TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CIUCĂ c. ROUMANIE
(Requête no 34485/09)
ARRÊT
STRASBOURG
5 juin 2012
DÉFINITIF
05/09/2012
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ciucă c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mai 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34485/09) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Robert Alexandru Ciucă (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me I.M. Peter, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue en particulier le défaut d’équité de la procédure pénale dirigée contre lui et les mauvaises conditions de détention subies dans la prison de Bucarest-Jilava.
4. Le 14 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
5. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1978 et réside à Bucarest.
A. La procédure pénale engagée à l’encontre du requérant
7. Le 29 août 2007, le requérant fut arrêté en flagrant délit par les gardiens d’un supermarché de Bucarest alors qu’il essayait de soustraire des marchandises cachées dans son sac-à-dos.
8. Une instruction fut ouverte à l’encontre de l’intéressé. Le 19 février 2008, celui-ci fut entendu par le procureur, devant lequel il reconnut les faits. Lors de la présentation des pièces du dossier, il demanda l’autorisation de verser au dossier des éléments susceptibles d’atténuer sa responsabilité pénale. Le 20 février 2008, il fut renvoyé en jugement pour vol aggravé devant le tribunal de première instance du sixième arrondissement de Bucarest.
9. La citation à comparaître devant le tribunal de première instance fut notifiée au requérant à son domicile à Bucarest, adresse que l’intéressé avait indiquée aux autorités pénales et qui avait été confirmée par le Bureau des données personnelles de Bucarest.
10. Le requérant n’ayant pas comparu à la première audience, le 9 mai 2008 le tribunal établit un mandat de comparution qui fut notifié au requérant par des agents de police. Le procès-verbal dressé à cette occasion mentionnait que l’intéressé s’était engagé à se présenter à l’audience du 14 mai 2008.
11. Le requérant ne comparut pas à l’audience du 14 mai 2008, mais il fut représenté par un avocat de son choix, engagé le même jour. Ce dernier précisa que le requérant exerçait une activité professionnelle à l’étranger mais qu’il ne connaissait pas son lieu de résidence. Le tribunal accueillit la demande de l’avocat du requérant concernant l’audition d’un témoin à la décharge de son client, témoin dont les données personnelles ne furent pas indiquées. Il rejeta en revanche la demande visant à la réalisation d’un rapport d’évaluation psycho-sociale du requérant, estimant une telle évaluation inutile.
12. Lors de l’audience du 28 mai 2008, le requérant fut représenté par son avocat, qui fit savoir que le témoin proposé était dans l’impossibilité de se présenter à l’audience. L’avocat versa aussi au dossier un contrat de travail du requérant au Portugal. Il demanda le report de l’audience pour que le témoin pût être entendu et pour que la traduction du contrat de travail pût être versée au dossier. Le tribunal rejeta la demande de report de l’audience. S’agissant de l’audition du témoin, il constata l’impossibilité d’administrer cet élément de preuve compte tenu de l’absence du témoin et surtout du fait que l’avocat du requérant n’avait pas fourni les données personnelles du témoin afin qu’il fût cité à comparaître. Il releva aussi que la traduction du contrat de travail ne s’imposait pas en l’espèce compte tenu des connaissances en espagnol du juge unique chargé de l’affaire.
13. Par un jugement du 28 mai 2008, le tribunal de première instance du sixième arrondissement de Bucarest condamna le requérant à trois ans et demi de prison ferme pour vol aggravé. Il fonda sa décision sur la déclaration par laquelle le requérant avait, au cours de l’instruction, reconnu les faits, sur la déposition d’un témoin à charge et sur les procès-verbaux établis le jour de la commission du délit.
14. Le requérant forma appel de ce jugement. Il dénonçait le rejet par le tribunal de première instance de ses demandes d’administration des preuves aux fins d’établir des causes d’irresponsabilité ou d’atténuation de la responsabilité pénale (l’audition d’un témoin, la traduction du contrat de travail, la réalisation d’un rapport d’évaluation psycho-sociale). Il reprochait également au tribunal d’avoir omis de reporter une audience alors que lui-même était dans l’impossibilité de se présenter du fait de son activité professionnelle à l’étranger. Il soutenait en outre que les faits reprochés ne présentaient pas le niveau de péril social requis pour une infraction, compte tenu de la valeur insignifiante à ses yeux des marchandises volées, de leur restitution au supermarché et de ses regrets pour les faits commis.
