DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 59194/10 présentée par Ercan KİREÇTEPE, Eren GÜNAY et Erme ONAT contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 7 février 2012 en une Chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, Işıl Karakaş, Guido Raimondi, Paulo Pinto de Albuquerque, Helen Keller, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 11 septembre 2010,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, MM. Ercan Kireçtepe, Eren Günay et Emre Onat, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1967, 1970 et 1971 et résidant à Istanbul. Ils sont représentés devant la Cour par Me M.S. Gemalmaz, avocat à Istanbul. A l’époque des faits, les requérants étaient des officiers des forces navales (le premier était lieutenant-colonel et le deuxième et le troisième étaient des majors (commandants)).
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
1. Le procès Ergenekon
En 2007, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom d’« Ergenekon », tous soupçonnés de se livrer à des activités visant à renverser le Gouvernement élu par la force et la violence. Selon le parquet, les accusés auraient planifié et commis des actes de provocation, comme des attentats contre des personnalités connues du public, des attaques à la bombe dans des endroits sensibles comme les locaux de sanctuaires ou de hautes juridictions. Ils auraient ainsi visé à générer une atmosphère de peur et de panique dans l’opinion publique et par là même à créer un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’Etat militaire.
Par plusieurs actes d’accusation, le parquet d’Istanbul intenta des actions pénales devant la cour d’assises d’Istanbul contre plusieurs personnes, dont des généraux et des officiers de l’armée, des membres des services de renseignement, des hommes d’affaires, des politiciens et des journalistes. Il leur reprocha d’avoir planifié un coup d’Etat dans le but de renverser l’ordre constitutionnel démocratique, crime passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité, principalement en vertu de l’article 312 du code pénal.
Il ressort des actes d’accusation que le premier indice révélant l’existence de l’organisation clandestine Ergenekon aurait été la découverte d’une cache d’armes (26 grenades d’assaut) lors d’une perquisition effectuée en juin 2007 à Ümraniye, un quartier d’Istanbul. Lors de plusieurs perquisitions effectuées dans le cadre de la même enquête, des éléments de preuve mettant en lumière la structure hiérarchique de l’organisation ainsi que ses plans d’actions tendant à renverser le Gouvernement par la force auraient été saisis.
Le parquet expliqua dans les actes d’accusation déposés dans le cadre de cette affaire que, selon la structure hiérarchique de l’Ergenekon, les militaires étaient considérés comme les principaux acteurs de l’organisation et que les civils étaient plutôt chargés de fournir des moyens logistiques et financiers et de faire de la propagande.
Par ailleurs, toujours selon le parquet, le réseau incriminé avait établi, pour mener ses activités, des plans d’action concrets, dont certains avaient pu être dévoilés. Trois de ces plans d’action, Kafes (la cage), Irtica ile mücadele (la lutte contre le fondamentalisme) et Sarıkız (la blonde), concernaient la période antérieure au coup d’Etat militaire et avaient comme objectif principal la préparation du terrain en vue de justifier cette intervention. Le plan d’action Yakamoz (le reflet de la lune dans l’eau) portait sur l’exécution du coup d’Etat militaire en tant que tel. Enfin, le plan d’action Eldiven (le gant) portait sur la restructuration du pouvoir gouvernemental et des institutions politiques pendant la période postérieure au coup d’Etat militaire.
Le plan d’action Kafes prévoyait, dans un premier temps, que les membres de l’organisation accomplissent des actes de violence contre les citoyens appartenant aux minorités religieuses, tels que des menaces par téléphone et des slogans écrits sur les murs, la pose d’explosifs dans les quartiers où habitaient majoritairement ces personnes, des attentats contre les défenseurs des droits des minorités connus du public, et, finalement, des enlèvements d’hommes d’affaires et d’artistes membres de ces minorités. La deuxième étape du plan Kafes visait à manipuler les médias afin que l’AKP, le parti au pouvoir, fût accusé d’avoir commandité ces actes de violence.
Le plan d’action pour lutter contre le fondamentalisme (irtica ile mücadele eylem planı) prévoyait en particulier la diffusion par le biais des médias de fausses nouvelles concernant l’AKP, le parti au pouvoir, afin de ternir son image et de lui faire perdre son soutien auprès de l’opinion publique.
