PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE KONTOGOURIS c. GRÈCE
(Requête no 38463/07)
ARRÊT
STRASBOURG
30 avril 2009
DÉFINITIF
06/11/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kontogouris c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente, Christos Rozakis, Anatoly Kovler, Elisabeth Steiner, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann, Sverre Erik Jebens, juges, et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 avril 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38463/07) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Anastasios Kontogouris (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me E. Serafeim, avocat au barreau d’Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, MM. G. Kanellopoulos, assesseur auprès du Conseil juridique de l’Etat et I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat.
3. Le 28 mars 2008, la présidente de la première section a décidé de communiquer les griefs tirés de la durée de la procédure et du droit du requérant au respect de ses biens au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant était chauffeur de bus et réside à Athènes.
A. Le contexte du litige
5. L’article 12 de la loi no 588 du 1er juin 1977 « relative à l’organisation des transports urbains de la capitale », institua l’« Entreprise des Transports Urbains » (Επιχείρηση Αστικών Συγκοινωνιών, ci-après « l’EAS »), entreprise publique appartenant entièrement à l’Etat et placée sous le contrôle de l’« Organisme des Transports Urbains » (Οργανισμός Αστικών Συγκοινωνιών, ci-après « l’OAS »), organisme public fonctionnant sous la tutelle du ministère des Transports.
1. La loi no 2078/1992
a) La privatisation des transports publics
6. L’EAS fonctionna pendant quinze ans, jusqu’au 12 août 1992, date à laquelle fut publiée la loi no 2078/1992, intitulée « Transports et bus thermiques dans la région d’Athènes-Pirée et environs », qui privatisait par ce biais les transports publics. En vertu de cette loi, l’EAS fut dissoute et son personnel licencié. L’Etat prit le passif à sa charge et les actifs furent transférés à l’OAS, qui demeura l’organe de contrôle des transports publics dans l’agglomération. La loi prévoyait en outre que les services d’autobus seraient assurés jusqu’au 31 décembre 2006 par des entreprises de transport (Συγκοινωνιακές Επιχειρήσεις, ci-après « les SEP »), organismes de droit privé qui devaient être institués par décision ministérielle et qui se répartiraient les lignes de bus de la région d’Athènes-Pirée et environs.
7. Huit SEP furent en effet instaurées par la décision no 29077/1068/13-8-1992 du ministre des Transports et des Télécommunications, qui précisait que celles-ci devaient prendre la forme de sociétés de droit privé ou de coopératives et en définissait les statuts. Toute personne physique titulaire d’une licence d’exploitation d’autobus devait devenir membre associé d’une SEP. La loi énonçait les catégories de personnes qui pouvaient prétendre à une licence, laquelle leur permettait d’exploiter un bus, seules ou avec d’autres particuliers. Les futurs titulaires devaient verser 1 000 000 drachmes (2 935 euros) par moitié de licence. Une partie de cette somme, d’un montant de 500 000 drachmes (1 467 euros), servirait à la constitution d’une réserve au profit de la nouvelle compagnie des transports et le restant serait versé au profit de l’Etat. Le droit de chaque titulaire de conserver sa licence était subordonné à l’acquisition ou à la location d’un bus thermique aux normes anti-pollution dans un délai de trois ans. L’exploitation des nouveaux bus reviendrait aux SEP. La loi énonçait que l’OAS, en attendant l’acquisition ou la location de bus neufs, mettrait les autobus qu’elle avait acquis de l’EAS à la disposition des titulaires de licence. Ceux-ci devaient en contrepartie cotiser à un fonds spécial instauré par chaque SEP pour le renouvellement du parc d’autobus.