15. Par un arrêt du 15 septembre 2008, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l’appel du requérant. Il releva que l’intéressé était au courant du déroulement du procès et que, par son absence, il avait renoncé à son droit d’être entendu par le tribunal ou de se défendre lui-même. Il constata que le requérant avait bénéficié de l’assistance d’un avocat de son choix, en application de l’article 6 § 3 c) de la Convention. Enfin, il confirma la motivation de la juridiction de première instance pour ce qui était de l’existence d’un péril social en l’espèce.
16. Cet arrêt fut confirmé en dernière instance par la cour d’appel de Bucarest, par un arrêt du 21 novembre 2008 mis au net le 15 décembre 2008.
17. Dans ses observations du 6 juillet 2011, le requérant a informé la Cour qu’il a été extradé du Portugal et incarcéré le 9 juillet 2009. En outre, la procédure engagée à son encontre a été rouverte à sa demande en vertu de l’article 5221 du code de procédure pénale. Par un jugement définitif du tribunal de première instance du sixième arrondissement de Bucarest rendu en 2010 il a été condamné à deux ans et demi de prison ferme.
B. Les conditions de détention à la prison de Bucarest-Jilava
1. Les conditions de détention telles que décrites par le requérant
18. Après son extradition, le requérant fut tout de suite incarcéré à la prison de Bucarest-Rahova ; du 30 juillet 2009 au 23 août 2010, il fut incarcéré à la prison de Bucarest-Jilava.
19. Le requérant dénonce en particulier le surpeuplement dans sa cellule et souligne qu’il a été incarcéré dans des cellules à dimensions réduites dans lesquelles l’espace pour chaque détenu ne dépassait pas 2,2 à 2,5 mètres carrés par détenu. Il n’y avait qu’un seul groupe sanitaire pour plusieurs détenus et la cellule n’était pas équipée de rangements pour les affaires des détenus. Les matelas étaient également très sales et infestés de punaises. Il allègue en outre que les conditions d’hygiène étaient déplorables, la prison étant infestée notamment de poux et de rats. Les cellules n’étaient pas pourvues d’un système de ventilation pendant l’été et insuffisamment chauffées pendant l’hiver. Il précise de plus que l’eau n’était pas potable et impropre pour l’hygiène personnelle et qu’il n’avait accès aux douches qu’une fois tous les sept à dix jours. Il concède qu’un système de filtrage de l’eau avait été installé à l’extérieure des cellules, mais les détenus n’y avait pas accès entre 22 h et 6 h. La nourriture était également d’une mauvaise qualité et insuffisante.
2. Les conditions de détention telles que décrites par le Gouvernement
20. Le requérant a été incarcéré à la prison de Bucarest-Jilava du 30 juillet au 17 août 2009 et du 17 septembre 2009 au 23 août 2010. Du 17 août au 17 septembre 2009, le requérant a été transféré à l’hôpital pénitentiaire de Jilava. Du 23 août au 20 octobre 2010, le requérant a purgé sa peine à la prison de Tulcea.
21. Pendant sa détention dans la prison de Bucarest-Jilava, le requérant a été logé dans les cellules nos 607 (43,89 m² avec 19 lits pour 15 détenus), 610 (43, 50 m² avec 19 lits pour 19 détenus), 618 ( 44,37 m² avec 19 lits pour 19 détenus), 210 (72, 85 m² avec 14 lits pour 14 détenus), 209 (33,09 m² avec 14 à 15 lits pour 12 à 14 détenus) et 103 (33,14m² avec 16 lits pour 11 détenus). Chaque cellule était pourvue de plusieurs fenêtres.
22. L’aération et l’éclairage des cellules se faisait de manière naturelle et pendant l’été les portes des cellules étaient remplacées par des grilles afin d’assurer une meilleure ventilation. Pendant l’hiver, les cellules étaient chauffées selon des tranches horaires programmées, à l’exception des périodes où l’installation aurait été défectueuse, la température de l’eau sortant de la chaudière s’élevant à 70 C.
23. L’hygiène dans les cellules était de la responsabilité des détenus, qui se voyaient distribuer des produits de nettoyage. Les ordures ménagères étaient enlevées quotidiennement de chaque cellule. Des actions de désinsectisation et de dératisation étaient menées régulièrement. Ainsi, les groupes sanitaires étaient désinfectés chaque matin avec du chlore et les cellules, dès que nécessaire, avec du lait de chaux.