Le plan d’action Sarıkız, tel qu’exposé dans le journal tenu par l’ancien commandant en chef de la marine, l’amiral Ö. Ö., prévoyait de manipuler la presse et d’inciter des étudiants, des membres des syndicats et des associations à organiser des manifestations de protestation contre le gouvernement et de mettre en œuvre des campagnes d’affichage à l’échelle nationale afin de faire croire à un mécontentement général contre le gouvernement. Ce plan d’action aurait été élaboré par les généraux de l’armée M. Ş. E., A. Y., Ö. Ö. et İ. F.
Le plan d’action Ayışığı (le clair de lune) visait principalement à évincer ou à neutraliser le chef d’état-major, le général de l’armée H. Ö., qui était réputé pour être hostile à toute action antidémocratique. Le plan avait également pour but de faire quitter leur parti à un certain nombre de députés de l’AKP, le parti au pouvoir. Un autre objectif de ce plan était de s’assurer du soutien du président de la République à un putsch militaire contre le gouvernement, ou à neutraliser toute opposition de sa part.
Le plan d’action Yakamoz portait notamment sur l’exécution du coup d’Etat militaire et la mise en place de nouvelles administrations après le renversement du gouvernement.
Le plan d’action Eldiven concernait les mesures spécifiques à prendre après la réussite du putsch militaire contre le gouvernement. Ce plan d’action portait sur la restructuration des médias et des formations politiques, la réorganisation des forces armées, l’élection d’un nouveau président de la République, la réorganisation des institutions dépendant de la présidence et la réorientation de la politique extérieure.
D’après le parquet, les plans d’action Ayışığı, Yakamoz et Eldiven, qui étaient décrits dans des CD appartenant au général de l’armée M. Ş. E., avaient été élaborés par celui-ci et par son équipe comprenant des militaires haut gradés.
A la demande du parquet, la cour d’assises d’Istanbul – devant laquelle les procédures sont toujours pendantes – ordonna la mise et le maintien en détention provisoire de la plupart des accusés.
2. L’arrestation des requérants et la procédure pénale engagée contre eux
Dans la cadre de l’opération menée contre l’organisation Ergenekon, la police d’Istanbul arrêta et plaça en garde à vue, le 24 avril 2009, les requérants Kireçtepe et Onat et, le 27 avril 2009, le requérant Günay.
Toujours les 24 et 27 avril 2009, le jour de leur arrestation, les requérants furent conduits d’abord devant le procureur. Celui-ci leur reprochait d’avoir préparé et d’avoir été chargés d’exécuter, dans le cadre de l’organisation Ergenekon, le plan d’action Kafes. Il leur posa des questions détaillées sur ce plan.
Les requérants furent ensuite traduits devant le juge assesseur près la cour d’assises d’Istanbul. Après les avoir entendus sur le même sujet, le juge assesseur ordonna leur placement en détention provisoire.
Par un acte d’accusation du 13 janvier 2010, le procureur engagea, devant la 12e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, une action pénale contre les requérants et requit leur condamnation en vertu des articles 311 § 1, 312 § 1 et 314 § 2 du code pénal et de l’article 13 § 2 de la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches. Il reprocha aux requérants de faire partie d’une cellule d’action paramilitaire au sein de l’organisation Ergenekon, d’avoir stocké, dans le domaine forestier de Beykoz et dans le hameau de Keçilik du quartier Poyrazköy, des armes lourdes et des explosifs, et de s’être tenus à la disposition d’Ergenekon pour des actes terroristes. Il exposa que, dans cette organisation, les requérants Kireçtepe, Onat et Günay étaient respectivement le commandant de la région Marmara, le responsable de la 1re cellule et un membre de la 2e cellule dans l’équipe formée au sein des forces armées navales en vue de l’exécution du plan d’action Kafes.
A l’appui de ses accusations, le procureur présenta à la cour d’assises les éléments de preuve suivants : les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile de L.B., un coaccusé des requérants, et intitulés « Le plan d’action de l’opération Kafes » et « La liste des affaires et des munitions », le rapport d’expertise préparé par le laboratoire criminel de la police attestant que les signatures apposées sur ces deux documents appartenaient aux requérants Kireçtepe et Günay, les comptes rendus d’écoutes téléphoniques concernant les requérants, les armes et les munitions découvertes à Beykoz et Poyrazköy ainsi que des dénonciations faites à la police et corroborées par d’autres preuves.
