DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BENHAIM c. FRANCE
(Requête no 58600/00)
ARRÊT
STRASBOURG
4 février 2003
DÉFINITIF
04/05/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Benhaim c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président, J.-P. Costa, Gaukur Jörundsson, K. Jungwiert, V. Butkevych, Mme W. Thomassen, M. M. Ugrekhelidze, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 janvier 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58600/00) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, Max Benhaim (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 mai 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires étrangères.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
4. Par une décision du 12 mars 2002, la Cour a décidé de communiquer le grief tiré de l’article 6 § 1 et relatif à la durée de la procédure engagée par le requérant devant les juridictions administratives ; elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant, né en 1930 et résidant à Limay, était inspecteur départemental de l’Education nationale. Par un arrêté ministériel du 9 février 1990, il fut admis à faire valoir ses droits à la retraite à compter du 22 novembre 1990.
7. Par une lettre du 13 septembre 1990, le requérant informa le Ministère de l’Education nationale qu’il renonçait à son départ à la retraite, au motif qu’il n’avait pas été proposé à la promotion au grade hors classe du corps des inspecteurs. Par un courrier du 21 septembre 1990, il lui fut confirmé qu’il ne serait pas proposé pour cette promotion. Le 10 octobre 1990, il réitéra vainement sa demande d’inscription audit grade.
8. Le 4 février 1991, le requérant saisit le tribunal administratif de Versailles d’une demande tendant essentiellement à l’annulation du refus du Ministre de l’Education nationale de proposer son inscription au tableau d’avancement audit grade ; il soutenait notamment que ce refus constituait une mesure de représailles liée à sa candidature aux élections municipales de 1989. Le tribunal rejeta la requête par un jugement du 13 mai 1996, notifié au requérant le 11 octobre 1996.
9. Le 12 décembre 1996, le requérant saisit la cour administrative d’appel de Paris en appel de ce jugement. Le Ministère produisit un mémoire en défense le 15 juillet 1997 ; le requérant y répliqua le 12 février 1999.
10. Par un arrêt du 27 janvier 2000, la cour administrative d’appel annula le jugement déféré ainsi que la décision ministérielle de refus du 21 septembre 1990. L’arrêt précise notamment ce qui suit :
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que l’administration, qui ne conteste pas que M. Benhaim remplissait les conditions statutaires pour figurer au tableau d’avancement à la hors classe du corps des inspecteurs de l’éducation nationale, l’a exclu de ses propositions au motif qu’il ne présentait pas les qualités requises pour une telle promotion ; que toutefois, le ministre de l’éducation nationale n’a produit devant la cour aucun élément permettant de considérer que la valeur professionnelle de l’intéressé, établie par des notes chiffrées (...) et des appréciations élogieuses sur sa manière de servir, n’était pas suffisante au regard des mérites comparés des différents candidats, dont certains ont été proposés alors qu’ils avaient une ancienneté et des notes chiffrées inférieures, pour justifier son refus de le proposer en vue d’une inscription sur ledit tableau ; (...) ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
11. Le requérant se plaint d’une violation de son droit à voir sa cause entendue dans un « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Sur la recevabilité
12. Le Gouvernement soutient que le requérant disposait en droit interne d’un recours efficace permettant de dénoncer la durée de la procédure et obtenir réparation. Il expose qu’il résulte de la jurisprudence du Conseil d’Etat (Darmont, Assemblée, 29 décembre 1978, Rec. p. 542) qu’une faute lourde commise par une juridiction administrative dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, est susceptible d’engager sa responsabilité. Il se réfère à deux jugements prononcés en 1999 par le tribunal administratif de Paris (Magiera, 24 juin 1999 ; Lévy, 30 septembre 1999) qui indiqueraient que la durée d’une procédure est susceptible de mettre cette responsabilité en jeu ; il précise que, dans l’affaire Magiera, la Cour administrative d’appel de Paris a, par un arrêt du 11 juillet 2001, « pour la première fois (...) [fait] droit à des conclusions indemnitaires en réparation de préjudices nés d’une méconnaissance des stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention » quant au « délai raisonnable », sans exiger la démonstration de l’existence d’une faute lourde, et que la cour d’appel a en conséquence alloué au demandeur une indemnité de 30 000 FRF pour une procédure ayant duré sept ans et six mois. Le Gouvernement en déduit que, n’ayant pas usé préalablement de ce recours, le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention ; le grief serait en conséquence irrecevable.
13. Le requérant estime démesuré de lui imposer, après une longue procédure interne, une nouvelle saisine des juridictions administratives françaises. Il conclut au rejet de l’exception soulevée par le Gouvernement.
14. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes : tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (voir, par exemple, l’arrêt Cardot c. France du 19 mars 1991, série A no 200, § 36). Cette règle se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).
Les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent cependant que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Vernillo c. France, du 20 février 1991, série A no 198, § 27, et Dalia c. France, du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, § 38).
A cela, il faut ajouter que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (voir, par exemple, Zutter c. France, no 30197/96, décision du 27 juin 2000, Van der Kar et Lissaur van West c. France, nos 44952/98 et 44953/98, décision du 7 novembre 2000, et Malve c. France, no 46051/99, décision du 20 janvier 2001) soit, en l’espèce, le 10 mai 2000.
