PREMIÈRE SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
des requêtes nos 40994/02, 42097/02 et 42743/02 présentées respectivement par Natale PAVIGLIANITI, Francesco POLIMENI et Mauro LUCINI et trois autres contre l’Italie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 12 février 2004 en une chambre composée de :
M. P. Lorenzen, président, Mmes F. Tulkens, N. Vajić, M. E. Levits, Mme S. Botoucharova, MM. A. Kovler, V. Zagrebelsky, juges, et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites respectivement les 7, 28 et 25 novembre 2002,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le premier requérant (requête no 40994/02), M. Natale Paviglianiti, est un ressortissant italien, né en 1970 et actuellement détenu au pénitencier de Reggio de Calabre. Il est représenté devant la Cour par Mes R. Giunchedi, A. Gaito et G. Cucinotta, avocats respectivement à Rimini, Rome et Messine.
Le deuxième requérant (requête no 42097/02), M. Francesco Polimeni, est un ressortissant italien, né en 1964 et actuellement détenu dans un pénitencier non précisé. Il est représenté devant la Cour par Mes P. Catanoso et G. Cucinotta, avocats respectivement à Reggio de Calabre et Messine.
Les troisième, quatrième, cinquième et sixième requérants (requête no 42743/02), MM. Mauro Lucini, Francesco Morabito, Angelo Morabito et Salvatore Milano, sont des ressortissants italiens, nés respectivement en 1950, 1967, 1966 et 1950 et actuellement détenus aux pénitenciers de Côme, Siano, Pavie et Cosenza. Ils sont représentés devant la Cour par Me G. Cucinotta. M. Mario Lucini est également représenté par Me R. Ligotti, avocate à Milan ; M. Francesco Morabito est assisté aussi par Mes A. Gaito et M. Raschi (cette dernière avocate à Reggio de Calabre), et M. Angelo Morabito par Me D. Steinberg, avocat à Milan.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
Les requérants, accusés de trafic de stupéfiants, furent renvoyés en jugement devant le tribunal de Milan. La chambre chargée de leur affaire était initialement composée par trois juges professionnels. Cependant, l’un de ces derniers s’étant déporté, un juge honoraire, X, fut désigné pour siéger à sa place.
Par un jugement du 18 janvier 2000, le tribunal condamna les requérants à des peines allant de vingt-six à huit ans d’emprisonnement. Il infligea également au cinquième et deuxième requérants des amendes respectivement de 300 et 60 millions lires (environ 154 937 et 30 987 euros).
Les requérants interjetèrent appel, alléguant, entre autres, que X, en tant que juge honoraire, ne pouvait pas siéger dans leur affaire.
Les requérants observaient que l’article 43bis § 3 b) de la loi no 12 du 30 janvier 1941 (dite également « loi sur l’organisation judiciaire ») prévoyait que les juges honoraires ne devaient pas se voir confier des affaires relatives à des infractions punies par une peine supérieure à quatre ans d’emprisonnement. Selon les requérants, cette disposition était contraignante et devait être lue à la lumière du principe constitutionnel selon lequel personne ne pouvait être soustraite à son juge naturel, tel qu’indiqué par la loi. Il était vrai que l’article 43bis précité avait été introduit par le décret-loi no 51 du 19 février 1998, entré en vigueur le 2 janvier 2000, soit après la désignation de X pour siéger dans l’affaire des requérants ; cependant, ces derniers considéraient que la nouvelle réglementation trouvait à s’appliquer à toutes les procédures qui, à la date du 2 janvier 2000, étaient encore pendantes. Par ailleurs, les articles 178 § 1 a) et 179 § 1 du code de procédure pénale (ci-après, le « CPP »), prévoyaient que le non - respect des dispositions concernant les conditions de la capacité du juge (condizioni di capacità del giudice) entraînaient une nullité de type absolu (nullità assoluta), pouvant être excipée à tout moment de la procédure.
Par un arrêt du 18 décembre 2000, la cour d’appel de Milan confirma la condamnation de tous les requérants ; elle réduisit les peines infligées au premier, quatrième et sixième requérants et augmenta celle du deuxième requérant.