24. En outre, deux fois par semaine, le requérant aurait eu accès aux douches pendant quinze minutes.
25. Enfin, le Gouvernement indique qu’à compter de 2008, des travaux de modernisation du système d’alimentation en eau courante ont été menés de sorte qu’à présent, l’eau est potable et accessible aux détenus.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Les dispositions du droit interne
26. L’arrêté du ministère de la Justice no 433/C du 5 février 2010, sur les conditions minimales obligatoires dans les centres de détention de personnes privées de liberté, publié au Journal Officiel no 103 de 15 février 2010 prévoit que les cellules doivent assurer un espace minimum de 4 m² par détenu, pour ceux qui sont confinés dans leurs cellules (regimul închis sau de maximă siguranţă).
B. Dispositions et rapports émanant du Conseil de l’Europe
27. Les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture (« CPT ») rendues à la suite de plusieurs visites effectuées dans des prisons de Roumanie, tout comme ses observations à caractère général, sont résumées dans l’arrêt Bragadireanu c. Roumanie (no 22088/04, §§ 73-76, 6 décembre 2007).
28. Le rapport du CPT publié en avril 2003 à la suite de sa visite de février 1999 dans plusieurs prisons, dont celle de Bucarest-Jilava, concluait :
« Les conditions de détention de la grande majorité des détenus dans ces établissements étaient miséreuses. (...) le degré de surpeuplement avait abouti à des conditions de détention telles qu’elles constituaient une atteinte, voire un affront, à la dignité humaine. De fait, la très grande majorité des détenus était soumise à un ensemble de facteurs négatifs – surpeuplement, conditions matérielles précaires, manque d’activités – qui mériterait aisément le qualificatif de traitement inhumain et dégradant. (...) le manque drastique d’espace vital et l’insuffisance de lits entraînaient une promiscuité inacceptable pour la plus grande majorité des détenus. ]...] De plus, la literie était le plus souvent en piètre état, pas propre et usée. Nombre de cellules étaient en outre sales (...) »
29. Lors de sa visite de juin 2006 dans une section de la prison de Bucarest-Jilava (rapport publié le 11 décembre 2008), le CPT a constaté que les caractéristiques observées à l’occasion de sa visite de 1999 restaient globalement valables pour la section en question – celle des détenus dangereux –, y compris en ce qui concernait la surpopulation ou les conditions d’hygiène. Dans ce rapport, le CPT conclut comme suit :
« (...) malgré les efforts consentis, les établissements visités [y compris celui de Bucarest-Jilava] connaissaient un taux de surpeuplement qui pouvait s’avérer particulièrement élevé. Une telle situation signifiait (...) pour une grande partie des détenus (...) être à l’étroit dans des espaces resserrés, une absence constante d’intimité, un manque quasi total d’activités hors cellule (à l’exception de l’exercice en plein air), des services de santé surchargés, une tension accrue (...). Dans certaines cellules des prisons de (...) Bucarest-Jilava (...), où de plus les conditions matérielles pouvaient être déplorables, les conditions de détention pourraient à juste titre être qualifiées d’inhumaines et dégradantes (...).
A la prison de Bucarest-Jilava, les conditions matérielles de détention dans le quartier réservé aux détenus qualifiés de dangereux étaient atterrantes. Le bâtiment était dans un très mauvais état d’entretien, et les murs comme les sols étaient délabrés et graisseux. Sur le mur extérieur, les gouttières étaient cassées, entraînant des infiltrations d’eau et donc, une humidité permanente dans les cellules et la formation de moisissures sur les murs. L’accès à la lumière naturelle était limité dans toutes les cellules, et plusieurs d’entre elles étaient infestées de vermine. La situation était encore exacerbée par un fort surpeuplement et un manque constant de lits. De plus, les toilettes situées dans les cellules n’étaient que partiellement cloisonnées.
