DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TAŞÇI ET DEMİR c. TURQUIE
(Requête no 23623/10)
ARRÊT
STRASBOURG
3 mai 2012
DÉFINITIF
03/08/2012
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Taşçı et Demir c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 avril 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23623/10) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Agit Taşçı et Rıdvan Demir (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Mes M.D. Beştaş et M. Beştaş, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Les requérants, mineurs à l’époque des faits, se plaignent en particulier de la durée de leur détention provisoire et de l’absence d’un recours qui leur aurait permis de contester cette mesure.
4. Le 26 août 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants, MM. Agit Taşçı et Rıdvan Demir, sont nés respectivement en 1992 et 1993.
6. Le 13 novembre 2009, une attaque au cocktail Molotov eut lieu contre un logement de police à Siirt.
7. Le 24 novembre 2009, à la suite de leur identification par un témoin anonyme et un policier, les requérants furent arrêtés au terme des perquisitions menées à leur domicile. Ils étaient tous deux mineurs (dix-sept ans et seize ans).
8. Le 25 novembre 2009, ils furent entendus par le procureur de la République de Siirt puis traduits devant le juge du tribunal d’instance pénal de cette ville. Assistés par un avocat lors de leur audition, les requérants nièrent leur implication dans l’attaque au cocktail Molotov. Au terme de leur audition, le juge ordonna leur placement en détention provisoire compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, du quantum de la peine encourue et enfin de l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction. Le juge considéra que, étant donné le quantum de la peine encourue, le contrôle judiciaire aurait constitué une mesure insuffisante.
9. Le 1er décembre 2009, un juge du tribunal correctionnel rejeta le recours en opposition introduit par les requérants pour contester leur placement en détention provisoire. Il releva que la situation juridique des intéressés n’avait pas changé depuis la date de leur placement en détention et que la mise en place d’un régime de contrôle judiciaire n’était pas possible eu égard à l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée, au recueil incomplet des preuves et au quantum de la peine encourue. Il procéda à l’examen du recours sans tenir d’audience et recueillit à cette occasion l’avis du procureur de la République, qui ne fut notifié ni aux requérants ni à leur avocat.
10. Le 4 janvier 2010, le procureur de la République près la cour d’assises spéciale de Diyarbakır reprocha aux requérants d’avoir commis une infraction au nom de l’organisation armée illégale PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), d’avoir fait de la propagande en faveur de celle-ci, d’avoir en leur possession des produits interdits et d’avoir endommagé des biens publics. Il les inculpa sur le fondement de l’article 314 § 2 du code pénal, réprimant l’appartenance à une organisation armée, des articles 151 et 152 du code pénal, réprimant les infractions contre les biens, de l’article 174 dudit code, réprimant la possession d’objets illicites, et enfin des articles 5 et 7 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
11. Le 14 janvier 2010, la cour d’assises de Diyarbakır ordonna le maintien en détention provisoire des requérants compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves et du fait qu’il s’agissait d’une infraction visée par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale.
12. A la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6008 du 22 juillet 2010, les mineurs ne pouvaient plus être jugés par des cours d’assises spéciales. Le 28 juillet 2010, le dossier des requérants fut transmis de la cour d’assises spéciale de Diyarbakır à la cour d’assises de Siirt. Dans son jugement, la cour d’assises spéciale de Diyarbakır ordonna en outre le maintien en détention provisoire des requérants compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves et du fait qu’il s’agissait d’une infraction visée par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale.
13. Le 19 août 2010, la cour d’assises de Siirt ordonna à nouveau le maintien en détention des requérants compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée et de l’état des preuves. Elle considéra, au vu du quantum de la peine encourue, qu’il y avait un risque de fuite et que le contrôle judiciaire aurait constitué une mesure insuffisante.