La cour d’appel observa qu’en introduisant l’article 43bis de la loi sur l’organisation judiciaire, le législateur avait souhaité limiter l’utilisation des juges honoraires, leur confiant uniquement les infractions moins graves. Cette disposition s’analysait en une simple directive, qui devait, si possible, être respectée dans l’organisation du travail judiciaire, et dont la violation pouvait entraîner la responsabilité du Président du tribunal sur le plan disciplinaire. Il ne s’agissait cependant pas d’une règle absolue, des exceptions pouvant être admises dans les intérêts d’un bon fonctionnement de la justice, et notamment lorsqu’un procès, comme celui des requérants, concernait des accusés en détention provisoire et avait un caractère urgent. Par ailleurs, la loi ne déclarait pas que le juge honoraire était incompétent à connaître des affaires relatives aux infractions punies avec une peine plus lourde de quatre ans d’emprisonnement. Cette interprétation était confirmée par le libellé de l’article 43bis précité, qui se bornait à dire qu’il y avait lieu de « suivre le critère » de ne pas assigner certaines affaires aux juges honoraires. Il était vrai que le législateur avait abrogé la locution « en règle générale », autrefois utilisée dans une autre disposition de la loi sur l’organisation judiciaire concernant les juges honoraires. Toutefois, dans son arrêt no 2361 du 11 avril 2000, la Cour de cassation avait estimé que cette circonstance n’avait pas un poids décisif.
Il en découlait qu’en la matière les chefs des bureaux judiciaires jouissaient d’un certain pouvoir discrétionnaire et qu’en l’espèce, la désignation d’un juge honoraire n’entachait aucunement la capacité et légitimité du tribunal de Milan.
Les requérants se pourvurent en cassation.
Par un arrêt du 28 janvier 2002, dont le texte fut déposé au greffe le 5 juin 2002, la Cour de cassation, estimant que la cour d’appel avait motivé de façon logique et correcte tous les points controversés, débouta les requérants de leurs pourvois.
Elle observa notamment que la désignation de X avait eu lieu avant l’entrée en vigueur de l’article 43bis de la loi sur l’organisation judiciaire. Or, cette disposition avait un caractère procédural et s’appliquait selon le principe tempus regit actum. Dès lors, l’introduction d’une nouvelle réglementation, dépourvue d’effet rétroactif, ne pouvait avoir aucune conséquence sur les actes précédemment accomplis. La Cour de cassation rappela également que la désignation des juges honoraires n’était pas contraire à la Constitution, étant admise par l’article 106 § 2 de celle-ci, aux termes duquel « la loi sur l’organisation judiciaire peut autoriser la nomination (...) de magistrats honoraires pour toutes les fonctions confiées individuellement à des juges ». Elle confirma enfin que la violation éventuelle de l’article 43bis n’entraînait aucune nullité, s’analysant plutôt dans le non-respect d’une disposition de nature administrative.
B. Le droit interne pertinent
L’article 1 du CPP stipule :
« La juridiction pénale est exercée par les juges prévus par les lois sur l’organisation judiciaire selon les dispositions de ce code ».
Aux termes de l’article 33 du CPP,
« 1. Les conditions relatives à la capacité (capacità) du juge et au nombre des juges nécessaire pour constituer les chambres sont établis par les lois sur l’organisation judiciaire.
2. Ne sont pas considérées comme concernant la capacité du juge les dispositions sur la destination du juge aux bureaux judiciaires et aux sections, sur la formation des chambres et sur l’assignation des procès aux sections, aux chambres et aux juges ».
L’article 178 § 1 a) du CPP prévoit que le respect des dispositions concernant les conditions relatives à la capacité du juge et au nombre des juges nécessaire pour former les chambres, tel qu’établi par les lois sur l’organisation judiciaire, est prescrit sous peine de nullité. Aux termes de l’article 179 § 1 a) du CPP, les nullités prévues à l’article 178 § 1 a) ne peuvent pas être régularisées (sono insanabili) et peuvent être relevées d’office à tout moment de la procédure.
Tel qu’introduit par le décret-loi no 51 du 19 février 1998, et modifié par le décret-loi no 82 du 7 avril 2000, l’article 43bis § 3 b) de la loi sur l’organisation judiciaire est ainsi rédigé :
« Dans la répartition [du travail judiciaire] il y a lieu de suivre le critère de ne pas confier aux juges honoraires (...) en matière pénale, les fonctions de juge des investigations préliminaires et de juge de l’audience préliminaire, ainsi que l’examen des procédures différentes de celles prévues à l’article 550 du CPP [il s’agit notamment des procédures relatives aux infractions punies par une peine d’emprisonnement non supérieure à quatre ans ou par une amende, ou bien à d’autres infractions spécifiquement indiquées, parmi lesquelles ne figure pas le délit reproché aux requérants] ».