Durant la procédure, les requérants formèrent maints recours devant la cour d’assises d’Istanbul aux fins de bénéficier d’un élargissement. Ils exposèrent notamment que les éléments de preuve invoqués par le parquet n’étayaient en rien les reproches selon lesquels ils seraient membres d’une organisation terroriste ayant pour but de renverser le gouvernement. La cour d’assises d’Istanbul, suivant en cela l’opinion du parquet, rejeta ces recours en se fondant sur les motifs suivants : la nature des crimes reprochés aux requérants, les forts soupçons pesant sur eux, le risque de fuite, l’état des éléments de preuve et le risque de dégradation de ces derniers, et l’hypothèse selon laquelle des mesures alternatives à la détention ne seraient pas suffisantes pour assurer la participation des intéressés à la procédure pénale.
A ce jour, l’affaire est toujours pendante devant la cour d’assises d’Istanbul et les requérants sont détenus à la maison d’arrêt militaire de Hasdal.
B. Le droit interne pertinent
1. Les dispositions du code pénal
L’article 311 § 1 du code pénal se lit ainsi :
« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »
L’article 312 § 1 du code pénal est ainsi libellé :
« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »
L’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions prévues par les quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »
2. Les dispositions du code de procédure pénale
L’article 91 § 2 du code de procédure pénale dispose :
« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction. »
La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale. D’après l’article 100, une personne peut être mise en détention provisoire lorsqu’il existe des faits démontrant l’existence de forts soupçons qu’elle a commis une infraction et que la détention provisoire est justifiée par l’un des motifs énumérés dans cette disposition. La détention provisoire peut être considérée comme justifiée en cas de fuite et de risque de fuite, ou lorsque le suspect risque de dissimuler ou de modifier des preuves ou d’influencer des témoins. La détention provisoire peut également être considérée comme justifiée lorsqu’il existe de forts soupçons que le suspect a commis certains crimes, notamment contre la sécurité de l’Etat et l’ordre constitutionnel.
L’article 101 du code de procédure pénale prévoit que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par le juge unique à la demande du procureur de la République, et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.
Enfin, d’après l’article 104 du code, le prévenu ou l’inculpé peut demander à tout moment de la procédure à être libéré. L’ordonnance de maintien en détention ou de libération est prise par un juge ou par un tribunal. La décision de rejeter la demande de remise en liberté est également susceptible d’opposition.
3. La loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches
L’article 13 §§ 1 et 2 de la loi no 6136 dispose :
« Quiconque achète, détient ou porte des armes à feu et des balles d’une manière contraire aux dispositions de la présente loi est condamné à une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et à une amende (...) »
« Lorsque les armes à feu figurent parmi celles mentionnées dans le quatrième paragraphe de l’article 12 de cette loi ou lorsque les armes ou les balles sont importantes en quantité et en qualité, la peine consiste en cinq à huit ans d’emprisonnement et en une amende (...) »
GRIEFS
Invoquant l’article 5 § 1 et l’article 18 de la Convention, les requérants allèguent que leur privation de liberté n’était pas conforme à la législation interne ni à la Convention puisqu’ils auraient été arrêtés et détenus en l’absence, selon eux, de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
Invoquant ensuite l’article 5 § 2 de la Convention, ils soutiennent que, à la suite de leur arrestation, ils n’ont été informés ni des raisons de celle-ci ni des accusations portées contre eux.
Invoquant également l’article 5 § 3 de la Convention, ils se plaignent de la durée de leur détention provisoire et d’une insuffisance des motifs des juridictions internes pour les maintenir en détention.
Invoquant en outre l’article 5 § 4 de la Convention, ils dénoncent l’absence d’un recours effectif qui leur aurait permis de contester le défaut de légalité de leur privation de liberté. A ce titre, ils reprochent aux juridictions internes d’avoir rejeté leurs demandes de libération sans avoir respecté l’égalité des armes ni tenu d’audience.
Invoquant de surcroît l’article 5 § 5 de la Convention, ils se plaignent de n’avoir pas disposé d’un recours pour obtenir réparation.