14. Le 17 septembre 2010, la cour d’assises de Siirt se déclara à son tour incompétente et transmit l’affaire au tribunal correctionnel de Siirt. Au terme de l’audition, elle ordonna en outre le maintien en détention des requérants, compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, du quantum de la peine encourue, de l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions reprochées et du fait qu’il s’agissait des infractions visées par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale. Elle considéra que, au vu du quantum de la peine encourue, le contrôle judiciaire aurait constitué une mesure insuffisante.
15. A une date non précisée, le tribunal correctionnel de Siirt se déclara incompétent et renvoya le dossier des requérants devant la Cour de cassation pour que cette dernière se prononçât sur le tribunal compétent dans l’affaire.
16. Par une décision du 11 octobre 2011, la Cour de cassation désigna le tribunal correctionnel de Siirt comme étant le tribunal compétent dans l’affaire des requérants.
17. D’après les éléments contenus dans le dossier, la procédure pénale demeure pendante devant le tribunal correctionnel de Siirt et les requérants sont toujours en détention provisoire.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Selon l’article 100 du code de procédure pénale, le placement en détention provisoire d’une personne n’est possible que s’il existe de forts soupçons que la personne concernée ait commis l’infraction reprochée et s’il existe un motif de détention, à savoir le risque de fuite ou d’altération des preuves. Cela étant, pour certains délits particulièrement graves, parmi lesquels figure celui reproché aux requérants, l’article 100 § 3 du code indique que l’on peut présumer l’existence des motifs de détention (risque de fuite et/ou d’altération des preuves) lorsqu’il existe des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis l’infraction en question.
19. L’article 18 du règlement relatif aux arrestations, gardes à vue et interrogatoires prévoit un régime spécial pour les mineurs. Selon cette disposition, l’enquête préliminaire relative à des mineurs est conduite par le procureur de la République lui-même. Un mineur arrêté doit ainsi être transféré immédiatement devant le procureur et bénéficier d’office de l’assistance d’un avocat. Il ne peut pas être détenu avec des personnes majeures.
20. Selon l’article 8 de la loi no 6008 du 22 juillet 2010, modifiant l’article 250 du code pénal, les mineurs ne peuvent pas être jugés par des cours d’assises spéciales.
21. Selon l’article 4 § 1 j) de la loi no 5395 du 3 juillet 2005 relative à la protection de l’enfant, la détention d’un enfant doit être une mesure de dernier ressort.
22. D’après l’article 104 du code de procédure pénale, le suspect ou le prévenu peut demander sa mise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès. La décision de rejet est susceptible d’opposition. D’après l’article 270 du même code, l’autorité compétente qui examine le recours peut communiquer la demande au procureur de la République ou à l’autre partie pour qu’il présente ses observations écrites.
III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
23. La Convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant (« la Convention des Nations unies »), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, est contraignante en droit international pour les Etats qui y sont parties – ce qui est le cas de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.
L’article premier de la Convention des Nations unies est ainsi libellé :
« Au sens de la présente Convention, un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable. »
L’article 3 § 1 de cette convention se lit ainsi :
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »
L’article 37 prévoit ceci :
« Les Etats parties veillent à ce que :
(...)
b) Nul enfant ne soit privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible ;
c) Tout enfant privé de liberté soit traité avec humanité et avec le respect dû à la dignité de la personne humaine, et d’une manière tenant compte des besoins des personnes de son âge. En particulier, tout enfant privé de liberté sera séparé des adultes, à moins que l’on estime préférable de ne pas le faire dans l’intérêt supérieur de l’enfant, et il a le droit de rester en contact avec sa famille par la correspondance et par les visites, sauf circonstances exceptionnelles ;
d) Les enfants privés de liberté aient le droit d’avoir rapidement accès à l’assistance juridique ou à toute autre assistance appropriée, ainsi que le droit de contester la légalité de leur privation de liberté devant un tribunal ou une autre autorité compétente, indépendante et impartiale, et à ce qu’une décision rapide soit prise en la matière.