Le 23 décembre 1999, le Conseil Supérieur de la Magistrature (ci-après, le « CSM ») a adopté une circulaire sur la formation des tableaux pour l’organisation des bureaux judiciaires pour la période 2000-2001. Le § 60.2 de cette circulaire se lit ainsi :
« Les critères pour la répartition des affaires doivent être formulés dans le respect de l’article 43bis § 3 de la loi sur l’organisation judiciaire, et sauf situations exceptionnelles liées au service, auxquelles on ne peut faire face, [et qui doivent être] certifiées de manière adéquate, il y a lieu de suivre le critère d’assigner au juge honoraire les affaires qui autrefois ressortaient de la compétence du juge d’instance ».
GRIEF
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants allèguent que le tribunal de Milan n’était pas un « tribunal établi par la loi ».
EN DROIT
Selon les requérants, la chambre du tribunal de Milan ayant prononcé leur condamnation en première instance n’était pas un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans ses parties pertinentes, cette disposition se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...). »
Les requérants soulignent qu’aux termes de l’article 43bis § 3 b) de la loi sur l’organisation judiciaire X, en tant que juge honoraire, n’aurait pas dû siéger, sa compétence étant limitée à décider des infractions punies avec une peine ne dépassant pas le quatre ans d’emprisonnement. Les requérants déplorent également l’approche suivie par la Cour de cassation, selon laquelle l’éventuelle violation de la disposition précitée n’entraînait aucune nullité.
Etant donné la similitude des présentes requêtes, la Cour estime opportun d’ordonner leur jonction aux termes de l’article 43 § 1 de son règlement.
La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 6 § 1, un « tribunal » doit toujours être « établi par la loi ». Cette expression reflète le principe de l’Etat de droit, inhérent à tout le système de la Convention et de ses protocoles. En effet, un organe n’ayant pas été établi conformément à la volonté du législateur, serait nécessairement dépourvu de la légitimité requise dans une société démocratique pour entendre la cause des particuliers. L’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais encore la composition du siège dans chaque affaire (Lavents c. Lettonie no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002). La « loi » visée par cette disposition est donc non seulement la législation relative à l’établissement et à la compétence des organes judiciaires, mais également toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire. Il s’agit notamment des dispositions relatives aux mandats, aux incompatibilités et à la récusation des magistrats (voir Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 99, CEDH 2000-VII).
Le non-respect, par un tribunal, des dispositions susvisées, emporte en principe violation de l’article 6 § 1. La Cour a donc compétence pour se prononcer sur le respect des règles du droit interne sur ce point. Toutefois, vu le principe général selon lequel c’est en premier lieu aux juridictions nationales elles-mêmes qu’il incombe d’interpréter la législation interne, la Cour estime qu’elle ne doit mettre en cause leur appréciation que dans des cas d’une violation flagrante de cette législation (voir Lavents c. Lettonie, arrêt précité, ibidem, et Coëme et autres c. Belgique, arrêt précité, § 98 in fine).
La Cour constate qu’en l’espèce la loi italienne n’interdisait pas aux juges honoraires de siéger dans des affaires qui, comme celle des requérants, concernaient des infractions punies par une peine supérieure à quatre ans d’emprisonnement. En effet, aucune incompatibilité n’était prévue par l’article 43bis § 3 b) de la loi sur l’organisation judiciaire, une disposition qui se bornait à indiquer aux chefs des bureaux judiciaires un critère pour la répartition du travail. Faisant usage de leur droit incontesté d’interpréter le droit interne, la cour d’appel et la Cour de cassation ont estimé que cet article s’analysait en une directive administrative dont le non-respect n’entachait aucunement la légitimité et la capacité d’un tribunal. Cette interprétation est confirmée par la circulaire du CSM du 23 décembre 1999, dont il ressort que les règles sur l’assignation et la répartition des affaires admettent des exceptions.
Compte tenu de ce qui précède, ainsi que du libellé de l’article 43bis précité, la Cour estime que l’interprétation suivie par les juridictions italiennes ne saurait passer pour arbitraire ou déraisonnable, et que la participation de X à la chambre du tribunal de Milan ayant décidé sur les accusations portées contre les requérants ne constituait pas une violation flagrante de la législation nationale.
Dans ces circonstances, la Cour ne saurait conclure que la chambre du tribunal de Milan ayant prononcé la condamnation des requérants en première instance n’était pas un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
Il s’ensuit que les requêtes sont manifestement mal fondées et doivent être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Søren Nielsen Peer Lorenzen Greffier Président