DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE PERHIRIN c. FRANCE
(Requête no 60545/00)
ARRÊT
STRASBOURG
4 février 2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Perhirin c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président, J.-P. Costa, Gaukur Jörundsson, K. Jungwiert, V. Butkevych, Mme W. Thomassen, M. M. Ugrekhelidze, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 janvier 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60545/00) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jean Perhirin (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 mai 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires étrangères.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
4. Par une décision du 12 mars 2002, la Cour a décidé de communiquer le grief tiré de l’article 6 § 1 et relatif à la durée de la procédure engagée par le requérant devant les juridictions administratives ; elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Né en 1939 le requérant réside à Plozevet. Le 18 février 1992, il adressa une demande de pension au Ministère de la Défense : il soutenait qu’il avait contracté l’affection des bronches dont il souffre en 1959, à l’occasion de son service militaire. Un médecin expert fut désigné en 1994 ; il conclut au défaut de fondement des demandes du requérant. Le 7 mars 1995, le requérant fut convoqué devant une commission de réforme, laquelle conclut au rejet desdites demandes ; le requérant en fut informé le 4 avril 1995.
7. Le 11 avril 1995, le requérant saisit le tribunal des pensions du Finistère d’un recours contre cette décision du 4 avril 1995. Par un jugement du 6 novembre 1995, le tribunal ordonna une expertise médicale, laquelle, déposée le 26 janvier 1996, conclut que l’affection litigieuse n’était « en aucun cas imputable[] aux activités militaires ». Par un jugement du 1er avril 1996, le tribunal rejeta la demande du requérant.
8. Par un arrêt du 5 décembre 1997, la cour d’appel de Rennes dit l’appel interjeté par le requérant mal fondé.
9. Le 16 mars 1998, le requérant se pourvut devant la commission spéciale de cassation des pensions adjointe temporairement au Conseil d’Etat (« CSCP »), laquelle rejeta sa requête par une décision du 19 janvier 2000.
10. Le 11 février 2000, le requérant saisit la CSCP d’un recours en révision de la décision du 19 janvier 2000 ; la CSCP n’a pas encore statué sur cette demande.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
11. Le requérant se plaint d’une violation de son droit à voir sa cause entendue dans un « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Sur la recevabilité
12. Le Gouvernement soutient que le requérant disposait en droit interne d’un recours efficace permettant de dénoncer la durée de la procédure et obtenir réparation. Il expose qu’il résulte de la jurisprudence du Conseil d’Etat (Darmont, Assemblée, 29 décembre 1978, Rec. p. 542) qu’une faute lourde commise par une juridiction administrative dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, est susceptible d’engager sa responsabilité. Il se réfère à deux jugements prononcés en 1999 par le tribunal administratif de Paris (Magiera, 24 juin 1999 ; Lévy, 30 septembre 1999) qui indiqueraient que la durée d’une procédure est susceptible de mettre cette responsabilité en jeu ; il précise que, dans l’affaire Magiera, la Cour administrative d’appel de Paris a, par un arrêt du 11 juillet 2001, « pour la première fois (...) [fait] droit à des conclusions indemnitaires en réparation de préjudices nés d’une méconnaissance des stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention » quant au « délai raisonnable », sans exiger la démonstration de l’existence d’une faute lourde, et que la cour d’appel a en conséquence alloué au demandeur une indemnité de 30 000 FRF pour une procédure ayant duré sept ans et six mois. Le Gouvernement en déduit que, n’ayant pas usé préalablement de ce recours, le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention ; le grief serait en conséquence irrecevable.
13. Le requérant conclut au rejet de l’exception d’irrecevabilité.
14. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes : tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (voir, par exemple, l’arrêt Cardot c. France du 19 mars 1991, série A no 200, § 36). Cette règle se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).
Les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent cependant que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Vernillo c. France, du 20 février 1991, série A no 198, § 27, et Dalia c. France, du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, § 38).
A cela, il faut ajouter que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (voir, par exemple, Zutter c. France, no 30197/96, décision du 27 juin 2000, Van der Kar et Lissaur van West c. France, nos 44952/98 et 44953/98, décision du 7 novembre 2000, et Malve c. France, no 46051/99, décision du 20 janvier 2001) soit, en l’espèce, le 11 mai 2000.