8. Les revenus des SEP se composaient des recettes provenant de la vente des tickets et de subventions de l’Etat. La loi prévoyait que 10 % des revenus de chaque SEP seraient alloués au fonds de renouvellement du parc d’autobus et 3 % à l’OAS. Le solde serait divisé entre ses membres, quatre fois par an, après déduction des frais d’exploitation des SEP. En application de la loi no 2078/1992, les frais d’exploitation des bus, y compris l’entretien, les réparations, les pièces de rechange, l’essence, l’assurance, ainsi que les salaires des chauffeurs et les charges sociales à verser pour eux étaient à la charge des titulaires de licence.
b) L’acquisition par le requérant de la moitié de licence d’exploitation d’un nouveau bus thermique et la mise à sa disposition d’un ancien bus
9. En tant que père de famille nombreuse titulaire d’un permis de conduire professionnel, le requérant décida d’user de la possibilité offerte par la loi no 2078/1992 d’acquérir la moitié de licence d’exploitation d’un nouveau bus thermique, en versant les droits prévus par cette loi. Par décision no 1206 en date du 22 septembre 1992, le ministre des Transports et des Télécommunications fit droit à sa demande. Parallèlement, le 25 septembre 1992, l’OAS lui céda gratuitement l’exploitation de la moitié d’un ancien bus pour une durée de trois ans, avec obligation de le remplacer dans un délai de trois ans par un nouveau bus et de verser à la SEP dont il était membre un loyer mensuel d’un montant de 30 000 drachmes (88 euros).
c) La réquisition du bus exploité par le requérant
10. Suite aux élections législatives du 10 octobre 1993, le nouveau gouvernement décida que le dysfonctionnement des transports publics causait un trouble considérable à la vie sociale et économique des habitants du bassin de l’Attique et décida de prendre des mesures pour faire face à la situation. Le 16 décembre 1993, le Premier ministre décida « la mobilisation civile (πολιτική κινητοποίηση ή επιστράτευση) des actionnaires, des organes de l’administration et du restant du personnel des SEP ». Par décision no 1613 du même jour, les ministres de l’Intérieur, des Finances et des Transports et des Télécommunications décidèrent « la réquisition (επίταξη) des installations, des garages, des bus et de tout autre matériel roulant détenus par les SEP et leurs actionnaires ». Par ailleurs, par décision no 1614 du même jour, le ministre des Transports et des Télécommunications déclara la mobilisation civile décidée par le Premier ministre et autorisa les préfets compétents à émettre les feuilles individuelles de mobilisation.
11. Le même jour, à savoir le 16 décembre 1993, par décision de la préfecture d’Athènes, le requérant fut donc mobilisé et son bus réquisitionné. En particulier, le requérant fut invité à « restituer l’usage du bus (...) et à continuer à offrir ses services régulièrement et sans défaut, afin de répondre au besoin pressant de desservir les habitants du bassin de l’Attique et, par extension, de tout le pays », conformément aux dispositions du décret législatif no 17/1974 sur la planification civile de l’état de nécessité extraordinaire.
2. La loi no 2175/1993
12. Le 22 décembre 1993, une nouvelle loi no 2175/1993 fut adoptée, relative à l’organisation d’une entreprise unique pour les transports urbains de la région d’Athènes-Pirée et environs. Cette loi porta dissolution de l’OAS ainsi que des diverses SEP, qui furent mises en liquidation forcée. Elle révoqua en outre les licences octroyées en vertu de la loi no 2078/1992. Une nouvelle entreprise publique, l’Organisme des transports publics d’Athènes (Οργανισμός Αστικών Συγκοινωνιών Αθηνών, ci-après l’OASA), fut instituée et chargée de la prestation des services de transports publics dans l’agglomération. L’OASA acquit la totalité des actifs de l’OAS et lui succéda dans tous ses droits et obligations. II se substitua également aux SEP et à leurs associés quant à l’ensemble des droits et obligations découlant des emprunts, des contrats d’acquisition des bus et des polices d’assurance. L’Etat continua à garantir les emprunts dont les droits avaient été transférés à l’OASA. Jusqu’au transfert des bus des SEP à l’OASA, les actionnaires des SEP eurent l’obligation de les conserver et de les faire circuler.
