour le simple motif qu'un ajournement aurait été nécessaire s'ils avaient été retenus.
67.  Le requérant se plaint également du caractère disproportionné en soi de la charge qui lui a incombé de prouver la véracité des allégations dirigées contre M. Christie. Il souligne certaines tendances de la common law du Royaume-Uni indiquant que si le critère de la preuve est théoriquement celui de la « plus forte probabilité », dans la pratique, plus l'allégation est grave, plus les éléments requis pour la prouver doivent être concluants. Pour le requérant, le juste équilibre entre la liberté d'expression et la protection de la réputation aurait exigé que M. Christie, en sa qualité de demandeur, prouvât que les allégations étaient fausses. Un tel renversement de la situation actuelle n'amoindrirait pas de façon notable la protection de la réputation des demandeurs car les éditeurs devraient continuer à vérifier, avant la publication, la véracité du contenu des articles proposés.
68.  Enfin, le requérant soutient que la condamnation à rembourser les frais et dépens de M. Christie ainsi que l'injonction lui interdisant de réitérer les allégations ont porté atteinte de manière disproportionnée à son droit à la liberté d'expression.
2.  Le Gouvernement
69.  Le Gouvernement rappelle que la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention n'est pas absolue et, en particulier, que cette disposition n'autorise pas la publication d'éléments à caractère diffamatoire.
70.  Il soutient que si l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire et l'application des règles de procédure relatives à la présentation des éléments de preuve sont compatibles avec l'article 6 de la Convention dans les circonstances d'une affaire donnée, elles doivent également l'être avec l'article 10. D'ailleurs, les « droits d'autrui » au sens de l'article 10 § 2 incluent le droit pour les demandeurs à des actions en diffamation à bénéficier d'un procès équitable dans un délai raisonnable. Lorsqu'une personne formule une déclaration sans faire preuve au préalable de modération dans l'exercice de sa liberté d'expression, elle ne peut légitimement prétendre à d'autres droits que celui de se défendre conformément à l'article 6 § 1 dans le cas d'une procédure judiciaire à son encontre.
71.  Quant à l'article 10 pris isolément, le Gouvernement arguë que les règles de procédure étaient prévues par la loi, poursuivaient le but légitime de protéger les droits d'autrui, et étaient proportionnées à ce but en ce qu'elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts des parties au litige. Quant à l'imposition de la charge de prouver la véracité des allégations, elle ne porte pas atteinte à la liberté d'expression et est, quoi qu'il en soit, légitime à la lumière des responsabilités qui incombent aux journalistes et qui sont reconnues par l'article 10. La façon dont les autorités nationales ménagent l'équilibre entre les droits, au titre des articles 6 § 1 et 8, des demandeurs à des actions en diffamation et les droits, au regard des articles 6 § 1 et 10, des défendeurs à ce type d'instance relève de la marge d'appréciation applicable lorsqu'il y a lieu de rechercher un équilibre entre des droits concurrents protégés par la Convention.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Principes généraux
72.  La Cour rappelle le principe général selon lequel si les médias ne doivent pas franchir les bornes fixées en vue de la protection de la réputation des particuliers, il leur incombe de communiquer des informations et des idées sur des questions d'intérêt général. A leur fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III).
73.  L'article 10 de la Convention ne garantit toutefois pas une liberté d'expression sans aucune restriction même quand il s'agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d'intérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que l'exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités » qui peuvent revêtir de l'importance lorsque, comme en l'espèce, l'on risque de porter atteinte à la réputation de particuliers et de mettre en péril les « droits d'autrui ». En raison de ces « devoirs et responsabilités », la garantie que l'article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (voir, parmi d'autres, l'arrêt précité Bladet Tromsø et Stensaas, § 65).
2.  Impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire et exclusion de témoignages
74.  Le requérant se plaint, sur le terrain de l'article 10, de l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire pour une procédure en diffamation et de l'exclusion des témoignages de MM. Moule et Walusimbi.
75.  La Cour a conclu ci-dessus, sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention, que le requérant n'a pas été empêché de présenter sa défense de manière effective dans le cadre de l'action en diffamation devant la High Court, et que le fait de ne pas avoir eu droit à l'aide judiciaire ne l'a pas privé d'un procès équitable (paragraphe 62 ci-dessus). Dès lors, elle estime que l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire n'a pas, dans les circonstances de l'espèce, porté atteinte au droit du requérant à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention.
76.  Quant à l'exclusion des témoignages de MM. Moule et Walusimbi, la Cour a déjà observé que les règles en vertu desquelles cette décision a été prise étaient claires et sans ambiguïté (paragraphe 54 ci-dessus). Elle a également constaté que le requérant et son avocat auraient pu prendre à un stade plus précoce de la procédure certaines mesures qui auraient pu peser sur la décision relative à ces témoignages, mais qu'ils ne l'ont pas fait (paragraphe 59 ci-dessus).
77.  La Cour relève que les témoignages en question n'ont pas été écartés pour le simple fait que le règlement et l'ordonnance du juge de la mise en état n'avaient pas été respectés, mais que le juge du fond et la Cour d'appel ont décidé de les exclure dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire qui leur est conféré par le règlement et à l'issue d'un examen approfondi des intérêts publics concurrents en jeu qu'il fallait concilier dans le cadre de l'espèce (paragraphe 20 ci-dessus).