Or seules deux des décisions internes auxquelles se réfère le Gouvernement sont antérieures à cette date. Il s’agit des jugements du tribunal administratif de Paris des 24 juin et 30 septembre 1999, lesquels se bornent à indiquer ce qui suit (respectivement) :
« considérant qu’il ne résulte pas de l’instruction que M. Magiera ait subi un préjudice indemnisable ; qu’en effet, le préjudice invoqué n’est établi ni dans sa réalité, ni dans son montant ; que, dès lors, les conclusions de la requête tendant à l’octroi d’une indemnité ne peuvent qu’être rejetées » ;
« considérant (...) que le requérant n’établit pas que le délai anormalement long mis par le tribunal administratif de Versailles pour juger son recours fiscal résulterait d’une faute lourde dans le fonctionnement de cette juridiction administrative ».
Ils ne suffisent manifestement pas à faire la démonstration du caractère effectif et accessible de la voie de recours invoquée s’agissant d’un grief tiré de la durée d’une procédure devant le juge administratif, d’autant moins qu’ils émanent d’une juridiction de première instance (voir, mutatis mutandis, Lutz c. France, no 48215/99, arrêt du 26 mars 2002, § 20). Il ne saurait donc être reproché au requérant de ne pas avoir exercé ce recours.
Partant, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
15. Ceci étant, la Cour estime que cette partie de la requête soulève des questions de fait et de droit au regard de la Convention qui nécessitent un examen au fond. La Cour conclut par conséquent qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur l’observation de l’article 6 § 1 de la Convention
1. Période à considérer
16. S’agissant du point de départ de la période à considérer sous l’angle du « délai raisonnable » de l’article 6 § 1, le Gouvernement expose qu’en matière de responsabilité, le recours administratif est un préalable obligatoire à la saisine des juridictions administratives. Il ajoute cependant que, dans ce cas, cette règle n’exclut pas la possibilité de saisir le juge avant que la décision soit intervenue ; il serait d’ailleurs devenu usuel d’introduire un recours sans attendre la réponse de l’administration, « la seule condition à remplir étant celle qu’au jour du jugement, la décision de l’administration soit préalablement intervenue ». Ladite période débuterait ainsi le 11 avril 1995, date de la saisine du tribunal des pensions du Finistère ; elle ne serait pas close à ce jour, le recours en révision engagé par le requérant étant pendant.
17. La Cour rappelle que la période à considérer sous l’angle du « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 de la Convention débute à la date de la saisine de l’administration lorsqu’une telle démarche est un préalable nécessaire à la saisine du juge (voir, par exemple, l’arrêt X. c. France, du 31 mars 1992, série A no 234-C, § 31). La Cour n’est pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle la période à considérer en l’espèce se trouve reportée à la date du dépôt de la requête devant le tribunal des pensions du Finistère : une saisine anticipée du juge administratif n’aurait eu qu’un effet négligeable sur la durée de la procédure, dans la mesure où – le Gouvernement l’expose lui-même – ledit juge aurait de toutes façons été tenu d’attendre la décision de l’administration pour statuer.
Ceci étant, relevant en sus que le Gouvernement ne prétend pas que le requérant était en l’espèce en mesure de se prévaloir d’une décision implicite de rejet résultant du silence gardé par l’administration durant un certain temps, susceptible d’être déférée à la censure du juge administratif, la Cour estime que la période à considérer sous l’angle du « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 débute le 18 février 1992, date à laquelle le requérant a adressé sa demande préalable au Ministère de la Défense.
S’agissant de la fin de la période à considérer, la Cour constate que le requérant a saisi la CSCP d’une demande en révision de la décision du 19 janvier 2000, et que l’examen de cette demande est pendant. Se pose en conséquence la question de savoir si, de ce fait, ladite période se trouve prolongée au-delà du 19 janvier 2000. A cet égard, la Cour rappelle qu’une procédure en révision comporte en principe deux phases. La première consiste à examiner si les éléments présentés à l’appui de la demande de révision justifient la réouverture d’une affaire qui s’est achevée par une décision ayant force de chose jugée ; l’article 6 § 1 n’est pas applicable à cette phase prise isolément. Si la demande de révision est accueillie, s’ouvre une seconde phase, au cours de laquelle il est procédé à un nouvel examen global de l’affaire ; ainsi, si l’affaire présentait à l’origine un caractère pénal ou civil au sens de l’article 6, elle retrouve ce caractère du fait de la décision de réouverture de l’affaire puisque celle-ci implique un nouvel examen du fond, et l’article 6 § 1 s’applique (arrêt Sablon c. Belgique, no 36445/97, 10 avril 2001, §§ 86-87) ; dans un tel cas, l’on pourrait considérer que la durée de la procédure initiale se trouve prolongée par celle de la procédure en révision.