13. La nouvelle loi prévoyait également le remboursement, sans intérêt, des montants versés à l’Etat pour l’obtention de licences d’exploitation. Tout paiement effectué pour l’acquisition de nouveaux bus thermiques devait également être remboursé aux anciens titulaires de licence, avec intérêts à compter de la date du paiement. Par ailleurs, selon la nouvelle loi, l’OASA devait engager toutes les personnes qui travaillaient pour l’EAS au moment de sa dissolution. Les membres des SEP qui avaient acquis des licences d’exploitation d’autobus en vertu de la loi no 2078/1992 avaient également le droit d’être employés comme chauffeurs par l’OASA. La loi prévoyait en outre l’adoption d’un certain nombre de décisions ministérielles qui définiraient les modalités de liquidation forcée des SEP et de compensation entre les créances de l’Etat et celles des anciens titulaires de licence. Des décisions similaires devaient réglementer la restitution à ces derniers des droits auxquels ils avaient dû renoncer afin d’acquérir les licences en application de la loi no 2078/1992. Enfin, une décision ministérielle devait préciser les modalités de transmission des actifs que l’OAS avait mis à la disposition des SEP et de leurs membres. Ces décisions ministérielles furent adoptées les 23 et 24 décembre 1993.
B. Les faits de la cause
1. Les démarches du requérant tendant à sa mise à la retraite
14. Le 27 novembre 1997, le requérant, qui allègue qu’il n’a plus pu travailler à partir du 23 décembre 1993, entreprit des démarches afin d’être mis à la retraite. Il s’adressa alors à l’Organisme de Sécurité Sociale (Ίδρυμα Κοινωνικών Ασφαλίσεων, ci-après « l’IKA ») qui, par courrier du 6 mai 1998, lui demanda de déposer un certificat récent, indiquant la période de validité de la mobilisation dont il faisait l’objet. Le requérant affirme que cela voulait dire que, pour faire valoir ses droits à la retraite, il fallait d’abord que la mobilisation dont il faisait l’objet fût levée.
15. Le 20 mai 1998, la Caisse des Retraites des Chauffeurs (Ταμείο Συντάξεων Αυτοκινητιστών, ci-après « la TSA ») informa le requérant qu’il avait une dette de 1 159 203 drachmes (3 402 euros) et l’invita à la régler dans un délai de dix jours. Par courrier en date du 5 juin 1998, le requérant s’opposa à cette estimation et invita la TSA à stopper le calcul des frais supplémentaires sur ses cotisations à partir du 23 décembre 1993, en alléguant qu’il se trouvait toujours en état de mobilisation.
16. Le 27 mars 2003, dans un courrier adressé à l’IKA, la TSA porta à la connaissance de celui-ci que le requérant avait des dettes envers elle et que, dès lors, elle ne pouvait pas déterminer la période d’assurance.
17. Le 9 juillet 2004, l’IKA invita le requérant à lui fournir toute information récente sur la question de savoir si sa mobilisation et la réquisition de son bus étaient toujours en vigueur et aussi à lui fournir tous les éléments relatifs à son assurance auprès de la TSA, en faisant référence au courrier de cette dernière en date du 27 mars 2003. Il ne ressort pas du dossier si le requérant a donné suite à ce courrier.
18. Selon un rapport du service de la mobilisation civile (Τμήμα Πολιτικής Κινητοποίησης) du ministère des Transports et des Télécommunications en date du 22 juillet 2008, le requérant n’a pas pu être mis à la retraite car il n’avait plus cotisé à partir du 23 décembre 1993 et qu’avant cette date, ses cotisations n’étaient pas à jour.
2. La procédure litigieuse
19. Les 18 juin 1998 et 22 mars 1999, le requérant demanda auprès de la préfecture d’Athènes la révocation de sa mobilisation et de la réquisition de son bus, mais ne reçut aucune réponse.
20. Le 29 septembre 2000, le requérant saisit le Conseil d’Etat d’un recours tendant à la révocation de sa mobilisation et de la réquisition de son bus, conformément à l’article 18 § 5 in fine de la Constitution (voir paragraphe 25 ci-dessous). L’audience eut lieu, après quatorze ajournements, le 11 octobre 2005.