Invoquant de plus l’article 6 § 1 de la Convention, ils tirent grief d’un manque d’indépendance et d’impartialité des magistrats du siège chargés de leur dossier.
Enfin, ils dénoncent une violation de l’article 6 de la Convention dans la mesure où il ne leur aurait pas été possible d’avoir accès à tous les éléments de preuve à charge et de bénéficier des facilités nécessaires à la préparation de leur défense.
EN DROIT
1. Les requérants allèguent que la durée de leur détention provisoire n’est pas « raisonnable », au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.
Par ailleurs, invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, ils se plaignent de n’avoir pas disposé en droit interne d’un recours effectif au moyen duquel ils auraient pu contester leur maintien en détention provisoire. Ils soutiennent que, lorsqu’elles ont statué sur leurs demandes de mise en liberté, les autorités judiciaires n’ont pas respecté les principes du contradictoire et de l’égalité des armes.
Les requérants soutiennent également n’avoir pas disposé d’un recours qui leur aurait permis d’obtenir réparation au sens de l’article 5 § 5 de la Convention.
En l’état actuel du dossier, la Cour ne s’estime pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de les communiquer au gouvernement défendeur, en vertu de l’article 54 § 2 b) de son règlement.
2. Invoquant l’article 5 § 1 et l’article 18 de la Convention, les requérants se plaignent également d’avoir été arrêtés et détenus au mépris de la législation interne et de la Convention, du fait de l’absence, selon eux, de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale.
La Cour note que les requérants prétendent que leur arrestation et leur détention sont non seulement contraires aux dispositions de l’article 5 § 1 c) de la Convention, mais encore qu’elles n’ont pas été effectuées selon les « voies légales », au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, les normes prévues par celles-ci en matière de privation de liberté étant, aux yeux des requérants, similaires à celles de la Convention quant à l’existence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction pénale. La Cour examinera donc le grief en premier lieu sous l’angle de la notion d’« existence de raisons plausibles » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000-IX, et Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000-XI). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001-X, Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 24, 21 mars 2006, Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006, et Çelik et Yıldız c. Turquie, no 51479/99, § 20, 10 novembre 2005).
La Cour rappelle ensuite que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300-A, et Korkmaz et autres, précité, § 26).
Il ne faut certes pas appliquer l’article 5 § 1 c) d’une manière qui causerait aux autorités de police des Etats contractants des difficultés excessives pour combattre par des mesures adéquates la criminalité organisée (voir, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58-68, série A no 28). La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1, y compris la poursuite du but légitime prescrit, ont été remplies en l’espèce. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas normalement de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Murray, précité, § 66).
En l’espèce, la Cour constate que les requérants ont été privés de leur liberté car ils étaient soupçonnés d’être des membres actifs d’une organisation criminelle du nom d’Ergenekon, auxquels il était reproché de s’être livrés à des activités afin de renverser par la force et la violence le gouvernement élu. Elle observe que les intéressés étaient soupçonnés en particulier d’avoir fait partie d’une cellule d’action paramilitaire au sein de l’organisation Ergenekon, d’avoir stocké dans deux endroits différents des armes lourdes et des explosifs, et de s’être tenus à la disposition de l’organisation pour des actes terroristes dans le cadre du plan d’action Kafes.
La Cour note aussi que des éléments de preuve, tels que les documents saisis lors des perquisitions effectuées et intitulés « Le plan d’action de l’opération Kafes » et « La liste des affaires et des munitions », le rapport d’expertise attestant que les signatures apposées sur ces deux documents appartenaient aux requérants Kireçtepe et Günay, les comptes rendus d’écoutes téléphoniques concernant les requérants, les armes et les munitions saisies à Beykoz et Poyrazköy ainsi que les dénonciations faites à la police, avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation des requérants, sur la foi des soupçons selon lesquels ceux-ci avaient commis l’infraction pénale reprochée, infraction réprimée sévèrement par le code pénal.
Il y a lieu donc de conclure que les requérants peuvent passer pour avoir été arrêtés et détenus sur la base de « raisons plausibles de les soupçonner » d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 (Murray, précité, § 63, Korkmaz et autres, précité, § 26, et Süleyman Erdem, précité, § 37).