La direction de la prison a attiré l’attention de la délégation sur le fait que les conditions matérielles étaient extrêmement médiocres dans l’ensemble de la prison, d’autant plus qu’une inondation survenue en 2005 avait fortement endommagé une bonne partie de l’établissement. Au cours de ses entretiens avec la direction de la prison, puis avec la Ministre de la Justice, la délégation a été informée qu’il était prévu de construire une nouvelle prison et de transférer, dans un premier temps, plusieurs centaines de condamnés vers d’autres locaux, dans l’attente de la fermeture de l’ensemble de l’établissement. Le CPT partage l’avis des autorités roumaines selon lequel il ne servirait à rien d’investir dans une rénovation des structures de l’établissement. Cela étant, des mesures prioritaires doivent être prises pour mettre en œuvre aussi vite que possible le projet de construction mentionné ci-dessus.
Tant que les locaux actuels resteront en usage, le Comité recommande que des mesures immédiates soient prises à la prison de Bucarest-Jilava afin que le taux d’occupation dans les cellules des détenus qualifiés de dangereux soit réduit de façon significative et que tous les détenus disposent d’un lit, d’un matelas propre et de couvertures propres. De même, le niveau d’hygiène dans les cellules doit être amélioré. »
30. Dans son rapport publié le 11 décembre 2008 à la suite de sa visite en juin 2006 dans plusieurs établissements pénitentiaires de Roumanie, le CPT se félicita de ce que, peu après sa visite, la norme officielle d’espace de vie par détenu dans les cellules ait été amenée de 6 m3 (ce qui revenait à une surface de plus ou moins 2 m² par détenu) à 4 m² ou 8 m3. Le CPT recommandait aux autorités roumaines de prendre les mesures nécessaires en vue de faire respecter la norme de 4 m² d’espace de vie par détenu dans les cellules collectives de tous les établissements pénitentiaires de Roumanie.
31. Dans son dernier rapport publié le 24 novembre 2011, à la suite de sa visite du 5 au 16 septembre 2010 dans plusieurs établissements pénitentiaires, le CPT conclut que le taux de surpeuplement des établissements pénitentiaires reste un problème majeur en Roumanie. Selon les statistiques fournies par les autorités roumaines, les 42 établissements pénitentiaires du pays, d’une capacité totale de 16 898 places, comptaient 25 543 détenus au début de l’année 2010 et 26 971 détenus en août 2010 ; le taux d’occupation était très élevé (150 % ou plus) dans la quasi totalité de ces établissements.
C. Autres rapports concernant les conditions de détention
32. Rédigé à la suite d’une visite effectuée le 12 juin 2008, le rapport de l’Association pour la défense de droits de l’homme – comité Helsinki (Apador – CH) du même jour, se réfère, entre autres, au problème de surpopulation carcérale à la prison de Bucarest-Jilava, qui abritait à l’époque 1 460 personnes pour un total de 3 034,81 m², l’espace de vie moyen d’un détenu étant de seulement 2,08 m², c’est-à-dire la moitié de l’espace recommandé par CPT. Le rapport relève en outre que la prison est infestée de poux, cafards, punaises et rats. Il évoque également le très mauvais état des matelas, du système d’alimentation en eau courante et du système de canalisation. Le rapport fait état enfin de ce que la décision des autorités roumaines de désaffecter le centre de détention de Bucarest-Jilava était toujours valide.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
33. Le requérant se plaint de mauvaises conditions de détention dans la prison de Bucarest-Jilava, en particulier d’un surpeuplement des cellules et de conditions d’hygiène déplorables. Il invoque à cet égard l’article 3 de la Convention, qui dispose :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
34. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
35. Le Gouvernement souligne en premier lieu qu’au moment où le requérant a envoyé à la Cour son formulaire de requête dans lequel il se plaignait pour la première fois des conditions de détention dans la prison de Bucarest-Jilava, il n’était plus incarcéré dans cette prison, car transféré depuis le 17 août 2009 à l’hôpital pénitentiaire de Jilava. Compte tenu de ce qu’il n’a jamais dénoncé un éventuel surpeuplement et des mauvaises conditions d’hygiène dans l’hôpital, le Gouvernement en déduit que le requérant n’entendait se plaindre que de son séjour antérieur de dix-huit jours dans la prison de Bucarest-Jilava.
36. Se référant à la description des conditions de détention qu’il a fournie et à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement soutient que les conditions de détention du requérant étaient conformes aux exigences de l’article 3 de la Convention. Il renvoie également au rapport du CPT publié le 11 décembre 2008 à la suite de sa visite en juin 2006 dans l’aile prévue pour les détenus dangereux de la prison de Bucarest-Jilava, rapport dans lequel le Comité se félicitait qu’après cette visite, la norme officielle d’espace de vie par détenu avait été amenée de 6 m3 à 4 m² ou 8 m3. Enfin, citant l’arrêt Andreï Gueorguiev c. Bulgarie, (no 61507/00, §§ 57-62, 26 juillet 2007), il invite la Cour à tenir compte du jeune âge du requérant et de sa courte incarcération dans la prison de Bucarest-Jilava.