21. Le 27 février 2007, le Conseil d’Etat rejeta le recours. La haute juridiction considéra à titre principal qu’elle n’était pas compétente pour révoquer les mesures litigieuses. Tout d’abord, elle jugea que, pour avoir compétence à ordonner la levée de la réquisition du bus, conformément à l’article 18 § 5 in fine de la Constitution, il aurait fallu que cette mesure ait été ordonnée par une loi ayant les caractéristiques définis dans cet article ; or, en l’espèce, la réquisition avait été ordonnée conformément aux dispositions du décret législatif no 17/1974, qui ne tombait pas dans la notion de la loi au sens de la disposition constitutionnelle susmentionnée, car il ne prévoyait pas de contrepartie pour la privation de l’usage du bien réquisitionné et ne déterminait ni la personne tenue au versement d’une contrepartie ni la procédure applicable. Par ailleurs, s’agissant de la mobilisation civile du requérant, le Conseil d’Etat jugea que cette mesure ne tombait pas dans le champ d’application de l’article 18 § 5 de la Constitution, qui n’était applicable que dans des cas exceptionnels de privation provisoire de l’usage et de la jouissance d’un bien. A titre accessoire, le Conseil d’Etat nota que le recours formé par le requérant serait irrecevable, même s’il était considéré comme visant le refus tacite de l’administration de faire droit à ses demandes en date des 18 juin 1998 et 22 mars 1999 tendant à la révocation des mesures litigieuses par la préfecture d’Athènes. En effet, selon la haute juridiction, les mesures litigieuses avaient cessé d’être en vigueur à partir de l’entrée en vigueur de la loi no 2175/1993 ; dès lors, le requérant n’avait aucune raison de demander à l’administration de les révoquer (arrêt no 566/2007).
C. Autres procédures judiciaires
22. Le 26 septembre 1997, dans une affaire dans laquelle le requérant n’était pas partie, le Conseil d’Etat jugea que les transporteurs privés, tel le requérant, ainsi que les SEP dont ils étaient les membres associés, n’avaient pas droit à indemnisation. Le Conseil d’Etat s’exprima en ces termes (arrêt no 3818/1997) :
« (...) les entreprises établies directement par la loi ou sur le fondement d’un acte administratif (...) et qui se sont vu céder un privilège d’utilité publique tel un service de transport public, ne tombent pas dans le champ d’application de l’article 106 § 3 de la Constitution, car leur élément patrimonial principal consiste en l’exploitation d’un monopole qui leur a été cédé, lequel est sujet à révocation et non à indemnisation. »
23. Le Conseil d’Etat ajouta ce qui suit :
« A la suite de la concession du monopole de transports publics (...), le législateur ne se heurtait à aucun obstacle constitutionnel pour apprécier et régler de manière différente, aux fins de servir l’intérêt général, tout ce qui était relatif à la mise en œuvre de la réforme des transports publics, comme la création d’une entreprise plus appropriée. Par conséquent, la vision du législateur, qui s’exprime dans la loi no 2175/1993, quant à la meilleure manière de réformer les transports publics (...), constitue une appréciation du législateur qui échappe au contrôle du juge de l’excès de pouvoir. »
24. Le 20 décembre 2000, la cour d’appel d’Athènes appliqua le raisonnement du Conseil d’Etat et rejeta les actions en dommages-intérêts de 241 anciens actionnaires des SEP qui se plaignaient d’avoir perdu leurs entreprises (arrêt no 9673/2000). Le requérant n’avait pas participé à cette procédure.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
25. Les dispositions pertinentes de la Constitution hellénique se lisent ainsi :
Article 17
« 1. La propriété est placée sous la protection de l’Etat. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s’exercer au détriment de l’intérêt général.
2. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est que pour cause d’utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminée par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète (...) »
Article 18
« 3. Des lois spéciales règlent les matières concernant les réquisitions pour les besoins des forces armées en cas de guerre ou de mobilisation, ou pour parer à une nécessité sociale immédiate susceptible de mettre en danger l’ordre public ou la santé publique.