78.  La Cour observe en outre qu'en vertu du compromis trouvé par la Cour d'appel, le requérant a été autorisé à s'appuyer au procès sur le témoignage de M. Beckett, bien que cet élément de preuve n'eût pas été soumis conformément au règlement. Elle estime que la façon dont le juge du fond et la Cour d'appel ont concilié les intérêts concurrents en jeu n'appelle pas de critiques.
79.  En conséquence, pour autant que l'exclusion des témoignages de MM. Moule et Walusimbi ait constitué une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention, la Cour estime que cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de cette disposition comme étant nécessaire à la protection des droits de M. Christie.
3.  Condamnation à payer les frais et dépens de M. Christie et injonction interdisant de réitérer les allégations
80.  La Cour constate que M. Christie n'a pas réclamé de dommages-intérêts et qu'aucune indemnité n'a donc été allouée à ce titre. Quant à l'injonction (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour estime qu'elle n'a pas été formulée en termes indûment vagues, vu la gravité des allégations dont le requérant n'a pas prouvé qu'elles étaient en substance vraies.
81.  Eu égard aux conclusions relatives au grief tiré de l'article 6 § 1 (paragraphe 62 ci-dessus) et à la nature des allégations en cause (paragraphe 86 ci-dessous), et compte tenu du fait que le requérant n'a pas prouvé, selon le critère de la plus forte probabilité, que les allégations étaient en substance vraies, la Cour estime que la condamnation de l'intéressé à payer les frais et dépens de M. Christie afférents à la procédure pour diffamation n'était pas disproportionnée. Il n'était pas non plus excessif d'interdire de réitérer les allégations.
82.  Dès lors, pour autant que la condamnation et l'injonction aient été propres à dissuader le requérant et d'autres journalistes de participer à l'avenir à des débats sur des questions intéressant à juste titre le public, ces mesures étaient justifiées au regard de l'article 10 § 2 comme étant nécessaires à la protection de la réputation et des droits de M. Christie.
4.  Charge de la preuve
83.  La Cour rappelle que, d'après sa jurisprudence, il y a lieu de distinguer avec soin entre faits d'une part et jugements de valeur d'autre part. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, § 46).
84.  Elle rappelle en outre que dans l'affaire Bladet Tromsø et Stensaas précitée (§ 66), elle a fait observer qu'il doit exister des motifs particuliers de relever un journal de l'obligation qui lui incombe d'habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires pour des particuliers. A cet égard, entrent particulièrement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le journal peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations.
85.  En l'espèce, le jury a conclu, par une majorité de dix voix contre deux, que les allégations portées à l'encontre de M. Christie dans l'article incriminé s'analysaient en une déclaration factuelle selon laquelle M. Christie était un tricheur usant régulièrement de substances dopantes illicites pour améliorer ses performances lors de compétitions d'athlétisme (paragraphe 21 ci-dessus). En outre, la Cour relève que l'article visait expressément et exclusivement M. Christie. Elle estime que les retombées possibles des allégations formulées dans l'article sont très graves pour une personne devenue célèbre et riche du seul fait de ses performances athlétiques.
86.  La Cour n'est pas en mesure de faire des commentaires sur la question de savoir dans quelle mesure le requérant pouvait raisonnablement se fier à ses sources en rédigeant l'article, l'identité de celles-ci n'étant pas claire. Elle observe néanmoins qu'un certain nombre de facteurs indiquent que l'intéressé ne s'est soucié de vérifier de manière sérieuse la véracité ou la fiabilité des allégations qu'a posteriori, une fois l'action en diffamation engagée contre lui. Tout d'abord, le requérant a affirmé dans sa requête à la Cour que pour établir si M. Christie avait utilisé ou pouvait à juste titre être soupçonné d'avoir utilisé des substances dopantes, il faudrait inévitablement recourir à une vaste expertise, dont l'accès était compromis par ses moyens financiers limités. Ensuite, l'article litigieux ne faisait lui-même état d'aucun élément sérieux étayant l'affirmation relative à la prise de produits dopants. Le requérant reconnaissait d'ailleurs dans l'article qu'« il n'exist[ait] aucune aiguille hypodermique recouverte de sang ni aucune preuve directe accusant Christie », et que son allégation ne reposait que sur des « indices » (paragraphe 9 ci-dessus). Enfin, les témoignages de MM. Moule et Walusimbi, que le requérant décrivait comme essentiels à sa thèse, ont été présentés pour la première fois et en des termes très vagues plus d'un an après la parution de l'article, pour être développés tout juste avant l'ouverture du procès.
87.  Compte tenu de l'ensemble des circonstances, la Cour estime que l'obligation faite au requérant de prouver, selon le critère de la plus forte probabilité, que les allégations formulées dans l'article étaient en substance conformes à la vérité constituait une restriction justifiée à sa liberté d'expression au regard de l'article 10 § 2 de la Convention, aux fins de la protection de la réputation et des droits de M. Christie.
5.  Résumé
88.  Par ces motifs, la Cour conclut que l'impossibilité d'obtenir l'aide judiciaire, l'exclusion de témoignages, la condamnation à rembourser à M. Christie ses frais et dépens, et l'injonction, de même que la règle relative à la charge de la preuve n'ont pas emporté violation de l'article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 7 mai 2002, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Erik Fribergh Christos Rozakis   Greffier Président
ARRÊT McVICAR c. ROYAUME-UNI
ARRÊT McVICAR c. ROYAUME-UNI 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 46311/99
Date de la décision : 07/05/2002
Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 6-1

Parties
Demandeurs : McVICAR
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-05-07;46311.99 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award