Or seules deux des décisions internes auxquelles se réfère le Gouvernement sont antérieures à cette date. Il s’agit des jugements du tribunal administratif de Paris des 24 juin et 30 septembre 1999, lesquels se bornent à indiquer ce qui suit (respectivement) :
« considérant qu’il ne résulte pas de l’instruction que M. Magiera ait subi un préjudice indemnisable ; qu’en effet, le préjudice invoqué n’est établi ni dans sa réalité, ni dans son montant ; que, dès lors, les conclusions de la requête tendant à l’octroi d’une indemnité ne peuvent qu’être rejetées » ;
« considérant (...) que le requérant n’établit pas que le délai anormalement long mis par le tribunal administratif de Versailles pour juger son recours fiscal résulterait d’une faute lourde dans le fonctionnement de cette juridiction administrative ».
Ils ne suffisent manifestement pas à faire la démonstration du caractère effectif et accessible de la voie de recours invoquée s’agissant d’un grief tiré de la durée d’une procédure devant le juge administratif, d’autant moins qu’ils émanent d’une juridiction de première instance (voir, mutatis mutandis, Lutz c. France, no 48215/99, arrêt du 26 mars 2002, § 20). Il ne saurait donc être reproché au requérant de ne pas avoir exercé ce recours.
Partant, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
15. Ceci étant, la Cour estime que cette partie de la requête soulève des questions de fait et de droit au regard de la Convention qui nécessitent un examen au fond. La Cour conclut par conséquent qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur l’observation de l’article 6 § 1 de la Convention
16. Le début de la période à considérer sous l’angle du « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 a prêté à controverse entre les parties.
La Cour estime qu’il y a lieu de retenir le 13 septembre 1990, date de la première réclamation adressée par le requérant à sa hiérarchie, dans la mesure où le tribunal administratif de Versailles a jugé que la réponse à ce courrier (en date du 21 septembre 1990) était constitutive d’une décision de refus. Quant à la fin de ladite période, il s’agit du 27 janvier 2000, date de l’arrêt de la cour administrative d’appel.
La procédure a donc duré neuf ans, quatre mois et deux semaines, pour l’examen d’une demande préalable et deux instances.
17. Le Gouvernement soutient que le litige présentait une certaine complexité résultant de ce que le requérant appartenait à un corps qui a été fusionné avec deux autres au moment où il s’agissait de se prononcer sur son avancement. Il reconnaît l’existence de quelques périodes de latences entre 1992 et 1996 devant le tribunal administratif de Versailles. Il estime cependant que la durée de la procédure devant la cour administrative d’appel (trois ans et un mois et demi) est raisonnable, eu égard au comportement peu diligent du requérant, auquel un retard de sept mois serait imputable. En conclusion, il déclare s’en remettre à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien-fondé du grief.
18. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du ou des requérants et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
La Cour ne voit aucune complexité particulière dans le litige dont les juridictions administratives étaient saisies. Quant au comportement du requérant, à supposer qu’il fut à l’origine d’un retard de sept mois devant la cour administrative d’appel comme le soutient le Gouvernement, un tel délai serait insignifiant au regard de la durée globale de la procédure. Ceci étant, il suffit à la Cour de relever que le tribunal administratif de Versailles a mis cinq ans et plus de trois mois pour statuer et que le Gouvernement ne fournit aucun élément de nature à justifier ce délai, pour conclure à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
19. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
20. Le requérant soutient que l’attitude de l’administration à son égard et la durée de la procédure ont affecté sa vie familiale et sa « vie sociale et professionnelle » ; il réclame 652 450 euros (« EUR ») à ce titre. Il demande en outre 30 000 EUR « pour la durée de la procédure sciemment ralentie par le Ministre ». Enfin, il expose que l’organisation de sa retraite telle qu’il l’avait planifiée s’en est trouvée perturbée ; il aurait ainsi été empêché de procéder à la mise à jour des ouvrages de calcul dont il est l’auteur ; il réclame 152 450 EUR à ce titre.
21. Le Gouvernement réplique que le requérant ne peut se prévaloir que d’un préjudice moral, lequel serait adéquatement réparé par le versement de 5 000 EUR.
22. La Cour rappelle que le constat de violation de la Convention auquel elle parvient résulte exclusivement d’une méconnaissance du droit du requérant à voir sa cause entendue dans un « délai raisonnable ». Dans ces circonstances, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et un quelconque dommage matériel dont le requérant aurait eu à souffrir ; il y a donc lieu de rejeter cet aspect de ses prétentions (voir, par exemple, l’arrêt Arvois c. France du 23 novembre 1999, no 38249/97, § 18).
La Cour estime en revanche que le prolongement de la procédure litigieuse au-delà du « délai raisonnable » a causé au requérant un tort moral certain, justifiant l’octroi d’une indemnité. Statuant en équité comme le veut l’article 41, elle lui octroie 7 000 EUR à ce titre.
B. Intérêts moratoires
23. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable en ce qu’elle se rapporte à l’article 6 § 1 de la Convention et à la durée de la procédure engagée par le requérant devant les juridictions administratives ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 000 EUR (sept mille euros) pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 février 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka Greffière Président
ARRÊT BENHAIM c. FRANCE
ARRÊT BENHAIM c. FRANCE