5. En dehors des cas mentionnés aux paragraphes précédents, une loi peut aussi prévoir toute autre privation du libre usage de la propriété et de sa jouissance, rendue nécessaire en raison de circonstances particulières. La loi détermine celui qui est obligé au paiement à l’ayant droit de la contrepartie pour l’usage et la jouissance, qui doit correspondre aux conditions chaque fois existantes, ainsi que la procédure applicable. Des mesures imposées en application du présent paragraphe sont levées aussitôt que les raisons particulières qui les ont provoquées cessent d’exister. Dans le cas d’un prolongement injustifié de ces mesures, le Conseil d’Etat, sur demande de toute personne ayant un intérêt légal, statue sur leur levée par catégories de cas. »
Article 106 § 3
« Sous réserve de la protection accordée en matière d’exportation des capitaux étrangers, prévue à l’article 107, une loi peut régler le rachat d’entreprises ou la participation obligatoire de l’Etat ou d’autres organismes publics à ces entreprises dans la mesure où elles ont un caractère de monopole ou une importance vitale, pour la valorisation des sources de richesse nationale ou, enfin, dans la mesure où leur but principal consiste dans la prestation de services d’intérêt social. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION AU REGARD DE LA DURÉE DE LA PROCÉDURE
26. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
27. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse, en excipant de la complexité de l’affaire.
28. La période à considérer a débuté le 29 septembre 2000, avec la saisine du Conseil d’Etat, et s’est terminée le 27 février 2007, avec l’arrêt no 566/2007 de cette juridiction. Elle a donc duré six ans et plus de quatre mois pour une instance.
A. Sur la recevabilité
29. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
30. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
31. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).
32. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 au regard de la durée de la procédure.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
33. Le requérant se plaint que son bus a été réquisitionné sans indemnité et que son maintien en état de mobilisation l’empêche de faire valoir ses droits à la retraite. Il y voit une violation de son droit au respect de ses biens, tel que garanti par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Sur la recevabilité
34. Le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas épuisé les voies des recours internes, puisqu’il n’a exercé aucune action devant les juridictions administratives tendant à être indemnisé. A titre alternatif, se référant notamment à l’affaire Dimos c. Grèce, le Gouvernement soutient que la requête est tardive (Dimos c. Grèce (déc.), no 76710/01, 8 janvier 2004). A cet égard, il note que dans son arrêt no 3818/1997, le Conseil d’Etat s’était irrévocablement prononcé sur la question de savoir si les actionnaires des SEP avaient droit à être indemnisés (voir paragraphes 22-23 ci-dessus) ; étant donné que le requérant n’attendait pas l’issue d’une autre procédure en indemnisation, il n’aurait pas dû laisser passer neuf ans environ après la publication de cet arrêt avant de saisir la Cour. Le Gouvernement ajoute que puisqu’aucun recours n’a été exercé contre la dissolution de la SEP dont le requérant était membre en vertu de la loi no 2175/1993, le délai de six mois doit se calculer en l’espèce à partir du 22 décembre 1993, date d’entrée en vigueur de cette loi.
35. Le Gouvernement affirme, à titre accessoire, que le grief est dénué de fondement. Comme l’a jugé la haute juridiction administrative, les mesures litigieuses, à savoir la mobilisation du requérant et la réquisition de son bus, ne sont plus en vigueur mais furent levées avec l’entrée en vigueur de la loi no 2175/1993. Le Gouvernement ajoute que, même si la Cour devait considérer que les mesures litigieuses n’ont pas encore été révoquées, il n’y a pas eu atteinte au droit du requérant au respect de ses biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1, car les anciens actionnaires des SEP, comme le requérant, exploitaient un monopole de service public qui leur avait été cédé, lequel était sujet à révocation et non à indemnisation ; cela étant, la loi no 2175/1993 avait prévu un ensemble de mesures en leur faveur. Le Gouvernement allègue enfin, en produisant un rapport du service de la mobilisation civile du ministère des Transports et des Télécommunications (voir paragraphe 18 ci-dessus), que le requérant n’a pas pu être mis à la retraite car il n’avait plus cotisé à partir du 23 décembre 1993 et qu’avant cette date, ses cotisations n’étaient pas à jour.
36. Le requérant conteste ces thèses. Il affirme que les SEP n’ont jamais été dissoutes et produit à cet égard des certificats récents des tribunaux de paix auprès desquels elles demeurent inscrites. Il considère que le Conseil d’Etat a à tort jugé que la mobilisation fut levée en vertu de la loi no 2175/1993, car cette mesure, imposée par décret législatif, n’aurait pu être levée que par un autre décret législatif. Il affirme qu’il est toujours mobilisé et que, de ce fait, il n’a plus pu travailler à partir du 23 décembre 1993 ni être mis à la retraite. Par ailleurs, il se plaint qu’il n’a jamais touché d’indemnités pour les droits qu’il avait versés afin d’obtenir la licence d’exploitation et pour les autres frais engagés.
37. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. En outre, aux termes du paragraphe 3 du même article, elle déclare irrecevable toute requête individuelle, lorsqu’elle estime que celle-ci est manifestement mal fondée.
38. En l’occurrence, la Cour relève, tout d’abord, que le grief du requérant comprend deux volets bien distincts. D’une part, le requérant se plaint que son bus a été réquisitionné en 1993 sans indemnité. D’autre part, il se plaint qu’en refusant de lever la mobilisation dont il fait l’objet, l’Etat l’empêche de faire valoir ses droits à la retraite.
1. Sur le premier volet du grief
39. Pour ce qui est du premier volet du grief, la Cour relève que le requérant s’est contenté de saisir le Conseil d’Etat d’un recours tendant à la révocation de sa mobilisation et de la réquisition de son bus. Or, de par sa nature même, ce recours ne comportait pas de demande d’indemnisation ; dès lors, à supposer que les mesures litigieuses soient toujours en vigueur, le recours exercé ne pouvait qu’aboutir, au mieux, à leur révocation. Ainsi, même si le Conseil d’Etat avait fait droit à son recours, le préjudice financier que le requérant se plaint d’avoir subi en raison des mesures critiquées n’aurait pas pour autant été réparé. Le Gouvernement est donc fondé à soutenir que le requérant n’a exercé aucune action devant les juridictions administratives tendant à être indemnisé. Cela étant dit, il est vrai que même le Gouvernement semble admettre que la possibilité pour les anciens actionnaires des SEP de toucher une indemnité pour la perte de leurs entreprises fut exclue en droit interne, notamment à partir de la publication de l’arrêt no 3818/1997 du Conseil d’Etat (voir paragraphes 22-23 ci-dessus). Dans ces conditions, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes ne saurait être opposée au requérant.
40. En revanche, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, en l’absence de voies de recours internes, le délai de six mois court à partir de l’acte incriminé (Önder c. Turquie (déc.), no 39813/98, 10 juillet 2001). Par conséquent, la Cour estime que le délai de six mois doit se calculer en l’espèce au plus tard à partir du 22 décembre 1993, date de l’entrée en vigueur de la loi no 2175/1993 : en effet, indépendamment de la question de savoir si cette loi a eu pour effet de révoquer ou non les mesures litigieuses, question disputée entre les parties, il est clair qu’à partir de son entrée en vigueur, le fonctionnement des transports publics changea radicalement. Ce changement affecta aussi le requérant, dans le sens où les effets de la nouvelle loi eurent une plus grande incidence sur la situation de ce dernier que ceux entraînés par la réquisition de son bus, mesure de toute évidence préparatoire du changement législatif annoncé par le nouveau gouvernement. Sur ce point, la Cour rappelle que l’entrée en vigueur de la loi no 2175/1993 eut lieu six jours seulement après la mobilisation civile du personnel des SEP et la réquisition de leurs bus, concrétisant ainsi la volonté du nouveau gouvernement de réorganiser les transports publics de la capitale. Dès lors, le requérant ne pouvait plus raisonnablement s’attendre à poursuivre l’exploitation de son bus, réquisitionné ou non, dans les conditions définies par le cadre législatif sous l’empire duquel il avait acquis sa licence d’exploitation, puisque ce cadre n’était plus en vigueur. La Cour ne décèle donc aucune raison à même de justifier le fait que celui-ci a attendu plus de treize ans avant d’introduire sa requête et de se plaindre devant elle de l’atteinte à sa propriété que la réquisition de son bus en 1993 lui aurait causée. Le requérant ne saurait soutenir à cet égard qu’il attendait l’issue de la procédure qu’il avait engagée devant le Conseil d’Etat, car, la Cour le réitère, même si le requérant avait obtenu gain de cause, il n’aurait pas pour autant obtenu d’indemnité pour le dommage qu’il allègue avoir subi.