Quant à la conformité de l’arrestation des requérants aux normes de droit interne (Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 54, série A no 111, Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 24, série A no 185-A, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000-III, Mooren c. Allemagne, no 11364/03, § 72, 13 décembre 2007, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 83, CEDH 2005-IV), la Cour se réfère à ses constats exposés ci-dessus. Elle observe que les autorités judiciaires nationales se sont appuyées sur des éléments de preuve concrets pour procéder à l’arrestation des requérants en invoquant l’existence de raisons et d’indices sérieux de les soupçonner – au sens de l’article 91 § 2 et de l’article 100 du code de procédure pénale – d’avoir commis des infractions réprimées par le code pénal et par la loi no 6136 sur les armes à feu et les armes blanches. La Cour estime donc que rien ne montre qu’en l’espèce l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes aient été arbitraires ou déraisonnables au point de conférer à l’arrestation des requérants un caractère irrégulier.
Aucune question séparée ne se pose sous l’angle de l’article 18 de la Convention.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
3. Les requérants allèguent par ailleurs qu’ils n’ont pas été informés des raisons de leur arrestation et des accusations portées contre eux. Ils invoquent à cet égard l’article 5 § 2 de la Convention.
La Cour n’estime pas nécessaire de statuer sur la question du délai de six mois, ce grief se heurtant en tout état de cause à un autre motif d’irrecevabilité (voir, dans le même sens, Savaş c. Turquie, no 9762/03, § 49, 8 décembre 2009).
La Cour rappelle que le paragraphe 2 de l’article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pour quelle raison elle l’a été. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5, ce paragraphe oblige à informer une telle personne, dans un langage simple et accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 de cette disposition (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 40, et H.B. c. Suisse, no 26899/95, § 47, 5 avril 2001).
La Cour rappelle par ailleurs que l’article 5 § 2 n’exige pas que les raisons soient fournies à la personne détenue par écrit ni sous quelque autre forme spéciale. Quant à l’étendue des informations, il n’est pas nécessaire, aux termes de l’article 5 § 2, de communiquer à l’accusé, lors de son arrestation, une énumération complète de toutes les accusations portées contre lui (Soysal c. Turquie, no 50091/99, § 68, 3 mai 2007).
En l’espèce, la Cour constate que, lors de leur comparution devant le procureur et le juge assesseur immédiatement après leur arrestation, les requérants ont été questionnés de manière détaillée sur le plan d’action Kafes qu’ils auraient préparé et qu’ils auraient été chargés de mettre en œuvre dans le cadre de l’organisation Ergenekon. Elle souligne que ces renseignements ont, au demeurant, permis aux requérants de déposer par la suite des recours pour contester leur détention provisoire.
La Cour estime donc qu’au moment de leur arrestation les requérants ont été dûment informés « des raisons juridiques et factuelles de leur privation de liberté, afin qu’[ils] [pussent] en discuter la légalité devant un tribunal » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 40, et H.B., précité, § 49).
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit aussi être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
4. Invoquant, en substance, l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent enfin de n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial.
La Cour relève que la procédure pénale engagée contre les requérants est, à ce jour, encore pendante devant la cour d’assises d’Istanbul, première instance en la matière. Elle n’est donc pas en mesure de procéder à un examen global de la procédure engagée contre les requérants. Elle estime en outre ne pouvoir spéculer ni sur la décision future de la cour d’assises quant aux accusations portées contre les intéressés ni sur l’issue d’un éventuel pourvoi en cassation.
Il s’ensuit que, au stade actuel de la procédure devant les juridictions internes, la présentation de ces griefs apparaît prématurée. Les requérants ne sauraient donc, en l’état, se plaindre à cet égard d’une quelconque violation des dispositions de l’article 6 de la Convention. Il leur est toutefois loisible de saisir à nouveau la Cour s’ils estiment toujours, à l’issue de la procédure pénale engagée contre eux, être victimes des violations alléguées. Cette partie de la requête est donc prématurée (voir, entre autres, Baltacı c. Turquie (déc.), no 495/02, 14 juin 2005).
Partant, il convient de rejeter également cette partie de la requête en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Ajourne l’examen des griefs des requérants tirés de l’article 5 §§ 3, 4 et 5 de la Convention ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Stanley Naismith Françoise Tulkens Greffier Présidente
DÉCISION KİREÇTEPE ET AUTRES c. TURQUIE
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