En l’espèce, force est cependant de constater que la procédure en révision en est toujours à la première phase. La Cour en conclut que, dans l’état actuel du dossier, la fin de la période à considérer est nécessairement le 19 janvier 2000.
Bref, la période à considérer en l’espèce sous l’angle du « délai raisonnable » de l’article 6 § 1 est de sept ans et onze mois, pour l’examen d’une demande préalable et trois instances.
2. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
18. Le Gouvernement estime que l’affaire présentait une certaine complexité, dans la mesure où les demandes du requérant tendaient à faire reconnaître la responsabilité de l’Etat pour une affection résultant selon lui du traitement dont il aurait été victime en 1959 pendant son service militaire : l’ancienneté des faits aurait généré des difficultés de preuve. Le Gouvernement souligne par ailleurs la rapidité avec laquelle les juridictions ont cependant statué.
19. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire et le comportement du ou des requérants ainsi que celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979, § 43, CEDH 2000-VII).
Selon la Cour, l’ancienneté des circonstances susceptibles de fonder la responsabilité de l’Etat conférait sans doute à l’affaire une certaine complexité « en fait », de nature à expliquer quelques délais. La Cour constate par ailleurs que les juridictions saisies ont statué dans un délai raisonnable : moins de cinq ans pour trois instances.
La Cour relève cependant que l’administration a mis trois ans, un mois et presque deux semaines pour rejeter la demande préalable du requérant. Vu la particulière longueur de la phase administrative de la procédure litigieuse et l’absence d’explication du Gouvernement à cet égard, la Cour conclut en l’espèce à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
20. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
21. Le requérant demande 193 545 euros (« EUR ») pour préjudice matériel – cette somme correspondant au montant de la pension qui lui serait due –, plus les intérêts. Il réclame en sus 10 000 EUR pour dommage moral.
22. Le Gouvernement réplique que le requérant ne peut se prévaloir que d’un préjudice moral, lequel serait adéquatement réparé par le versement de 3 500 EUR.
23. La Cour rappelle que le constat de violation de la Convention auquel elle parvient résulte exclusivement d’une méconnaissance du droit du requérant à voir sa cause entendue dans un « délai raisonnable ». Dans ces circonstances, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et un quelconque dommage matériel dont le requérant aurait eu à souffrir ; il y a donc lieu de rejeter cet aspect de ses prétentions (voir, par exemple, l’arrêt Arvois c. France du 23 novembre 1999, no 38249/97, § 18).
La Cour estime en revanche que le prolongement de la procédure litigieuse au-delà du « délai raisonnable » a causé au requérant un tort moral certain, justifiant l’octroi d’une indemnité. Statuant en équité comme le veut l’article 41, elle lui octroie 3 500 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
24. Le requérant – qui n’était pas représenté devant la Cour – demande le remboursement des « frais inhérents [aux] longues procédures » qu’il a engagées.
25. La Cour rappelle qu’au terme de l’article 60 § 1 de son règlement, « (...) le requérant doi[t] chiffrer et ventiler par rubrique toutes [ses] prétentions [au titre de la satisfaction équitable], auxquelles ils doi[t] joindre les justificatifs nécessaires, faute de quoi la chambre peut rejeter la demande, en tout ou en partie ».
Constatant que le requérant ne chiffre ni ne ventile ses prétentions et ne fournit aucun justificatif, et relevant qu’il n’était pas représenté devant elle, la Cour conclut au rejet de cette partie des demandes de l’intéressées.
C. Intérêts moratoires
26. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable en ce qu’elle se rapporte à l’article 6 § 1 de la Convention et à la durée de la procédure engagée par le requérant devant les juridictions administratives ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 500 EUR (trois mille cinq cent euros) pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 février 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka Greffière Président
ARRÊT PERHIRIN c. FRANCE
ARRÊT PERHIRIN c. FRANCE