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
A. Sur le grief tiré de l’article 6 de la Convention
24. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent d’avoir été jugés devant une cour d’assises spéciale. Ils remettent en question l’indépendance et l’impartialité de pareilles cours et affirment que le jugement de mineurs devant elles se heurte aux règles de Beijing adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1985 et concernant l’administration de la justice pour mineurs.
25. La Cour observe que la procédure pénale engagée à l’encontre des requérants est pendante devant les juridictions nationales et estime nécessaire de connaître l’issue de cette dernière en droit interne pour pouvoir statuer sur ce grief.
26. Il s’ensuit que ce grief est prématuré et qu’il doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en vertu de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
B. Sur le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1
27. Le premier requérant soutient que son droit à l’instruction, prévu par l’article 2 du Protocole no 1, a été atteint dans la mesure où son arrestation aurait interrompu sa scolarité.
28. Au vu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour relève que le requérant formule ses allégations de manière très générale, sans étayer son grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
C. Sur les autres griefs
29. La Cour constate qu’aucun des griefs restant à examiner n’est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer le restant de la requête recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
30. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, les requérants allèguent qu’ils ont été placés en détention en l’absence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis les infractions reprochées et ils se plaignent également de la durée de leur détention. Ils dénoncent en outre une violation de l’article 8 de la Convention en raison de leur détention. La Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont rédigés comme suit :
« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
31. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Il soutient que la durée de leur détention est raisonnable compte tenu de la gravité, de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée. Il fait observer que les intéressés étaient accusés de s’être livrés à des activités criminelles au nom d’une organisation terroriste.
32. Les requérants soulignent qu’ils ont été détenus – pour une durée selon eux excessive – alors qu’ils étaient mineurs et ils allèguent que les décisions relatives à leur maintien en détention provisoire n’ont jamais pris en considération le fait qu’ils étaient mineurs.
33. La Cour rappelle qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions rejetant les demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par les intéressés dans leurs recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII). La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Cependant, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle cherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 153, CEDH 2000‑IV).
34. La Cour rappelle ensuite que, dans plusieurs affaires contre la Turquie, elle a exprimé son inquiétude face à la pratique consistant à placer des mineurs en détention provisoire et conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention (Selçuk c. Turquie, no 21768/02, §§ 26-37, 10 janvier 2006, Güveç c. Turquie, no 70337/01, §§ 106-110, 29 janvier 2009, et Nart c. Turquie, no 20817/04, §§ 28-35, 6 mai 2008). Dans l’affaire Nart, prenant en considération la richesse des textes internationaux pertinents en matière de protection de l’enfance, la Cour a énoncé que la détention provisoire des mineurs devait être envisagée comme une mesure de dernier ressort et qu’elle devait être la moins longue possible (Nart, précité, § 31).
35. En l’espèce, la période à considérer a débuté le 24 novembre 2009 avec l’arrestation des requérants et, d’après les éléments contenus dans le dossier, le 27 décembre 2011, les requérants étaient toujours en détention provisoire. Pendant cette période, la question du maintien en détention provisoire des requérants a été examinée à plusieurs reprises. Les juges ont fondé leurs décisions quant au maintien en détention sur la nature des infractions reprochées, l’état des preuves, l’existence de raisons plausibles de soupçonner les intéressés d’avoir commis des infractions et le fait qu’il s’agissait d’infractions visées par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale.