41. Il s’ensuit que le premier volet du grief du requérant est tardif et doit être rejeté conformément à l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. Sur le second volet du grief
42. S’agissant du second volet du grief, la Cour estime que le requérant n’a aucunement étayé son allégation selon laquelle son prétendu maintien en mobilisation serait à l’origine de l’impossibilité de toucher une pension de retraite. Cette allégation n’est en effet corroborée par aucun élément du dossier ; le seul fait que l’Organisme de Sécurité Sociale a demandé au requérant de l’informer sur la période de validité des mesures de mobilisation et de réquisition du bus, ne saurait s’interpréter de la façon suggérée par le requérant au paragraphe 14 ci-dessus. En revanche, il ressort du dossier qu’à l’origine de la situation dont se plaint le requérant se trouverait plutôt l’omission de ce dernier de régler ses dettes vis-à-vis des organismes d’assurances et de mettre à jour ses cotisations.
43. Il s’ensuit que le second volet du grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION AU REGARD DE L’EQUITÉ DE LA PROCÉDURE
44. Le requérant se plaint enfin, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, qu’en dépit du retard que connut son affaire, le Conseil d’Etat la jugea finalement de façon superficielle, en privilégiant les thèses de la partie adverse.
Sur la recevabilité
45. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, notamment, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). La Cour ne peut apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, sinon elle s’érigerait en juge de quatrième instance et elle méconnaîtrait les limites de sa mission (voir, mutatis mutandis, Kemmache c. France (no 3), 24 novembre 1994, § 44, série A no 296-C). La Cour a pour seule fonction, au regard de l’article 6 de la Convention, d’examiner les requêtes alléguant que les juridictions nationales ont méconnu des garanties procédurales spécifiques énoncées par cette disposition ou que la conduite de la procédure dans son ensemble n’a pas garanti un procès équitable au requérant (voir, parmi beaucoup d’autres, Donadzé c. Géorgie, no 74644/01, §§ 30-31, 7 mars 2006).
46. En l’occurrence, rien ne permet de penser que la procédure, au cours de laquelle le requérant a pu présenter tous ses arguments, n’a pas été équitable. La Cour ne décèle en effet aucun indice d’arbitraire dans l’examen du litige par la haute juridiction administrative ni de violation des droits procéduraux de l’intéressé.
47. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
49. Dans le formulaire de requête, le requérant réclamait 6 000 000 euros à titre d’indemnité. Toutefois, dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, il n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable bien que, dans les lettres adressées à son conseil les 1er avril et 29 juillet 2008, son attention fût attirée sur l’article 60 du règlement de la Cour qui dispose qu’une demande spécifique de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention doit être formulée dans le délai imparti pour les observations sur le fond. En effet, le conseil du requérant s’est contenté de formuler une proposition de règlement amiable dans laquelle il se limitait à réduire d’un certain pourcentage la somme initialement réclamée à titre d’indemnité dans le formulaire de requête.
50. Dès lors, en l’absence de réponse dans le délai fixé dans la lettre du 29 juillet 2008, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme au titre de l’article 41 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Willekens c. Belgique, no 50859/99, § 27, 24 avril 2003 ; Konstantopoulos AE et autres c. Grèce, no 58634/00, § 35, 10 juillet 2003 ; Interoliva ABEE c. Grèce, no 58642/00, § 35, 10 juillet 2003 ; Litoselitis c. Grèce, no 62771/00, § 34, 5 février 2004 ; Jarnevic & Profit c. Grèce, no 28338/02, § 40, 7 avril 2005 ; Ouzounoglou c. Grèce, no 32730/03, § 45, 24 novembre 2005).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 avril 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina Vajić Greffier Présidente
ARRÊT KONTOGOURIS c. GRÈCE
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