37. Le requérant mentionne que dans son formulaire de requête du 20 août 2009, il entendait se plaindre des conditions de détention dans la prison de Bucarest-Jilava, dans laquelle il resta incarcéré du 30 juillet 2009 au 23 août 2010. Il estime que son transfert ponctuel à l’hôpital pénitentiaire de Jilava du 17 août au 17 septembre 2009 pour des examens médicaux ne saurait interrompre artificiellement cette période, compte tenu du fait qu’il savait qu’il retournerait immédiatement après à la même prison de Bucarest-Jilava. Il met en exergue le fait que, bien qu’au moment de l’envoi de son formulaire de requête, il n’ait séjourné que dix-huit jours dans cette prison, il était au courant de l’état de surpeuplement et des mauvaises conditions matérielles de détention, étant donné qu’il y avait déjà purgé une autre peine de six ans pour trafic de drogue.
38. Le requérant dénonce en particulier le surpeuplement dans les cellules. Il se plaint en outre des conditions d’hygiène déplorables, du défaut d’accès à l’eau courante, du manque de propreté des matelas et de la présence de différents parasites. Pour étayer ses allégations, il cite les conclusions du rapport du CPT publié le 11 décembre 2008 à la suite de sa visite en juin 2006 dans plusieurs établissements pénitentiaires de Roumanie, parmi lesquels la prison de Bucarest-Jilava, ainsi que les conclusions du rapport de l’Association pour la défense de droits de l’homme – comité Helsinki (Apador – CH), rédigé à la suite d’une visite effectuée le 12 juin 2008 dans la même prison.
2. L’appréciation de la Cour
39. S’agissant de la période à prendre en considération, la Cour observe que, dans son formulaire de requête du 20 août 2009, le requérant dénonçait le surpeuplement et les conditions d’hygiène dans la prison de Bucarest-Jilava, dans laquelle il aurait été incarcéré à moment-là. Elle prend note de l’argument du Gouvernement qui souligne que le requérant avait été transféré, au moment de l’envoi du formulaire de requête, à l’hôpital pénitentiaire de Jilava pour un mois, mais estime que ce fait ne saurait influer sur la période d’incarcération que la Cour prendra en considération dans l’examen du grief du requérant. En effet, elle attache une plus grande importance à l’argument du requérant selon lequel, au moment de l’envoi du formulaire de requête à la Cour, il savait qu’il retournerait dans la même prison après les examens médicaux. La Cour note, en outre, que la présente affaire ne soulève pas non plus une question quant au respect du délai de six mois qui aurait imposé un examen plus détaillé de l’existence d’une éventuelle situation continue d’incarcération (voir, mutatis mutandis, Seleznev c. Russie, no 15591/03, § 36, 26 juin 2008 ; Mariana Marinescu c. Roumanie, no 36110/03, § 58, 2 février 2010, et Micu c. Roumanie, no 29883/06, §§ 76-77, 8 février 2011). En conséquence, la Cour portera son examen sur l’ensemble de la période pendant laquelle le requérant a été incarcéré à la prison de Bucarest-Jilava, à savoir du 30 juillet 2009 au 23 août 2010.
40. La Cour rappelle ensuite que l’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI).
41. S’agissant des conditions de détention, il convient de prendre en compte les effets cumulatifs de celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, nº 40907/98, CEDH 2001-II). En particulier, le temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées constitue un facteur important à considérer (Alver c. Estonie, no 64812/01, 8 novembre 2005). En outre, dans certains cas, lorsque la surpopulation carcérale atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement pénitentiaire peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 (Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99, 7 avril 2005).