36. A la lecture du dossier, il apparaît que ni la décision de placement en détention provisoire ni les décisions ultérieures ne mentionnent une prise en considération de l’âge des requérants lors de l’appréciation de la durée de leur détention. En outre, rien dans le dossier ne permet de penser que les juges aient dûment pris en considération ce fait lors de leurs examens et de leurs décisions de placement ou de maintien en détention provisoire des intéressés. Il est vrai que les juges appelés à se prononcer sur la détention ont envisagé des mesures alternatives à la détention et qu’ils les ont estimées insuffisantes. Toutefois, compte tenu de la motivation presque toujours identique employée par les autorités judiciaires, on ne saurait déduire de cette circonstance que les juges ont réellement pris en compte le fait que les intéressés étaient mineurs. La Cour estime que l’absence de prise en considération de l’âge des requérants lors de la décision de les maintenir en détention provisoire pendant plus de deux ans est en soi suffisante pour l’amener à conclure à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
37. A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la durée de la détention provisoire des requérants est excessive et qu’elle a emporté violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
38. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent de ne pas disposer d’un recours effectif qui leur aurait permis de contester leur placement et leur maintien en détention provisoire. La Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, qui se lit ainsi :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
39. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. Il réitère que la voie de l’opposition est un recours effectif que les requérants auraient pu utiliser pour contester leur maintien en détention provisoire.
40. Les requérants, quant à eux, affirment que le recours en question n’est pas effectif.
41. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » et à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) – il faut néanmoins qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et le détenu (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Enfin, pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A).
42. En l’espèce, la Cour relève que, lors de l’examen de l’opposition faite par les requérants contre la décision de placement en détention provisoire du 25 novembre 2009, le juge du tribunal correctionnel a invité le procureur de la République à présenter son avis écrit conformément à l’article 270 du code de procédure pénale. Le procureur a déposé ses conclusions écrites tendant au rejet de la demande d’élargissement, conclusions qui n’ont pas été communiquées aux requérants ou à leur avocat. Ceux-ci n’ont donc pas eu la possibilité de répondre à cet avis. Le juge compétent pour examiner l’opposition a statué dans le sens de l’avis du procureur et a rejeté l’opposition formée par les requérants.
43. La Cour rappelle que l’article 270 du code de procédure pénale laisse à l’autorité compétente pour examiner l’opposition la possibilité de demander des conclusions écrites (paragraphe 22 ci-dessus). Cependant, cette disposition n’accorde pas à l’autre partie – en l’occurrence les détenus – le droit de réclamer la notification de l’avis du procureur ou de le recevoir d’office.
44. En l’espèce, dans le cadre des demandes qui étaient adressées par le juge compétent au procureur de la République pour examiner l’opposition, la mission de ce dernier consistait à suggérer au juge le maintien en détention ou l’élargissement des accusés (voir, en ce sens, Kampanis c. Grèce, 13 juillet 1995, § 56, série A no 318‑B). La Cour souligne ici le droit des inculpés, en tant que parties à la procédure, de se voir communiquer ces conclusions afin de donner leur avis sur la détention dans les mêmes conditions que le parquet (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 59, 29 novembre 2011).
45. Dès lors, considérant que les requérants ou leur avocat n’ont pas eu la possibilité de se voir notifier l’avis du procureur de la République ni d’y répondre, la Cour estime que le recours prévu en droit interne n’a pas satisfait aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention, faute de n’avoir pas respecté l’égalité des armes entre les parties.
46. Partant, elle conclut à la violation de l’article 5 § 4 sur ce point.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
48. Les requérants réclament 40 000 livres turques (TRY) (environ 16 300 euros (EUR)) pour préjudice moral.
49. Le Gouvernement conteste ce montant.
50. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 2 500 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
51. Les requérants demandent également 12 000 TRY (environ 4 890 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, dont 10 500 TRY pour des honoraires d’avocat. A titre de justificatifs, ils fournissent un décompte horaire ainsi que le tarif horaire établi par le barreau de Diyarbakır.
52. Le Gouvernement conteste ces montants.
53. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Prenant en compte les documents en sa possession et à la lumière de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 500 EUR et l’accorde conjointement aux requérants.
C. Intérêts moratoires
54. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la durée de la détention provisoire et l’absence d’un recours effectif pour contester cette mesure, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) pour dommage moral à chacun des requérants,
ii. conjointement, 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 mai 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithFrançoise Tulkens
GreffierPrésidente