42. Faisant application des principes susmentionnés au cas d’espèce, il convient de tenir surtout compte de l’espace individuel accordé au requérant dans la prison de Bucarest-Jilava. A cet égard, elle observe que le requérant a souffert d’une situation de surpopulation carcérale grave. En effet, même en se tenant aux renseignements fournis par le Gouvernement, chacune des personnes détenues dans les cellules du requérant disposait d’un espace individuel de moins de 3 m2 dans la plupart des cellules, ce qui est en dessous de la norme recommandée aux autorités roumaines dans le rapport du CPT, à savoir 4 m² (paragraphe 30 ci-dessus). Elle souligne qu’en réalité ce chiffre doit être revu à la baisse, étant donné qu’une partie de la surface totale était occupée par les toilettes et le mobilier de la cellule (Grozavu c. Roumanie, no 24419/04, § 37, 2 novembre 2010). Qui plus est, les renseignements fournis par le Gouvernement ne font pas apparaître le temps que les détenus passaient à l’extérieur des cellules.
43. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 3 de la Convention en raison principalement du manque d’espace individuel suffisant dans la prison de Bucarest-Jilava (voir Grozavu, précité, § 37, Micu précité, § 37).
44. La Cour note ensuite que, outre le problème du surpeuplement carcéral, les allégations du requérant quant aux conditions d’hygiène déplorables, notamment l’accès à l’eau courante, le manque de propreté des matelas et la présence de différents parasites, sont plus que plausibles et reflètent des réalités décrites par le CPT et par l’Apador-CH dans les différents rapports établis à la suite de leurs visites dans les établissements pénitentiaires en Roumanie et en particulier dans la prison de Bucarest-Jilava (voir paragraphes 27-32 ci-dessus, et mutatis mutandis, Dimakos c. Roumanie, no 10675/03, § 47, 6 juillet 2010).
45. La Cour admet qu’en l’espèce rien n’indique qu’il y ait eu véritablement intention d’humilier ou de rabaisser le requérant. Toutefois, elle rappelle que, s’il convient de prendre en compte la question de savoir si le but du traitement était d’humilier ou de rabaisser la victime, l’absence d’un tel but ne saurait exclure un constat de violation de l’article 3 (Peers c. Grèce, no 28524/95, § 74, CEDH 2001‑III). Elle estime qu’en l’occurrence les conditions de détention que le requérant a dû supporter pendant plus d’un an, en particulier la surpopulation régnant dans sa cellule et les conditions d’hygiène déplorables, ont porté atteinte à sa dignité et lui ont inspiré des sentiments d’humiliation.
46. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 3 c) DE LA CONVENTION
47. Dans son formulaire de requête, invoquant l’article 6 § 3 c) de la Convention, le requérant dénonçait la méconnaissance de ses droits de la défense dans la procédure pénale engagée à son encontre, notamment eu égard a) au défaut, de la part du tribunal, de notification à sa résidence au Portugal de sa citation à comparaître, ce qui l’aurait empêché de participer au procès ; b) au refus du tribunal d’ordonner la réalisation d’un rapport d’évaluation psycho-sociale à son égard ; c) au refus, de la part du tribunal, d’un report d’audience demandé pour lui permettre d’être cité à comparaître et de verser au dossier la traduction d’un document.
48. La Cour note qu’il ressort des pièces du dossier que les tribunaux internes ont examiné les griefs soulevés par le requérant ci-dessus et qu’ils ont amplement et avec pertinence motivé leurs décisions à cet égard. Force est de constater de surcroît qu’entre-temps la procédure a été rouverte (voir paragraphe 17 ci-dessus), sur demande du requérant, et que ce dernier ne se plaint pas de l’iniquité de la nouvelle procédure. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
50. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi en raison des souffrances et des humiliations qui lui ont été causées pendant qu’il était emprisonné.
51. Le Gouvernement considère que le montant demandé est excessif compte tenu de la durée de la détention du requérant.
52. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 3 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
53. Le requérant demande également 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il soumet une quittance relative aux honoraires de son avocate qui l’a représenté dans la procédure devant la Cour et deux factures portant sur des frais d’envoi postal.
54. Le Gouvernement considère que le requérant n’a pas prouvé que les honoraires d’avocat dont il demande le remboursement ont été réellement engagés dans la présente procédure devant la Cour.
55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour estime que la demande du requérant à hauteur de 500 EUR est raisonnable et dûment étayée par les justificatifs pertinents et décide par conséquent de l’accorder en entier à l’intéressé.
C. Intérêts moratoires
56. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention pour ce qui est des conditions de détention subies par le requérant, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention pour ce qui est des conditions de détention subies par le requérant dans la prison de Bucarest-Jilava ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juin 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident